◄   I III   ►


Quand je rentrai chez moi, vers minuit, continua le docteur Meruel, mon domestique Jean, que j’avais pris tout récemment à mon service et qui embrouillait encore les noms et les visages, m’annonça qu’une marquise m’attendait depuis plus d’une heure, qu’elle avait des choses urgentes à me dire, qu’elle paraissait résolue à ne point quitter la place avant de m’avoir vu. Je passai dans mon cabinet de consultations, et j’y trouvai, blottie dans un fauteuil, une jolie brune qui n’est point marquise et qui s’appelle Mlle Rose Perdrix. Vous la connaissez sûrement, car il y a trois mois elle a débuté aux Bouffes avec un certain succès.

On avait peu parlé d’elle jusqu’alors ; elle avait végété quelque temps dans je ne sais quel théâtre de féeries, où elle ne jouait guère que des rôles muets. On lui demandait de montrer ses yeux, ses bras, ses épaules et ses jambes ; elle les montrait consciencieusement et de la meilleure grâce du monde ; mais cette figurante se sentait née pour chanter l’opérette, elle attendait son heure. Tout à coup son génie s’est révélé ; elle a déployé ses ailes, elle a pris son essor. Ira-t-elle bien loin et bien haut ? J’en doute. Elle n’a qu’un mince petit filet de voix et plus de gentillesse que de talent ; mais elle est si jolie qu’à la rigueur elle peut se passer de tout le reste. C’est son opinion, c’est la mienne ; et c’est aussi l’avis du public.

Non, je ne crois pas qu’il y ait en elle l’étoffe d’une étoile. Les artistes d’avenir, homme ou femme, ont la plupart un mauvais caractère, un coin de férocité, ou tout au moins des inégalités dans l’humeur, le goût de creuser dans le noir, des méchancetés rentrées qui demandent à sortir, une sorte de malfaisance naturelle et un penchant aux petites scélératesses. Cette demoiselle a sans doute ses caprices musqués, ses fantaisies ; mais elle est incapable d’aucune scélératesse. Elle est ce qu’on appelle une bonne fille ; ainsi la jugent son directeur et ses camarades. Elle a l’humeur égale, ne veut de mal à qui que ce soit, s’accommode de tout ce qui lui arrive, prend les choses par le bon côté, et se laisse vivre au jour le jour, sans s’inquiéter de rien ni de personne, peu curieuse de ce qui se passe ici-bas et encore bien moins, j’imagine, de ce qui peut se passer là-haut.

Je fis naguère sa connaissance ; elle avait le larynx délicat, comme M. Severn ; elle me fut adressée par je ne sais qui, et elle se loua de mes soins. Depuis lors, nous sommes restés bons amis ; comme elle demeure dans mon voisinage, en passant devant ma porte, elle s’informe de moi, et, sûre d’être bien reçue, elle vient souvent me trouver, tantôt pour me consulter, tantôt pour faire un bout de causette. On m’a toujours dit que j’ai une figure ronde et ouverte qui inspire la confiance ; Mlle Perdrix m’honore de la sienne, et elle se plaît à me conter ses petites histoires comme à son confesseur. Je ne me flatte pas qu’elle me dise tout ; si bonnes filles qu’elles soient, les femmes ne disent jamais tout. Au demeurant, son écheveau est facile à débrouiller, et ses cas de conscience, dont elle m’entretient, ne sont pas des affaires bien compliquées ni qui lui donnent beaucoup de tablature. Ce qui la tourmente bien davantage, c’est une malheureuse disposition à l’embonpoint, qui se prononce et va croissant d’année en année ; c’est là-dessus qu’elle me consulte d’habitude. Je la mets au régime le plus sévère, elle le suit exactement, mais rien n’y fait. Je lui dis quelquefois :

« Ma chère enfant, tâchez donc de vous procurer quelque ennemi ou quelque ennemie, que vous détesterez de tout votre cœur, ou quelque gros souci, ou l’une de ces passions vives qui rongent et font maigrir. »

Ces moyens ne sont pas à sa portée ; cette bonne fille aura beau faire, elle mourra sans avoir connu les soucis, les ennemis et les passions vives. Aussi ne maigrit-elle point, et avant dix ans elle sera ronde comme une caille. Ce sera grand dommage ; elle est si jolie !

