Le Bec en l’air/À-propos ingénieux d’un voyageur de commerce

À-PROPOS INGÉNIEUX
D’UN
VOYAGEUR DE COMMERCE


J’ai toujours aimé le voyageur de commerce : philosophe, gai, souvent spirituel, qu’il pleuve ou vente, toujours il chante, soir et matin, sur son chemin, et lorsque, par hasard, quelqu’un s’informe : « Quel est donc ce farceur ? » vous pouvez répondre hardiment : « Eh bien, c’est un commis-voyageur ! » avec 80 chances pour 100 de ne pas vous tromper.

(J’ai même envie de faire une chanson là-dessus.)

Il y a peu de jours, j’eus l’occasion de déjeuner en compagnie de voyageurs, et je ne vous cache pas que ce fut pour moi une véritablement bonne heure.

D’abord, j’acquis sur différentes spécialités industrielles et commerciales des connaissances dont je me félicite aujourd’hui.

Et je connus, en outre, quelques piquantes anecdotes dont je m’excuse, envers ces messieurs, de dérober une, pour la servir en pâture à mes petites lectrices chéries :

Un voyageur d’une maison assez importante de la rue du Sentier rentrait dernièrement à Paris après une tournée plutôt infructueuse.

Un des patrons lui fit, à ce sujet, quelques observations mi-paternelles, mi-sévères :

— Je ne sais pas ce que vous avez, mon ami, mais depuis quelque temps, vous n’augmentez pas beaucoup notre chiffre d’affaires en province.

— Oui, je sais bien… mais, que voulez-vous ?… ce n’est pas de ma faute… Les affaires ne vont pas… Tout le monde se plaint…

— Ne croyez pas cela, mon ami ! Quand on représente la Maison Saül Troulalat et Alcindor, on doit faire des affaires quand même !

— Oh !

— Parfaitement !… Votre insuccès, j’en suis persuadé, tient à votre façon de vous présenter. Comment vous présentez-vous ?

— Je me présente… dame !… je me présente comme tout le monde.

— Montrez-moi comment vous vous présentez. Que dites-vous en entrant ?

Ici, le voyageur eut la forte velléité d’envoyer promener son patron. Après tout, il n’était pas payé pour faire ainsi le jacques devant son patron et ses collègues.

Mais l’autre insistait toujours, plus paternellement maintenant :

— Voyons, mon ami, montrez-moi comment vous vous présentez. Vous êtes un excellent employé, et si vous ne faites pas un chiffre d’affaires plus élevé, c’est que vous ne savez pas vous présenter au client… Que lui dites-vous en entrant, au client ?

— Je lui dis bonjour et je lui demande s’il désire voir ma collection.

— Justement. Eh bien ! ce n’est pas du tout ça. Je vais vous montrer, moi, comment on doit se présenter… Tenez, asseyez-vous là, mon ami. Vous allez jouer le rôle du négociant de province ; moi, je ferai le rôle de voyageur de commerce.

Et la petite scène suivante a lieu :

— J’ai bien l’honneur de vous souhaiter le bonjour, monsieur ! dit le faux voyageur.

— Bonjour, bonjour ! grogne le faux négociant de province.

— J’ai une collection entièrement nouvelle avec moi, et je vous prie, monsieur, de bien vouloir m’accorder un instant pour vous la montrer !

— Qui êtes-vous ?

— Je suis M. X…, voyageur de la maison Saül Troulalat et Alcindor.

— Ah ! vous êtes le voyageur de cette maison ? Eh bien ! tant mieux pour vous !… Car si, au lieu d’être simplement le voyageur, vous étiez le patron, je vous sortirais de chez moi à coups de bottes dans le derrière !

Tout le monde, naturellement, à commencer par M. Alcindor lui-même, s’esclaffa de cette inattendue sortie.

Et le voyageur, malgré son très vif toupet, fait encore partie de la Maison Saül Troulalat et Alcindor.