Le Beau jardin/Texte entier

Plon-Nourrit (p. i-299).


À
MONSIEUR ANDRÉ WALTZ
conservateur du musée et de la bibliothèque de colmar
en reconnaissant hommage

P. A.

Cher monsieur Waltz,

Je ne me rappelle jamais sans émotion les heures que j’ai passées près de vous, à la bibliothèque de Colmar, quand je voulais célébrer votre charmante cité. Vous m’aviez arrangé, contre une fenêtre, pour travailler, une petite table ; de là, je pouvais voir ce cloître mélancolique des Unterlinden, où semble flotter encore le parfum des roses dominicaines, et entendre le bruit monotone de l’eau qui coule de la fontaine où se dresse la statue du Beau Martin. Vous, cependant, vous alliez, vous veniez, souriant, empressé, tout à tous, et souvent

LE BEAU JARDIN




LA TERRE D’ALSACE




Dis-moi quel est ton pays :
C’est un pays de plaine et de montagne.
(Chanson d’Erckmann-Chatrian.)


I

Quand le train, qui va de Paris à Strasbourg, quitte Lunéville et s’avance à travers les vastes horizons de la Lorraine, ces prairies, ces champs, ces bois clairs de bouleaux, désormais séparés par une ligne arbitraire de la terre annexée qui les répète, semblent exhaler une inguérissable tristesse. Et en effet tout y est mélancolique, jusqu’au ciel qui est bas et à l’air qui n’est pas léger. Le train cependant franchit la frontière, et aussitôt les quais de débarquement militaire, alignés à chaque gare, affirment brutalement dans la Terre d’Empire un glacis contre la France. Le pays est à peine vallonné ; le regard, qui s’étend très loin, contemple des villages pareils à nos villages français, des terres peu fécondes, des étangs où se penchent quelques arbres. Mais soudain le paysage change. C’est une vallée étroite ; des montagnes couronnées de forêts l’enserrent, où se dressent de grands rochers de grès rose ; à leurs pieds court une petite rivière sinueuse et ombragée, la Zorn, et un canal que bordent des platanes la suit, le canal de la Marne au Rhin. La terre de la route qui accompagne la rivière et la terre du chemin de halage qui longe le canal est rose comme les grands rochers. Sur un sommet dont la voie ferrée creuse la base, un vieux château en ruines s’élève, qui domine le village éparpillé au fond de la vallée. C’est Lutzelbourg, son château et son tunnel.

Passé le tunnel, l’Alsace commence, l’Alsace ainsi nommée d’après la rivière de l’Ill, qui prend sa source dans le sud, non loin de Ferrette, et afflue dans le Rhin au-dessous de Strasbourg, l’Alsace, pays de l’Ill[1], formé et enrichi par les alluvions de l’Ill. Dès lors, une succession de tunnels perce les Vosges. La vallée est si étroite qu’il y a juste place pour la route et le canal. Les forêts épaisses couvrent toutes les hauteurs et laissent descendre jusqu’à la rivière leurs innombrables essences, sapins, chênes, pins, châtaigniers, mélèzes, hêtres, mêlant les feuillages clairs aux feuillages sombres. Parfois une tour écroulée, des murailles encore debout, évoquent les temps légendaires, ou bien la montagne, éventrée par la mine, montre ses flancs écarlates, d’où l’on extrait la pierre. Rien de farouche ou de prétentieux dans ce décor : les sommets arrondis ne s’efforcent pas d’atteindre le ciel et ne se glorifient pas de neiges éternelles ; la rivière n’écume pas, et on ne lui a pas arrangé de cascade. Tout de suite une impression de richesse et de grâce encore un peu sévère. Enfin la vallée s’élargit, une ville apparaît, Saverne.

Petite ville assise au bord des Vosges et comme protégée par elles, Saverne, malgré tout ce qui devrait lui donner l’agitation de l’existence moderne, son canal, son chemin de fer, sa grand’route qui lui sert de grand’rue, demeure presque villageoise. Son passé est trop beau pour que jamais l’avenir lui réserve rien de comparable, et dans le ravissant décor que lui font les montagnes, les bois et les eaux, elle vit de souvenirs, indifférente aux bruits du monde. Son nom est antique et célèbre. César, après avoir battu Arioviste, la fonda, ou du moins les camps d’hiver, Tavernae, Hibernae, bientôt postes permanents, d’où elle tira son origine, et ainsi elle fut d’abord une forteresse latine contre les hordes germaines. Julien y séjourna avant de repousser près de Strasbourg les Barbares et y resta près de cinq ans après sa victoire. Place militaire considérable, elle vit les Vandales, les Goths, les Suèves, les Huns dévaster successivement pendant quatre siècles l’Alsace ; puis les Lorrains, les Armagnacs, les Bourguignons, les Suédois, les Impériaux tour à tour l’assiégèrent, la bombardèrent où la brûlèrent. La France y mettait garnison, réparait les fortifications, éloignait les horreurs de la guerre ; mais bientôt les batailles recommençaient : Turenne, Condé, Luxembourg, Créqui venaient et revenaient à Saverne. Enfin ses murailles et ses tours rasées, elle jouit de la paix. Louis, prince de Rohan, cardinal-évêque de Strasbourg, grand aumônier de France, fit de Saverne un petit Versailles alsacien. Souverain qu’entoure une cour, il bâtit un superbe château et, comme naguère Louis XIV, plie la nature à ses fantaisies, pour ordonner le parc, les jardins, les bassins, les eaux vives, les chasses. Quand il arrivait, les habitants allaient jusqu’à dételer les chevaux de son carrosse, pour le traîner eux-mêmes : car le cardinal leur apportait les fêtes, les plaisirs et l’argent. Maintenant le château loge un bataillon allemand, le parc n’existe plus, et la forêt où l’on chassait, la Faisanderie, est forêt domaniale.

Privée de son ancienne splendeur, Saverne, cependant, garde la gloire de nommer le col où de toute antiquité a passé le chemin le plus commode entre la vallée du Rhin et la Lorraine. La côte de Saverne ! route de toutes les invasions et de toutes les conquêtes qu’ont remplie le flux et le reflux des flots latins et des flots germains. Une première, aujourd’hui abandonnée, s’escarpait aux flancs de la montagne, en rampes inégales et ardues, et suivait la ligne la plus courte, sans se soucier de la raideur de la pente, pour déboucher sur le plateau. La seconde, œuvre hardie de la France, large de neuf à dix mètres, conduit insensiblement au faîte par de nombreuses sinuosités et des courbes magnifiquement développées. Gœthe la décrit avec enthousiasme dans le dixième livre de son autobiographie : Warheit und Dichtung. En 1815, François Ier, empereur d’Allemagne, Alexandre, empereur de Russie, et Guillaume, roi de Prusse, s’y arrêtaient pour admirer l’Alsace. « Cette fois-ci, Alsace, ô belle Alsace, s’exclamait l’empereur François, tu ne nous échapperas plus ! » C’est du sommet de cette côte enfin — inoubliable souvenir — que Louis XIV, en 1681, contempla la province que la monarchie venait d’ajouter à la France, et qu’elle lui aurait conservée : « Quel beau jardin ! » s’écriat-il. De l’endroit où il avait fait halte, toute la basse Alsace étendait devant le grand Roi, de Saverne à Wissembourg, entre la ligne bleue des Vosges et le Rhin, dominés par la flèche de la cathédrale de Strasbourg, ses vertes prairies, ses champs de blé, ses houblonnières, ses vignes, ses forêts, ses routes plantées de quetschiers et de cerisiers et, ramassés dans la verdure, ses villages aux toits rougeâtres : toute sa magnificence et toute sa douceur.

Ce n’est pas une vaste province, que l’Alsace. Toujours divisée en haute et basse Alsace, la haute Alsace qui appartenait à la Gaule Celtique et la basse Alsace qui appartenait à la Gaule Belgique, elle compte du nord au sud, de Lauterbourg à Bâle, à peine 200 kilomètres, 57 de l’est à l’ouest, de Lutzelbourg à Kehl, et sa superficie est de 8 648 kilomètres carrés. Mais elle rassemble, entre les Vosges et le Rhin, tout ce qui peut émouvoir l’âme ou plaire aux yeux : la montagne et la plaine, les forêts et les prairies, les champs et les vignes, les ruisseaux, les rivières, un grand fleuve, les vallées resserrées qui ne montrent qu’une bande de ciel et les immenses horizons qu’on embrasse des sommets. Faite d’accords et de contrastes elle tire sa beauté et sa richesse de sa variété.

La forêt est pleine de joie et pleine de mystère, pleine de silence et pleine de murmures, pleine d’ombre et pleine de clarté, et le large bruit de la mer roule au faîte de ses arbres. Dans la plaine, à Haguenau, elle s’appelle la Forêt Sainte. Les anciennes tribus y sacrifiaient dans son obscurité à leurs idoles et les ermites chrétiens y priaient Dieu dans l’extase. La tradition place près d’un vieux chêne énorme, foudroyé, et qui meurt, la cellule de saint Arbogaste. Sur la montagne, elle dresse les ruines des châteaux féodaux, demeures des seigneurs à la fois pillards, constructeurs de couvents, grands chasseurs, et défenseurs du faible, et elle raconte cent histoires d’amour, cent histoires de guerre, cent légendes. Le bûcheron y vit sous un toit d’écorces, le schlitteur y fait glisser son périlleux traîneau, et le maître marcaire, coiffé d’une calotte en cuir, y fabrique ses fromages ; ses ruisseaux activent des scieries et des forges. Elle porte les grands sommets religieux, Sainte-Odile et les Trois-Épis, qui veillent sur l’Alsace et d’où s’élèvent vers le ciel les vœux des Alsaciens. Soudain, alors qu’elle paraît la plus mystérieuse, elle s’ouvre et montre, commandés par un château écroulé, d’autres bois et d’autres montagnes plus sauvages ou plus riants, puis elle se referme, jalouse d’avoir révélé d’autres beautés que la sienne, et ne montre plus que ses arbres, quelques-uns le tronc meurtri, plusieurs fois séculaires, les rameaux desséchés, les branches tordues ; les autres, chargés d’années, mais chargés de jeunesse ; d’autres, les derniers venus, plus sveltes, l’écorce fraîche, et s’élançant d’une vigueur plus pressée. Enfin comme toujours elle la suit en la dominant, elle montre la plaine, la plaine immense, et dont la prospérité est fameuse.