Quand je poussai la porte de mon cabinet, Mlle Rose Perdrix, qui, les jambes repliées sous elle, la tête renversée, bayait aux mouches ou contemplait les moulures du plafond, sortit brusquement de sa rêverie. Elle se dressa sur ses pieds, et courant à moi :

« Enfin ! s’écria-t-elle. Pourquoi rentrez-vous si tard ? »

Je la regardai avec étonnement ; elle n’avait pas son visage de tous les jours. Je ne lui avais jamais vu le teint si animé, l’œil si luisant. Je lui donnai une tape sur les deux joues, et je constatai que ses pommettes étaient brûlantes. Je lui tâtai le pouls, il était duriuscule et capricant. Pour la première fois de sa vie, Mlle Perdrix avait la fièvre ou quelque chose d’approchant.

« Qu’est-ce à dire ? lui demandai-je. Cette petite machine allait à merveille. Qui s’est permis de la déranger ?

— Ah ! mon bon monsieur, reprit-elle, si vous saviez ce qui m’arrive !

— Bah ! lui dis-je, ce ne sera rien. Deux jours de repos, trois verres de camomille, et cela passera. »

Elle s’écria d’un ton tragique :

« Cela ne passera jamais ! »

Puis, me prenant par les deux mains et m’obligeant à m’asseoir :

« Je ne suis pas malade, et ce n’est pas le docteur que je suis venue trouver, c’est l’ami. J’ai fait tout à l’heure une découverte ! .. C’est une histoire qu’il faut absolument que je vous raconte ; je mourrais si je ne la contais à quelqu’un, et il est juste que je vous donne la préférence. Je vous aime beaucoup, et vous écoutez si bien ! C’est pour cela que toutes les femmes vous adorent. »

Je lorgnai du coin de l’œil ma pendule, qui marquait minuit et un petit quart, et je dis :

« Sera-ce long ? »

Mlle Perdrix me jeta un regard indigné :

« Plaignez-vous ! à minuit et tête à tête ! Ma foi, je connais des hommes qui vous envieraient votre malheur.

— Je suis un ingrat, lui dis-je. Allez, ma belle, ne vous gênez pas, commencez par le commencement, n’omettez aucun détail inutile, faites durer votre histoire jusqu’au matin ; mais, au lieu de la réciter, cette histoire, ne pourriez-vous pas la chanter, ou du moins l’accompagner de quelques trilles, de quelques roulades placées à propos ? Vous avez fait, assure-t-on, de prodigieux progrès dans les trilles, et il me tardait de vous en féliciter. »

Elle secoua la tête et les épaules.

« Mon histoire, répondit-elle, est une histoire très sérieuse, qui ne peut pas se chanter. Vous m’en direz des nouvelles quand j’aurai fini. »

Je me rencognai dans mon fauteuil, et je me résignai à mon destin. Mlle Perdrix fit une roulade, tout à la fois pour me donner une idée de ses progrès et pour s’éclaircir la voix. Puis elle me dit :

« Que pensez-vous, docteur, du Prince toqué ?

— Rien du tout, lui répondis-je, mais j’en penserai tout ce qu’il vous plaira.

— Pour une féerie, c’était, on peut le dire, une belle féerie, où je fis mes véritables débuts. Jusqu’alors, personne n’avait pris garde à moi. Le public est si bête ! il faut lui répéter dix fois les choses avant qu’il les comprenne : il m’avait vue bien souvent sans me voir, sans se douter que je n’étais pas la première venue. Il s’en aperçut quand je jouai dans le Prince toqué le rôle de la fée Mêlimêlo. Je n’avais pourtant qu’une scène, comme vous le savez, la troisième du cinquième tableau, et encore dans cette scène n’avais-je que deux mots à dire et deux couplets à chanter. Mais il faut convenir que le directeur avait bien fait les choses. J’avais une superbe robe de brocart étoilé d’or, dont la queue était portée en cérémonie par dix pages fagotés en papillons, une couronne en forme de croissant sur la tête, et dans ma main droite une baguette magique, avec laquelle je changeais le Prince toqué en navet. La princesse Luciole arrivait sur ces entrefaites, et, ne retrouvant plus son prince, elle me suppliait de le lui rendre. Je lui chantais mes deux couplets pour lui expliquer que son prince était poursuivi par des malandrins, que je l’avais changé en navet par pure charité et dans le dessein de lui sauver la vie. La princesse ne comprenait rien à rien, et, comme elle ne cessait de se lamenter, je finissais par perdre patience ; d’un second coup de baguette, je la transformais en betterave, après quoi je montais sur un beau céléripède drapé de velours cramoisi, conduit par un joli diablotin habillé de jaune, et fouette cocher, bonsoir ! .. Réellement, docteur, vous n’avez pas assisté à la première du Prince toqué ?

