Le Berger extravagant/Livre 12




Pendant le chemin Philiris et ses compagnons entretinrent tousjours Adrian et sa femme des merveilles de la vie de Lysis et de ses estranges avantures. Ils ne sçavoient s’ils devoient prendre tout cela pour des mal’heurs veritables ou pour des follies controuvees, et ce qui les mettoit le plus en peine estoit de voir la façon serieuse de ceux qui leur faisoient ces belles narrations. Ils cheminerent tant qu’ils arriverent fort pres de la petite maison du vigneron Bertrand, de laquelle ils virent sortir Lysis et Carmelin. Des que Fontenay aperçeut Lysis il luy dit fort haut, nous hayssez vous tant, berger, que vous nous vouliez quiter sans nous dire adieu ? Mon voyage n’a esté guere long, repartit Lysi, et puis je n’use pas de ceremonie avec vous : mais helas me puis-je ouyr apeller berger sans jetter des larmes ? Carmelin vous dira que je suis un berger sans troupeau. Il est vray, dit Carmelin, nostre hoste voyant que nous estions fort long temps sans revenir chez luy, et que nous luy devions quelque argent, a vendu nos moutons au premier marchand de bestes qui à passé par icy, encore dit-il que nous luy devons du reste, d’autant que ce troupeau estoit si mal en poinct qu’il n’en à quasi sceu rien tirer. Mon maistre à eu beau luy remonstrer qu’il nous le devoit conserver, et l’envoyer paistre tous les jours ; il a dit qu’il n’avoit pas le loisir de s’amuser à cela ; que ces bestes se fussent empirez entre ses mains, et qu’il faloit qu’il fist ses vandanges. Voyla le vray recit de mon malheur, dit Lysis avec un visage triste, je ne sçaurois tirer autre raison de ce rustique brutal. Ce qu’il y à de mal encore, c’est que ne voulant pas nourrir mon cher Musidore, qui estoit un chien de bonne amitié que je luy avois laissé, il l’a tant battu qu’il s’en est fuy ailleurs pour chercher condition. Si je sçavois où il est je l’irois trouver pour le ravoir, et si je pensois aussi que mes moutons fussent encore en vie, je m’en irois les racheter, quand chaque piece me cousteroit autant qu’a fait tout le troupeau. Voyla mon cousin qui m’a fait autrefois un semblable desplaisir que celuy que j’ay maintenant : mais je me consolay peu de temps apres avec Anselme, car j’estois deliberé de quiter le lieu où j’estois. Pour ce qui est de ce lieu, il n’en est pas ainsi ; j’y veux tousjours habiter, et cependant j’y demeureray inutile n’ayant point de troupeau à garder. Vous parlez comme s’il n’y avoit plus de moutons au monde, dit Philiris, je vous promets que nous en trouverons assez. Il ne se faut pas fascher pour si peu de chose. Ce qui augmente ma douleur (luy dit tout bas Lysis en le tirant à cartier) c’est que tu n’as pas fait ce que je t’avois mandé par un laquais. Tu ne m’es pas venu trouver secrettement, afin que personne que toy ne sçeust le lieu ou j’estois. Tu m’as amené Adrian qui est le seul homme que je crain au monde, et loin du quel je desirois me retirer. Il faut que je vous en aprenne la raison, repartit Philiris, c’est que nous avons tant fait que ce fascheux cousin n’a plus tant d’envie de vous emmener. Possible demeurera t’il icy plustost pour vivre avec nous et sa femme aussi. Ha dieu ! Les bonnes nouvelles, s’escria Lysis, si cela est je ne seray jamais triste, car cette avanture me fournira de joye pour toute ma vie. Il est donc vray, mon cher cousin, et vous ma belle et bonne cousine, que vous ne voulez plus que je retourne à Paris (poursuivit il en se tournant vers ses parens) tous ces bergers vous en auront de l’obligation, pource qu’ils recherchent ma compagnie : mais l’on m’asseure outre cela que vous desirez vous mesler de bergerie aussi bien que nous. Que cela est loüable ! Vous serez adjoustez au nombre des bergers parisiens qui doivent arriver icy ; ne sçavez vous point de leurs nouvelles ? Je ne vous veux point contredire à cette heure pour vous contenter, dit Adrian, faites moy seulement ce plaisir de me dire qu’elle à esté vostre vie depuis que vous estes hors de Paris, car ces messieurs avec qui je suis venu m’ont conté de vous de si estranges choses, que je voudrois bien en estre asseuré par vostre bouche. Ce que vous demandez est tres-juste, foy de berger heros, dit Lysis, puisque vous estes celuy de mes parens a qui la justice m’a donné en garde, il faut bien que je vous rende compte de mes actions. Cherchons de l’ombre seulement, il n’y à que cela de necessaire. En voicy de trouvé, dit Polidor en luy monstrant un petit boccage, mais n’avez vous pas besoin de vous repaistre le corps avant que de repaistre l’esprit des autres : je vien de faire avec Carmelin un de ces festins où l’on ne craint ny la poison ny la repletion trop grande, repartit Lysis, du pain, des nois, et des raisins que nous avons achetez chez des paysans, ont esté

p445

les viandes dont nous avons satisfait à nostre nature, pour nous remettre en goust apres ces somptueux banquets des nopces d’Hircan et d’Anselme. Un peu d’eau fraische puisee dans le creux de la main au cristal coulant d’une fontaine nous à apres osté la soif, en souvenance de cet heureux temps du siecle d’or pendant lequel l’on n’avoit point d’autre breuvage ny d’autre tasse. Il faut peu de chose pour contenter un homme qui retient son appetit avec le frein de la raison, mais s’il se laisse emporter aux plaisirs des sens, quand il y auroit dix mille mondes, il ne s’y trouveroit pas assez de choses pour le rassassier. Voyla des paroles dorees, dit Adrian qui aymoit la sobrieté, si vous parlez tousjours ainsi j’auray une meilleure opinion de vous que je n’eus jamais. Comme il eut dit cela l’on se retira vers le boccage où chacun s’assi t sur l’herbe, et Lysis parla de cette sorte. Puisque l’on vous à desja dit une bonne partie de ma vie, mon cousin Adrian, vous ne voudriez pas que je perdisse le temps à vous faire de longues narrations. Il ne faut que vous dire en bref le plus gros de mes affaires. Estant arrivé en ce païs avec Anselme et Montenor, la premiere chose que nous fismes fut d’aller voir Leonor et Angelique chez Oronte où je ne vous cele point que je me plais extremement, à cause que Charite y demeure, laquelle Charite est cette beauté incomparable qui me tient enchanté depuis long temps. Les propos amoureux que nous eusmes ensemble ne sont pas icy de saison. Il suffit que je die qu’au sortir de là j’allay faire connoissance avec Clarimond qui demeure icy proche, et dont l’esprit me plairoit fort, s’il ne l’employoit point à mesdire. Un jour apres je donnay une serenade à ma belle avec beaucoup d’honneur, car je faisois des merveilles sur la guytarre, mais en poursuivant une hamadryade qui joüoit du luth je m’esgaray si bien, que je couchay dans les champs, ce qui est une avanture plus plaisante que mauvaise. Le lendemain je parlay à un hermite qui me remit en mon chemin dont je m’esgaray si heureusement que je rencontray le magicien Hircan, qui m’ayant fait un accueil favorable me fit voir sa nayade Synope. Il me changea apres en fille, et me fit aller demeurer chez Oronte avec tous les contentemens du monde. Depuis il m’en retira à cause que l’on me vouloit faire mourir pour une faulse accusation, et un peu apres je rencontray par les champs ce Carmelin que vous voyez, lequel m’aprit que j’estois en Brie et non pas en forests, en consideration dequoy et de sa grande erudition, je le pris à mon service, et m’en allay chez Clarimond, voulant quiter Anselme et Montenor qui m’avoient trompé. J’envoyay acheter des moutons, j’allay voir Hircan où j’eus querelle contre Fontenay, les messiers me voulurent emprisonner une fois, je receus une mauvaise responce d’un poulet que j’avois envoyé à Charite, et enfin mes ennuys obligerent

p446

les dieux à me metamorphoser en arbr e. Je ne pus devenir homme quelque chose que fist Clarimond ; il m’abreuva seulement pour me faire reverdir, et quand la nuict fut venuë je joüay, je dansay, je fy collation avec les divinitez du lieu. Carmelin ne voulut rien croire de ces merveilles, mais je luy fy gouster une partie de nos delices. En suite de cela Hircan me rendit ma premiere forme. Je retournay encore chez Oronte estant aussi bien homme que j’avois jamais esté, j’envoyay apres une lettre et une affiche à Paris pour convier les beaux esprits à me venir voir, ce qui a desja eu son effet. Je receus en ce temps un fascheux commandement de Charite, et puis je fus malade à son imitation. Je rencontray Philiris, Polidor, et Meliante de nouveau arrivez en ceste contree, et je vy aussi deux nouvelles bergeres Parthenice et Amarylle : l’une à espousé Hircan et l’autre a esté changee en rocher. Ces braves bergers que voicy m’ont chacun conté leurs histoires qui sont tres admirables. Ils ont veu des ambassadeurs qui me sont venus trouver de la part des bergers parisiens. Nous avons joué des jeux en leur presence pour leur donner à connoistre que nostre vie est fort delitieuse. Vous arrivastes icy quand nous nous y occupions, mais depuis Hircan m’a envoyé en un chasteau enchanté d’où j’ay tiré la belle Pauphilie avec des dangers si grands, qu’il y à mesme de l’horreur à les ouyr reciter. J’ay esté quinze jours en l’air avec Carmelin bien plus haut que la region où se forment les meteores. Je me suis trouvé dans des lieux plus noirs que la demeure de Pluton. Je me suis battu contre des geans si grands qu’ils eussent pû monter au ciel sans eschelle, et contre des bossus si difformes qu’ils sembloient estre faits en despit de la nature. J’ay aussi vaincu un dragon qui devoit estre né de l’escume du serpent Python, qui fut tué par Phoebus. Voyla mes principales avantures que je suis bien aise d’avoir recitees, tant pour vous les faire croire que pour en faire souvenir Philiris qui à entrepris d’en faire un livre. Lors qu’il sera composé, vous verrez toutes ces choses mieux desduictes et plus ornees, car en vous parlant viste je ne me suis pas donné le loisir de chercher des embellissemens de discours. Lysis ayant parlé ainsi Adrian fut tout estonné de voir que ce qu’il disoit se raportoit fort à tout ce que les autres bergers luy avoient dit. Il ne sçavoit plus qu’en croire, et toutefois il asseura son cousin qu’il n’entendoit pas la moitié de son langage, pource qu’il ne luy parloit qu’en termes de poësie. Il tira alors à part Carmelin, et n’y ayant plus que luy à interroger pour sçavoir de certaines nouvelles de ce qu’il desiroit, il luy dit, je voy que tu n’as pas la mine d’estre meschant, c’est pourquoy je suis bien aise que mon cousin t’ayt pris pour le servir, car il luy faut bien quelqu’un pour l’assister en un païs qui n’est pas le sien propre. Je feray tout ce que je

p447

pourray pour ton avancement, mais en recompens e, dy moy si tout ce que ton maistre me vient de raconter est veritable. Je ne vous parleray que de ce que j’ay veu, repartit Carmelin, pour ce qui est de sa transformation en arbre, elle n’estoit pas si grande qu’il pensoit, car l’on luy voyoit fort bien le visage, mais pour ce qui est des divinitez qui le visitoient afin de luy faire passer le temps, je n’ay que trop esprouvé la verité de cette affaire, pour punition de mon incredulité. Quant à nos combats contre des monstres, ils sont si veritables qu’il n’est pas plus vray que je suis Carmelin. Encore que nous remportassions la victoire, nous ne laissasmes pas d’avoir de bons coups, mais je ne vous en sçaurois monstrer de marques pour tesmoignage de mon dire, car Hircan nous avoit tous deux rendus ce qu’il appelle invulnerables, c’est à dire que nous ne pouvions recevoir de playe. Carmelin ayant ainsi parlé Adrian se tourna vers les autres, et leur dit, voila ce bon homme qui vient de me confirmer ce que son maistre m’a raconté ; mais quand je le croyray fermement, c’est ce qui m’obligera d’avantage à ramener mon cousin en la bonne ville de Paris, car il n’y a pas tant de danger à encourir, l’on ne trouve point là de monstre qui vous batte. Si quelqu’un vous a outragé il y a bonne justice pour vous en faire raison, et si quelque sorcier vous avoit fait changer de forme, l’on le brusleroit en place de greve. Que vous dittes de sottises pauvre homme, repartit Meliante. Si vostre cousin s’est mis en danger pour moy, il a fait une œuvre la plus charitable du monde, outre que les dieux l’en recompenseront, il sera renommé eternellement. L’on ne sçauroit trop acheter une gloire semblable à la sienne. Que s’il a souffert une metamorphose en ce pays-cy, et s’il a eu beaucoup d’autres peines, ç’a esté pour un sujet si beau qu’il n’y a personne qui ne souhaitte une pareille fortune. C’est pour l’amour qu’il souspire ; c’est pour l’amour qu’il pleure, et ce qui est de plus remarquable, c’est pour l’amour de la belle Charite ; voudriez vous luy deffendre une si belle passion ? Voudriez vous vous despoüiller de l’humanité pour faire une brutalité si insigne ? Puisque vous avez espousé madame que voila, n’est il pas vray que vous avez de l’amour pour elle ? Hé bien, desirez vous deffendre aux autres une chose dont vous n’avez pû vous exempter ? Mais est il en vostre pouvoir ny d’aucun homme du monde, d’empescher que Lysis n’ayme, veu que c’est la nature qui nous en donne des preceptes dés l’enfance. Tout cela est bel et bon, dit Adrian ; je sçay bien que si une main lave l’autre, et si toutes les deux lavent le visage, de mesme un mary et une femme s’entraydent mutuellement, et apres peuvent servir ensemble à toute leur lignee. Voila pourquoy je me suis marié, et je ne serois pas marry que mon cousin le fust aussi, ny par consequent qu’il fust amoureux, mais il y a bien des choses à