« Ah ! monsieur, me disait un vieux gardien du Musée de l’Armée, quel pays ! il y a tout ! Il y a du blé, de l’orge, du froment, du colza, du lin, — et il pensait aux champs ondulants du Kochersberg entre Saverne et Strasbourg, le plus riche pays de cultures de l’Alsace. Il y a du foin, — et il pensait aux prairies que parsèment les boutons d’or et les pavots. Il y a du tabac, il y a du houblon, — et il pensait au houblon qui, autour de Haguenau, enroule ses tiges à des perches gigantesques. Il y a du vin, — et il pensait aux vignes de Ribeauvillé, de Riquewhir, de Turckeim, de Volxheim et de Guebviller, au Kitterlé, qu’on appelle brise-mollets ; au Rangen si capiteux que nul ne peut en supporter un pot ; au Finkenwein, le vin des pinsons. Il y a du poisson, — et il pensait aux truites des ruisseaux, aux carpes, aux brochets du Rhin. Il y a du gibier, — et il pensait aux brocarts des bois, aux perdrix, aux faisans, aux lièvres de la plaine, aux canards, aux macreuses, aux sarcelles, aux bécassines, aux râles, à tous les oiseaux migrateurs qui peuplent les îles du Rhin. »

Il se tut un instant et cherchant une dernière phrase qui exprimât toute son admiration, il ajouta : « Il y a même de la moutarde ! »

Par les beaux après-midi d’été, quand le soleil uniformément bleu semble descendre, on dirait qu’au loin, à l’horizon, là où coule le Rhin, la terre n’existe plus, tant elle se confond avec ce bleu du ciel qui s’atténue peu à peu en blancheur. Une vapeur légère et diaphane enveloppe toutes les vives couleurs des vignes, des prés, des bois, des champs et des villages, et souvent se dessine dans l’air pur la flèche de la cathédrale. Spectacle toujours divers, non seulement à chaque saison, mais chaque jour, presque chaque heure, à cause des ciels changeants. Fécondité qui n’a rien d’insolent, mais au contraire une grâce pensive, née de la noblesse des lignes et de la tendresse de la lumière.

Cette variété qui caractérise la nature alsacienne distingue encore les villes. Pas une qui ressemble à l’autre. Strasbourg est la ville intellectuelle, administrative et militaire, capitale que les successives dominations marquent, en l’agrandissant et en la transformant, de leur empreinte. Schlestadt, où Charlemagne aimait à résider, dépouillée de ses remparts, délaissée, désertée, s’endort, autour de ses vieilles églises, d’un sommeil résigné. Autrefois foyer de lettrés et d’artistes, elle n’est plus que silence. Colmar, calme cité de judicature et d’art, fière de son noble passé, garde fidèlement son visage du temps jadis. La grâce charmante de Wissembourg évoque le dix-huitième siècle, le bon roi Stanislas, la douce Marie Leczinska et Louis XV, le Bien-Aimé. Mulhouse, uniquement industrielle depuis le dix-septième siècle, après avoir été uniquement agricole, étend sous la fumée de ses usines, et résistant aux changements de régime, aux révolutions et aux guerres, l’admirable témoignage de ce qu’a pu réaliser l’initiative, l’intelligence et le labeur alsacien. Les petites villes, beaucoup de villages même ont ce bonheur d’avoir une physionomie particulière. Cela vient en effet de ce qu’ils avaient leur existence propre. Si par exemple les dix villes de la Décapole étaient rattachées à l’Empire comme libres et impériales, elles menaient cependant une existence à peu près autonome. Chacune constituait en quelque sorte une République. Elles veillaient donc elles-mêmes sur elles-mêmes, s’agrandissant, se fortifiant, s’embellissant elles-mêmes. Elles se construisaient des remparts et des tours pour se défendre, des fontaines, des hôtels municipaux et des églises pour les besoins de la communauté, et les bourgeois bâtissaient pour leur agrément des logis à tourelles, à grands toits inclinés, à pignons, à galeries, ornés d’inscriptions et de sculptures. Les siècles s’écoulant diminuaient ou ruinaient leur importance ; ils laissaient toujours debout des morceaux de remparts, des tours, des maisons, des fontaines, des églises, et ainsi partout le passé se mêle au présent. Le tramway siffle devant une mairie de la Renaissance et le chauffeur arrête sa 40 HP au bord d’un puits qui date du quinzième siècle.

II

C’est un très vieux pays, que l’Alsace.

Elle a été de tout temps la proie que deux civilisations se disputent et le champ de bataille où se battent deux races. Romains, Germains, Vandales, Alamans, Francs tour à tour s’en emparent : c’est près de Colmar que Louis le Débonnaire abandonne la couronne contre un cloître, laissant l’Alsace à Louis le Germanique. Plus tard. Hongrois, Lorrains, Armagnacs, Bourguignons, Suédois, Autrichiens accourent les uns après les autres, voir si l’heure de la domination a sonné pour eux ; la guerre de Trente Ans ravage la province… Il n’est pas une contrée dont l’histoire particulière se solidarise davantage avec l’histoire générale et dont la destinée ait plus agi sur la destinée européenne. Mais, tant d’invasions, tant de guerres, tant de désastres, ne pouvaient empêcher l’autochtone de rester attaché à la glèbe. M. Ferdinand Dollinger, de Strasbourg, a minutieusement étudié cette question de nos origines. Pour lui, bien avant que César rejetât Arioviste par delà le Rhin, l’Alsacien existait. Sur l’emplacement de nombreux villages à nom germanique, que les linguistes avaient qualifiés de fondations alamanes ou franques, les fouilles archéologiques ont mis au jour des séries superposées d’habitations antérieures. On a prouvé ainsi que, depuis l’âge de la pierre polie, à travers les périodes préromaines et romaines, des établissements humains, dont les appellations ne sont point parvenues jusqu’à nous, ont, sans discontinuer, occupé les mêmes lieux : le type de l’Alsacien persistait. Or, l’anthropologie établit que ce type n’a rien de commun avec le type de la nation germanique : celui-ci se caractérise par le crâne à la forme allongée, tandis que le mystérieux ancêtre de l’Alsacien, dont on retrouve les ossements sous les tumuli, appartient à la race à tête ronde. Assurément, il était Celte. Certains traits secondaires ont pu se modifier sous l’influence de croisements : sur les bords du Rhin et de l’Ill, par exemple, l’habitant de la campagne, largement charpenté, avec une forte tête, a les cheveux châtain clair ; dans la partie nord de l’ancien département du Bas-Rhin il est plus grand, plus svelte, avec la barbe et les cheveux bruns. La domination a pu changer ; la langue a pu varier ; l’Alsacien indigène, l’agriculteur, est demeuré l’effectif inaliénable, que Gaulois ou Romains, Germains ou Huns aient conquis le pays : saisissant témoignage de sa ténacité proverbiale[2].

On conçoit d’ailleurs qu’un pays si nettement délimité entre les Vosges et le Rhin, si complet à lui tout seul avec sa plaine unie et riche, ses eaux claires, ses montagnes arrondies, ni collines, ni Alpes, boisées d’essences diverses et jamais nues, ses villages rapprochés, ses maisons rassemblées, ait produit et conservé une race. Nul peuple, d’une part, n’a plus constamment tendu à s’individualiser, et nul peuple, d’autre part, ne compose avec le sol un ensemble plus harmonieux que le peuple alsacien avec l’Alsace. Il est généreux, parce qu’il a du superflu sans le luxe ; discipliné, parce qu’il ne travaille pas isolé ou en lutte contre la nature ; réfléchi et lent, parce qu’il n’a pas de peine à vivre ; il a l’esprit large, parce que son horizon est grand et lumineux ; il a gardé de ses anciennes villes libres le goût et le besoin de la liberté ; il est bonhomme, parce que son ciel est doux, mais il ne s’en laisse pas conter, et sa bonhomie cache une force incomparable de résistance : il peut subir l’inévitable, car il saura toujours maintenir, selon le mot de Maurice Barrès, ce qui ne meurt pas. L’Alsace n’a jamais été et ne sera jamais allemande ; elle a toujours été et sera toujours l’Alsace. Même intimement liée de toutes les forces de son cœur et de son intelligence à la France, elle ne perdait ni ses vertus propres, ni son caractère, ni son âme, et la France, sûre d’être aimée, s’efforçait à ce que ces vertus, ce caractère, cette âme, demeurassent intacts.