— J’en suis honteux, ma chère, lui dis-je ; croyez qu’il a fallu quelque affaire d’une extrême conséquence…

— C’est fâcheux ; je regrette que vous n’ayez pas été témoin de mon premier succès. Vous allez croire que j’exagère, et cependant je vous jure… Figurez-vous que le directeur avait dit : « Cette grue ne s’en tirera jamais. » Il en eut le démenti ; c’est un vilain homme, il m’a fait tant de passe-droits ! je suis bien aise de ne plus avoir affaire à lui. Le fait est que j’étais ce soir-là en beauté, et quand cette grue parut en scène avec son brocart, avec sa couronne, avec sa baguette, avec ses dix pages, il y eut, je vous en donne ma parole, comme un frémissement dans toute la salle, et vous avez beau dire, il n’appartient pas à tout le monde de faire frémir une salle rien qu’en se montrant, et sans dire un mot, sans faire autre chose que de sourire d’un air modeste, mais aisé, pour découvrir ses dents. Je voudrais vous y voir !

— C’est un genre de succès auquel je renonce absolument, lui repartis-je ; j’en ai fait depuis longtemps mon deuil.

— J’étais très émue ; j’avais le souffle court, je voyais trouble. J’avais eu une peur affreuse de manquer mon entrée ; je m’étais dit : Si cette fois on ne me remarque pas, je suis perdue, c’en est fait, il ne me reste plus qu’à entrer au couvent. Je fus bientôt rassurée, je tenais mon affaire, et je chantai en perfection mes deux couplets, qui furent bissés. Quand j’eus fini, je laissai mes yeux trotter dans cette grande salle comble, qui était occupée à me regarder. Tout à coup il me sembla que dans cette foule il y avait quelqu’un qui me regardait encore plus que tous les autres, et j’aperçus à l’orchestre, au bout du sixième rang, tout près du couloir, un homme qui devait être un étranger et dont la figure me frappa. Il avait une fort belle tête, une belle prestance, l’air fier, délibéré, un teint clair, de grands yeux sombres, une fine moustache, des cheveux noirs qui frisaient naturellement. Je ne m’étais pas trompée, cet homme me regardait plus que tout le monde. Il ne me perdait pas de vue, il me mangeait de la prunelle ; pour lui, la pièce, c’était moi. Je ne pouvais pas m’empêcher de le regarder, moi aussi, et chaque fois que je me tournais de son côté, je le retrouvais plongé dans son extase, immobile comme une statue, avec de grands yeux qui lui sortaient de la tête pour se promener autour de moi. Il avait l’air bien appliqué, je vous assure, bien recueilli ; il m’apprenait par cœur, comme un prêtre étudie son bréviaire. Enfin mon céléripède arrive, je monte dessus, je disparais dans la coulisse, où les trois auteurs, sans oublier le compositeur, m’embrassent à tour de rôle sur les deux joues. Pour moi, machinistes et pompiers, j’aurais voulu embrasser toute la terre ; j’étais ivre, folle de joie, d’autant plus que la grande Mathilde… Docteur, connaissez-vous la grande Mathilde ?

— Si peu que rien, lui dis-je.

— Elle a toujours été jalouse de moi. Eh bien ! dans ce moment, elle était, malgré son rouge, aussi jaune qu’un coing, elle avait les dents serrées, et si elle avait pu me donner de la griffe… Là, vrai, cela me fit plaisir ; quoique je sois bonne fille, je n’ai jamais pu la sentir. Désagréable en scène, insupportable au foyer, interrogez qui vous plaira, ils vous diront tous que c’est une méchante créature ; avec cela, point de talent, et trente ans bien sonnés, quoi qu’elle en dise. La preuve, c’est que…

— Et l’inconnu ? interrompis-je pour en finir avec la grande Mathilde.

