Le Bec en l’air/Le Crocodile et l’Autruche

Le Bec en l’airPaul Ollendorff. (p. 287-290).

LE CROCODILE ET L’AUTRUCHE

FABLE SUD-AFRICAINE


Il y avait une fois un crocodile qui sommeillait au bord d’une rivière.

Vint à passer une autruche, une belle autruche, stupide de cerveau et fière des superbes plumes qu’arborait son derrière.

Quand elle aperçut le crocodile :

— Te voilà, toi, grand vaurien ! dit-elle avec l’insolence des volatiles de sa caste.

Vexé de cette désobligeante interpellation et furieux d’être ainsi réveillé inutilement, le crocodile répondit sur le ton de l’aigreur :

— D’abord, vous commencez à me raser, vous, avec vos façons de parler allig à tort et à travers : sachez que je ne suis pas un grand vaurien, mais bien un grand saurien, ce qui n’est fichtre pas la même chose !

Vaurien ou saurien, peu importe. Vous n’en êtes pas moins un des plus vilains moineaux de toute la zone. Dieu, que vous êtes laid, mon pauvre ami !

Et en faisant ces mauvais compliments au saurien (car le crocodile est bien un saurien), la ridicule autruche se tournait et se retournait pour faire admirer les magnifiques plumes de son postérieur.

À ce moment, un nuage de poussière apparut à l’horizon :

— Alerte, alerte, fit le crocodile complaisant, voici venir des chasseurs d’autruches ! Filez, ma belle amie, ou gare les balles de ces messieurs ! Quant à moi, ma laideur est ma sauvegarde.

— Le fait est, répondit l’autruche, qu’on n’a aucun intérêt à vous tuer, vous, et à s’emparer de votre queue pour la mettre sur les chapeaux des belles dames anglaises, comme on fait de la mienne.

Au lieu de s’attarder à cette dernière insolence, l’autruche aurait mieux fait de filer, car au même instant, une balle venait la frapper en plein cœur.

Le crocodile eut, aussi, un grand tort, celui de se réjouir de ce résultat, car le bruit qu’il produisit, en se frottant les mains, fit se retourner un des chasseurs.

Une balle dans l’œil le foudroya.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelques mois après ces événements, dans un grand magasin de New-Bond-Street, une jeune femme, d’une rare élégance, extrayait de son portefeuille des bank-notes pour payer des plumes d’autruche qu’elle venait d’acquérir.

Or, ce portefeuille était fabriqué avec la peau de notre feu crocodile, et les riches plumes ne provenaient point d’une autre croupion que celui de notre regrettée autruche.


MORALITÉ


Soyez vilain ou soyez beau,
Pour la santé, c’est kif-kif bouricot.