C’est un très vieux pays, et comme tous les vieux pays, il a ses costumes et ses coutumes. Qui ne connaît ses costumes, au moins les plus populaires : ceux de la basse Alsace ? Les hommes portent le pantalon noir, la veste courte et noire aussi, le gilet rouge à double rangée de boutons ouvert sur la chemise de toile blanche, le feutre noir. Naguère, les vieux portaient un ample habit noir avec un tricorne, et les anabaptistes une redingote sans bouton. Du côté de Vissembourg, un bonnet de fourrure remplace en hiver le feutre noir. Le costume des femmes est moins simple. D’abord, sur un jupon de couleur en flanelle et à grands ramages, fortement froncé à la taille et garni dans le bas d’un large ruban écossais, une jupe de serge, froncée à la taille comme le jupon, mais plus courte, fermée sur le côté et bordée d’un long ruban de velours à fleurs polychromes ; la jupe est rouge si la femme est catholique ; verte, si la femme est protestante. Ensuite un corselet de velours ou de soie à fleurs, d’une grande richesse de couleurs ; un plastron chargé de paillettes d’or et d’argent et de verroteries, brodées en dessins variés sur un fond de fantaisie ; une collerette en fil crocheté et tricoté à la main. Sous le corselet la chemise — la dentelle des manches répète toujours les motifs de la dentelle de la collerette ; — sur le corselet un fichu de soie brochée à longues franges de couleurs chatoyantes, croisé sur la poitrine et plissé à la nuque. À la ceinture un tablier en soie d’une couleur s’harmonisant avec les nuances du fichu, et retenu par un large ruban de soie en couleurs assorties qui fait le tour de la taille et retombe en longues brides sur le devant. Des bas en coton blanc tricoté à la main et des chaussures ornées d’une bouffette de velours assorti au ruban du bas de la jupe. Les paysannes du Kochersberg naguère tenaient tant à la propreté de leurs chaussures, que pour aller à l’église, le dimanche, dans la mauvaise saison, elles se servaient d’échasses à travers le village boueux. Enfin la coiffe en velours brodée de paillettes d’or et d’argent et surmontée du grand nœud en faille noire, qui fut d’abord tout petit et sur la nuque, et dont aujourd’hui les fronces exigent un tour de main difficile à acquérir. Telle couturière habile dans cet art est recherchée de tous les villages voisins. Dans les champs, les paysannes ont de grands chapeaux en paille tressée qu’orne un ruban de velours. Il y a bien, à ce costume exact, des changements selon les communes ou les cantons. Par exemple, dans les villages plus rapprochés des Vosges, la jupe est bleue ; à Geispolsheim, près de Strasbourg, le ruban du bonnet est écarlate ; à Andlau, on ne portait pas le bonnet, mais, comme aux environs de Colmar, une coiffe blanche autour de laquelle se dressait, plus ou moins grande, mais rigide, une dentelle tuyautée. Dans la vallée de Munster le bonnet est noir, à huppe avec des rubans rouges, et l’on met par-dessus, s’il pleut ou si le soleil est ardent, un chapeau de paille à larges bords. Dans le Sundgau, entre Belfort et Mulhouse, un simple mouchoir noué au-dessus de la nuque protège la tête.

Les Alsaciennes, dit un vieux chroniqueur, ont généralement la taille avantageuse et prononcée et la jambe bien prise. Les hommes, au visage rasé, sont vigoureux, avec de la noblesse. Rien n’est charmant comme d’assister le dimanche, dans un village, à la sortie de l’office religieux. Le vert et le rouge des jupes, le rouge des gilets, la soie des tabliers, l’éclat des chemises, les vives broderies des corselets se mêlent gaiement. Les longs nœuds de faille s’éploient avec des mouvements d’ailes. Souvent, l’après-midi, à quelque deux cents mètres du village, au bord de la route plantée de cerisiers, les jeunes paysannes, assises sur le talus, causent avec les jeunes paysans couchés à leurs pieds ou debout devant elles. Derrière eux les champs de blé, les prés, les vergers s’étendent, bornés à l’horizon par les sinuosités bleues des montagnes et des bois, et c’est là que l’amour se plaît à troubler les cœurs.

Bien que les mœurs tendent partout à s’uniformiser, beaucoup de vieilles coutumes persistent en Alsace. Le grand saint Nicolas, coiffé de la mitre, et la crosse en main, et la Dame de Noël habillée de blanc, couronnée de fleurs, et voilée, viennent toujours apporter leurs cadeaux aux enfants sages, accompagnés de Hans Trapp, le croquemitaine, qui châtie avec ses verges les méchants. Le chef de famille bénit toujours le 24 décembre après minuit, au retour de la messe, la bûche qui brûle dans la vaste cheminée, et dans chaque village les baraques ambulantes étalent, pour le Christkindel, leurs jouets et leurs bonbons. La Sainte-Catherine provoque devant les maisons un charivari de trompettes, de grelots et de cloches. À Ribeauvillé, en septembre, durant quatre dimanches consécutifs, les ménétriers tiennent toujours leurs assemblées où afflue, pour danser, aussi bien de Colmar que de Sainte-Marie-aux-Mines, le monde comme il faut. Les fêtes patronales surtout, appelées Mesti dans la basse Alsace et Kilbe dans la haute, sont l’occasion de cérémonies traditionnelles. Après vêpres, les garçons de fête, en manches de chemise, un tablier blanc noué à la taille, précédés de la musique, font le tour du village, de cour en cour, partout buvant et jouant. Jeunes hommes et jeunes filles, vêtus de leurs plus beaux habits, les suivent bras dessus bras dessous pour gagner la place de danse. C’est dans les fêtes du Kochersberg que se danse la danse du coq. Un coq superbe, orné de rubans multicolores, est suspendu à une poutre de la salle, près d’une bougie allumée, et traversé d’une ficelle qui soutient une boule de plomb. Les violons ouvrent la danse. Le premier couple reçoit un bouquet de fleurs qu’il conserve tant qu’il peut danser : dès qu’il s’arrête, il passe le bouquet au second couple. Ainsi l’un après l’autre les couples dansent en élevant le bouquet. Mais la flamme de la chandelle atteint le fil, qui prend feu et laisse tomber la boule de plomb. Le danseur, qui tient le bouquet à ce moment, gagne le coq, qu’il fait servir, s’il est galant, le soir, à la société, rôti et arrosé de force rasades. Parfois le coq est remplacé par un mouton. Dans le vignoble, le dernier jour des vendanges, les chariots, que traînent les bœufs, ramènent à la maison les cuveaux de raisins foulés ornés de branches, de fleurs, de rubans, de saucisses ; le propriétaire, sa famille et ses ouvriers les escortent, chacun portant un ustensile ou un outil, tous riant, chantant, heureux[3].

Le mariage revêt encore dans beaucoup de villages des rites compliqués et pittoresques.

Quelques jours avant la célébration des noces, le fiancé, revêtu de ses plus beaux habits, un flot de rubans à la boutonnière de sa veste noire, s’en va à cheval dans les villages, accompagné de trois amis, enrubannés et à cheval comme lui, faire ses invitations. Il arrive au grand trot, s’arrête net, saute à terre, tandis que ses amis demeurent en selle, et, enlevant son feutre ou son bonnet de fourrure, annonce à ses connaissances son mariage prochain et les prie d’y assister. La veille de la cérémonie, toujours escorté de ses cavaliers, il cherche sa fiancée. Elle monte avec sa mère dans un grand char orné de branches de sapin et que traînent au pas deux fortes juments fleuries conduites par un paysan. La fiancée, toute rougissante, emporte avec elle son rouet, son lit et le coffre où s’entassent les trente-cinq jupes que ses parents, fidèles aux vieilles mœurs, doivent lui donner. Le fiancé se tient à cheval à sa droite, et la voiture traverse ainsi le village pour mener la jeune fille à sa nouvelle demeure.

Le lendemain, c’est la messe. Les hommes quittent la petite veste noire pour endosser la longue redingote à deux rangées de boutons. La messe finie, le cortège sort solennellement ; mais il n’avance pas bien loin. Des enfants tendent sur le chemin une corde, et il faut, pour passer, que chacun des époux dépose une pièce blanche dans l’assiette que l’un d’eux présente. Les garçons du village tirent alors en l’air des coups de fusil qui font crier les femmes. Plus le mari est riche, plus on tire de coups de fusil.

On ne gagne la grange où est préparée la table du banquet, que lorsque l’on a acquitté ce droit de passage. Assis à midi, les invités ne se lèvent guère avant cinq heures et, tandis que les musiciens jouent, les plats succèdent aux plats : truites au bleu, choucroute garnie, canard à l’étouffée, perdreaux sur canapé, cuissots de chevreuil, pâté de foie gras, écrevisses, crêpes, tout cela abondamment arrosé des innombrables vins d’Alsace, vins pleins de soleil.

L’appétit des Normands est célèbre : les Alsaciens n’ont, sous ce rapport, rien à leur envier. Ils aiment à bien manger, et, très hospitaliers, ils aiment à bien recevoir : une cuisine abondante et raffinée a toujours été chez eux en grand honneur, d’autant que leur terre généreuse leur fournit tout ce qui peut satisfaire la gourmandise. Il faudrait bien des pages pour dénombrer tous les plats de boucherie, de légumes, de gibier, et toutes les pâtisseries que l’imagination alsacienne a combinés, mais deux surtout ont une célébrité universelle, la choucroute et le foie gras. Brillat-Savarin les plaçait dans la liste privilégiée des dix-neuf mets auxquels il reconnaissait une saveur indiscutable. La choucroute — chou pommé à tête ronde, confit au sel, découpé en filaments, comprimé et fermenté — constitue dans l’Alsace entière le plat du dimanche, servi avec des pommes de terre, des saucisses, du lard, des côtelettes de porc, ou du jambon. Le peuple la cuit à l’eau, la bourgeoisie au vin, les délicats au champagne, en la réchauffant dans les croûtes des pâtés de foie gras. Pour le foie gras, c’est un artiste français qui l’inventa au dix-huitième siècle, Close, cuisinier du maréchal de Contades. Il eut l’idée géniale de concentrer le foie pour l’affermir, puis, l’entourant d’une douillette de veau haché, le recouvrant d’une fine pâte dorée, il y ajouta la truffe du Périgord. Quand le maréchal quitta la province, Close resta à Strasbourg, s’établit, fabriqua des pâtés, les vendit, fit sa fortune et le bonheur des Strasbourgeois. Toutes ces oies qu’on rencontre d’un bout à l’autre de l’Alsace, conduites en troupeau par une vieille femme ou une enfant, n’existent que pour produire du foie gras. Maigres, elles seront vendues, en octobre, à quelque foire importante, comme celle de Hochfelden, puis encagées dans l’obscurité, bourrées de graines de maïs, et quand, au bout de trois semaines, le régime aura produit l’hypertrophie désirée, tuées et plumées.