p448

souhaitter en sa personne auparavant que de tourner les yeux vers cette affaire. Plutarque nous asseure que Lycurgus establit une note d’infamie contre ceux qui ne se marioient point, s’en vint dire alors Carmelin ; ils n’osoient assister aux festes publiques, et au milieu de l’hiver l’on les contraignoit de danser tous nuds dans les ruës en chantant une certaine chanson qui estoit faicte contre eux mesmes. Avecque cela quand ils devenoient vieux les jeunes passoient devant eux sans leur faire la reverence. Voila comme les antiens detestoient le coelibat, et ne souhaittoient rien que d’engendrer l’homme qui est le roy de toutes les autres creatures. Au reste le bon mariage nous fait jouyr en terre de la felicité des cieux ; c’est le soulagement des miseres du monde ; il n’y a fascherie si griefve que les cœurs du mary et de la femme liez ensemble ne puissent suporter. Aussi la femme de Mithridates s’estant faict tondre les cheveux portoit les armes comme luy, ce qui luy donnoit une consolation merveilleuse. Carmelin ayant achevé ce discours gratta un peu sa teste comme s’il en eust voulu faire sortir encore quelque science par l’émotion que luy donnoient ses ongles. Il ne se faut pas estonner de la boutade de Carmelin, dit Philiris, nous sçavons tous qu’il se sert de ses lieux communs aussi bien qu’un sergent de bande faict de sa hallebarde. Si toutes ses antiennes leçons, luy peuvent revenir en l’esprit, il n’y aura sujet sur lequel il ne nous entretienne. Ma foy, dit Carmelin, comme j’ay veu que l’on parloit du mariage, je n’ay pû taire ce qui me venoit sur le bout de la langue. Il y a bien autre chose, dit Meliante, je croy sans doute que c’est que tu as fort envie d’estre marié, et que tu nous veux convier à te trouver une femme. Mais pour ne point quitter le discours que nous avons commencé, parlons à Adrian. Qu’il nous dise s’il luy plaist ce qu’il trouve à reprendre en son cousin. Beaucoup de choses luy manquent, repartit Adrian, et premierement il ne sçait ny mestier ny marchandise pour gagner sa vie. Dequoy nourrira-t’il une femme et des enfans ? Quel rang tiendra t’il dans le monde ? Il sera mesprisé par tout, l’on le tiendra pour un fayneant. Il est vray, dit Carmelin, que depuis que l’homme a peché, Dieu l’à condamné à gaigner son pain, à la sueur de son visage. Il est dit que qui ne travaillera point, ne mangera point, et c’est faire assez de mal que de ne rien faire. Aussi Salomon envoye le paresseux à l’escole de la fourmy. Tay toy, Carmelin luy dit Lysis, l’on ne t’interroge pas : tu parleras aussi tost contre moy que pour moy, car tu proferes des sentences comme elles te viennent à la bouche sans les considerer meurement. Ne sois point au nombre de ceux qui m’importunent ; je suis desja assez affligé d’estre loin de mon attente, et de voir que mon cousin ne veut ny se faire berger ny me permettre de l’estre comme l’on m’avoit fait esperer. Ne commandez

p449

point le silence à vostre homme qui parle si bien, repartit Adrian, je suis fort aise que vous soyez avec un si brave docteur : vous avez en luy un bon paedagogue ; il vous veut monstrer qu’il ne vous faut pas amuser à joüer icy des comedies où à danser avec des filles. Il vaudroit mieux travailler dans quelque bonne charge, ce seroit le moyen de trouver un bon party, puisque vous estes tant amoureux, car l’on dit à Paris que les offices sont comme des huissiers qui nous font faire place pour nous faire entrer dans la maison du mariage. Ne cesserez vous jamais de radotter, dit Meliante, Lysis n’a-t’il pas une condition qui est la plus belle de la terre ? N’est il pas de ces bergers illustres que l’on void dans l’Arcadie ? Nous ne sommes vestus de blanc qu’à son imitation. Il a entrepris de nous ramener la felicité du premier âge du monde. Si vous y voulez participer, il faut estre berger comme luy : autrement vous demeurerez dans Paris où tous les vices sont en leurs trosnes, et où les peines et les inquietudes sont enfermees avec vous. Il y vient des contagions si grandes que les medecins y meurent quelquefois plustost que les malades, et ceux qui portent en terre les corps morts les laissent à moitié chemin. Il est vray, dit vistement Carmelin, la multitude n’est jamais sans contagion, et ce qui est de plus mauvais, c’est qu’il y a aussi bien une peste pour les ames que pour les corps. Que mon maistre me pardonne ce petit mot : je ne diray plus rien. Lors qu’il ne parle que de bergerie, ou de metamorphose, je fay paroistre assez d’ignorance, mais quand l’on donne un peu sur la moralité, je fay voir que je suis un grand clerc ; c’est pourquoy, il ne se faut pas estonner si je cherche les occasions de paroistre en cette science. Chacun est bien ayse de monstrer ce qu’il sçait. Il y a plus de je ne sçay combien que je n’en ay tant dit. Je t’octroye le pardon que tu me demandes, dit Lysis, mais n’interromps plus personne que bien à propos. Carmelin prend merveilleusement bien son temps pour parler, dit Polidor, il me souvient quand je l’enten, de ces carabins qui pendant l’escarmouche generalle d’une armee, viennent quelquefois porter un coup de carabine au travers des autres, puis s’en retournent pour charger encore, et viennent tousjours ainsi tirer de temps en temps. Chacun trouva cette imagination fort belle, et comme les bergers discouroient là dessus, Pernelle tira son mary à part, et luy dit qu’elle ne sçavoit à quoy il s’amusoit de parler si long temps à des gens qui estoient aussi fous que leur cousin, et que si Lysis ne s’en vouloit point retourner à Paris, il y faloit aller pour le dire à tous leurs parens. Il luy respondit que puisque ce jour là estoit à moitié passé, il ne faloit point parler de s’en aller que le lendemain, pource qu’il ne vouloit point faire de giste, et qu’ils verroient lors ce qu’il seroit question de faire.

p450

Cependant Clarimond venant de quelque affaire passa en ce lieu, et descendit de cheval pour saluër les ber gers. Nous sommes icy en de grandes contestations, luy dit Fontenay, voila Adrian qui nous veut oster le berger Lysis qui est l’honneur de cette contree. Il veut à toute force qu’il change de condition et qu’il aille prendre quelque office dans une ville. Il a raison, repartit Clarimond avec un sousris, et pour vous qui l’en voulez empescher, je vous declare que vous estes tous des fous. C’est ce que nous voulions dire monsieur, s’escria Pernelle, ha que vous estes un galand homme. Pour moy il y a trois heures que je suis avec eux, mais je n’oserois desserrer les dents de peur qu’ils ne parlent à moy, car leurs discours estranges m’estonnent de telle sorte, que je pense estre en un autre monde. Je vous promets, madame, continua Clarimond, que je leur feray bien trouver leur bon sens avant qu’il se passe peu de jours. Ils sont pour le moins d’aussi bon lieu que Lysis, et cependant ils ne veulent point proffiter en ce monde. Ils s’amusent à s’entretenir d’extravagances poëtiques, et d’autant qu’ils connoissent que vostre cousin est touché d’un mesme mal qu’eux, ils se plaisent en sa compagnie. Je vien de trouver un grand seigneur de ce païs qui m’a promis de fonder un hospital tout exprez pour les mettre ; ils y seront tres bien foüettez par charité, jusques à tant qu’ils changent d’humeur. Qu’il puisse avoir ce que son cœur desire ce bon seigneur, dit Pernelle, il doit estre fort devotieux, je voudrois bien parler à luy, afin qu’il fist quelque chose pour nostre cousin. Nous en deviserons à la premiere veüe, repartit Clarimond, mais j’ay haste pour cette heure. Clarimond s’en alla en disant cecy et les bergers voulurent encore faire croire à Adrian et à sa femme qu’ils desiroient vivre à la pastorale, mais non pas qu’ils fussent tout a fait insensez. Ils prirent donc des contenances modestes, et jurerent que Clarimond estoit un insensé luy mesme, et que l’on luy verroit bien tost porter la marotte. Ils dirent à Lysis qu’ils luy conseilloient de ne se plus promener autour de son chasteau, et de n’y plus choisir ses pasturages s’il arrivoit qu’il eust des moutons. Il trouva leur avis tresbon, et s’en retourna librement au chasteau d’Hircan avec ses compagnons et son cousin et sa cousine puis qu’il ne pouvoit s’eschaper. Fontenay conta à Hircan les discours qu’ils avoient tenus en quoy il y avoit assez de sujets de risee. Adrian s’en vint trouver Hircan ; il dit qu’il s’estonnoit comment un homme si sage et si docte comme il estoit, vouloit loger en sa maison des hommes faits comme ceux avec qui s’estoit rangé Lysis, et qu’il avoit rencontré un gentil homme qui luy avoit apris qu’ils estoient tous insensez, ce qui estoit assez facile à connoistre par leurs actions et leurs paroles, encore qu’ils taschassent quelquefois de contrefaire les serieux. Hircan

p451

respondit que ce gentil homme là se trompoit et qu’il luy donneroit un dementy en quelque part qu’il le rencontrast. Ainsi Adrian fut renvoyé avec fort peu de satisfaction. Il se retira avec sa femme pour consulter sur ce qu’ils devoient entreprendre, et cependant Lysis et Carmelin firent le mesme. Tu vois facilement Carmelin, disoit Lysis, que ce cousin qui se dit mon curateur est un homme tres importun. Quand je ne serois pas resolu à passer ma vie dedans les champs, malaysement me disposerois-je à demeurer avec luy dans la ville. Pour ma cousine elle n’est pas de beaucoup meilleure que luy ; je veux donc treuver quelque invention pour les bannir d’icy de leur bon gré, et sans faire tant de bruit : mais le secret de cecy est d’accomplir en mesme temps une chose qui me rende recommandable envers Charite, et envers la posterité. C’est là où il faut faire connoistre la vive pointe de son esprit. Sans te conduire jusques au but par de longs preambules, je te veux aprendre tout d’un coup que le meilleur expedient que je treuve, c’est qu’il faut contrefaire le mort quelque temps. Adrian s’en retournera aussi tost à Paris croyant n’avoir plus que faire icy. Mais vous ne songez pas, dit Carmelin, que luy ou ceux qui sont vos heritiers s’empareront de vostre bien, et que vous demeurerez gueux. Je rentreray apres dans mes possessions quand je voudray, reprit Lysis, je me feray facilement reconnoistre en justice, et puis quand je n’aurois rien de tout ce que mon pere et ma mere m’ont laissé, me devrois-je attrister et en faire plus mauvaise chere, veu que dans tous les romans, l’on void les histoires de plusieurs personnes qui se trouvoient en païs estranger sans posseder aucune chose, et si c’estoient le plus souvent des princes ou des chevaliers dont la maison estoit bien plus opulente que la mienne. Ils ne vivoient que par emprunt chez de bons amys qu’ils trouvoient par tout, et cela te semble t’il estrange ? Les romans disent ils en cela quelque chose d’incroyable ? N’avons nous pas presque tousjours vescu de mesme jusqu’a cette heure. Tantost Montenor nous a traictez, tantost Oronte, tantost Hircan, et tantost mesme Clarimond encore qu’il semble estre maintenant mon plus grand ennemy, ce qui n’est pas peu admirable, et ce qui monstre assez que les vrays amants sont favorisez du ciel. Tu vois aussi que Polidor et Meliante qui sont d’un païs de beaucoup plus eloigné que le nostre et qui ne possedent rien en cette contree ne laissent pas de se maintenir joyeusement par les bien faits des amys qu’ils rencontrent. Il y à d’autres amans dont il est parlé dans les livres, lesquels n’ont vescu que de racines dans les desers, comme des hermites, et la pluspart se sont mis à garder des moutons pour vivre de ce petit revenu. A qui tiendra-t’il que nous ne façions de mesme si nous sommes reduits à une extreme disette, et pourquoy ne garderons nous pas bien un troupeau

p452

quand la nece ssité nous y contraindra, puisque nous en avons bien gardé un par passe-temps ? Vous estes plus sage que moy, repartit Carmelin, c’est pourquoy je ne vous respon rien sinon que je ne vous desdiray d’aucune chose, et que je seray tousjours de mesme avis que vous. Ecoute donc quel est mon dessein, dit Lysis, je veux contrefaire le mort tant pour chasser d’icy Adrian, que pour voir si ma maistresse aura de moy quelque pitié, et c’est là principalement que j’aspire. Or il y a bien de la difference entre le trespas et la metamorphose, car je me laissay metamorphoser tout à fait en arbre sans faire aucune resistance, pource que je me doutois bien qu’un jour je pourrois reprendre ma premiere forme, mais pource qui est du trespas, lors que nous avons passé par la voye qu’il nous fait tenir ; nous n’en revenons jamais. C’est ce qui me faict resoudre à ne mourir que par feinte, car si je me tuois tout à faict comme plusieurs que je nommerois bien, ne seroit-ce pas une folie estrange, veu qu’il n’est pas hors d’esperance que quelque jour je ne devienne heureux ? Il y en a une infinité dans les romans qui se sont tuez par la rigueur de leurs maistresses, et lors qu’elles sçeurent leur mort, elles se tuerent aussi quelques unes, ou bien les autres eurent un extreme regret toute leur vie d’avoir esté si desdaigneuses. L’on void bien par là que si ces desesperez eussent eu l’esprit de contrefaire seulement les morts, ils eussent acquis une extreme felicité. Mon invention est donc excellente, et il n’est plus besoin de songer à autre chose qu’aux moyens de la faire reussir. Il y en a qui cachent une vesçie de pourceau pleine de sang entre leur chair et leur chemise, et qui donnent apres un coup de cousteau dedans. Ils se laissent tomber, ils feignent de languir, et chacun court pour les secourir : mais je ne trouve pas ce dessein là bon : l’on se pourroit blesser en poussant trop avant le poignard ; il arrive bien d’autres accidens plus estranges ; et puis si l’on vous visitoit par tout pour penser vostre playe, l’on descouvriroit la fourbe, ce qui seroit scandaleux et digne de mocquerie. Je veux donc mieux faire s’il m’est possible. J’auray un verre de vin fort chargé que chacun prendra pour du poison, et l’ayant beu je me tiendray roide comme une barre de fer, et retiendray mon haleine comme si j’estois trespassé, puis apres tu feras semblant de m’avoir enterré, et voila nostre affaire faicte ; or je demeureray caché en quelque lieu tandis qu’Adrian s’en ira, et que Charite estant asseuree de ma mort aura tout loisir de pleurer ma perte. Quand tu verras que le regret la possedera entierement, et qu’elle souhaittera de bon cœur de me voir encore en vie pour m’honorer de son affection qu’elle m’a tousjours refusee, tu m’en viendras promptement avertir, afin que je l’aille prendre au mot, et que je joüysse de la recompense de mes travaux. Voila comme j’accompliray mon desir, et ce qui me plairra beaucoup,

