Le Bec en l’air/Le Scandale de demain

Le Bec en l’airPaul Ollendorff. (p. 17-22).

LE SCANDALE DE DEMAIN


Par cette époque où trône la pseudo-imitation de simili-faux strass, l’homme de bonne foi — j’entends de réelle bonne foi, — étreint en ses mains brûlantes son crâne prêt à éclater et murmure, abattu :

— Où s’arrêtera l’audace des contrefacteurs ?

Je puis lui dire, moi, à cet être loyal, où elle s’arrêtera, l’audace des contrefacteurs : elle est bien décidée à ne s’arrêter jamais, et elle ne s’arrêtera jamais, jamais, jamais !

Les hommes de réelle bonne foi n’ont qu’à porter le deuil de leurs espérances.

Le scandale que je dévoile en les lignes ci-dessous, et dont toute la presse s’occupera demain, va montrer quels sommets peut atteindre le toupet et l’ingéniosité des fraudeurs.

Pour ne pas faire moisir les charmantes jeunes femmes qui me font l’honneur de me lire, disons tout de suite que la police vient de découvrir à Paris l’existence de quatre gares clandestines.

Pour les personnes qui n’auraient pas bien entendu, je répète : La police vient de découvrir à Paris l’existence de quatre gares clandestines.

Quatre gares clandestines, vous avez bien lu, et qui correspondent chacune à une ligne secrète de chemin de fer.

La découverte de ce fait vraiment particulier mérite d’être contée par le menu.

Depuis assez longtemps, les Compagnies de chemins de fer s’apercevaient d’une baisse assez sérieuse dans leurs recettes, baisse que rien ne semblait justifier.

Une enquête, menée de la façon la plus intelligente, n’amena aucun résultat.

L’économiste Paul Leroy-Beaulieu, consulté à ce sujet, écrivit un volumineux rapport dont la conclusion, bien personnelle, était la suivante : la baisse dans les recettes des Compagnies doit correspondre à une diminution dans le nombre de voyageurs ou de marchandises transportés.

Les choses en étaient là quand, un jour, l’inspecteur de la Sûreté Fauvette, attablé chez un mastroquet de la rue de Flandre, observa des faits qui lui parurent éminemment louches.

Sur le coup de six heures et demie ou sept heures du soir, des clients, en assez grande quantité, pénétraient chez le mastroquet.

Ils se dirigeaient vers une salle située dans le fond du débit.

Tout ce monde entrait, entrait, et personne ne sortait, ne sortait.

Quelques centaines de personnes s’introduisirent ainsi et ne sortirent point.

Et d’autres centaines encore.

Et puis des milliers.

Ayant payé sa consommation d’abord, et d’audace ensuite, l’agent prit le même chemin que tous ces mystérieux personnages.

Dans un coin de la salle du fond, se spiralisait un escalier de trois cents et quelques marches qui vous conduisait au sein d’une cave, d’une immense cave puissamment éclairée à l’électricité.

Dans cette cave, la locomotive d’un train en partance haletait rythmiquement.

Le policier n’eut que le temps de se jeter dans un wagon.

Une demi-heure après, il débarquait dans une autre cave, la cave d’un mastroquet de Maisons-Laffitte.

Sa religion était éclairée.

Nul doute, désormais !

Une semaine ne s’écoula pas sans qu’on eût mis la main sur la vaste trame d’une entreprise encore inconnue dans l’histoire de la fraude.

D’importantes arrestations ont été opérées, hier.

On parle d’anciens hauts fonctionnaires des Compagnies, récemment destitués et qui se seraient mis à la tête de cette incroyable et peu délicate concurrence.

D’ailleurs, tout le personnel de ces chemins de fer clandestins serait, paraît-il, recruté parmi les employés, mécaniciens, etc., révoqués des Compagnies.

On s’attend à des révélations piquantes.

L’or anglais ne serait pas étranger à l’affaire.

À bientôt des détails circonstanciés.


Dernière heure. — On vient de découvrir, dans le grenier d’un marchand de grains du Vésinet, les douze locomotives dont la disparition avait fait si grand bruit, la semaine dernière, à la gare du Nord.