C’est un très vieux pays que l’Alsace et parce que c’est un très vieux pays, elle a son art populaire, qui exprime fidèlement le caractère du paysan. Un ancien député du Landesauschuss, qui est aussi un lettré et un artiste, M. Anselme Laugel, a étudié cet art avec une science délicate et évocatrice[4].

Le paysan alsacien est sociable. Il aime les soirées de veille qui réunissent, en hiver, autour du poêle, parents et amis, les assemblées que provoquent les baptêmes, les mariages, les premières communions, les fêtes qui animent le village. Quand on lui rend visite, le paysan descend toujours à la cave pour chercher son meilleur vin. Son code de politesse est compliqué. Si on l’invite à dîner, il n’accepte pas avec trop d’empressement pour bien donner à entendre qu’il ne veut pas se nourrir aux dépens d’autrui et qu’il a de quoi manger chez lui ; par exemple, une fois attablé, il profite de l’occasion. Quand il accepte un verre de vin, il y laisse quelques gouttes ou les jette à terre, pour indiquer qu’il ne boit nullement par besoin, mais pour ne pas refuser une offre faite de bon cœur.

Cependant, s’il est sociable, il est un peu méfiant : car on l’a souvent, dans le cours des âges, exploité et rançonné. Si un inconnu l’aborde, il tâche toujours de percer son identité et de pénétrer la raison de sa présence.

Sociable, un peu méfiant, il a de l’amour-propre. Fier de son bien, il estime ses semblables d’après le nombre de leurs arpents, et a le goût de l’ostentation. Habile cavalier, il aime caracoler. Aux baptêmes, il répand les dragées à pleines mains par les fenêtres. Aux fêtes patronales, il fait cuire dans son ménage une interminable série de galettes. Pour les processions il ne se contente pas d’orner les maisons de guirlandes et de semer les rues de fleurs. Il se donne soi-même et tout son mobilier en spectacle. Il suspend aux façades les plus belles nappes et les plus beaux draps de lit, y accroche de petits tableaux, des images de piété, des couverts d’argent ; et sur des tables garnies de fleurs artificielles, il place des crucifix, des madones et jusqu’à des pendules. J’ai vu une brave femme exposer pour la Fête-Dieu, à Saverne, sa table de toilette avec la garniture. Les villageoises établissent leur dignité par d’ingénieuses différences dans la façon des robes, dans la qualité des étoffes, dans la largueur des rubans, dans l’or des coiffes.

Ces trois traits de caractères se retrouvent dans l’art avec quoi le paysan a construit sa demeure.

Les maisons, expose exactement M. Laugel, sont bâties le long des rues, qu’elles bordent, à moins qu’elles n’en soient séparées par un jardinet planté de fleurs ; très voisines les unes des autres, elles se présentent sur la voie publique par un de leurs petits côtés percé seulement de fenêtres, tandis que la façade avec la porte donne sur une cour fermée dans laquelle sont les granges et les étables. Ces maisons ont ainsi une partie de leurs fenêtres sur la rue, ce qui permet de se mêler au mouvement du village — symptôme de sociabilité — et leur porte s’ouvre sur une cour close, ce qui en rend l’accès plus difficile — symptôme de méfiance. Les grands toits de tuiles, les auvents qui abritent en automne les épis de maïs, les logettes en saillie, les poutrages apparents, les fenêtres fleuries et encadrées de bois sculpté, les murs fraîchement blanchis à la chaux confessent avec naïveté le bonheur de posséder. Le nom du propriétaire et celui de sa femme sont toujours gravés en un endroit bien visible de l’immeuble, et souvent on y ajoute un conseil ou une devise. À Mitesheim par exemple, une maison porte la date de 1785 ; entre les poutrages les murs sont ornés de fleurs, d’animaux héraldiques, de scènes champêtres : et au-dessus de cette décoration très primitive, on lit, bien en évidence, l’inscription suivante en dialecte : « Au lieu de rester là, bouche béante, à regarder comme un singe, tu ferais mieux d’aller travailler et de ne pas perdre ton temps. »

Dans chaque maison existe une stube. C’est une grande chambre que chauffe un poêle, où se réunissent les voisins pour les veillées, où se prennent les repas, et qui contient la grande alcôve des maîtres.

Toujours confortable, souvent cossue, la stube donne par un de ses côtés sur la rue et par l’autre sur la cour. Revêtue de boiseries, le plafond lambrissé, avec des poutres apparentes et souvent peintes, elle renferme ce que l’on a de plus beau. Les antiquaires, aujourd’hui, ont visité et vidé toutes ces stubes, et dans trop de maisons les meubles modernes, à bon marché, ont remplacé l’ancien mobilier. Là se trouvaient la grande horloge, les chaises à dossiers sculptés, le poêle en fonte ou en faïence décorée, la huche à fleurs, l’antique armoire ou un bahut de coin, et, près de la porte, une serviette à chiffre brodé en rouge et un petit bénitier en laiton où trempait un rameau de buis. Des huches, où les paysannes serraient leurs atours, ou des coffrets qui protégeaient leurs bijoux, aucun qui ne fût orné de fleurs ou de fruits allégoriques, d’emblèmes tendres, et quelquefois de scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament, maladroitement copiées d’une vieille bible. La vaisselle de faïence était décorée de fleurs et de coqs, où le vert et le jaune s’associaient gaiement. Les entrelacs byzantins ou l’aigle impériale ouvrageaient les dossiers des chaises. Tout était enjolivé : le tonnelet en grès où fermentait le vinaigre, le baril qui transportait le vin aux champs, les pots où caillait le lait, les rouets et jusqu’aux aunes qui mesuraient la toile bise à raies rouges. Chaque artisan avait, comme le paysan, de l’amour-propre, et voulait se distinguer.

Et cependant un bon sens pratique ne laissait jamais l’amour-propre s’égarer. Car cela encore caractérise le paysan alsacien, qu’il est pratique. Il est pratique dans la disposition même du village. Dans la montagne il éparpille les maisons, parce que dans la montagne, où les transports sont pénibles, il est préférable d’habiter près du bien qu’on cultive. Dans la plaine, il rassemble les maisons, parce que dans la plaine où les transports sont faciles, on a plus d’avantage à habiter les uns près des autres, qu’isolés et près de son bien. Il est encore pratique dans l’arrangement de l’intérieur : par exemple le poêle de la stube est toujours chauffé de la cuisine, où il s’ouvre par une grande portière, afin qu’on puisse le charger, allumer le feu, l’entretenir, sans salir la pièce.

Art populaire, qui variait par d’infinies différences, tout en leur laissant un air de parenté étroite, les maisons et leurs meubles, qui aimait les éclatantes couleurs, qui était gai, qui exprimait enfin le bonheur de vivre.

C’est un très vieux pays que l’Alsace et, comme l’a si justement observé M. André Hallays, elle a toujours marqué son art d’une vive originalité. Les touristes un peu éclairés constatent tout de suite combien le gothique alsacien diffère du gothique rhénan et du gothique français, combien les constructions de la Renaissance alsacienne si mesurées diffèrent des constructions de la Renaissance germanique alourdies par les ornements ; combien fortement enfin l’Alsace du dix-huitième siècle, à elle seule d’ailleurs, par la pierre employée, le grès rose qui s’oppose au ciel bleu et aux paysages verdoyants, suffirait à donner à la grande architecture alsacienne son accent.

III

Mais ce vieux pays est un pays très jeune. Terre chargée de souvenirs, l’Alsace est aussi une terre ardente vers l’avenir. Alors que les autres peuples étaient encore des peuples de sujets, les Alsaciens formaient un peuple de citoyens. L’Alsace n’a jamais eu en politique des idées vieilles, mais toujours des idées jeunes. Les Alsaciens sont de tout temps démocrates ; ils le doivent à leur passé, à l’histoire de leurs villes libres, à leur fierté naturelle. Ils saluèrent avec enthousiasme la Révolution ; ce fut un des leurs, Kellermann, qui fit à Valmy reculer les armées de l’étranger ; c’est à Strasbourg, dans le salon du maire Dietrich, que retentit pour la première fois le chant de guerre et de liberté qu’ils emportèrent ensuite à travers l’Europe, dans la fanfare joyeuse de la victoire. Leur bon sens a éprouvé les folies de la Terreur, ils n’oublieront jamais le soleil de 1789. Ils ont la foi dans l’égalité, la haine de l’arbitraire, ils acclament la nation qui proclame ces droits et dès lors l’union avec la France est indestructible.