p453

est que j’auray passé par t outes les avantures qui se trouvent dans les plus belles histoires, et que la mienne sera la plus accomplie du monde. Pour le ravissement de Charite, je n’y pense plus, c’est assez que j’en aye eu le dessein. Il ne faut plus songer qu’à ma feinte mort, et je m’en vay bien te dire un rare secret ; possible qu’à tout jamais l’on croira fermement que j’auray esté mort, et que je seray ressuscité, tellement que Philiris ne parlera point de ma fiction dedans son livre, où s’il en parle, ce sera comme d’une opinion que quelques personnes auront euë, mais laquelle il condamnera neantmoins comme erronee, asseurant que ma mort aura esté tres-veritable. Lors que Lysis disoit cela il ne songeoit pas que Polidor estoit assez pres de luy qui escoutoit tout son discours mot à mot. Ce berger ayant apris le dessein de Lysis se retira sans faire semblant de l’avoir ouy, et se delibera d’en avertir tous ses compagnons pour bien joüer chacun leur personnage, quand il en seroit temps. Pour ce qui estoit de Carmelin, il mettoit dans l’indifference l’entreprise de son maistre, car tousjours luy estoit elle plus avantageuse que s’il l’eust perdu entierement, comme possible il eust faict si Adrian l’eust remené à Paris. Il luy promit donc de l’assister de tout son pouvoir, et ils s’en allerent apres ensemble vers Hircan. Adrian et Pernelle y vinrent en mesme temps pour sçavoir si l’on ne leur permetroit pas de s’en aller le lendemain avec leur cousin. Hircan leur dit qu’il ne vouloit pas qu’ils l’emmenassent qu’à trois jours de là, et qu’il desiroit jouyr de son entretien tout son saoul. Pernelle dit qu’ils ne pouvoient pas avoir la patience de tant attendre ; qu’il y avoit assez long temps qu’ils estoient hors de la maison ; et qu’ils n’avoient laissé en leur boutique qu’un garçon de la fidelité duquel ils n’estoient guere bien asseurez. Hircan ne tint conte de toutes ces remonstrances, et au mesme temps que Pernelle les faisoit, Fontenay qui avoit trouvé une nouvelle invention pour se donner carriere, s’assit sur une chaire où il profera ces mots d’une voix languissante. Quoy, mon beau soleil, ce dit-il, voulez vous si tost vous retirer ? Desirez vous esclairer un autre hemisphere d’où vous ne reviendrez jamais ? Helas ! Il faut esclairer tout le monde à son tour. Pourquoy me voulez vous quiter belle Pernelle, ornement de cet âge ; vie de mon ame, voulez vous retourner à Paris pour y estre la perle de vostre cartier ? Demeurez plutost dans ces champs où vous recevrez des honneurs bien plus estimables. Je composeray pour vous des vers qui vous rendront illustre par tout le monde, et l’on parlera de vous d’avantage que de la Laure De Petrarque. Si la belle Cytheree se fait quelquefois traisner par des cygnes je veux que vous ressembliez à cette deesse, et je seray le cygne au chant melodieux qui tirera vostre char remply de gloire. A quoy

p454

songez vous, mon cousin, dit Hircan, ne vous souvenez vous plus que vous estes marié ? Avez vous perdu la memoire de la belle Theodore vostre femme ? C’est elle que vous devez aymer eternellement ; il ne faut pas estre inconstant come vous estes. Quand je l’ay espousee je ne connoissois pas Madame Pernelle, repartit Fontenay, si je l’eusse connuë je n’eusse rien aymé qu’elle. C’est elle qui est destinee pour moy ? Qu’Adrian me la cede, je l’en prie avec instance, et qu’il s’en aille apres prendre Theodore ; je la luy donne en eschange. Je luy osteray ainsi tout sujet de plainte. Quoy me veut on prendre icy pour duppe ? S’escria Adrian, suis-je icy parmy des adulteres ? Quelle vilennie de me proposer les plus salles choses du monde ! Je veux ravoir ma femme et mon cousin tout ensemble. Si l’on ne me permet de les emmener, j’iray querir la justice, et viendray icy avecque main forte. Vous ne considerez pas en quel lieu vous estes quand vous parlez ainsi, dit Meliante, les sergens n’oseroient aprocher d’icy d’une lieuë à la ronde. Il y à ceans des charmes pour les reduire tous en poudre. Il y en vint une fois un qui vouloit prendre au collet un valet d’Hircan ; la main luy tomba aussi tost, et quelques records voulans faire les mauvais, furent chacun atachez au bout d’un pieu où apres avoir esté frottez d’huyle et de souffre, ils bruslerent long-temps pour esclairer la nuict aux voyageurs. Tandis que Meliante disoit cecy Lysis demandoit à Hircan si luy et Carmelin estoient encore invulnerables, et si pource qui estoit de luy il n’avoit point quité cette qualité en quitant sa casaque heroïque. Hircan luy asseura que non, de sorte qu’il protesta de se deffendre courageusement s’il y avoit des sergens si temeraires que de le vouloir saisir au corps pour le ramener à Paris. Il luy vint là dessus une pensee qu’il n’avoit point encore euë. Il voulut sçavoir pourquoy c’estoit qu’encore qu’Hircan luy asseurast qu’il estoit invulnerable il ne laissoit pas tous les jours d’estre touché des traicts de l’amour. Hircan luy dit que de verité l’amour luy avoit fait une playe, mais que c’estoit auparavant qu’il eust usé de ses charmes envers luy, et qu’outre cela il ne luy avoit promis que de fortifier son corps contre les armes de Mars, et non pas contre les flesches de Cupidon, qui sont si menuës, qu’elles sont invisibles, et qu’elles se glissent insensiblement par les yeux jusques dans le cœur. Lysis se contenta de cecy, et s’estant retiré vers Carmelin, il luy dit qu’il estoit fort aise d’avoir apris qu’il estoit aussi invulnerable que quand ils avoient esté au chasteau d’Anaximandre, et qu’il trouvoit là quelque chose de fort propice pour son dessein, c’estoit que quand il auroit avallé le poison qu’il desiroit boire, l’on diroit qu’ayant sçeu qu’il ne pouvoit estre blessé par aucun endroict du corps, et que les espees ny les poignards ne luy pouvoient nuire, il n’avoit

p455

pû se faire mourir que par un breu vage. Carmelin aprouvoit cecy, et cependant Hircan voyant qu’Adrian estoit en une extreme colere, s’avisa de luy tenir ce discours pour l’apaiser. Il faut que vous consideriez, mon cher amy, luy dit-il, que vous estes avec des bergers dont la principale profession est de faire l’amour. Tous leurs livres ne parlent d’autre chose. Ils ne sçavent que cela c’est, pourquoy ne vous scandalisez point de leurs propos trop libres. Ce sont des gens passionnez qui sont contents de rechercher dix ans une femme, pourveu qu’au bout de là elle leur donne seulement pour recompense quelque vieil ruban qui aura servy à cordonner ses cheveux. Ils ne sont pas impudens comme vous pensez : leurs loix le deffendent bien. Ils ne parlent à leur maistresse qu’en tremblant, et s’ils vouloient luy toucher le sein, la crainte leur osteroit tellement la force, que leur main se lairroit tomber comme morte à moitié chemin. J’ay une femme aussi bien que vous, mais quand cinquante bergers tels que Fontenay l’aymeroient, je n’en aurois pas martel en teste, pource que je sçay qu’il est des plus timides, et qu’outre cela il a le bruit d’estre impuissant. Il se faut rire en soy mesme de la passion d’un tel homme, et faire semblant devant luy que l’on est fort en colere afin qu’il ne vous tienne pas pour un sot. Si c’est de cette sorte là que vous desirez vous comporter je croy que vous y reussirez et vous serez apres des farces des affections de vostre amoureux. Ces raisons ne contentoient point Adrian ; aussi Hircan n’avoit-il pas beaucoup de dessein de lui plaire. Ce qu’il luy avoit dit n’estoit que pour se gausser de luy en toutes façons. Adrian avoit donc beaucoup d’ennuy, et bien que sa femme eust plus de trente ans et qu’elle fust noire et maigre il ne laissoit pas de la trouver belle et d’en estre jaloux. L’on prenoit beaucoup de plaisir à voir comme il tournoit tousjours les yeux vers Fontenay et prenoit garde s’il ne consideroit point Pernelle. Cet amant feint ayant jetté trois ou quatre grands soupirs se laissa tomber tout de son long sur des chaires, comme s’il se fust esvanouy, de sorte que ses compagnons faisant bien les empeschez, luy allerent frapper dans les mains et luy jetterent de l’eau sur le visage. Apres que l’on l’eust faict revenir de sa pasmoison il regarda long temps tous ceux qui estoient là, et leur dit, helas ! Mes amis, que ne me laissez vous plus long temps en ce doux extase ? Mon ame joüyssoit en idee de tous les plaisirs du monde, et maintenant elle reconnoit qu’il n’y a rien que son tourment qui soit veritable. Je brusle sans espoir pour une ingrate qui ne m’a pas favorisé d’un seul regard depuis que je luy ay declaré mon amour. Hircan dit alors que s’il estoit si malade l’on le fist coucher, et tous ses compagnons le menerent dans sa chambre en faisant mille postures extravagantes. Ainsi depuis

p456

que ces gentils hommes estoient avec Lysis, ils s’estoient si fort accoustumez à se mocquer de luy, qu’ils se mocquoient aussi les uns des autres, et ne vouloient pas espargner Adrian ny sa femme, croyant qu’ils n’eussent pas l’esprit mieux faict que leur cousin, et que toute la lignee tinst de la follie. Il n’y eut que Lysis qui demeura avec Hircan qui commença de luy remettre en memoire toutes leurs delices passees, à cause qu’Adrian estoit là aussi, et qu’il luy vouloit donner opinion que la vie des bergers estoit tres-heureuse. Cependant Carmelin prit son temps pour aller voir Amarille qui estoit seule dans sa chambre, et comme elle luy eut demandé ce que les autres bergers avoient fait depuis qu’ils estoient de retour, il respondit qu’il n’en sçavoit que dir e, et qu’ils ne sçavoient pas eux mesmes ce qu’ils faisoient, tant ils estoient amoureux. Et pour Carmelin, dit elle, est il possible qu’il n’ayt point d’amour ? Ma foy, madame, luy respondit il, pource que j’ay tousjours connu que vous estes ma bonne amie, je vous diray librement ce que mon cœur pense. Il faut qu’à tout le moins une fois en sa vie un homme sente sa nature. Je puis bien estre touché d’amour, mais non pas pour Parthenice. Si j’estois une pierre comme celle que mon maistre me veut faire aymer, il seroit à propos de me vouloir joindre à elle : mais toutesfois encore ne l’aymerois-je pas, et voyez comme je raisonne ; je veux dire que je n’aurois pas alors de sentimens amoureux, et que je n’en serois pas capable. Que chacun se tienne pres de son semblable, les cailloux avec les cailloux, les herbes avec les herbes, les plantes avec les plantes, et que la vigne monte ou grimpe sur l’ormeau si elle veut. J’ay ouy dire assez de fois que tout cela se faisoit par une affection dont la nature vouloit lier ensemble toutes les choses du monde : mais cela est tousjours pour moy, quoy que mon maistre die ; je pecherois contre nature, si j’aymois une chose qui n’est point de mon espece. Lysis à beau me representer que le lierre va bien ramper sur les murailles pour monstrer qu’il ayme les pierres, et que j’en devrois faire ainsi, ayant quelque affinité avec le lierre depuis que j’ay representé Bacchus. Il m’entretenoit de cela à ce matin quand nous estions seuls, je luy ay reparty pour toute resolution que je sentois que j’estois un homme beuvant et mangeant, et non pas du lierre qui ne sert à autre chose qu’à mettre sur des cauteres. Il m’a dit là dessus que pour me punir du mespris que je faisois du lierre, les dieux me metamorphoseroient en cette plante, et qu’il voyoit bien que le personnage que l’on m’avoit donné en la resjoüyssance des vandanges en estoit un grand presage, veu que j’estois desja tout entouré des branches que je devois un jour avoir. En fin, ce dit il, c’est la metamorphose qui m’est la plus proche, et que l’on doit, ce dit-il, le plus esperer. Il ne songe

p457

plus, ce dit-il, à me faire changer en fontaine, comme il a faict autrefois, lors qu’il soustenoit que cela m’estoit convenable, afin que j’allasse arrouser le pied du rocher bien aymé. Il sera bien plus à propos, ce dit il, d’estre une plante de lierre, pource que je ramperay, ce dit-il sur le rocher de Parthenice, et l’embrasseray ce dit-il avecque mes branches ; vos discours sont fort coulans, je le confesse, interompit Amarylle, mais il faut que je vous avertisse d’une chose. Si vous ne disiez pas si souvent, ce dit-il, il me semble que vous feriez mieux. Je vous ay ouy user plusieurs fois de cette façon de parler qui est vitieuse, car cette repetition est superfluë, et neantmoins je n’ay pas osé vous l’aprendre ju squ’à cette heure que nous sommes seuls. Vous m’obligez fort d’avoir soin de l’ornement de mon langage, reprit Carmelin, car c’est signe que vous aurez encore soin de moy en des choses plus importantes : mais il faut que je responde que ce n’est pas sans un grand sujet que je repete si souvent, ce dit il, car c’est que je vous veux faire connoistre que ce n’est pas moy qui dit cela, mais mon maistre seulement. Si j’osois j’enfermerois non pas chaque periode, mais chaque mot de celuy là, afin que vous ne vous mespreniez point, et que vous sçachiez que tout ce que je vous raconte n’est qu’une allegation. Je serois bien marry si vous pensiez que ce fust moy qui dist qu’il est fort à propos que je sois metamorphosé en lierre. Amarille se mit alors à rire de bon courage, et confessa à Carmelin que l’excuse qu’il venoit de trouver estoit la plus agreable du monde, et qu’elle ne croyoit pas que jamais personne eust eu l’esprit de s’en imaginer une semblable, encore que plusieurs usassent en leurs narrations d’une mesme repetition que luy, et la rendissent aussi frequente. Toutefois elle luy dit que s’il avoit de la peine à faire connoistre que les discours de son maistre n’estoient pas les siens, c’estoit monstrer qu’il ne l’estimoit guere. Vous me pardonnerez en cela, dit Carmelin, mais je vous asseureray librement que mon maistre dit quelquefois beaucoup de choses ausquelles il ne faut pas croire, ce qui prourent du trouble d’esprit que luy donne l’amour, et en cela il ne me desdira point, car il y va de son honneur. Puisque vous ne le voulez pas croire, dit Amarylle, quel est donc vostre dessein ? C’est ce que je n’oserois declarer de peur d’estre appellé inconstant, respondit Carmelin, pour vous, madame, vous sçavez bien une partie de ce que je veux dire. Pleust à dieu que j’eusse veu Lisette devant Parthenice ! Je n’en dy pas d’avantage. Vous me voulez faire connoistre dit Amarylle, que si vous estiez devenu amoureux de Lisette avant que de l’estre de Parthenice, l’on vous renvoyroit tousjours à cette premiere, ce qui seroit ayse à suporter, d’autant qu’elle est la plus agreable. J’ay trouvé un bon expedient en vostre affaire, car Hircan

