Le Bec en l’airPaul Ollendorff. (p. 129-134).

MISÈRES


Depuis quelque temps, on n’entend parler que de malheurs.

Jetez les yeux autour de vous et un long cortège de misères vous apparaîtra, douloureux, insecourable, hélas !

Pour ma part, deux de mes amis viennent d’être ruinés de fond en comble.

Le premier, un nommé Anatole, avait placé toute sa fortune dans la Société Générale des Moteurs à eau de mélisse pour voitures de culs-de-jatte.

La faillite de cette Compagnie réduit Anatole à la plus affreuse indigence.

Mon autre ami, un nommé Gustave, a reçu, ce matin même, du Spitzberg, une dépêche qui lui annonce sa déconfiture intégrale.

Les immenses plantations de lichens qu’il possédait dans ce pays ont été complètement détruites, brûlées par la terrible lune rousse qui a sévi dans la nuit du 15 au 16 décembre, et dont le souvenir est présent à la mémoire des agriculteurs. Tout est à replanter !

Or, le lichen met au moins dix ans avant de rapporter le plus mince profit.

D’ici là, que voulez-vous qu’il fasse, mon pauvre ami Gustave ? je vous le demande un peu, que voulez-vous qu’il fasse ?

Ces deux catastrophes, survenues dans mon entourage, ont assombri mon caractère d’habitude plutôt enjoué.

Mais, soyons un homme, et sachons nous raidir contre l’adversité !

Envolez-vous, blue devils, et allez retrouver le Grand Diable, votre maître !

Aussi bien, les gens ne sont pas si malheureux que ça.

Ils ont l’air malheureux, mais quand on va au fond des choses, on s’aperçoit qu’ils sont plus riches que vous.

Témoin ce monsieur qui achetait, hier soir, le Temps en même idem que moi.

Il explora longuement ses poches et n’y trouva point les quinze centimes exigés par M. Hébrard, pour la livraison de son vespéral organe.

Tristement, le monsieur remit le Temps où il l’avait pris, s’excusant auprès de la dame du kiosque :

— Excusez-moi, madame, je n’ai pas d’argent.

Comme ce monsieur avait toutes les allures du véritable gentleman, et aussi une belle jaquette neuve, et aussi de belles bottines laquées, et aussi un beau chapeau bien luisant, je ne crus pas me risquer trop en lui proposant le prêt de ces quinze centimes.

Il accepta, me demanda ma carte en vue d’une prochaine restitution. (Comme je n’avais pas de cartes à moi, je lui remis celle de Raoul Ponchon, qui fera une drôle de tête en recevant ces trois sous. Mais cela n’a aucun rapport avec mon récit.)

Le gentleman semblait littéralement foudroyé par le destin.

— Ah ! c’est bien triste, allez, monsieur, de se trouver dans Paris sans un sou !… J’ai froid, et rien pour me couvrir !… j’ai soif, et rien pour m’abreuver !… j’ai faim, et je ne sais pas où je dînerai ce soir !… Et où coucherai-je, cette nuit !

Comment diable un monsieur si bien mis en était-il venu à telle pénurie ?

Ma nature pitoyable ne manqua pas cette belle occasion de se manifester.

— Monsieur, lui dis-je, je ne suis pas bien riche, mais si je puis vous être utile en quelque chose ?

— Utile… en… en quoi ?

— Si une petite somme…

— Merci bien ! j’ai oublié chez moi mon porte-monnaie, mais si je veux de l’argent, je n’ai qu’à monter à mon cercle.

— Vous disiez tout à l’heure que vous ne saviez pas où dîner.

— Je ne sais pas où dîner, parce que je suis invité dans trois maisons différentes.

— Vous prétendiez avoir froid et ne savoir comment vous couvrir.

— J’ai eu l’imprudence de sortir sans pardessus.

— Vous avez soif ! disiez-vous !

— Horriblement soif ! Et, au lieu d’argent, vous feriez bien mieux de m’offrir un bock.

Je fus tout de même un peu vexé de voir que ce gentleman s’était payé ma tête.