Mais ces républicains sont encore des soldats. L’Alsace, pépinière de soldats, a-t-on dit. À peine réunie à la France, elle a choisi en effet, spontanément, le rôle militaire, et, à chaque lustre, elle s’y est donnée avec plus de passion. Quand se lève la première République, il semble qu’il n’y a pas au monde, pour les Alsaciens, un autre métier que celui des armes. Tout leur plaît dans cette nouvelle armée : la facilité, pour le plus humble, d’atteindre aux plus hauts grades, l’ivresse de la bataille et de la victoire, la camaraderie du chef et des hommes. Démocrates, amis du panache, amoureux de la gloire, ils y trouvent tout ce qui peut les séduire. Dès lors, accourus de toutes les classes, ils sont de toutes les fêtes du canon et toujours au premier rang. Maréchaux, capitaines ou troupiers, ils moissonnent la gloire par brassées. Chaque maison compte à l’armée un cavalier ou un fantassin ; et chaque village un général ou un colonel. Soixante-deux généraux alsaciens s’illustrent dans les campagnes de la République et du premier Empire. Rapp est le fils d’un concierge ; Kléber est le fils d’un gardien de ville ; Lefèvre est un paysan ; Schramm, enfant, a gardé les oies ; Eberlé est le fils d’une laveuse de Haguenau, mais Sigismond de Berckheim, soldat à quatorze ans, général à trente-quatre, et Cöhorn, tué à Leipzig et dont la carrière est une véritable épopée, appartiennent à la noblesse. Derrière eux, c’est la foule immense des simples soldats, des officiers obscurs, des sous-officiers chevronnés. Sur les rives du Rhin comme dans les plaines des Pays-Bas, aux champs de la Lombardie comme dans les sables de l’Égypte, ils chantent, devant les canons, sous les balles, dans la furie de l’assaut, cette Marseillaise que Rouget de l’Isle a chantée pour la première fois à Strasbourg ; en garnison, ils chantent le fameux refrain : Dieu le Père a un filsQui s’appelle Napoléon ; au bivouac, à la veille des batailles, ils chantent les vieux airs du pays. Pas de famille alsacienne qui ne compte parmi ses ancêtres un soldat de la Grande Armée : une croix, un sabre, un morceau d’uniforme, un shako, un état de service : ce sont nos quartiers de noblesse.

Vers la fin du dix-huitième siècle, un jeune officier strasbourgeois, nommé Keck, obtint la fille du riche brasseur, son voisin, à condition qu’il démissionnerait et deviendrait lui-même brasseur. L’amour l’emporta : on célébra les noces et on ne tarda pas à baptiser trois filles auxquelles la prospérité de la brasserie laissait espérer de riches dots. Cependant quand les bulletins de la Grande Armée parvenaient à Strasbourg, l’âme du brasseur Keck prenait le deuil. Un beau jour il disparut et on n’eut plus de ses nouvelles. Une nuit pourtant, un cheval s’arrête devant la brasserie ; on entend un bruit de sabre, des coups répétés, on ouvre la porte, et on voit un officier supérieur de cavalerie. « Je suis Keck, dit le visiteur ; je veux embrasser mes enfants. » On lui amène les trois petites filles qu’éblouit la vue du colosse étincelant sous son uniforme de colonel. Il les embrasse convulsivement, remonte à cheval, et quelques mois après, il tombe dans la campagne de Russie[5]. Ainsi volontaires de 1782, grognards de Napoléon, ils écrivaient avec leur sang l’épopée. Parfois un loustic raillait leur dialecte et leur accent : « Laissez-les parler leur charabia, disait Napoléon, qui les avait en particulière estime, ils chargent toujours en Français. » Ils chargèrent encore en Algérie, en Crimée, en Italie, au Mexique, ils chargeaient à Frœschwiller, à Rezonville, à Sedan. En 1870 l’armée française comptait quatre-vingt mille Alsaciens, enrôlés surtout dans la grosse cavalerie et dans l’artillerie. Partout où il fallait mourir, ils étaient là. Et quand la France ne fut plus leur patrie, ils continuèrent, obscurs soldats de la Légion étrangère, à charger en Tunisie, au Tonkin, en Chine, au Tchad, au Maroc… Aujourd’hui, l’armée française compte encore des centaines d’officiers alsaciens, et j’en connais, parmi leurs compatriotes annexés, qui, pour être officiers comme leurs grands-pères, émigrent à l’âge de quinze ans, réclament la nationalité française, s’engagent dans un régiment de France ou préparent l’École de Saint-Cyr. Ainsi l’Alsace perdue est toujours au milieu de la France : elle y dure par ses soldats.

En dépouillant les papiers que m’a laissés mon père, j’ai relu les états de service de mon grand-père. Qu’il me soit permis de les retracer ici : si fier que j’en sois, je n’y découvre qu’un exemple alsacien, entre dix mille.

Né à Strasbourg en 1792, il s’engage, en avril 1808, au 16e régiment de chasseurs à cheval et se bat en Autriche, puis en Espagne. Sous-lieutenant en janvier 1811 et versé au 25e de ligne, il fait la campagne de Russie, entre le premier dans une redoute à Mosaïk, est nommé lieutenant et proposé pour la croix. 1813 lui donne l’épaulette de capitaine en Silésie et en Saxe. En 1814, bien que désigné pour commander une des compagnies des « adieux de Fontainebleau », il reçoit de son colonel défense de s’y rendre : celui qui le remplace est promu commandant par l’empereur ; lui, capitaine à vingt et un ans, attendra maintenant vingt-deux ans son quatrième galon. Après Waterloo, où la charge de cavalerie lui passa sur le corps, il est licencié, refuse d’entrer dans la légion de gendarmerie du Bas-Rhin, est enfin incorporé au 34e de ligne et part pour l’Espagne. Il y demeure de 1823 à 1828, reçoit, en 1823, la croix que l’empereur lui avait promise en Russie ; mais il ne sera chef de bataillon qu’en 1836 : on connaît en haut lieu ses sentiments impérialistes. On l’envoie en Afrique : le climat lui était mauvais, il y subit deux transports au cerveau ; il prend sa retraite en 1839 et revient à Strasbourg comme rapporteur au conseil de guerre.

D’après les notes de mon père, je ne puis mieux le comparer qu’à l’un de ces héroïques et modestes officiers dont Vigny a si magnifiquement exprimé l’humble grandeur, et dont, en un langage plus familier, Erckmann-Chatrian a peint, dans ses contes, de si touchants portraits. D’un caractère très droit, très juste, ne concevant que le devoir pour lui-même, indulgent pour les jeunes fautes des autres, mais sévère pour tout ce qui concernait le service et l’honorabilité, il restait très simple dans ses rapports avec ses inférieurs et très digne avec ses supérieurs — vertu bien alsacienne. Il aimait l’ordre et détestait le bruit et la dissipation — ce qui est encore bien alsacien. Il avait la vieille galanterie française de ne parler mal ni des femmes ni des prêtres. Si l’Empire ne s’était pas écroulé, le plus bel avenir lui était réservé : il ne se plaignit jamais cependant, car il n’était pas envieux. Son culte pour Napoléon Ier ne l’empêcha pas de souffrir profondément du coup d’État que risqua le neveu. Si à l’orgueil des victoires son cœur avait vibré fortement pour Bonaparte, les vieux sentiments républicains, que ne perd jamais un Alsacien, s’étaient réveillés chez lui en 1848 : il présagea, dans le coup de force du président, la décadence de la France. Quand il mourut, il restait encore à l’Alsace treize années à vivre française.

Combien de pareils officiers sont sortis de ces villages alsaciens où l’on rencontre encore quelques vieux paysans, la barbiche taillée à l’impériale, un ruban à la boutonnière, les derniers soldats de l’Alsace française, vétérans de Crimée, d’Italie, du Mexique, de 1870, et qui apportèrent dans les armées du second Empire les mêmes qualités de courage, d’honnêteté, de conscience que leurs grands-pères dans les armées de la première République ! C’est dans le culte de ces hommes que les jeunes Alsaciens d’aujourd’hui ont été élevés par leurs parents. C’est parce que ces hommes ont servi la France, qu’un jeune Fiegenschuh, à dix-sept ans, franchit la frontière et va s’engager à Saïda, pour être officier français. Le voilà sous l’uniforme qu’il rêvait ; il conquiert ses grades et sa croix sur les champs de bataille et, à l’assaut d’Abècher, le cou traversé par une balle, porté sur une civière en tête de la colonne, exalte le courage de ses troupiers. C’est parce que ces hommes ont servi la France qu’un Jaeglé tombe au combat de Beni-Ouzien, frappé d’une balle au ventre, disant à son adjudant : « Vous témoignerez que je suis bien mort, en bon Alsacien et en bon Français. » C’est parce que ces hommes ont servi la France qu’un Ihler, de Thann, digne petit-fils d’un général de la grande République, donne sa vie au Maroc pour la patrie.

Un jour, il n’y a pas longtemps, un général, inspectant un régiment stationné en Alsace, s’approcha d’un soldat :

— De quel pays êtes-vous ?

— Je suis Alsacien, monsieur le général, répond le jeune homme.

— Avez-vous des parents dans l’armée ?

— Oui, monsieur le général.

— Où cela ? interroge le général, souriant.

Et l’Alsacien répond :

— Mon oncle est commandant de hussards à Nancy, mon beau-frère est lieutenant de dragons à Lunéville, mon cousin est capitaine de chasseurs à pied à Saint-Nicolas.