p458

m’ayant raconté toutes vos avantures, m’a dit qu’estant une nuict avec Lysis lors qu’il estoit arbre, il y eut une nymphe apellee Lucide, qui dit qu’il vous faloit donner pour maistresse la plus grande des hamadryades qui fussent en leur compagnie. Celle dont elle entendoit parler estoit Lisette, qui maintenant à repris sa premiere forme ; il faut donc dire que deslors vous devinstes amoureux d’elle, et que tout le mal que vous en avez dit depuis, n’estoit que pour monstrer que vous sçaviez bien vous ressentir de la douleur que l’on vous avoit faite en vous fouettant. Carmelin fut tout ravy d’entendre ce bon avis qu’il estoit aysé à Amarylle de luy donner, puisque c’estoit elle mesme qui avoit esté la fontaine Lu cide. Elle fut remerciee avec autant de reverences que de paroles, et Carmelin la quita pour s’en retourner vers son maistre auquel il ne manqua pas de dire joyeusement qu’il luy avoit jusqu’a lors celé un grand secret par une certaine timidité, mais qu’il ne le pouvoit plus cacher. Lysis luy repartit qu’il seroit tres-aise de l’entendre, de sorte que Carmelin luy dit, que c’estoit qu’il avoit esté touché de l’amour de Lisette des le temps qu’elle avoit esté hamadryade, et que son obeyssance avoit suivy de pres le commandement que Lucide luy avoit fait de l’aymer. Que ne me le disois-tu donc ? Reprit Lysis, pourquoy devenois-tu amoureux de Parthenice, commettant une inconstance et une infidelité dans laquelle je te confirmois, pource que je ne sçavois pas que tu eusses desja perdu ta franchise ? Je n’avois garde de le sçavoir, puisque tu m’avois dit que tu l’avois encore, et que lors que je t’avois parlé de Synope, de Lucide, de Lisette, et de sa compagne la nymphe Abricotiere, tu m’avois dit que tu l’es prenois toutes pour des sorcieres, et que tu voulois fuyr leurs assemblees comme celles du sabbath. Je vous prie que vous me pardonniez ces fautes, dit Carmelin, l’on avoit remply mon esprit de mauvaises opinions. Je le croy assez, et je te pardonne, dit Lysis, il estoit facile à juger que tu n’avois jamais eu qu’une feinte passion pour Parthenice, puisque tu la quitois si tost, et que tu l’abandonnois des que ce malheur luy estoit arrivé de perdre sa premiere forme. L’on dit que qui cesse d’aymer n’a jamais aymé. Je me doutois bien que l’aversion que tu avois pour ce pauvre rocher, n’estoit pas sans cause. N’y pensons donc plus, Carmelin, le destin ordonne que tu aymes Lisette. Tu es maintenant le plus heureux de tous les plus heureux amans du monde ; tu demeures en mesme lieu que ta maistresse ; tu peus parler à elle à toute heure, ou à tout le moins tu la peus voir ; ô que de plus illustres bergers que toy souhaiteroient bien d’avoir une semblable avanture, ne fust ce que le disgracié et le desfavorisé berger Lysis, qui doit bien tost mourir pour n’avoir pû jouyr d’un tel bon heur. Helas ! Ma langue n’en publiez pas d’avantage,

p459

de peur que quelque estr anger ne sçache ce qui a esté resolu au conseil de nos pensees. La joye que Carmelin avoit alors ne s’accordoit pas bien avec la tristesse de son maistre, si bien qu’il se contenta de le remercier simplement, et en propos communs du plaisir qu’il luy faisoit de luy permettre d’aymer Lisette. En mesme temps Lysis dont les pensees estoient tousjours fort diverses, s’avisa de parler ainsi à Hircan qui venoit devers eux. J’ay descendu tantost dans ta cuisine où j’ay veu habiller un cochon de laict, luy dit il, cela m’a faict souvenir des antiens sacrifices où l’on prenoit conseil des entrailles des bestes. Il faudroit prier mon cousin de sacrifier pour sçavoir s’il me doit empescher d’estre berger. Je voudrois bien aussi que nous fussions resolus de cela par le vol des oyseaux, et par tant d’autres presages. N’en parlez point d’avantage, dit Hircan, je ne veux pas user de persuasion envers luy. Vous serez berger malgré ses fantaisies. Si est-ce que ce seroit une belle chose de faire des sacrifices, et d’y observer toutes les antiennes ceremonies, reprit Lysis, il faudroit immoler des victimes pour la prosperité de vostre mariage, et pour remercier aussi les divinitez de m’avoir assisté en beaucoup de rencontres perilleuses. Quelques bergeres porteroient des corbeilles pleines de fleurs, et d’autres porteroient des vases pleins de feu et de senteurs aromatiques, puis les bergers conduiroient des victimes couronnees ; ainsi nous nous ferions admirer par ce bel ordre qui ne s’est point veu depuis long temps. Les nouveautez sont quelquesfois blasmees, si l’on ne prepare les esprits à les recevoir, repartit Hircan, c’est pourquoy n’amenons pas si tost icy les coustumes dont vous me parlez. Il est vray qu’elles sont anciennes : mais elles ne laisseroient pas d’estre nouvelles puisque l’on les a discontinuees. Hircan se retira apres avoir dit cecy et Carmelin prit la hardiesse de demander à son maistre quels estoient les presages ausquels il se faloit arester outre le vol des oyseaux. Il luy dit que c’estoit que lors que l’on entreprenoit quelque affaire, il falloit regarder quelles personnes l’on rencontroit, et quel propos l’on vous tenoit, où quelque autre circonstance, afin d’en tirer conjecture de l’avenir. Carmelin crût estre assez capable pour cela, et laissant Lysis parmy ses melancoliques pensees, pour d’un autre costé tascher de voir sa maistresse, il voulut esprouver quelque presage afin de sçavoir la fin de ses amours. Il s’en alla en un lieu où il trouva une servante qui chauffoit le four, et l’estant venu dire à son maistre, il luy aprit que cette fille representoit Lisette qui avoit mis le feu en sa poictrine, et que pour le pain qu’elle y mettoit cuire, cela vouloit monstrer, que cette belle participeroit à ses ardeurs, et luy donneroit son cœur à eschauffer. Ce bon presage devoit exciter Lysis à en chercher un semblable : mais il y vouloit faire plus de ceremonie, et les autres desseins

p460

qu’il avoit l’empeschoient de songer à ce ttuy-cy. Carmelin tout ravy d’amour voulut voir encore s’il rencontreroit sa maistresse. Il descendit en une salle basse où il trouva Amarylle qui parloit à trois paysans qui estoient venu luy aporter du bled qu’ils luy devoient de rente. L’on avoit mis une serviette sur le bout de la table, et un morceau de sallé pour les faire boire. Amarille dit à Carmelin qu’il se mist de leur escot, de quoy il ne se voulut pas faire prier deux fois, tant il avoit peur de se rendre importun. Quand ils furent tous quatre aupres de la table, il y eut un laquais qui leur versa à boire, et leur mit à chacun leur verre devant eux. Carmelin voyant que les autres ne faisoient que manger, et qu’ils ne beuvoient point encore, pource qu’ils n’estoient pas beaucoup hardis devant Amarille, luy qui l’estoit d’avantage prit le verre de celuy qui estoit proche de luy, et le vuida jusqu’a la derniere goutte. Possible s’estoit-il mespris à cette fois cy, car ce verre estoit aussi proche de luy que le sien, mais un peu apres il prit encore le verre d’un autre dont il fit de mesme, si bien que pour ce coup il n’y avoit plus d’excuse. Il faut croire que voyant que l’affaire luy reussissoit si bien sans que l’on luy dist mot, il vouloit esprouver s’il feroit bien ce tour pour la troisiesme fois. Il prit donc aussi le verre du dernier, et le rendit si net et si vuide, qu’il n’y restoit pas pour faire rubis sur l’ongle. Amarille qui cependant s’amusoit à regarder par la fenestre revint, et voyant que les paysans avoient chacun leur verre vuide, et qu’il n’y avoit que Carmelin qui eust le sien tout plein, elle crut qu’il n’y avoit aussi que luy qui n’eust point beu. Que ne beuvez vous donc ? Carmelin, luy dit-elle, vous faites là le honteux. Les paysans commencerent alors à murmurer ensemble, et Carmelin se mit à rire. Que veulent dire ces bonnes gens ? Poursuivit Amarille, le laquais qui avoit veu joüer le bon traict de Carmelin, l’alla declarer à sa maistresse. Elle trouva cela le plus plaisant du monde, et neantmoins elle demanda à ce pretendu honteux, pourquoy il avoit bû le vin des autres. Il respondit qu’il croyoit qu’ils n’en voulussent point, et que pour luy qui en avoit beaucoup affaire, il l’avoit pris sans en parler pour ne point donner la peine à personne de luy verser tant de fois à boire. Estant assez satisfait, il quita la table alors, et l’on donna d’autre vin aux paysans à fin de ne les point mécontenter. Si Amarille trouvoit l’yvrognerie de Cramelin agreable, le laquais qui l’avoit veuë n’en faisoit pas de mesme. Il ne l’avoit soufferte que pour voir sa hardiesse et il ne fit que raconter cette action à ses camarades pour les mettre tous en colere contre luy. Aussi de vray estoient ils picquez d’ailleurs ; et la jalousie les possedoit, lors qu’ils voyoient que Carmelin qui n’estoit que valet comme eux, parloit franchement à leur

p461

maistre de mesme que s’il eust esté son compagnon. Ils ne pouvoient souffrir pareillement de le voir tous les jours à table avec des gentils hommes qualifiez, et leur plus grand regret estoit qu’ils estoient contraints de servir un homme qui n’estoit pas plus qu’eux et de luy porter à boire comme aux autres. Ils se liguerent donc tous contre luy pour ce sujet, ce qui nous doit empescher de nous estonner si nous voyons tousjours l’envie habiter dans la cour des roys, puisqu’elle se trouvoit bien aussi dans la cour, mais plustost dans le pallier d’un gentilhomme champestre. Comme l’on fut donc au soupé les valets ne tenoient plus conte de verser à boire à Carmelin, au lieu qu’ils avoient autrefois accou stumé de luy en donner sans qu’il en demandast. Il secoüoit la teste en regardant un laquais pour luy monstrer qu’il avoit besoin de quelque chose, mais le laquais le regardant fixement secoüoit la teste tout de mesme. Si Carmelin faisoit signe de la main l’autre faisoit signe de la main aussi, et tous les autres laquais faisoient ainsi quand il s’adressoit à eux : car ils le vouloient punir d’avoir trop beu à gousté ! Lors que l’on fut au dessert il eut une alteration si grande, qu’il eust crié tout haut que l’on luy donnast à boire, n’eust esté qu’il ne vouloit pas faire de bruit. Il sortit donc de table, et s’en alla s’abreuver luy mesme au buffet. Hircan y ayant pris garde, dit qu’il entendoit que l’on luy presentast à boire comme aux autres, et que ses valets avoient tort s’ils s’estimoient autant que luy, pource qu’il n’estoit ny valet de chambre ny valet d’estable, mais qu’il pouvoit se mettre tout au moins, au rang des gentils-hommes suivans, estant associé en la bergerie avecque Lysis. Cela fascha d’avantage encor les serviteurs, mais il n’y eut point pour lors de sedition. Adrian et Pernelle avoient mangé à la table d’Hircan, et Fontenay aussi qui se contentoit de faire le dolent. Apres une promenade que l’on fit dans le jardin, l’on permit à Lysis et à Carmelin de se coucher, et pour Adrian et sa femme ils purent faire le mesme aussi librement. Adrian avoit pris garde pendant le repas, si Fontenay ne beuvoit point par affection dans un mesme verre que Pernelle, ou s’il ne luy marchoit point sur le pied pour luy donner une assignation. Il avoit tousjours esté en de semblables inquietudes, tant il avoit de jalousie, et à la promenade il avoit presque eu envie de la lier par le demyceint à la ceinture de cuir qu’il avoit sur son pourpoint, afin que personne ne l’emmenast. L’ayant donc fait coucher dans la chambre que l’on leur avoit donnee, il regarda dessus et dessous le lict, entre le matelas et la paillasse, dans la ruelle et dans la cheminee, pour voir si quelqu’un ne s’y seroit point caché. N’y ayant trouvé personne, il ferma la porte au verroüil, et mit encore un buffet derriere : mais il ne sçavoit pourtant s’il estoit en seurté, pource qu’il craignoit que quelqu’un

p462

ne fust caché dans un grand coffre qui estoit pres des fenestres et que l’on ne vinst forcer sa femme, car il n’avoit pas seulement du soupçon de Fontenay, mais de tous les autres bergers. En fin ayant connu que le coffre estoit vuide, il s’alla coucher au costé de Pernelle. Il ne fut pas si tost au lict que Fontenay qui se vouloit donner du plaisir de luy tout à fait, vint à leur porte chanter un air de cour d’une voix languissante comme s’il eust esté prest à mourir d’amour. Hircan luy tenoit compagnie avec son luth, et peu de temps apres les autres bergers et Amarylle aussi se voulant resjouyr vinrent avec eux faire un beau cœur de musique. Ils dirent des chansons de toutes sortes, et en si grande quantité qu’Adrian et Pernelle en avoient la teste rompuë. Quand ils eurent cessé Fontenay jetta trois ou quatre souspirs, et puis il se plaignit de cette sorte. Faut il donc qu’un autre soit le maistre de celle dont je ne puis estre seulement le serviteur ? Faut il qu’un autre corps joüysse de mon ame ? Ha ! Belle, pourquoy me desdaignez-vous ? Il y a telle nymphe de Diane qui m’ayme mieux que sa maistresse. Il y en a qui courent apres moy, et qui m’offrent tout ce que je vous offre : mais je me reserve pour vous seule. Au moins si vous ne me voulez rien donner ne refusez pas mon cœur que je vous donne. Soyez si favorable que de l’accepter, et m’en rendez un tesmoignage par un seul mot de vostre bouche. Que vos belles levres dont le mouvement est le seul repos de l’oreille, prononcent mignardement ce qu’elles me doivent dire. Encore que vous ne perdiez rien en cela, je ne laisseray pas de gaigner beaucoup. Le berger Fontenay tint plusieurs autres discours amoureux, et quelque fois il recommençoit de chanter avec les autres. Adrian juroit cependant qu’il s’en iroit le lendemain quand il devroit laisser Lysis, et qu’il demanderoit reparation d’honneur à la justice pour les affronts que l’on luy faisoit. Tant plus il parloit, tant plus l’on faisoit de bruit, afin qu’il eust encore plus de fascherie ne pouvant estre escouté. Ce divertissement ayant duré plus d’une heure, la bande de musiciens le laissa en paix et s’en alla coucher. Le bon homme avoit les oreilles si estourdies qu’il croyoit qu’il deviendroit sourd comme il l’avoit desja esté. Toutesfois ses inquietudes n’empescherent pas qu’il ne prist du repos. Le lendemain au matin s’estant levé comme il vouloit voir s’il n’y auroit pas moyen qu’il s’en allast, Carmelin sortit de la chambre de son maistre pour aller dire aux autres bergers qu’il se trouvoit bien mal. Fontenay et ses compagnons y allerent incontinent et Adrian aussi, non pas sa femme, car il l’avoit enfermee à la clef dans sa chambre tandis qu’elle s’habilloit. Hircan y vint apres, et Lysis voyant tout ce monde se mit en son seant sur son lict, et commença ce discours. En fin les dieux ont eu pitié de moy, et m’ont voulu delivrer de