— Oh ! l’inconnu ! J’avais tant de choses à quoi penser que je restai vingt-quatre heures sans repenser à lui. Mais le lendemain, en approchant de la rampe, la première figure que j’aperçus, ce fut la sienne. Il occupait le même fauteuil d’orchestre que la veille, je compris tout de suite ce que cela voulait dire. Cette fois, il avait apporté sa jumelle, qu’il tint continuellement braquée sur moi. Cette jumelle, qui ne me lâchait pas, m’inquiétait, me troublait, elle me causait des distractions et faillit me faire manquer ma réplique. Que vous dirai-je ? Je trouvais cet homme fort beau, mais il me faisait peur. Ce qui est certain, c’est qu’il me portait sur les nerfs ; je ne savais pas si j’étais contente ou fâchée qu’il fût là. Deux heures plus tard, j’appris d’une ouvreuse qu’il était Anglais et qu’il avait loué son fauteuil pour quinze jours. Effectivement, le soir d’après, il y était, et le lendemain aussi, et le surlendemain je me demandais : « Que va-t-il arriver ? » Il arriva tout simplement que je reçus un bouquet, que je gardai, et un bijou, que je ne gardai pas. Dans le bouquet il y avait un billet, et dans le billet des vers anglais, qui auraient été de l’hébreu pour moi, si l’inconnu n’avait eu la bonne pensée de les accompagner d’une traduction française que je vais vous réciter, car j’ai bonne mémoire. Écoutez ceci, et tâchez de ne pas vous attendrir : « Que la terre, que les cieux, que le monde entier, que toutes choses m’en soient témoins. Quand je serais digne de ceindre une couronne impériale, quand je serais le plus beau jeune homme qui ait jamais ébloui les yeux, quand j’aurais une force et une science plus grandes que n’en posséda jamais aucun mortel, je tiendrais tous ces biens à nulle estime, si ton amour me manquait ; mais, si tu viens jamais à m’aimer, je mettrai à tes pieds tout ce que je possède, et je me consacrerai à ton service, ou je me laisserai mourir de bonheur. » Là, qu’en dites-vous, docteur ?

— Soyez sûre, répondis-je à Mlle Perdrix, que l’inconnu avait tiré ces vers de quelque pièce de Shakespeare. Cela prouve qu’il avait de la littérature et qu’il la fourrait dans sa correspondance amoureuse. Si j’étais femme, c’est de tous les défauts celui que j’aurais le plus de peine à pardonner.

— Pourquoi cela, reprit-elle, du moment qu’on met la traduction à côté ? Deux jours plus tard, ne vous en déplaise, je reçus un second bouquet.

— Et un second bijou ? lui demandai-je.

— Je vous ai déjà dit que j’avais renvoyé l’autre. Quant au second billet, il était plus court que le premier ; trois lignes en tout, que voici : « Quand vous parlez, je voudrais vous entendre toujours parler ; quand vous chantez, je voudrais que vous fissiez tout en chantant, et si jamais je vous voyais danser, je voudrais que vous fussiez une vague de la mer, afin que vous ne fissiez jamais que danser. »

— Oh ! pour le coup, lui dis-je, je suis bien trompé ou ceci est du Shakespeare. J’en suis fâché, mon enfant, mais l’amour qu’avait pour vous l’inconnu était de l’amour littéraire et appris, et j’aime à croire que vous ne lui avez rien accordé avant qu’il ait réussi à vous servir quelque chose de son cru.

— Attendez, poursuivit-elle. Le troisième billet, qui accompagna le troisième bouquet, ne ressemblait pas aux deux autres. L’écriture en était bizarre ; c’étaient de grandes pattes d’araignée, qui montaient de la cave au grenier. Je m’y repris à deux fois pour les déchiffrer, et je lus ceci : « Je vous en conjure, dites oui, et vous sauverez la vie à deux hommes. Demain soir, au moment de monter sur votre céléripède, tournez les yeux de mon côté, décrivez un cercle avec votre baguette, et vous serez à jamais bénie de celui qui vous adore et qui ose s’appeler votre Edwards. » Cette fois, je savais son nom ; c’était toujours cela de gagné ; mais vous pouvez me croire, les pattes d’araignée me donnèrent beaucoup à penser. J’étais perplexe, très tourmentée. Je ne dormis pas trois heures cette nuit-là, et en me réveillant je fis plus de réflexions dans l’espace de vingt minutes que je n’en avais fait durant toute ma vie, c’est-à-dire pendant vingt-deux ans et sept mois… Car je ne crains pas de dire mon âge. « Si vous dites oui, vous sauverez deux hommes… » Cette phrase me revenait sans cesse à l’esprit, et il me parut que le bel Edwards était encore plus fou que beau. La fée Mêlimêlo eut une grosse dispute, une grosse querelle avec Rose Perdrix. La fée aimait les mystères, les aventures, les yeux noirs, les moustaches frisées ; Rose Perdrix se défiait des fous. Quand ils vous tiennent, ils ne vous lâchent plus ; c’est une affaire du diable de s’en débarrasser, et à la vérité on a quelquefois du plaisir avec eux, mais cela ne dure guère.