LA QUESTION D’ALSACE


I


Je m’étonne toujours et je m’indigne, quand j’entends certains Français qui rentrent d’Alsace, et je ne me lasserai jamais de m’étonner et de m’indigner. Ils sont partis, un beau matin, gaiement, en automobile ou en chemin de fer, pour un voyage de vacances, vers cette Alsace perdue dont on aura loué devant eux la magnificence et la douceur. Ils ont admiré Strasbourg, sa cathédrale et ses quais ; ils sont montés à Sainte-Odile ; ils ont traversé en courant la charmante Colmar ; ils ont déjeuné à la Schlucht et dîné aux Trois-Épis : ils ont accompli enfin le banal parcours du touriste ; à peine sont-ils restés trois jours. Les voilà revenus : que disent-ils ? Ils comptaient trouver une Alsace enchaînée, éplorée, pareille à une orpheline dont le deuil s’augmente de la captivité, et ils n’ont vu nulle part des visages en larmes, des fronts crispés de colère, des mains armées. Ils ont croisé dans les rues des gens qui parlaient, qui riaient, qui s’occupaient de leurs affaires ; ils ont pu regarder à la campagne, à une fête de village, des paysans et des paysannes qui dansaient sur la place publique ; les salles de cinématographe étaient pleines d’ouvriers, d’ouvrières et d’employés, que les différentes péripéties des films enchantaient et qui ne s’entretenaient qu’en patois. Et ils se lamentent : « L’Alsace oublie la France ; l’Alsace se germanise ; l’Alsace est détachée de nous. » Ils ne croiront à l’Alsace française que si les forteresses de l’Empire sont encombrées d’Alsaciens insurgés, si la loi des passeports sévit de nouveau, si enfin toute l’Alsace est dressée dans une continuelle révolte.

J’admets un moment que l’Alsace se détache de la France et oublie son ancienne patrie. Sur qui en pèserait la faute, sinon sur la France elle-même ? Après avoir préparé la revanche, et en avoir assuré l’espérance aux annexés, la France, vers 1898, commença à s’affirmer résolument pacifique. Elle le fut même avec une si grande ingénuité, qu’elle confia à M. André et à M. Pelletan le soin de lui désorganiser son armée et sa marine. Il fallut Tanger, Casablanca, Agadir, pour que la France se ressaisît complètement. Mme Juliette Adam a pu intituler un volume de ses mémoires : « Après l’abandon de la revanche. » Qui n’a constaté enfin la lassitude qui durant ces néfastes années se révélait chez beaucoup de Français, quand on abordait devant eux la question alsacienne ? Ils éprouvaient de l’ennui, et aussi une honte secrète qu’ils essayaient de cacher, en invoquant la gravité des questions sociales, plus urgentes : ils ne voulaient pas être hypnotisés, dans leur activité, par la ligne lointaine des Vosges. Dans un tel état de choses, il eût été naturel que l’Alsace, s’éloignant d’une patrie négligente jusqu’à l’indifférence, cherchât, en se rapprochant du vainqueur, à gagner ce qui pouvait servir ses intérêts et sa tranquillité. Si cela s’était passé, personne en France n’aurait eu le droit de le reprocher à l’Alsace. Quand un fils est prisonnier de l’étranger, le père qui ne se soucierait pas de l’arracher aux mains ennemies et cultiverait sans regret son champ, ne pousserait-il pas de lui-même son enfant à le renier ?

Par bonheur, il n’en va pas ainsi : pour l’Alsace, la France demeure toujours la patrie rêvée, celle qui est chère à son cœur comme à son esprit, celle qui contente tous les besoins de sa sensibilité et de son intelligence, celle avec qui elle éprouve que tout est commun dans la pensée, dans le goût, dans l’idéal, dans le génie enfin. Seulement la période, dite de la protestation, où les Alsaciens, levés en masse pour la lutte électorale, n’envoyaient au Parlement que des protestataires, et qui se marquait par les perquisitions, les emprisonnements, les expulsions, la loi des passeports, est close. Cette période-là appartient à la vieille Alsace, à l’Alsace des vieux Alsaciens. Une autre lutte a commencé, que livre la jeune Alsace, l’Alsace des jeunes Alsaciens, nés après la guerre, qui n’ont pas connu le régime français, mais qui aiment la France parce qu’elle fut la patrie de leurs pères et qu’elle contient tout leur passé de gloire et de liberté. Dans l’histoire de l’Alsace annexée, il n’y aura peut-être pas de période plus belle par sa gravité tenace, par son ingénieuse persévérance, par son ironique habileté. Toutes les rares qualités de la race alsacienne apparaissent ici.

Né en Alsace d’une famille alsacienne, habitant, chaque année, mon pays trois ou quatre mois, Alsacien avec orgueil, je crois que s’il est bon de toujours penser à l’Alsace, il est encore meilleur d’en parler le plus souvent possible. Qu’il me soit donc permis d’exposer ici, pour les Français qui l’ignorent, ce qu’est l’Alsace d’aujourd’hui.

II

LES NOUVELLES GÉNÉRATIONS

De 1871 à 1887, l’Alsace, persuadée que la France la reprendrait par force au conquérant, ne cessa de protester hautement, au prix de mille souffrances, contre une annexion qu’elle ne reconnaissait pas. La fièvre boulangiste lui donna le plus prochain espoir de la délivrance ; mais Boulanger disparut de la scène, et avec lui s’en alla le rêve de la Revanche. De l’exaltation la plus ardente, les Alsaciens-Lorrains tombèrent dans le découragement le plus affreux : ils sentirent la France impuissante, ou lassée, ou indifférente ; ils se sentirent enfin abandonnés. Il y eut alors, sous l’oppression allemande devenue encore plus féroce, une période de désarroi, de chaos, de tristesse, qui va de 1888 à 1898 et que M. Preiss, député de Colmar, a pu, d’une saisissante expression, appeler « la paix du cimetière ».

La nouvelle génération atteignait cependant sa trentième année. Celle-là n’avait connu ni le régime français ni les Français ; née sur le sol alsacien annexé, elle y avait grandi, elle avait vécu au milieu des Allemands, elle avait reçu l’enseignement dans les écoles et à l’Université allemandes, elle avait servi dans l’armée allemande. Loin d’avoir, par ces rapports quotidiens avec les Allemands, acquis quelque sympathie pour eux, elle s’était tout de suite rendu compte combien elle était dissemblable de ses maîtres, combien aussi elle leur était supérieure, et enfin qu’elle leur était supérieure, parce qu’elle avait un patrimoine français.

Les Allemands, en prenant l’Alsace, prétendaient ramener à la vieille patrie des frères perdus. Or, quand les Alsaciens les virent, fonctionnaires, officiers, sous-officiers, employés, qui envahissaient l’Alsace et s’y installaient, ils les considérèrent à la fois comme des barbares et des grotesques. Un Allemand, M. Otto Flake, l’avoue lui-même : « L’Alsacien, écrit-il, éprouva ce que nous-mêmes avons depuis lors éprouvé, quand parurent les charges du Simplicissimus. Il a fallu que les caricaturistes nous ouvrissent les yeux pour nous montrer les angles, les exagérations, les prétentions de l’homme allemand dans ses différents rôles de fonctionnaire, de citoyen, de soldat, de professeur et de prédicant. Or, du premier coup l’Alsacien avait perçu tout cela, lui qui avait le sens critique, parce qu’il connaissait l’autre manière et que, sans effort, il saisissait le caractère caricatural de notre extérieur. » Une continuelle comparaison entre la civilisation française et la civilisation allemande s’imposait à l’Alsacien et tournait le plus souvent au désavantage de l’Allemand. Faut-il, par exemple, comme trait de grossièreté toute naturelle, citer l’incident que voici. C’était au Congrès catholique de 1905, à Strasbourg. Un vieux prêtre de Kœnigsberg monta à la tribune et, sur un ton humoristique, raconta qu’il ne voyait pas Strasbourg pour la première fois, car, aumônier de l’armée prussienne, il avait assisté au bombardement de 1870 et était entré dans la ville avec les troupes victorieuses, « Aujourd’hui, ajoutait-il jovialement je reconquiers Strasbourg pour la seconde fois. »

En même temps que l’Alsacien se découvrait, pour les mœurs, si différent de l’Allemand, il se découvrait aussi différent sur le terrain politique. L’Allemand respecte instinctivement l’autorité ; ses chefs, préfets, officiers, sont en quelque sorte encore féodaux, exerçant leur pouvoir avec le mépris d’un suzerain pour ses serfs ; il y a encore des castes en Allemagne. L’Allemand, en général, accepte avec une soumission facile ce vieux régime, ravi, dès qu’il a une pareille autorité, de la faire durement sentir à ses subordonnés. L’Alsacien, lui, est démocrate : il le doit à son passé, à l’histoire de ses villes libres qui se gouvernaient elles-mêmes à la façon de petites Républiques ; il le doit à l’union intime de l’Alsace et de la France, que noua dans l’enthousiasme l’aurore de 1789 et que scella le sang de tant d’Alsaciens répandu sur les champs de bataille. M. Fritz Kiener, professeur agrégé à l’Université de Strasbourg, a montré, dans une remarquable étude sur la bourgeoisie alsacienne, combien la fraction la plus vivante et la plus nombreuse de cette bourgeoisie était, par sympathie à la cause républicaine, unie de cœur et d’âme à la France. Napoléon Ier, les Bourbons, Louis-Philippe, Napoléon III avaient succédé les uns aux autres ; le drapeau tricolore avait alterné avec la bannière aux fleurs de lis, mais le nom de liberté restait invinciblement vivant dans les âmes. En face de l’Allemand, l’Alsacien représente la foi dans l’égalité, la haine de l’arbitraire, la conscience de la dignité individuelle. Si l’armée française a été si populaire en Alsace, et si l’Alsace a été pour la France une magnifique pépinière de magnifiques soldats, c’est que l’organisation démocratique de cette armée, le traitement humain du soldat, la possibilité pour chacun d’atteindre les plus hauts grades — au contraire de ce qui se passe dans l’armée allemande — répondaient aux sentiments les plus profonds de l’Alsacien.