p463

la tyrannie d’Adrian. Voila qu’ils m’envoyent une maladie dont je ne releveray jamais. Celuy qui ayant esté arbre devoit encore avoir la chair bien dure, celuy qui avoit esté rendu invulnerable, celuy qui avoit dompté tant de monstres, et celuy en fin qui croyoit estre reservé pour rendre à la terre sa premiere felicité, voila qu’il va estre abatu par le premier accez de fievre qui le tiendra. Ne craignez point cela, dit Hircan, prenez bon courage, quel mal sentez vous ? Voulez vous que l’on vous aporte à desjeune ? J’ay un mal de teste extreme, respondit Lysis, mais il me semble que si j’avois beu un peu de vin, je suporterois ce mal avec plus de patience et d’allegresse. L’on consulta la dessus s’il luy faloit donner du vin, car Adrian disoit que s’il avoit la fievre, cela ne feroit que la redoubler, mais Hircan luy ayant tasté le poux, dit qu’il ne l’avoit pas encore, et qu’il faloit luy accorder ce qu’il desiroit. Carmelin avoit du vin tout prest dans une petite bouteille ; il luy en versa dans un verre qu’il luy aporta. Lysis le but si viste qu’il ne le savoura point, et apres il fit autant de grimasses que s’il eust pris une medecine, puis il continua ainsi de parler. Mes chers amys, ne vous estonnez point si ce vin m’a fait de la peine à avaller, encore que je l’aye faict passer par mon palais le plus viste qu’il m’a esté possible : c’est qu’il a le goust si mauvais, que si tous les breuvages du monde en avoient un semblable, vous vous laisseriez plustost mourir de soif que d’en boire. Ce n’est pas que le terroir de la Brie ne soit fort propre aux vignes, car ce vin cy qui est de ce pays est fort bon en son naturel, mais c’est que je l’ay falsifié moy mesme tout exprez, et qu’ayant dessein de mourir, j’y ay meslé dés hier au soir un certain poison qu’il y avoit long-temps que je gardois pour m’en servir si l’occasion s’en presentoit. Que si vous desirez sçavoir à ceste heure particulierement pourquoy j’ay tant de desir de quitter la vie, c’est non seulement pour ne m’en point aller à Paris avec Adrian, mais pour obeyr au commandement de ma maistresse. Il y a quelque temps que luy ayant demandé quelles loix je suivrois sous son empire, elle me respondit rudement, je vous commande que vous ne m’obeyssiez plus. J’avois beaucoup de peine à entendre ce commandement, et j’en proposay la dificulté à Carmelin et à Clarimond. Tout ce que je pus tirer de leur responce fut qu’il ne faloit pas obeyr à Charite en ce commandement cy qui me deffendoit de luy obeyr, et qui portoit sa contradiction avec soy, mais qu’il ne faloit suivre que les autres commandemens precedens, tenant cettuy cy pour nul. Cette subtile explication avoit quelque apparence de verité, et je m’en suis contenté quelque temps en attendant une meilleure : mais ne pouvant aborder Charite pour en tirer une de sa bouche, j’ay eu depuis un jour ou deux une certaine inspiration de qui j’ay voulu recevoir toute la satisfaction que je desirois. Il me semble qu’elle est encore à mon oreille qui me remonstre que tous ceux qui se sont meslez d’expliquer le commandement de Charite n’y ont rien entendu, et qu’il ny a point de doute que de m’avoir commandé que je ne luy obeysse plus, c’est à dire qu’il faut que je meure le plus promptement que je pourray pour n’estre plus l’esclave de ses loix. Que celuy qui est indigne de la servir meure donc maintenant, et dans sa mort l’on trouvera le contenu de ce commandement inviolable. Je vous commande, ce m’a dit Charite ; ce mot m’avertit qu’il luy faut obeyr, et qu’il faut que je meure suivant sa volonté ; cela se fera en moins de rien, et pour le reste de son propos qui veut que je ne luy obeysse plus, cela s’executera apres quand mon corps sera separé de mon ame. Ce n’est pas qu’il se puisse faire autrement que je n’ayme tousjours Charite dans l’autre monde, mais pource que je ne seray plus qu’une ombre vaine qui se trouvera incapable de la servir, l’on ne fera pas mal de croire que je ne luy obeyray plus. Lysis ayant tenu ce discours commença de roüiller les yeux en la teste et de contrefaire des tremblemens : de sorte qu’Adrian fut extremement effrayé, et demanda à Carmelin s’il estoit vray que son maistre eust mis du poison dans le vin qu’il venoit de boire. Il me semble bien, dit Carmelin, qu’ayant aporté icy cette bouteille hier au soir pour la necessité que nous en pourrions avoir, Lysis mit je ne sçay quoy dedans : mais, helas ! ô moy miserable, je ne fus pas assez curieux pour luy demander ce que c’estoit, et cependant l’on dira que je suis cause en partie de sa mort par ma negligence. D’ailleurs le cœur me creve quand je me represente qu’il à falu qu’il ayt pris de ma main le breuvage mortel, ha ciel ! Pourquoy le permettiez vous. Ainsi Carmelin faisoit semblant d’estre fort affligé suivant les preceptes que luy avoit donné son maistre, et Adrian estonné au possible, se tourna vers Hircan pour le suplier d’aporter du remede au mal de son pauvre cousin, et d’envoyer querir un apothiquaire qui luy donnast quelque chose pour lui faire vomir ce qu’il avoit pris. Hircan et tous les bergers qui avoient esté avertis par Polidor de la feinte que Lysis desiroit faire, contrefirent alors les empeschez, et il y en eut quelqu’un qui respondit à Adrian, qu’il ne sçavoit s’il y auroit moyen de donner un antidote à son cousin, quand mesme l’apothicaire en auroit aporté, pour ce qu’estant resolu de mourir, il ne le voudroit jamais prendre. Toutesfois Hircan fit semblant d’envoyer un laquais à la ville pour cet effect. Cependant Lysis ayant beaucoup tremblé prononça ces paroles d’une voix mourante, une certaine froideur commence d’occuper mes parties nobles ; c’est fait de moy, mes amys, adieu bergers,

p465

choisissez entre vous un autre berger ill ustre pour vous donner des loix. Prenez Philiris si mon conseil vous est en quelque consideration. Je croy que les parisiens qui doivent venir icy seront fort estonnez de ne me point trouver : mais quoy, il n’y à remede ; il faut obeyr un moment à ma maistresse pour ne luy plus obeyr apres. Je veux executer son commandement sans commandement. Pour vous, mon cousin, vous estes en partie cause que j’ay recours à la mort, car voyant que vous me voulez mener à Paris, je tascherois tousjours de mourir, quand Charite ne m’y inciteroit point, d’autant que je suis bien aise de finir icy mes jours, afin que mes compagnons y facent ma sepulture, et que malgré vous je demeure en cette heureuse terre. En suite de ce discours Lysis s’avalla tout à fait dans son lict comme s’il fust tombé de foiblesse, et apres avoir jetté quelques souspirs, il tourna la teste vers la ruelle, et ne parla plus. Il s’empescha si bien depuis de se remuer et de respirer hautement, que les bergers dirent tous d’un accord, il est mort sans doute, le plus cher amy que nous eussions au monde ! Carmelin se jettant sur son lict crioit le plus haut qu’il pouvoit. Helas ! Mon pauvre maistre, pourquoy vous estes vous laissé mourir en la fleur de vostre âge ? Vous eussiez encore pû savoürer long-temps tous les plaisirs de la vie. Ha ! Puisqu’il est mort celuy qui nous servoit de consolation en tous nos maux, s’escria Fontenay, il faut que je meure aussi. Il m’en à monstré le chemin : je ne suis pas moins miserable que luy en mes amours. J’ayme une cruelle que je ne puis adoucir par le recit de mes tourmens. Donne moy du poison aussi bien qu’à ton maistre, Carmelin, j’en veux boire maintenant, et me coucher pres de luy pour mourir en sa compagnie. Suis-je donc un bourreau ? Dit Carmelin, suis-je un donneur de poison ? Si j’eusse sçeu que le vin que je presentois à mon maistre estoit empoisonné, pense t’on que j’eusse souffert qu’il en eust pris ? Allez chercher du poison ailleurs ? Il n’y en a plus dans nostre bouteille. Pleust à dieu qu’il n’y en eust jamais eu ! Si l’on ne me donne du poison, s’escria Fontenay, je prendray un cousteau, et me le foureray dans la gorge, et si l’on m’oste encore le fer, je ne manqueray pas d’autres moyens de finir ma vie. Je me jetteray par la fenestre, je me pendray, ou j’avalleray des charbons ardens, et tiendray la bouche close afin de me suffoquer. Que l’on m’oste ce desesperé, dit Hircan, vous Polidor, et Meliante, menez le dans quelque chambre où l’on le lie comme un insensé. Ha dieu, que l’amour nous faict bien voir icy aujourd’huy des effects de son estrange pouvoir. Hircan ayant dit cecy l’on tira Fontenay hors de là, et Adrian ayant tasté luy mesme son cousin eut si peu d’esprit qu’il crut qu’il estoit mort. Il alla vistement trouver sa femme à laquelle il dit ces mauvaises nouvelles. Ils s’affligerent

p466

grandement ensemble, consid erant que l’on diroit par tout qu’ils auroient esté cause de la mort de ce pauvre garçon, ne l’ayant pas bien gouverné, et qu’ils avoient eu tort de le laisser aller aux champs parmy des gens inconnus, qui luy avoient si fort brouillé l’esprit qu’il s’estoit fait mourir par desespoir. Leur recours fut d’aller descharger leur colere contre Carmelin, luy disant qu’il estoit un meschant, un traistre, et un homicide, et que c’estoit luy qui avoit mis du poison dans le vin de son maistre. Il leur reprocha qu’ils estoient l’origine de tout le mal-heur, et que Lysis avoit confessé à sa mort qu’il desiroit mourir pour n’aller point avec eux à Paris. Hircan leur vint dire qu’il n’y avoit point d’aparence, de se quereller au lieu où estoit ce pauvre trespassé, et qu’il faloit porter du respect aux morts comme aux choses sainctes. Il fit sortir apres tout le monde de la chambre, et la ferma à la clef, ne voulant pas que personne y entrast de long-temps et puis il dit à Adrian, parlons un peu avec raison. Que pensez vous faire de mener tant de bruit ? Voulez vous que tout le monde sçache que Lysis est mort du poison qu’il a pris ? Si cela se peut sçavoir autre part que ceans, l’on fera enlever son corps, et l’on le portera à la justice qui luy fera son procez comme à un homme qui s’est tué soy-mesme. L’on le pendra par les pieds à une potence ; il sera noté d’infamie, et ses biens seront confisquez. Vostre lignee n’y aura pas de proffit ny d’honneur. Le bien de Lysis sortira de vos mains, et les enfans de vostre ville vous monstreront au doigt en allant à l’escholle comme le parent d’un pendu. Il faut donc tenir la verité secrette, et dire que Lysis à quité le monde par une mort naturelle. Ces considerations firent taire Adrian et sa femme. Ils avoient quelque part en la succession de Lysis qui leur fust venuë bien à propos, car ils avoient desja deux enfans, l’un en pension et l’autre en nourrice, et leurs richesses n’estoient gueres grandes. Pour Carmelin il n’y avoit pas moyen de luy faire cesser ses plaintes ; il tenoit tousjours de telles ou de semblables paroles. L’on ne songera donc point à moy qui ay si bien assisté mon maistre ? Celuy qui a travaillé demeurera sans recompense, et ceux qui n’ ont rien faict emporteront tout. Qui est-ce qui a esté avec Lysis le jour et la nuict ? Qui est ce qui a jeusné en sa compagnie, quand il a falu jeusner ? Qui est ce qui s’est empesché de dormir pour luy discourir d’amour ? Qui est ce qui luy nettoyoit ses habits ? Qui est-ce qui luy contoit de beaux contes ? Qui est-ce qui luy aprenoit des sentences prises des plus beaux lieux communs ? Helas ! C’estoit son fidelle Carmelin. Neantmoins il n’heritera aucunement de luy. Luy estant mort l’on le chasse comme un coquin. Encore s’il se fust avisé de faire son testament, j’eusse veu s’il m’eust aymé où non ; je me fusse contenté de ce qu’il m’eust laissé ; faudra-t’il que des heritiers qu’il n’aymoit point du tout et

p467

pour fuyr lesquels il est sorty du monde, jouyssent entierement de ses possessions. C’est proprement donner au meurtrier le bien de celuy qu’il a tué. Voila ses parens qui font semblant d’estre fort attristez de sa mort, mais ils n’ont pas la cinquantiesme partie de mon affliction ; aussi un bon autheur m’a bien apris que si les larmes sont sur le visage des heritiers le ris est dans leur cœur, et que si l’on a inventé de leur faire porter aux enterremens de grans capuchons qui leur couvrent tout le visage, ç’a esté de peur que l’on a eu qu’ils ne pûssent pas tousjours garder une contenance triste, et qu’à la fin la joye n’éclattast dans leurs yeux, ce qui seroit une chose de tres mauvais exemple au peuple. Carmelin fit ainsi beaucoup d’autres plaintes qu’il avoit je croy estud iees, mais Hircan luy remonstra qu’il feroit en sorte que ses services ne seroient point mis en oubly, et qu’encore que son maistre ne luy eust ordonné ny gages ny recompense l’on ne lairroit pas de luy donner quelque chose qui suffiroit pour le contenter. Il luy asseura qu’il ne devoit point se fascher si son maistre n’avoit point fait de testament, pource que ce n’eust esté tousjours qu’une semence de proces, et que les heritiers de Lysis ne luy eussent pas voulu bailler tout ce qui eust esté escrit. Pour vous donner un exemple de ces difficultez, poursuivoit il, un riche homme faisant son testament avant que de mourir, laissa son bien à la communauté des habitans de sa ville à la charge d’en disposer, et d’en donner à son vray heritier ce qu’ils voudroient. L’heritier ayant fait venir les habitans en justice, le juge leur dit, he bien si vous voulez accomplir la volonté du testateur, il faut donc que vous donniez à ce fils ce que vous voudrez ; quel partage voulez faire ? Nous luy laissons la dixiesme partie, et nous voulons le reste, respondirent les habitans. Prenez donc cette dixiesme partie pour vous, dit le juge, et laissez le reste à l’heritier, car il faut que vous luy donniez ce que vous voulez. Par cette subtilité le legitime successeur fut remis dans son bien : mais tous les juges n’ont pas l’entendement si bon que cettuy là, tellement qu’il fait fort dangereux plaider, tant pour les heritiers que pour les legataires. Quelque chose que Lysis vous eust laissee Seigneur Carmelin, Adrian vous en eust ravy une moitié et la justice l’autre. Quelle voye suivray-je donc ? Dit Carmelin, ne valoit-il pas mieux estre au hazard d’avoir quelque chose, que d’estre asseuré de n’avoir rien ? A quoy m’attendray-je ? Miserable que je suis ; la fortune ne me rid jamais. Vous estonnez vous si la fortune ne vous rit point ? Repartit Hircan, avez vous jamais veu rire une personne qui est sur la roüe. Carmelin ne fut pas assez subtil pour entendre cette raillerie dés le commencement, mais enfin il se souvint que l’on met sur une roüe cette volage deesse. Il pria Hircan de ne le point affliger