— Rien n’est plus vrai, dis-je à Mlle Perdrix. Le plaisir passe et le fou reste.

— Il faut que vous sachiez aussi, reprit-elle, que je venais d’hériter de ma grand’mère, qui l’avait hérité de je ne sais qui, un vieux, très vieux perroquet, à qui elle avait appris à dire : « Pour Dieu ! soyez sage, mademoiselle, soyez sage. »

— Autant que la charité le permet, ajoutai-je.

— C’est vous qui le dites, les perroquets n’en savent pas si long. Jacquot criait tout le long du jour : Soyez sage ! et c’était tout. Il le criait d’une voix si perçante que cela me faisait beaucoup d’impression ; j’en étais quelquefois toute saisie. On a beau dire, un perroquet, c’est quelqu’un. Quand j’avais mis dans ma tête de faire une sottise, je jetais une serviette sur la cage de Jacquot, ce qui le faisait taire tout de suite. Mais, ce jour-là, la serviette manqua son effet, il criait plus fort que jamais : Soyez sage ! Et je me dis : Ce n’est pas Jacquot, c’est le bon Dieu qui parle… J’ai toujours cru au bon Dieu. Y croyez-vous, docteur ?

— Un peu plus qu’à Jacquot, lui répondis-je.

— On voit bien que vous n’avez jamais eu de perroquet ; moi, je ne comprends pas qu’on puisse vivre sans cela. Ce sont des animaux qui vous connaissent, puisqu’ils vous appellent par votre nom. Et Jacquot était si beau ! Vous n’en avez jamais vu qui fût plus rouge, ni plus vert, ni plus jaune. Et quel bec ! quelle houppe ! quelle façon de cligner de l’œil et de se gratter la tête ! Il était plein de malice, et pourtant un cœur d’or ! Croiriez-vous que, pendant une absence que je fis, il resta huit jours sans vouloir manger ? Demandez plutôt à ma concierge. Ah ! si les hommes savaient aimer comme cela ! .. Mais vous me faites perdre le fil de mon histoire. Quand j’arrivai le soir au théâtre, eh bien ! là, je n’étais pas encore sûre de ce que je ferais. Je disais oui, je disais non, je ne savais pas où j’en étais. — Bah ! pensai-je, jetons la plume au vent ; selon ce que sa figure me dira ce soir, je me déciderai. — Or il advint que sa figure me déplut. En m’approchant de la rampe, je le regardai du coin de l’œil. Il s’avisa de passer sa main droite dans ses cheveux d’un air vainqueur, et il se mit à sourire. Il avait une expression de contentement qui ne me revint point ; il était sûr de son fait, il se flattait d’avoir déjà ville prise. Je le regardai de nouveau, il sourit encore. Il tenait à la main une bonbonnière pleine de dragées, qu’il croquait à belles dents, et cela voulait dire : « Je te tiens, tout à l’heure je te croquerai. » Je lui répondis à part moi : « Puisqu’il en est ainsi, attends un peu, mon bel ami ; tout à l’heure, il y aura du décompte. » Je ne le regardai plus, et, quand le céléripède arriva, ma baguette ne bougea pas dans mes doigts. Avant de sortir de scène, je me retournai ; son fauteuil était vide. — Allons, c’est fini, je ne le reverrai plus, pensai-je ; après tout, qu’est-ce que cela me fait ? — Je mentais, docteur, cela me faisait quelque chose.

— Et quand l’avez-vous revu ? lui demandai-je.