Voilà donc, brièvement résumé, en quoi cette nouvelle génération, qui vivait au milieu des Allemands, se reconnaissait, pour ainsi dire chaque jour, différente d’eux. Ces jeunes Alsaciens ne peuvent pas être Français : ils seront donc Alsaciens, et rien qu’Alsaciens, puisqu’ils ne peuvent pas être autre chose. Mais ils ne peuvent être vraiment Alsaciens que s’ils gardent, comme une des parties constitutives de leur caractère propre, ce qui forme le patrimoine français : « Ils sentent, a écrit Maurice Barrès, ne pas pouvoir vivre, s’ils cessent de se donner la culture qui les fit tels qu’ils sont… Replié sur lui-même, bloqué entre la France et l’Allemagne, ne pouvant pas être Français, ne voulant pas être Allemand, l’Alsacien se retrouve tel que ses aïeux et sa terre tendent à le créer : il pense et il agit en Alsacien cultivé à la française. »

De ce réveil de la conscience alsacienne est née, tout naturellement, une nouvelle forme de l’opposition. L’ancienne protestation était utile aussi longtemps qu’on espérait la guerre : inutile et stérile, du jour où la France renonçait à l’entreprendre. La nouvelle touchait au contraire tout de suite des réalités : elle était une résistance à la germanisation avec d’immédiats résultats.

Cette protestation se manifesta d’abord timidement par une littérature dramatique en dialecte. Ce théâtre alsacien fut un théâtre populaire plein de verve et d’observation. Quand M. Gustave Stoskopf représente, dans Monsieur le Maire, un bonhomme soucieux de ménager la chèvre et le chou, et de satisfaire à la fois son ambition et les tendances de son cœur, quand il écrit son Candidat, c’est de la bonne comédie, du même genre que M. de Pourceaugnac ou la Cagnotte. Autour de lui s’unissaient d’autres auteurs. Ce petit peuple exprimait sa volonté de vivre, tel qu’il est, par tous les moyens. Mais l’idée se précisait qu’il fallait surtout conserver le patrimoine français : la littérature dramatique dialectale fut abandonnée.

Une revue, alors, se fonda, sous le titre de Revue alsacienne illustrée : elle termine la treizième année de son existence. En 1905, l’Académie française lui a accordé le prix Marcelin Guérin. Ce qu’elle veut, c’est contribuer au maintien et au développement de tout ce qui, d’un mot, s’appelle la culture de l’Alsace. Ses pages sont ouvertes à tous les écrivains qui, sans arrière-pensée, travaillent à l’enrichissement du patrimoine alsacien. Dans ce labeur, le souci du passé tient naturellement une large place. Mais elle s’attache plus spécialement aux apports de la civilisation française. Avant les événements de 1870, un groupe d’Alsaciens cultivait les traditions d’une époque révolue. La revue a repris cette tâche dans le sens nouveau déterminé par l’annexion. Complètement indépendante, elle s’efforce à sauvegarder, malgré les attaques les plus insidieuses et les tentatives d’intimidation, la part de l’héritage menacée par l’inintelligence des hommes non moins que par la force des choses. Maurice Barrès l’appelle un cours d’éducation alsacienne complète. C’est dans ses pages qu’il faut chercher les meilleurs écrivains alsaciens, — j’entends les meilleurs écrivains français de l’Alsace, — des hommes tels que M. Anselme Laugel, ancien député au Landesausschuss, le docteur Dollinger, l’avocat M. Eccart, pour ne citer que ceux-là. Quoi qu’ils écrivent, c’est toujours la civilisation alsacienne, l’histoire alsacienne, l’art alsacien qu’ils servent : tout ce qui, enfin, dégage, maintient et prolonge la tradition alsacienne.

À côté de cette revue, qui a détaché d’elle, comme l’arbre pousse un rameau puissant, les Cahiers alsaciens, grandit le Musée alsacien, vivante illustration, qui touche plus directement les yeux et le cœur. Les organisateurs n’ont pas voulu seulement réunir, pour les montrer aux visiteurs, des objets amusants, beaux ou pittoresques. Ils ont voulu que ce musée fût un enseignement sensible. D’abord, il fournit les tableaux fidèles des coutumes et des mœurs alsaciennes. La vieille maison du quai Saint-Nicolas est elle-même un admirable exemple de l’architecture alsacienne. Celui qui y pénètre éprouve aussitôt cette vénération émue qu’éveille la vue de ce qu’un peuple a marqué de son génie propre. Il monte l’escalier, il parcourt la galerie circulaire, il entre dans les chambres, et tant d’objets familiers, qu’ont usés tant de générations, meubles, poêles, moules à gâteaux, coiffes de paysannes, bijoux, costumes d’hommes et de femmes, déroulent sous ses yeux toute la civilisation de l’Alsace. Entre quatre murs, on a reconstitué pour lui, ici, le décor familier où un paysan, au milieu des siens, se reposait, là une cuisine où la gourmandise bourgeoise préparait des plats fameux, plus loin la chambre modeste où travaillait le pasteur Oberlin. Mais si ce visiteur est Alsacien, il ne s’attendrit pas seulement : il prend conscience de ce que valaient ses morts et de ce qu’il vaut, lui, leur héritier ; il sort de ce musée plus instruit et plus fort. Enfin ce musée est la maison sacrée où des fêtes reproduisent des périodes glorieuses et des périodes heureuses de l’histoire : ce jour-là, c’est l’Alsace du temps passé qui, vraiment, y revit tout entière.

À ces écrivains, historiens, philosophes, conteurs, qui constituent la nouvelle Alsace, il faut joindre les artistes. Il eût été bien étonnant que tant de villes et de villages, où le passé demeure sous des formes si pures et si curieuses, soit dans les églises, soit dans les châteaux, soit dans les maisons des paysans, soit au bord des vieux quais, ne fussent pour les Alsaciens une source continuelle d’inspiration. À l’heure actuelle, il existe, en Alsace, une véritable pléiade d’artistes originaux et remarquables : M. Charles Spindler, l’auteur des magnifiques Images alsaciennes et des fameuses marqueteries de bois ; M. Paul Braunagel, dessinateur de grand talent dont les vitraux d’art obtiennent partout un légitime succès ; M. Albert Kœrrtgé, aquafortiste si pénétrant de Strasbourg ; M. Gustave Kraft, l’aquarelliste ; les lithographes Émile Schneider et Georges Ritleng ; les sculpteurs Henri Bischoff et Martzloff, le portraitiste Léon Hornecker ; enfin justement célèbres en Alsace, en France et en Allemagne, Hansi, le mordant caricaturiste, le père du professeur Knatschké et le délicieux aquafortiste de la charmante Colmar, condamné récemment par les Allemands à cinq cents marks d’amende, et Zislin, fondateur et directeur du journal satirique Dur’s Elsass, condamné à trois reprises à la prison par les conquérants. Ainsi dans tous les domaines s’affirmait la profonde vitalité de la tradition alsacienne. Alsaciens d’Alsace, dignes frères des Alsaciens de France qui, si nombreux, rehaussaient dans les lettres, dans les sciences, dans l’armée, comme les Appel, les Schlumberger, les Lichtenberger, les Schützenberger, les Schuré, les Pfister, les Moll, les Fiegenschuh, les Ebener, l’éclat du génie et du courage français.

III

LA LUTTE

POUR LE PATRIMOINE FRANÇAIS

Parce qu’elle se trouve géographiquement entre l’Allemagne et la France, l’Alsace possède une originalité intellectuelle et morale. « En formant, écrit dans la Revue politique et parlementaire M. Anselme Laugel, ancien député au Landesausschuss, un trait d’union entre la France et l’Allemagne, ou plutôt en constituant une sorte de marché moral où s’échangent les produits intellectuels des deux nations, l’Alsace correspond à sa vocation séculaire. Elle reste fidèle à la tradition inaugurée par l’antique Gottfried de Strasbourg qui, avec son Tristan et Iseult, faisait profiter la poésie allemande de la grâce et de la délicatesse des vieux romans français, et continuée plus tard par Fischart, qui fit passer, à son tour, dans la littérature allemande un peu du ton cru et de la gauloiserie qui distinguaient le génie de Rabelais. » Encore aujourd’hui, c’est un Alsacien, Henri-Albert, de Niederbronn, qui révèle Nietzsche à la France, et c’est un autre Alsacien, Henri Lichtenberger, qui nous expose sa philosophie. Or, tandis que l’Allemagne, afin de germaniser l’Alsace, veut lui imposer la seule culture allemande, l’Alsace veut conserver la culture française. Cette culture lui semble supérieure et les Alsaciens sont convaincus que sans elle ils seraient diminués moralement et intellectuellement, pour ne pas dire supprimés. Tous les efforts de ce petit pays seront dès lors tendus à résister aux efforts patients à la fois et violents de l’énorme empire qui se l’est annexé. En réclamant son autonomie, l’Alsace veut n’être plus terre d’Empire, mais État confédéré parmi d’autres États confédérés, c’est-à-dire être libre, Alsacienne, appartenir aux Alsaciens. Mais cette autonomie politique, elle doute qu’elle l’ait jamais, car elle sera toujours contre la France, de par la volonté allemande, un glacis couvert de soldats et de canons, et le gouvernement de ce glacis ne sera jamais confié aux Alsaciens que leurs maîtres appellent les Français de l’Ouest. La constitution que lui a donnée l’Empereur — et qu’on a justement comparée à une fenêtre de prison, un peu élargie, mais munie de barreaux plus épais — lui prouve combien elle a raison de croire son désir impossible à exaucer. Aussi ce qui lui importe bien plus que l’autonomie politique, c’est l’autonomie morale, c’est-à-dire conserver le patrimoine français acquis durant deux siècles prospères et glorieux d’union avec la nation souveraine, tous les souvenirs et tous les honneurs de la participation aux joies et aux tristesses de la France, la façon même de voir, de penser et de sentir que les pères ont léguée aux fils, et réaliser un certain idéal d’égalité et de liberté, qui est l’idéal moderne et français. De là cette lutte pour la culture et la langue françaises où s’unissent bourgeois, commerçants, industriels, maires des villages, députés, et dont le moindre ouvrier reconnaît la nécessité.