p468

doublement en se gaussant de sa miser e, et bien qu’Hircan sçeust au vray qu’il n’estoit pas si triste qu’il se faisoit, il luy jura qu’au cas que les heritiers ne luy voulussent rien donner, il le contenteroit de ses deniers propres. Au mesme temps il arriva un laquais d’Anselme, qui vint dire que son maistre estoit fort en peine de Lysis, n’ayant point eu de nouvelles de luy depuis la derniere fois qu’il l’avoit veu, et qu’il l’avoit envoyé sçavoir s’il avoit esté si peu courtois que de s’en retourner sans luy venir dire adieu, et s’informer s’il ne vouloit rien mander à Paris. Mon amy, respondit Hircan, dites à vostre maistre que Lysis vient de mourir tout à cette heure. Le laquais n’eust pas crû cecy, si Carmelin ne luy en eust asseuré avec une contenance triste. Il s’en retourna donc raporter à son maistre la responce que l’on luy avoit faite. Anselme ne sçavoit si l’on luy vouloit donner une cassade ou si l’on luy disoit la verité, de sorte qu’à tout hazard il voulut aller vistement chez Hircan. Des l’entree de la porte il rencontra Meliante qui luy aprit toute la mommerie que l’on avoit representee. Pour complaire aux braves bergers qui estoient en ce lieu Anselme contrefit le desolé à leur imitation. Au mesme temps Adrian et Pernelle demanderent à Hircan ce qu’il entendoit que l’on fist du corps de leur cousin, et qu’ils le vouloient faire ensevelir et enterrer. Ce ne sera pas d’aujourd’huy que l’on le mettra au tombeau, dit Hircan, ses compagnons bergers ne le permettront pas : leurs coustumes portent qu’il faut garder pour le moins deux jours les corps des trespassez, et les laver apres pour voir s’ils sont morts tout à fait, car il y en a assez qui estant seulement tombez en lethargie, ont esté reputez morts et enterrez comme tels, puis estans sortis de leur assoupissement ils sont morts enragez. Outre cela il faut que vous sçachiez que l’on n’enterre point les corps des bergers illustres et des heros comme estoit vostre cousin, c’est ce qui ne se vid jamais. Lisez tous les bons autheurs, et vous sçaurez si cela se pratique. Nous croyons que c’est une chose vile que d’estre abandonné à la terre. L’on ne sçauroit faire pis à ceux qui sont morts par supplice, y à t’il rien plus vilain que de pourrir et d’estre mangé des vers ? N’est-ce pas une chose abjecte que de se donner au plus bas et au plus grossier de tous les elemens ? Il vaut bien mieux se donner au plus pur ; c’est une chose plus noble et plus desirable. Nous autres personnes de marque nous voulons que nos corps soient bruslez apres nostre mort. Il semble que le feu aspirant à la plus haute sphere vueille y porter aussi nos reliques, et que nos corps aillent aussi bien avec les dieux que nos ames. Le corps de Lysis sera donc bruslé sur un bucher au milieu de ma cour : mais auparavant il faut faire quelques ceremonies necessaires. Hercule se brusla bien tout vif avant que d’aller au ciel ; y a t’il danger de brusler un homme mort ?

p469

Les corps de tous les Cesars l’ont esté. Adrian qui n’entendoit ny l’histoire ny la fable, estoit tout estonné de la proposition d’Hircan, et protestoit plus que jamais d’avoir recours à la justice pour tirer raison de toutes les injures que l’on luy avoit faictes. Il disoit que l’on avoit tort de ne vouloir pas que son cousin fust enterré à la maniere accoustumee, puis qu’il ne paroissoit point qu’il fust mort heretique, et que tout au contraire de l’opinion d’Hircan, il soustenoit que c’estoit une ignominie d’estre bruslé, mesme plus grande que d’estre jetté à la voirie, veu que la justice ne condamne au feu que les plus meschans comme les sorciers ou les criminels de leze majesté. Philiris voulut alors soustenir ce qu’Hircan avoit dit, et il alloit se servir de quelques raisons puisees dans la plus fine sagesse du docteur Charron, mais Hircan luy fit connoistre qu’il ne faloit pas sortir des termes de la poësie, et qu’ils ne se devoient pas mettre parmy des choses trop serieuses. Adrian ne pouvant plus alors celer ses ennuys, se tourna vers Anselme et le querella de cette sorte. Si je suis en peine pour deffunct mon cousin, je vous declare désàpresent comme alors, et je vous declareray alors comme dés a present, que je doy avoir mon recours contre vous. Vous m’avez osté ce pauvre garçon d’entre les mains, et me promettant que vous le traitteriez bien, vous l’avez amené icy parmy des gens qui luy ont fait perdre l’esprit tout à fait. C’est bien tout au contraire, respondit Anselme, car s’ils font les insensez, comme vous voyez quelquefois, vostre cousin en a esté la cause. Ils estoient fort sages quand il est venu icy, mais il les à pervertis, et leur à communiqué toutes ses mauvaises opinions. Si je n’eusse bien pris garde à moy, et si je ne me fusse tousjours esloigné de luy, il m’alloit aussi faire prendre le grand chemin de la follie. J’ay de bons tesmoins qui vous prouveront qu’il m’a cent fois voulu persuader de me faire berger. Ce sont icy des impostures, dit Adrian, vous estes tous assez grands pour vous sçavoir gouverner. Il n’est pas à croire qu’un jeune homme seul en ayt corrompu tant d’autres. Mon cousin ne pouvoit estre plus mal en aucun lieu du monde. Ce sont icy des ruffiens et des atheistes que ne craignent ny dieu ny diable. Depuis que je suis ceans, ils n’ont pas dit un seul mot de nostre religion. Comment est-ce que l’on souffre dans la France ces apostats, qui sont pires que les Nerons et les Julians ? Adrian fit plusieurs belles exclamations en suite de celle cy ; mais Meliante luy dit que s’il en venoit aux injures, ce ne seroit pas son pluscourt chemin, et qu’il avoit desja assez esprouvé combien la puissance d’Hircan estoit grande. Vous estes un ignorant, luy dit aussi fort rudement Hircan, vous ne sçavez ce que c’est que de la grandeur heroyque. Aprenez que les heros comme nous ont des privileges que n’ont

p470

pas les autres hommes. Ils vivent tout d’une autre sorte, ils s’habillent, ils parlent autrement, et ils meurent autrement. Adrian avoit envie de demander s’ils n’avoient point aussi un paradis à part, mais il se retint de peur de fascher d’avantage le maistre de la maison. Songez un peu si vous voulez voir les ceremonies que nous ferons au trespassé, poursuivit Hircan, nous ne nous cacherons pas pour vous ; que si vous ne desirez pas y paroistre, allez vous cacher où bon vous semblera, aussi bien estes vous trop prophane pour assister à des funerailles si sacrees. Ce discours fit retirer Adrian et sa femme dedans leur chambre, et cependant Hircan ouvrit celle de Lysis où toute sa bande entra, et Fontenay mesme qui ne fa isant plus le desesperé se contentoit de faire le triste. Carmelin alla jetter le drap par dessus la teste de Lysis qui ne se remuoit non plus qu’auparavant, et le jardinier ayant aporté des fleurs et dés herbes odoriferantes qui se pouvoient trouver en la saison, tous les bergers en jetterent dessus le corps du trespassé. Amarylle vint alors laquelle chanta un air qui estoit faict tout exprez sur la mort du berger. Sa voix estoit si douce et si languissante qu’Adrian crût au commencement qu’elle chantast quelque bonne priere : mais lors qu’il entendit le sens de ce qu’elle chantoit, et que les autres bergers luy eurent respondu, il se fascha outre mesure, pource que tout cela ne parloit que de passion amoureuse. Voyez, mamie, disoit-il à Pernelle, avec quelles gens nous sommes tombez, au lieu de prier Dieu pour l’ame de ce pauvre trespassé, ou d’envoyer querir des prestres qui s’en acquitent, ils vont jusques dans sa chambre luy chanter des airs en françois. Cependant je ne doute point que nostre cousin n’ayt besoin d’estre assisté par priere, car il est mort sans confession. La musique ayant long temps continué il ne cessoit de se plaindre, et au mesme temps Carmelin estant sorty de la chambre pour aller querir des branches de cypres qu’Hircan demandoit encore, il y eut un valet qui luy vint dire, voila ta gloire abatue, pauvre homme, tu ne feras plus tant le sot, tu as perdu ce maistre qui estoit cause que tu estois bien venu par tout. Je te verray gueux à cette heure cy. Carmelin fut si pacifique qu’il ne respondit mot à ces injures, il se mit seulement à pleurer, pour tesmoigner que sa tristesse estoit grande, mais en soy mesme il se consoloit fort, considerant que ceux qui le gourmandoient comme s’il n’eust plus esté apuyé de personne, seroient quelque jour bien trompez quand ils verroient que Lysis vivroit encore. Il prit donc du cypres dans le jardin, et le porta paisiblement à Hircan qui en sema des rameaux par toute la chambre selon la coustume des antiens qui tenoient cet arbre pour funeste. Carmelin songea alors en soy-mesme qu’il avoit ouy dire à Hircan qu’il faloit brusler le corps de

p471

Lysis et no n pas l’enterrer. Cela le mettoit en d’estranges inquietudes, car pour accomplir le dessein de son maistre, il faloit qu’il fust enterré necessairement, afin qu’Adrian n’ayant plus rien qui le retinst en Brie s’en retournast à Paris, et que pendant la nuict il fist sortir Lysis du tombeau pour aller passer quelque temps en un lieu escarté, et revenir apres reprendre sa premiere vie. Que si au contraire l’on le vouloit brusler, le pauvre homme ne sçavoit s’il ne seroit pas obligé de declarer qu’il n’estoit pas mort, de peur que l’on ne commist ceste grande cruauté de le brusler tout vif. En fin il jugea qu’il se devoit donner un peu de patience pour ne point encourir la hayne de son maistre, qui se fust fasché de voir qu’il gardoit si peu les secrets, tellement qu’il se delibera de ne declarer la verité que dans la necessité extreme. Comme il estoit en ceste pensee Philiris estant monté à deux genoux sur une chaire, et apuyant ses mains sur le dossier commença de tousser cinq ou six fois comme un homme qui se prepare à parler long temps. Tous les bergers s’assirent, sçachant qu’il vouloit faire une harangue funebre sur la mort de Lysis, et chacun gardant le silence il parla de cette sorte. Je ne sçay quel bien nous reste apres celuy que nous avons perdu, tristes, et desolez bergers, si ce n’est que nous repassions en nostre memoire le contentement que nous avions de posseder l’incomparable Lysis, car tousjours sommes nous tenus de remercier les dieux de nous l’avoir laissé quelque temps, plustost que de les injurier pour nous l’avoir maintenant osté. Ce sont possible nos fautes qui en sont cause, et nous ne meritions pas d’avoir parmy nous un si rare chef d’œuvre, auquel le ciel avoit operé avecque la nature. Soit que l’on considerast les traits de son visage et la proportion de son corps, soit que l’on se representast la gentillesse de son humeur et la beauté de son esprit, l’on n’y trouvoit rien dont la terre fust digne. Toutefois cette commune mere des hommes, ayant eu une fois envie de le posseder eternellement, avoit obtenu de Jupiter qu’il seroit mis au rang des arbres qu’elle nourrit par leurs racines, mais le sage Hircan s’y oposa, et destacha cet illustre berger de sa captivité, qui bien qu’honorable, ne laissoit pas d’estre fascheuse. Le ciel ne voulant plus depuis estre privé de son ouvrage, a tant fait qu’il l’a retiré d’icy bas, et l’on jugeoit bien qu’il le vouloit avoir à toute force, puisque le destin ordonnoit qu’il exposast sa vie à toute sorte de perils pour tirer une dame des prisons d’un enchanteur, quoy que sa principale profession ne fust pas celle d’un guerrier. Neantmoins ce n’a pas esté par une mort violente qu’il nous à quitez ; il ne faloit pas que l’entree des delices dont il jouyt maintenant luy fust fascheuse ; une mort naturelle luy est venu doucement siller les yeux, et n’a pas rompu ny coupé les liens qui attachoient son ame avec son

p472

corps, mais les à desnoüez proprement et sans effort. Ces paroles esme urent si fort Lysis qu’il oublia presque qu’il estoit trespassé ! Il estoit tout prest à parler pour aprendre aux bergers qu’ils avoient tort de dire que sa mort avoit esté naturelle, veu qu’elle avoit esté violente. Il songeoit que si l’on ne disoit point qu’il s’estoit empoisonné, il seroit frustré de ses espoirs, et n’auroit point de merite envers Charite. Il ne se figuroit pas que l’on trouvast de la honte à dire qu’il s’estoit deffait soy mesme. L’agitation de son esprit fit que son corps se remua un peu, ce que Meliante ayant aperçeu il interrompit l’orateur pour l’en avertir, mais l’on luy dit qu’il avoit eu une illusion, et Philiris ne laissa pas de continuer ainsi son discours. Je vous voulois donc dire, pastorale assistance, qu’il faloit que Lysis mourust puisque le ciel le vouloit avoir : mais pourtant il n’y à aucune consideration qui veritablement doive empescher que nous ne recevions sa mort avec les afflictions dont les hommes sont capables. Il ne faut pas qu’aucun d’entre nous fasse de dix ans le moindre sousris, et si cela luy arrive il doit estre condamné à l’amende, comment n’aurions nous point de tristesse, veu que l’amour mesme ne s’en peut exempter, tout dieu qu’il est, et je croy qu’il n’ira plus tout nud comme il avoit accoustumé par cy devant, pource qu’il faudra qu’il porte le dueil. Aussi estoit il fort obligé à ce berger qui travailloit tous les jours à rendre son empire de plus grande estenduë, et qui à sa mort a consigné son ame entre ses mains pour la conduire au lieu où les fidelles amans sont recompensez. Je ne vous dy toutes ces choses que pour ce que la coustume le veut ainsi, car je m’imagine que vous estes assez portez à rendre à Lysis ce que nous luy devons sans que je vous y excite par mes paroles. Toutefois il me sera permis encore de vous avertir que vous vous prepariez pour faire demain au matin ses funerailles. Ce sera là que j’en diray davantage que maintenant, et que je feray un recit particulier de toutes ses vertus et des plus belles avantures de ses amours, non pas pour vous qui ne les ignorez point, mais pour les estrangers qui pourront arriver icy, et seront tres aises d’entendre quelle estoit la vie du berger heros qui nous desiroit aprendre l’art de devenir heureux. Philiris mit ainsi fin à son discours dont Lysis ne perdit pas un mot, estant tout resjouy des honneurs que l’on luy faisoit. Hircan fit alors sortir les bergers et commanda seulement à Carmelin de garder le trespassé. L’on disna un peu apres, et l’on luy porta ce qu’il luy faloit, mais encore qu’il n’y en eust pas trop pour luy, il fut si charitable, qu’ayant fermé la porte, il en donna la moitié à manger à son maistre, qui confessoit qu’il n’avoit jamais eu si bon appetit que depuis qu’il estoit mort. Anselme s’en retourna chez Oronte pour y conter la plaisante avanture de Lysis, et mettre chacun hors de peine touchant l’opinion

