Le Bec en l’air/Un garçon timide ou Pour se donner une contenance

UN GARÇON TIMIDE
OU
POUR SE DONNER UNE CONTENANCE


La conversation tomba sur la timidité et les gens timides. C’était à qui conterait l’anecdote la plus comique sur les gaucheries que peut faire commettre la timidité, quand elle est pousée à un point extrême.

Que de mariages manqués, que de carrières brisées, que de vies ratées ne doit-on pas à ce ridicule défaut !

— Évidemment, conclut un vieux monsieur solennel, la timidité est fertile en inconvénients de toutes sortes ; mais, enfin, on n’en meurt pas !

— Vous avez tort, vieux monsieur solennel, de parler ainsi, répliquai-je. On en meurt, et pour moi j’ai un de mes amis… ou plutôt je ne l’ai plus, puisqu’il en est mort.

— Mort de timidité ?

— Mort de timidité, ou, si vous préférez, mort des suites de la timidité.

— Contez-nous cela.

— Volontiers, à condition qu’on remette un peu de genièvre dans mon faible grog.

La maîtresse de la maison se chargea elle-même de cette délicate mission, et s’en acquitta en véritable femme du monde.

Mon verre, qui était plus qu’à moitié vide, se trouva rempli du coup. Charmante personne !

— Parlez, dit-elle.

— Voici : J’avais pour ami au quartier Latin un étudiant en médecine, très brave garçon et très distingué, mais timide jusqu’à la catastrophe. Jamais il ne sortit sans, sous son bras gauche, une grosse serviette bourrée de livres et de papiers, et, à la main droite, un parapluie. Pourquoi cette serviette qu’il n’ouvrait jamais ? Pourquoi ce parapluie quand flamboyait Phœbus ? Il me l’avoua un jour en un sourire touchant : c’était pour se donner une contenance.

— Au lieu d’un parapluie, il aurait pu prendre une canne, votre ami, objecta le vieux monsieur solennel.

— C’est l’observation que je lui fis, vieux monsieur solennel, mais il répondit qu’une canne, c’était trop provocant… Vous ne l’auriez pas fait entrer seul dans un café quand même les hallebardes auraient plu dans la rue. Résigné, il faisait les cent pas sur le trottoir, attendant qu’un ami vint pour pénétrer avec lui. En entrant, il se mouchait très fort pour se donner une contenance, feuilletait fébrilement les illustrés pour se donner une contenance, et parfois buvait plus que de raison, toujours pour se donner une contenance.

— Une mauvaise contenance, alors ! observa le vieux monsieur solennel.

— Ça dépend des goûts, vieux monsieur solennel, ripostai-je cruellement ; moi, je trouve que les pochards sont les seuls au monde à avoir un peu de tenue… Mais poursuivons notre tragique récit. Comment ce pauvre garçon parvint-il à passer des examens, on ne le saura jamais ! La chose me semble surtout à l’honneur de messieurs les professeurs qui durent apporter à ce résultat des trésors de pitié. Bref, il arriva à la fin de ses études de médecine et sa thèse, seule, lui restait à passer. Il avait, pour cette thèse, choisi un sujet qui paraîtrait bien démodé, maintenant, mais qui, à l’époque, était assez original : De l’emploi de la presse hydraulique pour le traitement des constipations opiniâtres.

— Tiens, interrompit encore le vieux monsieur solennel, il faudra que j’essaye ce procédé.

— Inutile, vieux monsieur solennel : vous êtes constipé de naissance, ça ne se guérit pas !… Un jour que mon pauvre ami était à sa table de travail, tout près de sa fenêtre, bien en train de piocher sa thèse, soudain, il leva les yeux et aperçut, à la maison d’en face, sur le balcon, tout un lot de jeunes hommes et de jeunes femmes qui le contemplaient en riant beaucoup, et dont quelques-uns, même, braquaient sur lui d’indiscrètes jumelles. Mon pauvre ami devint rouge, orange, jaune, vert, indigo, violet, puis rouge, orange, etc. Il passa, comme disent les bonnes gens, par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel… Cependant, la féroce jeunesse du balcon continuait à le lorgner impitoyablement… Mon pauvre ami perdit la tête. Il avisa une grosse corde qui avait servi à lier sa malle, l’accrocha au ciel de lit et se pendit…

— Oh !

Pour se donner une contenance.