Le Bec en l’air/Question de détail

Le Bec en l’airPaul Ollendorff. (p. 197-201).

QUESTION DE DÉTAIL


Le Président. — Accusé, je vous préviens que le système de mutisme dans lequel vous vous renfermez vous fera beaucoup de tort.

L’Accusé. — Heu !

Le Président. — Entrez plutôt dans la voie des explications et dites-nous les motifs qui vous ont poussé à tuer cette pauvre femme.

L’Accusé. — Vous y tenez beaucoup, monsieur le président ?

Le Président. — J’y tiens, au nom de la justice.

L’Accusé. — Allons-y !… Interrogez-moi.

Le Président. — Vous voilà devenu plus raisonnable ! Dites-nous pourquoi vous avez d’abord tué votre concierge et pourquoi vous l’avez ensuite découpée en vingt-huit morceaux.

L’Accusé. — Parce que je ne pouvais pas faire autrement.

Le Président, un peu étonné. — Vous ne pouviez pas faire autrement ?

L’Accusé, cynique. — Dame ! je ne pouvais pas la couper en morceaux d’abord, et la tuer ensuite.

Le Président. — Accusé, vous jouez sur les mots.

L’Accusé. — Il n’y a guère que là-dessus que je puisse jouer, dans ma position.

Le Président. — Si vous êtes décidé à n’être pas plus sérieux, brisons là.

L’Accusé. — Soit, je vais parler.

Le Président. — Pourquoi avez-vous tué cette malheureuse ? Pas pour la voler, puisque vous êtes riche. Pas pour la violer, puisqu’elle vous dégoûtait. Aviez-vous un motif particulier de vengeance ?

L’Accusé. — Aucun.

Le Président. — Alors, quoi ?

L’Accusé. — Cette femme détenait un genre de laideur que les plus énergiques efforts ne m’amenèrent jamais à supporter.

Le Président. — On ne tue pas les gens, et surtout on ne les découpe pas en vingt-huit morceaux, parce qu’ils sont vilains.

L’Accusé. — Aussi, n’est-ce point pour cela seulement que je l’ai tuée et dépecée…

Le Président. — Pour quel autre motif, alors ?

L’Accusé. — Cette concierge était si vilaine que j’en avais perdu le boire, le manger, le dormir et le reste. Partout où je me trouvais et à n’importe quelle heure, je pensais à sa laideur et m’en angoissais intolérablement. J’essayai de voyager. Les plus beaux paysages du monde ne purent me faire oublier — passez-moi le mot — la sale gueule de ma portière…

Le Président. — N’aggravez pas votre position par des trivialités.

L’Accusé. — On me conseilla de tâter de la suggestion. Je me rendis chez l’excellent docteur Vivier…

Le Président. — Un charmant garçon.

L’Accusé, ironique. — Charmant ! Ce praticien, au moyen de quelques passes magnétiques, me plongea dans l’hypnose la plus intense et me tint à peu près ce langage : « Votre concierge, pour l’œil d’un observateur superficiel, est laide à faire frémir. Mais essayez de la détailler et vous verrez, vous verrez qu’elle est charmante. » Sous l’empire de cette suggestion, je rentrai chez moi… (L’accusé se tait, en proie aux pénibles souvenirs.)

Le Président. — Achevez vos confidences.

L’Accusé, passant sa main sur son front. — Je rentrai chez moi, je pris un grand couteau de cuisine, je descendis chez la concierge et je fis comme le médecin m’avait dit…

Le Président. — ???

L’Accusé.Je la détaillai !