p473

que l’on avoit de son trespas. Cepe ndant Adrian et Pernelle voulurent manger à part sans se mesler d’oresnavant parmy les bergers qu’ils tenoient pour excommuniez et abominables ; leur resolution estoit de ne s’en point retourner qu’ils n’eussent fait enterrer le corps de leur cousin malgré la resistance d’Hircan, quoy qu’ils eussent beaucoup affaire à Paris. La journee s’estant passee diversement pour les uns et pour les autres, l’on ordonna que Carmelin coucheroit dans la chambre du mort, quoy qu’il en fist quelque difficulté, et les autres prirent leur repos en leurs chambres ordinaires. Lysis se voyant seul avec son fidelle Carmelin s’entretint long-temps avec luy, et voulut sçavoir tout ce que l’on avoit dit de sa mort. Ayant sçeu que chacun le regrettoit il crût que l’affliction passeroit jusqu’au cœur de Charite ; et pource qui estoit de la deliberation que l’on avoit prise de brusler son corps, elle luy donna beaucoup d’inquietudes. En fin il pria Carmelin de poser sur le buscher, quelque fagot empaquetté de linge au lieu de luy. Carmelin luy promit d’y faire tout ce qui luy seroit possible. Le matin ne fut pas si tost venu qu’Oronte et tous ceux de sa maison arriverent chez Hircan, ayans un extreme desir de voir quelle issuë auroit la feinte de Lysis, Montenor, et Clarimond y vinrent aussi, le bruict en estant venu jusqu’a leurs oreilles. Tous les bergers estoient desja dans la chambre de Lysis, lors qu’Adrian y vint encore conter ses douleurs, remonstrant que l’on avoit tort de n’avoir pas seulement ensevely ce pauvre trespassé. Clarimond y arriva à l’heure, de sorte que l’ayant reconnu pour celuy à qui il avoit parlé dans les champs, et le trouvant homme de meilleur esprit que les autres, il le pria de faire quelque chose pour luy. Clarimond qui avoit l’ame tres-bonne, s’en alla donc dire tout bas à Hircan qu’il ne sçavoit quel plaisir ils prenoient à donner tant de peine à ce pauvre bourgeois, et que l’on s’estoit desja assez mocqué de luy. Vous voyez bien, dit Hircan, que c’est son cousin Lysis qui a commençé ; nous n’avons fait qu’ayder un peu en l’affaire. Voudriez vous que lors qu’il luy a pris fantaisie de contrefaire le mort nous eussions dit deslors qu’il ne l’estoit pas ? Non pas cela, repartit Clarimond, la feinte estoit trop agreable pour ne la point laisser reussir, mais donnez y maintenant un terme. Hircan luy fit seulement alors un signe de la teste pour monstrer qu’il aprouvoit ce qu’il venoit de dire, et voyant que Charite estoit venuë dans la chambre avec les autres, il la prit par la main et luy dit en l’amenant pres du lict du berger. Voyez belle Charite, quels ont esté les effects de vostre cruauté. Vous avez faict à ce berger illustre un commandement sans commandement qui a esté cause de sa mort. Vous estes loüable d’estre venuë icy pour arrouser son corps de vos larmes. Nous ne voulons

p474

point d’autre eau pour le laver : mais neantmoins ô cruelle, avant que d’offusquer les beaux soleils de vos yeux par les nuages de la tristesse, soyez si favorable que de lancer quelques uns de leurs rayons sur ce corps inanimé. Il se peut faire que si vous avez eu le pouvoir de le faire mourir, vous aurez le pouvoir de le faire vivre. Lysis oyant ce discours connut que sa maistresse estoit là, et ne voulant pas que l’on luy imputast cette honte à l’avenir de n’avoir pû faire ressusciter son amant il s’avisa promptement de retourner au monde en sa presence. Il sousleva donc sa teste petit à petit, et l’ayant découverte d’une main, il se frotta long-temps les yeux comme s’il eust eu de la peine à les ouvrir. Les bergers s’escrierent alors miracle, miracle des yeux de Charite, cette belle a rendu la vie non seulement à Lysis, mais à tous ses amis encore, qui vouloient mourir avec luy. Il la faut remercier, il la faut adorer et luy dresser des temples comme à une deesse. A genoux bergers devant cette belle ; faictes luy des submissions. Charite voyant alors que l’on luy venoit embrasser les genoux et baiser le bas de la robbe, estoit si honteuse qu’elle se repentoit d’avoir suivy sa maistresse, et eust pris la fuite bien tost si Hircan ne l’eust tenuë bien ferme. Lysis la regarda d’un oeil languissant, et puis il luy dit, belle Charite, est ce vous qui me tirez de l’autre monde apres m’y avoir envoyé ? Quels nouveaux conseils suivez vous ? Voulez vous que je demeure icy pour languir continuellement ? Ne vous imaginez point cela, dit Hircan, c’est pour vous rendre vostre bon-heur que l’on vous a rendu la vie. Ha ! Que si cela est, dit Lysis, que cette terre vaut bien mieux pour moy, que les enfers ny les champs Elysees dont je revien maintenant, et où j’ay veu de merveilleuses choses. Adrian qui estoit demeuré dans la chambre parmy les autres pour voir ce que l’on y feroit fut saisi d’une extreme joye lors qu’il ouyt parler Lysis. Il alla crier à sa femme que leur cousin estoit encore en vie, mais Polidor luy dit qu’il avoit tort de croire que Lysis n’eust point esté mort du tout, et qu’il l’avoit bien veu trespasser, mais qu’il avoit esté ressuscité, tant par les charmes de Charite que par ceux d’Hircan. Adrian qui ne comprenoit rien à de tels miracles, ne respondit mot pour ne point disputer davantage, et retourna avecque Pernelle dedans la chambre de Lysis. Le berger se vouloit lever pour se jetter aux pieds de Charite, mais l’on luy dit qu’il devoit garder un peu le lict, pource que l’on ne sçauroit mourir sans estre bien malade et qu’il se pouvoit encore sentir de cette maladie. Toutesfois, il se sousleva un peu d’avantage qu’il n’estoit, et ayant un oreiller sous sa teste, il commança ainsi de parler à toute l’assistance. Il est bien raisonnable que je vous aprenne de quel lieu je vien,

p475

compagnons bien-aymez, et que je vous rende compte des choses que j’y ay veuës. Mon ame ne fut pas si tost hors de mon corps, que l’amour la vint prendre pour la mener aux enfers ; et que mon cousin Adrian et ma cousine sa femme, que je voy là à un coin, ne s’estonnent point de ce mot ; qu’ils ne pensent pas qu’aller aux enfers en terme de bergerie, ce soit estre damné, comme ils ont ouy dire à leur curé : car c’est à dire aller en l’autre monde, qui est appellé enfer, d’autant qu’il est plus bas que cettuy-cy. Il est vray qu’en ce lieu il y a une prison pour ceux qui se trouvent coulpables de quelque crime : mais l’on l’appelle Tartare. Il faut que tous les hommes aillent en ces lieux sousterrains pour rendre hommage à Pluton qui en est le roy, si ce n’est que par grace speciale ils soient aussi tost deifiez que trespassez, et que quelque dieu les plonge dans une riviere pour les purifier comme Venus y plongea son fils Enee. Cet honneur ne m’estant donc point fait, l’amour me mena aux enfers comme je vous dy, car remarquez qu’encore que ce soient les genies ou bons anges qui fassent cet office pour tous les autres mortels, ce petit dieu le faisoit pour moy, d’autant que les destins ne m’ont jamais donné en garde à d’autre demon qu’a luy. Apres estre descendus par une vallee obscure nous nous trouvasmes sur la rive du fleuve d’Acheron où l’amour me quita, et je trouvay le nautonnier qui alloit passer quelques autres ames. Je me voulois mettre aussi dans son batteau lors qu’il me repoussa de toute sa force, me disant qu’il ne me vouloit point passer si je ne luy payois son droict auparavant. Je n’ay point d’autre metail, luy dis-je, que celuy que j’ay en moy-mesme ; tu vois qu’il est demeuré en moy quelques grains du premier siecle, et que par mes vertus j’ay redoré le fer de nostre âge. Regarde si je te puis servir à quelque chose qui recompense ta peine : car pour le denier de cuivre que donnent les autres, je ne l’ay point aporté. Tout cela n’eust servy de rien si une ame charitable qui avoit un double, n’eust dit que c’estoit pour nous deux, songeant qu’elle n’avoit plus que faire de monnoye. Quand je fus passé et desembarqué, j’ allay à la porte de l’enfer où Cerbere ne me pût faire de mal, à cause qu’il estoit lié pour lors d’une grosse chaisne de fer ; estant au milieu de ce grand palais, je voyois que toutes les autres ames fuyoient devant moy, ce qui me mettoit en une extreme peine, pource que j’eusse bien voulu les entretenir, et leur demander comment elles passoient le temps en ce lieu. Il y en eust enfin deux plus hardies que les autres qui me prirent et me menerent vers les trois juges, ausquels elles representerent que le royaume de Pluton s’en alloit perdu s’ils n’y mettoient remede, et qu’au lieu que l’on avoit tousjours mis peine pour y laisser l’obscurité, j’y avois tout d’un coup aporté tant de lumiere que j’estonnois tous les habitans de

p476

cette basse region. J’en voy bien la raison, dit Rhadamante, c’est l’ame d’un amant, dont le feu est aussi pur et aussi clair que le soleil, il faut l’aller plonger dans les fleuves glacez où nous esteignons les flammes de l’ambition, de l’avarice, et des autres passions. Ne l’y envoyons pas, repartit Eacus elle merite toute autre chose ; nous serions injustes si nous faisions cela. Vous n’avez pas meurement consideré l’affaire. Minos fut de cette opinion, et ayant long temps consulté avec ses compagnons, il ordonna que l’on me meneroit aux champs Elysees. Je vy en passant le Tartare où les criminels sont si fort tourmentez que l’on entend leurs plaintes d’une lieuë loin. C’est là qu’est Tantale, c’est là qu’est Ixion, c’est là que sont beaucoup d’autres qui ont offencé les dieux. Apres avoir long-temps cheminé avec un esprit qui me servoit de guide, je vy que petit à petit l’air s’esclaircissoit, et enfin je me trouvay insensiblement en un païs, où il y avoit assez de lumiere pour voir les belles choses qui s’y trouvoient. Il y avoit une prairie couverte d’une infinité de fleurs qui ne se peuvent rencontrer qu’en voyageant par toutes les contrees du monde ; au bout de là il y avoit un boccage garny d’autant d’arbres differends, et ce fut là que je trouvay beaucoup d’ames bien heureuses qui commencerent à me faire des complimens pour le plaisir qu’elles recevoient de m’avoir en leur compagnie. Je n’avois pas laissé icy ma civilité, tellement que je leur respondy en termes assez courtois. Elles estoient toutes vestuës de blanc, et leur passe-temps ordinaire estoit de reciter des vers, de jouër du luth ou de la guytarre, et non pas de joüer aux cartes ny aux dez, ce qui estoit reservé pour les mauvais demons. Comme elles me monstroient toutes leurs delices, je m’avisay de leur demander pourquoy nous n’estions point apellees autrement que des ames, et pourquoy l’on nous mettoit au feminin genre, veu que plusieurs d’entre nous avoient esté autrefois hommes. Il y en avoit une qui m’alloit respondre, lors que je vy l’amour voler par dessus ma teste, lequel me prit entre ses bras et m’emmena si viste par l’air, que la grande agitation m’assoupit, de sorte que je me suis trouvé icy sans y penser. Lysis ayant ainsi finy son discours dont il avoit controuvé les mensonges tout sur le champ, l’on admira la fertilité de ses conceptions. Philiris luy dit sur le doute où il avoit esté, que si nous n’estions que des ames apres nostre mort, ce n’estoit pas que nous fussions plustost des femmes que des hommes, mais que n’estans ny d’un sexe ny d’un autre l’on nous appelloit d’un nom qui s’estoit trouvé feminin dans l’usage sans y penser. Que l’on le prenne comme on voudra, dit Lysis, mais je suis bien ayse que mon ame soit feminine, puisqu’elle sera d’un mesme sexe que l’object de son amour : car l’unique desir de l’amant est d’estre changé en la chose aymee. Voyez, belle Charite,