— Plus tôt que vous ne pensez ; mais je vous prie de croire que ce n’est pas moi qui ai couru après lui. Vous savez que je ne jouais pas dans les derniers tableaux ; il n’était pas onze heures quand je rentrai chez moi. J’étais agacée, nerveuse, oh ! mais, nerveuse !… Je fis une scène à Julie, ma vieille bonne, parce que j’avais attendu deux minutes sur le palier avant qu’elle vint m’ouvrir. Cette fille était une ahurie et, qui pis est, une sournoise ; depuis longtemps j’étais mécontente de son service. Je lui dis que je n’avais pas besoin d’elle, que je saurais bien me défaire toute seule, et je l’envoyai se coucher. Après qu’elle m’eut quittée, je fus quelques instants à rêver. Debout devant ma glace, je me demandais : Ai-je bien fait ? ai-je mal fait ?… Il me parut certain que j’avais bien fait. Pourtant je me disais : Si j’avais décrit un beau rond avec ma baguette, il serait ici, et je saurais enfin par quel mystère il ne tient qu’à moi de sauver la vie à deux hommes… Tout à coup il se passa quelque chose dans la glace ; les rideaux fermés de mon lit s’y reflétaient, je les vis s’agiter, puis s’entr’ouvrir, et un homme en sortit. Vous avez deviné que c’était lui. Je poussai un cri perçant, je me retournai tout d’une pièce, je dis :

« — Ah ! vraiment, monsieur, c’est un peu fort, comment se fait-il ?… Qui vous a permis de vous introduire ici ?

« Il me répondit avec un sourire narquois :

« — Ma chère, votre femme de chambre a bon cœur ; elle a pitié des malheureux, quand ils lui prouvent par de bonnes raisons qu’ils sont dignes de son intérêt ; celles que je lui ai données lui ont paru suffisantes.

« Là-dessus il se redresse de toute sa taille, lève le menton, fronce ses noirs sourcils et me dit d’une voix impérieuse, presque menaçante :

« — Il faut bien que vous le vouliez, puisque je le veux.

« Et, à ces mots, il s’avance vers moi les bras ouverts.

« Si bonne fille qu’on soit, docteur, on n’aime pas certains genres de surprises, ni que les gens se permettent d’entrer chez vous comme dans un moulin. Il me parut que le bel Edwards allait un peu vite en affaires, que son procédé était cavalier et même brutal. Cela me déplut très fort, je me promis de faire une belle résistance. Au moment où il pensait me tenir, je lui échappai, et je m’élançai sur le balcon, en disant :

« — Si vous faites un pas, j’appelle au secours, et les sergents de ville monteront.

« Il secoua la tête comme pour dire : A d’autres ! et il s’avança vers le balcon. Mais voilà que d’un coin de la chambre une voix perçante se met à crier :

« — Pour Dieu ! soyez sage, soyez sage !

« Mon homme s’arrêta comme cloué sur place, l’œil fixe, la bouche ouverte. Il avait l’air si penaud, si déconfit, que pour un peu j’eusse éclaté de rire. Qui avait parlé ? Il supposa, je pense, que c’était le diable, car, tournant casaque, il gagna la porte, puis l’escalier, puis la rue… Et voilà, docteur, de quoi est capable un perroquet qui se réveille à propos.

— De bonne foi, dis-je à Mlle Perdrix, si Jacquot n’avait pas crié, auriez-vous appelé la garde ?

— A demande indiscrète, point de réponse, répliqua-t-elle. La vérité est que j’étais en colère, et la preuve de ce que je dis, c’est que le lendemain, au petit jour, je donnai son congé à Julie ; j’entends la plaisanterie, mais celle-ci était trop forte… Sur quoi deux semaines se passèrent sans que le bel Edwards reparût au théâtre.

— Qui s’en mordit les doigts ? lui dis-je. Ce fut la fée Mêlimêlo. Chaque soir, elle contemplait d’un œil morne un fauteuil d’orchestre qui restait vide, et elle déchargeait sa mauvaise humeur sur Mlle Perdrix, à qui elle disait : — Vous êtes une sotte, ma mie, et vous avez eu l’autre nuit un accès de pruderie assez ridicule. Vous ne savez pas le monde, on n’éconduit pas ainsi les gens, on ne se sauve pas sur son balcon ; ce n’est pas à cela que doivent servir les balcons. Quand le bonheur entre chez vous un peu brusquement, par la porte ou par la fenêtre, on ne le menace pas de le faire prendre par les gendarmes ; on le prie de s’asseoir, on s’explique avec lui, et les gens qui s’expliquent finissent d’ordinaire par tomber d’accord. Mais quand on se fâche, quand on fait des grimaces et du bruit, Jacquot se réveille, il crie, et le bel Edwards s’en va et ne revient pas.

— Voilà un raisonnement auquel Mlle Perdrix ne trouvait rien à répondre.

— Il faut être juste, docteur, s’écria-t-elle. Mettez-vous plutôt à ma place.

— Mais il me semble, ma belle, que je m’y mets autant qu’il est possible de s’y mettre. »

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