p477

qu’elle est mon affection, poursuivit il, aussi quand je fus en l’autre monde, je n’avois autre regret sinon d’estre party trop tost de cettui-cy, et de n’avoir point attendu que je me visse en vostre presence, afin que vous ne doutassiez point que c’estoit vous qui me donnoit la mort : mais le destin a voulu pour m’obliger, que si je ne suis mort devant vous, au moins est-ce devant vous que je suis ressuscité. Charite ne sçavoit que respondre à ces belles paroles, tellement que lors qu’elle vit qu’Hircan la laschoit un peu, elle ne fit qu’un sault de la chambre jusqu’en l’allee et s’en allant en bas sans estre suivie de personne, elle fut d’avis de s’en retourner chez Oronte de peur que l’on ne se mocquast d’elle. Cependant Adrian se vit fortifié par ceux qui estoient survenus, lesquels estoient à son avis d’un esprit plus rassis que les bergers. Il s’aprocha donc de son cousin, et luy demanda s’il ne vouloit pas revenir à Paris, ce qui affligea merveilleusement le berger, pource qu’il consideroit que sa feinte avoit esté vaine, et qu’il ne l’avoit pas continuee assez long-temps pour chasser ce fascheux curateur. Comme il ne sçavoit que respondre, Hircan prenant la parole dit qu’il estoit bien importun d’aller troubler le repos d’un pauvre homme qui ne faisoit que de retourner en vie, et qu’il suffiroit bien si Lysis avoit la force de se lever pour marcher par la maison. Cette reprimende prononcee d’un ton rude fit reculer Adrian, et Hircan ayant promis à Lysis sur sa foy qu’il empescheroit que son cousin ne fist de luy à sa volonté, il le supplia de se lever pour venir disner avec la compagnie. Il fut pour lors de si bonne humeur qu’il permit que Carmelin luy aydast à s’habiller. Hircan avoit retenu à disner tous ceux qui estoient chez luy, et sans faire aucune ceremonie, il les vouloit traiter de ce qui se trouveroit à sa maison. Comme l’on estoit prest de se mettre à table, Lysis estoit en termes de faire un mauvais repas pource qu’il ne voyoit point la belle Charite apres l’avoir cherchee par tout. Il croyoit que les tesmoignages d’amour qu’il luy avoit donnez estoient reduits à neant : mais Angelique aiant ouy quelqu’une de ses plaintes, luy voulut donner pour lors de la consolation, et luy fit acroire que s’il ne trouvoit point Charite, ce n’estoit pas qu’elle l’eust quitté par mespris, mais que Leonor l’avoit renvoyee chez Oronte, pour songer à quelque affaire du mesnage. D’un autre costé Adrian qui s’imaginoit que son cousin ne seroit pas mieux qu’il avoit esté par le passé, n’avoit pas perdu l’envie de l’emmener, et son recours fut à Anselme quoy qu’il l’eust querellé auparavant. Il luy demanda s’il ne pourroit obtenir que l’on leur permit de s’en aller, et Anselme luy respondit, si vous avez tant de haste, retournez vous en dés aujourd’huy, et pour Lysis je vous promets que comme je l’ay amené, ce sera

p478

moy aussi qui le remenera. Dans quinze jours tout au plustard, il faut que j’aille à Paris, pource que mes affaires m’y apellent. Ce terme n’est pas si long. Il n’arrivera pas entre cy et là de si grands changemens en l’esprit de vostre cousin que vous les deviez craindre. Adrian avoit de la peine à s’accorder à cecy, mais Clarimond estant intervenu là dessus luy conseilla de suivre le party que l’on luy proposoit ; il y fut contraint d’autant qu’il avoit bonne opinion, de la fidelité de ce gentilhomme. Toutesfois parce qu’il estoit trop tard pour aller coucher à Paris, il remit encore son voyage au lendemain, et Hircan sçachant sa resolution luy fit beaucoup de caresses, à cause qu’il estoit fort aise d’avoir encore du temps pour se donner du plaisir de Lysis. Pendant tout cecy Carmelin ne sçavoit s’il devoit estre joyeux ou triste. Des que son maistre avoit esté levé il estoit allé trouver Lisette à laquelle il ne s’estoit point encore offert pour serviteur depuis que Lysis luy avoit permis de l’estre. La mort de son maistre luy avoit empesché d’y songer. Au premier discours qu’il luy tint elle tourna tout en risee, tellement qu’il estoit fort peu satisfait. Le pis estoit qu’il ne l’osoit declarer, à Lysis pource qu’il sçavoit bien qu’il ne luy donneroit point d’autre conseil que de faire l’amoureux enragé comme Fontenay. Il ne pouvoit chanter pour donner des serenades, et ne sçavoit joüer d’autre instrument que de son flageollet. Outre cela il n’estoit pas homme qui voulust perdre une heure de son repos pour suivre les loix des amans. Il revint donc avecque ces inquietudes pour disner en la compagnie des honnestes gens, ainsi qu’il avoit accoustumé. Comme l’on lavoit les mains pour se mettre à table le valet de chambre d’Hircan vint dire qu’il y avoit en bas un homme assez mal faict, qui avoit fort envie de monter. Comment t’a t’il abordé, dit Hircan, ne parle t’il point de ce qu’il nous veut ? Comme je l’ay veu descendre de cheval privément, reprit le valet de chambre, je luy ay demandé ce qu’il desiroit. Je vien fraischement de Champagne, m’a t’il respondu, et voulant m’en retourner je me suis egaré du droict chemin, tellement que j’ ay en vain cherché par tout jusques icy une hostellerie pour repaistre en ces cartiers. Vous estes fort mal adressé, luy ay je dit, pensez vous loger ceans ? Ne sçavez vous pas que c’est un gentil’homme qui y demeure, et non pas un cabarettier ? Nonobstant ces paroles, il n’a pas laissé d’attacher son cheval par la bride à un treillis, ny de luy donner du foin qu’il ramassoit d’un costé et d’autre pres de l’escurie, et il m’a reparty froidement. Puisque c’est icy la maison d’un gentil’homme, elle vaut bien mieux pour moy que non pas une taverne. Je suis mesme tous les jours receu avec honneur à la table des princes : c’est pourquoy vostre maistre sera fort aise de m’avoir, et je vous prie de l’avertir seulement, que Musardan

p479

est icy ; ce nom est assez connû par toute l’Europe ; il faudroit avoir esté tousjours nourry avec les topinambous pour l’ignorer. M’ayant dit cela j’ay crû que je ne le devois pas quereller, et j’ay voulu monter icy tout aussi tost pour vous aprendre sa venuë : mais pource qu’il me suivoit de fort pres, je l’ay prié d’attendre au bas de l’escalier comme je croy qu’il y est encore maintenant. Vous verrez que c’est là quelque maistre foû, dit alors Clarimond. Ne dy point cela, repartit Lysis, faut il que tu sois encore venu ceans pour me faire du despit, et quereller tous les honnestes gens qui s’y trouveront ? Si ce Musardan est celuy que je pense, c’est l’un des plus braves hommes de ce siecle. Je m’en vay le recevoir sur vostre parole, dit Hircan. Et tout incontinent il alla trouver cet homme qui avoit le manteau et les chausses de serge noire avec un pourpoint de toile blanche assez salle et qui sembloit n’estre pas de fort grande qualité. Ce Musardan voyant arriver Hircan luy fit une profonde reverence, et le salua de ce compliment qu’il avoit premedité ; monsieur, luy dit-il, vous me pardonnerez s’il vous plaist la hardiesse que je pren de vous venir visiter si privément, car je croy que puisqu’il vous est permis de voir à toute heure les ouvrages de mon esprit, que j’ay mis depuis quelque temps en lumiere, il ne me doit pas estre aussi deffendu de vous voir. Il croyoit avoir dit des merveilles ayant fait connoistre par ce discours qu’il estoit des autheurs du temps ; mais Hircan luy respondit de cette sorte ; monsieur il est vray que vous avez droict de visiter quand bon vous semblera tous ceux qui ont veu vos beaux ouvrages, lesquels sont tenus de vous donner à disner à tout le moins chacune fois, tellement que si vous voulez vous ne mangerez jamais chez vous, et je vous asseure bien qu’encore que les livres dont je croy que vous me parlez, ne soient jamais venus à ma connoissance, si est ce que je veux estre de ceux qui se sentiront tres-honorez de vous voir à leur table. Bien que cette responce fust pleine d’une secrette raillerie, et qu’elle reprochast a cét homme son effronterie d’escorniffleur, il se delibera neantmoins d’accepter ce que l’on luy offroit. Il dict encore à Hircan qu’il s’estoit fourvoyé, mais qu’il estoit heureux en son mal’heur puis qu’il faisoit une si bonne connoissance. Hircan le pria alors de monter sans ceremonie, et envoya un laquais mettre son cheval à l’escurie. Quand il fut dans la salle haute où le disné estoit preparé, il fut fort esbahy d’y voir tant de monde. Voila un homme qui vous connoit fort de reputation, luy dit Hircan en luy monstrant Lysis, c’est luy qui a leu les livres que vous avez faicts. Voicy donc le Musardan dont je parlois, dit aussi tost Lysis ; que je l’embrasse, que je le baise à la joüe : ha ! Qu’il est bien mon cher amy, bien qu’a la verité il ne parle pas de bergerie dans tous ses livres. Lysis l’accola

p480

en disant cecy, et Musardan luy rep artit qu’il luy estoit fort obligé d’avoir jetté les yeux sur ses ouvrages. Lysis se tourna apres vers ses compagnons, et leur dit, accourez bergers, saluez ce bel esprit : il y a plus de trois fois six livres qui portent son nom, et ce sont tous livres d’amour. Ha ! Le rare esprit, s’escria Philiris, il nous aprend à nous gouverner pendant les violentes ardeurs de la plus belle passion qui tombe dans nos ames. Que tous ceux qui vivent dans la France ne sont ils semblables à luy. Il n’y auroit point d’ignorance en ce royaume. Les autres bergers firent de semblables exclamations en le venant saluër, tellement qu’il entroit en une vanité nompareille, et croyoit desja estre en possession de l’aprobation generalle. Hircan voulut que l’on cessast ces complimens pour se mettre à table, et chacun fut placé selon qu’il meritoit. Lysis qui repassoit tousjours par sa memoire les coustumes de l’antiquité s’avisa de dire qu’il ne trouvoit plus à propos que l’on entourast toute la table, et qu’il se faloit mettre tous d’un costé, afin de laisser de l’espace au maistre d’hostel pour servir. Il vouloit aussi que l’on fust couché sur des licts pour manger, et non pas que l’on fust assis sur des escabelles, et son dessein estoit que l’on n’allast point chercher la table, mais que l’on vous la vinst aporter et que l’on la retirast apres. C’est une coustume fort belle que de se mettre sur un lict pour manger, dit Hircan, car pour le moins quand l’on est yvre l’on est en lieu propre pour dormir. Neantmoins si nous voulions maintenant commander à un menuisier des tables et des licts à la mode de Lysis, nous mourions de faim avant qu’ils fussent faicts. Voyla pourquoy ne laisserons pas de disner. Nous songerons à cela un autre jour. Lysis ne fit point là de repartie pource qu’il tomba insensiblement sur une autre pensee. Il luy sembloit que Musardan estoit un bon autheur, et qu’il eust mieux valu luy donner son histoire à faire qu’à Philiris dont il avoit seulement esprouvé l’eloquence dans les discours qu’il avoit faits de vive voix, mais non pas l’elegance qu’il faut avoir pour bien coucher par escrit. Enfin pour esprouver de quelle humeur estoit cet homme mieux qu’il n’avoit fait par ses livres, il s’avisa de luy demander s’il n’avoit point veu la lettre qu’il avoit envoyé à Paris adressante aux poëtes et aux faiseurs de romans. Musardan respondit que son amy fabuliste luy avoit parlé d’une lettre envoyee de la part d’un berger inconnu, mais qu’il ne la luy avoit point monstree. Vous ne venez donc pas icy tout exprez pour me trouver, reprit Lysis, et quand à ce fabuliste dont vous me parlez, bien qu’il soit aussi grand poëte et aussi grand romaniste que vous, comme ses œuvres le tesmoignent, il semble à vous ouyr parler qu’il ayt tenu ma lettre dans l’indifference puisqu’il ne vous la point communiquee ; cela me

p481

fait connoistre que vous n’estes pas de la bande des parisiens qui doivent venir icy se faire bergers. Vous devriez monstrer le chemin aux autres, et neantmoins vous me donnez beaucoup de sujet de diminuer la bonne estime que je faisois de vous. Voyez tous ceux qui sont pres de moy vestus de blanc, ce sont des bergers tels que je voudrois que vous fussiez. Les bergers voulant complaire à Lysis avoüerent qu’ils estoient tous de cette heureuse qualité qu’il leur attribuoit, et pour avoir plus de passe-temps ils se mirent dans des entretiens les plus extravagans du monde. Leurs discours estoient presque semblables à ceux de leurs comedies passees, excepté qu’ils changeoient souvent de stile, et qu’un mesme berger pa rloit tantost par hyperbole et tantost par galimatias. Philiris qui lisoit aussi bien les mauvais livres que les bons, s’estoit donné la patience de lire ceux de Musardan pour y trouver des sottises qui le fissent rire, de sorte qu’ayant la memoire fort bonne, il ne parloit qu’en termes de cet autheur ce qui estoit le plus recreatif. Ce n’estoit pas qu’il donnast un autre sens à ses parolles ; elles estoient assez ridicules d’elles mesmes sans qu’il y adjoustast du sien. Musardan ne s’en faschoit point, soit qu’il n’y pris pas garde, soit qu’il fut fort glorieux de se voir cité. Pour ce qui estoit de Fontenay, apres avoir regardé long-temps Pernelle d’un oeil mourant, il luy tenoit encore des propos d’amant desesperé, dequoy Adrian et elle n’estoient guere contens : mais ils souffroient tout considerant qu’ils s’en iroient sans doute le lendemain. Clarimond ayant pris garde aux diverses façons de ces bergers qui ne luy plaisoient guere, ne leur put rien celer d’avantage. Il dit à Hircan qu’il croyoit qu’ils avoient dessein de jouër perpetuellement des farces chez luy, mais qu’il estoit temps de lever le masque sans se mocquer de ceux qui les connoissoient et de ceux qui ne les connoissoient pas, et que pour conclusion de leur comedie il faloit tirer Lysis de ses erreurs. De quelles erreurs entens tu parler ? Dit Lysis. Depuis que je vous connoy je ne fay autre chose que vous le dire, repartit Clarimond, je veux parler des fantaisies que les romans vous ont donnees. Je croy qu’il est temps que vous les quittiez. Tu es donc tousjours ce mesme Clarimond qui mesprise les riches inventions des bons autheurs, reprit Lysis, je suis fort aise que Musardan se soit trouvé icy tout à propos ; il pourra soustenir la cause de ses compagnons et la sienne. Je t’ay tousjours promis que lors que nous trouverions quelque bel esprit du siecle, je te donnerois la licence de dire tout ce que tu voudrois contre les livres qui te sont en haine, afin de te voir rendre confus par un homme qui te sçaura bien respondre. J’accepte pour maintenant la promesse que vous m’avez faite, dit Clarimond, j’attaqueray les conteurs de fables tant anciens que modernes. L’on ne peut choisir un temps plus propre que celuy cy auquel nous nous trouvons dans la plus belle compagnie du monde. Pour moy je pren Anselme pour nostre juge. Je l’accepte, dit Lysis, il a l’humeur indifferente, il n’est non plus passionné pour un party que pour l’autre. Chacun ayant ouy ce differend qui venoit de naistre l’on tascha de l’augmenter en l’aprouvant, afin que cette belle resolution de faire une dispute solemnelle ne se perdist point. Clarimond ne cherchoit autre chose que de monstrer le sujet qu’il avoit de hayr les romans et la poësie, et pour Musardan l’on luy dit qu’il faloit qu’il se preparast à respondre à ce que l’on diroit contre son mestier. Il estoit si vain qu’il promit de respondre pertinemment, et quand à Anselme bien qu’il ne voulust pas avoüer, qu’il fust assez suffisant pour la qualité que l’on luy donnoit, l’on le contraignit de l’accepter. L’on acheva donc vistement de disner pour avoir le plaisir d’ouyr plaider deux si celebres causes que celles qui se presentoient.