L’Allemagne voudrait persuader à l’étranger que la germanisation de l’Alsace est accomplie grâce à la victoire de la culture allemande. Et c’est justement parmi les Allemands qu’elle trouve les démentis les plus catégoriques.

En 1909, M. Werner Wittich, professeur à l’Université de Strasbourg et Allemand, publiait un article (ensuite réuni en brochure) qui, sous le titre : Civilisation et patriotisme en Alsace, faisait sensation. M. Wittich avoue d’abord que les efforts tentés par l’administration allemande pour germaniser l’Alsace ont été bien peu efficaces, car le penchant des Alsaciens pour la France demeure une piété filiale analogue à l’amour de l’enfant pour ses parents. Après trente-huit ans de domination allemande, le sentiment patriotique allemand manque complètement en Alsace. Jusque dans la masse populaire, la culture française, spécialement la langue, gardent un grand prestige ; de même, la culture des sens (M. Wittich entend par cette expression tout ce qui touche à l’éducation, au savoir-vivre et aux arts) et les vues politiques et sociales sont encore absolument françaises. Quant à la bourgeoisie et aux notables, leur culture n’a presque pas subi de modifications. Dès lors, comme dans le peuple entier la culture des sens et l’esprit démocratique de la France ont poussé de profondes racines, comme enfin la vie entière de la population et de l’État s’est imprégnée d’esprit particulariste, on peut prévoir que, pendant un temps illimité encore, l’Alsace opposera nettement sa culture mixte ou française à la culture allemande.

La France avait toujours porté, au plus haut point, respect à cette individualité alsacienne. Il faut rendre cette justice à M. Wittich qu’il comprend et honore cette piété filiale de l’Alsace reconnaissante envers la France et qu’il blâme le régime d’oppression que tant d’autres Allemands préconisent pour la germaniser.

M. Wittich voit bien comment les grandes guerres nationales de la Révolution et de l’Empire ont amené à son complet développement le patriotisme français des Alsaciens ; mais, ironiquement, il ne voit pas que l’inauguration du Haut-Kœnigsbourg restauré ou le raid aérien du Zeppelin au-dessus de Strasbourg puisse produire sur l’esprit alsacien une impression comparable à la prise de la Bastille ou aux victoires des armées républicaines et impériales. Il demande donc qu’au lieu de toujours traiter l’Alsace comme un glacis, on lui accorde un régime de tolérance et de liberté : vouloir imposer à un peuple une culture dont il ne veut pas est aussi impossible que de lui imposer une foi religieuse qui répugne à ses sentiments intimes. « Peut-être, dit-il, un jour viendra où, la guerre éclatant, le patriotisme allemand s’éveillera dans le cœur de l’Alsacien, ainsi que s’éveilla en lui le patriotisme français dans le tonnerre de la bataille il y a cent vingt ans, — mais encore faudra-t-il qu’il ne soit pas obligé de marcher contre son ancienne patrie, et il est difficile d’imaginer une grande guerre où la France ne serait pas du côté des adversaires de l’Allemagne… Alors, il faut attendre la germanisation d’une longue paix, des intérêts communs, de l’existence commune… Si elle ne pouvait naître que de l’unité de culture, le siècle s’écoulerait avant que l’Alsacien ait appris à voir dans l’Allemagne une patrie. »

Il faut retenir, il faut méditer, il faut répandre ces généreux aveux. Ils démentent avec une valeur singulière les affirmations des Allemands qui prétendent que seule l’adhésion à la culture allemande déterminera le patriotisme allemand. C’est vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué, car cette adhésion, il faudrait que l’Alsace la donnât, et elle ne la donne pas. Tandis que l’école, le régiment, les relations d’affaires contraignent les Alsaciens à la culture officielle, ils s’efforcent de trouver par eux-mêmes le contre-poids nécessaire pour rétablir l’équilibre, et ce contre-poids ils le trouvent dans la culture française. Ils veulent rester tels qu’ils sont ; ils veulent qu’on ne s’oppose pas au libre développement de leur génie national ; ils veulent, étant par la force des traités citoyens allemands, demander toujours à l’intelligence française de féconder la leur. « M. Spiesser, pasteur d’un village de la Basse-Alsace et pangermaniste fougueux, a conquis, écrit M. Laugel, une triste célébrité en proclamant qu’on plaisantait, si l’on prétendait que l’usage du français était avantageux aux Alsaciens. Non, monsieur le pasteur, cette tendance naturelle qui entraîne les Alsaciens vers la culture française ne résulte pas d’une superstition : elle exprime, au contraire, leur conviction instinctive de n’être plus que des demi-Alsaciens le jour où la culture française n’aurait plus d’action sur eux, et d’être moralement diminués si jamais on arrivait à remplacer leur sens français par un sens allemand, c’est-à-dire à convertir un esprit démocratique et moderne en un esprit féodal et rétrograde. »

On devine que l’attitude des Alsaciens excite chez les Allemands une vive colère. L’article de M. Wittich leur a paru une trahison. Ils ne cessent de s’emporter, de menacer et de réclamer de l’administration les mesures les plus énergiques contre ce qu’ils appellent les menées pan-françaises. Tout leur sert de prétexte : le Souvenir français et les monuments qu’il élève sur les champs de bataille ; la nomination au poste de premier ministre dans la Terre d’Empire d’un Alsacien, M. Zorn de Bulach, qui pourtant… l’influence grandissante des notables alsaciens ; jusqu’à la connaissance parfaite qu’a de notre langue la femme du Statthalter, la comtesse de Wedel, et jusqu’à la moindre enseigne en français. Colères inutiles, dont sourie le tenace bon sens alsacien. Les pangermanistes, comme MM. Martin, Gneisse et Altemoeller, ont beau lancer un appel contre la francisation de l’Alsace ; d’autres, comme M. Ruland, ont beau fonder une ligue « contre ceux qui veulent imprimer un cachet français à l’Alsace et faire de celle-ci une province française sur territoire allemand » ; les Alsaciens continuent à réclamer l’enseignement obligatoire du français, et il leur est facile de prouver que les pangermanistes veulent seulement rester maîtres d’un pays où fonctionnaires et bureaucrates arrivés des régions lointaines de l’Empire jouent aux potentats et perpétuent un régime de despotisme fertile pour eux en avantages et profits. À la Délégation d’Alsace-Lorraine, presque toute l’Assemblée votait la motion sur l’enseignement obligatoire du français. Aux élections de 1911, pour la nouvelle Chambre, les candidats, même opposés à l’Union nationale, et immigrés, devaient inscrire sur leur profession de foi la nécessité de l’enseignement du français et le respect de la tradition alsacienne. À la nouvelle Chambre, les socialistes, élus avec l’appui du gouvernement, furent les premiers à évoquer l’image de l’ancienne patrie.

Deux faits marquent les débuts de cette lutte pour la langue française.

Voici le premier :

M. Édouard Vierne, professeur de déclamation française, avait donné à Strasbourg, dans l’hiver de 1907-1908, trois matinées au théâtre de l’Union. Il voulut en faire autant pour l’hiver de 1908-1909 et pria la Revue alsacienne illustrée d’organiser ces représentations. Le directeur de la Revue demanda à la préfecture de police l’autorisation nécessaire pour la première matinée fixée au 29 octobre, spécifiant qu’une partie des bénéfices serait réservée à des œuvres de bienfaisance. L’autorisation fut donnée tardivement et la représentation eut lieu devant une salle comble. Le 27 novembre, la Revue alsacienne illustrée fit une nouvelle demande pour la seconde matinée, dont le bénéfice devait être versé à la caisse de secours pour les sinistrés d’Italie. Le programme comportait les Plaideurs, de Racine, L’anglais tel qu’on le parle, de Tristan Bernard, et un acte de Valabrègue. Le 31 décembre, la Revue reçut une ordonnance qui interdisait la représentation. Comme le directeur de la Revue se rendait au ministère pour s’y entretenir d’une affaire de loterie, on lui insinua alors que l’affaire de la représentation prendrait une autre tournure si la Revue alsacienne illustrée voulait donner également des pièces de théâtre allemandes. Le directeur observa seulement que le théâtre municipal donnait assez de pièces allemandes pour contenter les vœux de la population, et que le succès des représentations françaises prouvait que celles-ci répondaient à un besoin. Cette conversation était purement privée. Devant l’émotion que soulevait l’interdiction, les organes officiels affirmaient que le refus opposé par la Revue alsacienne illustrée de donner des représentations allemandes avait seul causé cette interdiction. Le directeur de la Revue n’eut pas de peine à prouver comment on dénaturait la vérité. Cette date est une date importante : pour la première fois, la jeune génération alsacienne se trouvait amenée, en face de l’administration allemande, à défendre son patrimoine français. Et la presse officieuse ne se gênait pas pour déclarer que cette interdiction n’était qu’un commencement, et qu’il faudrait bien finir par avoir raison des forces occultes qui, comme la langue française, s’opposaient à la germanisation de l’Alsace-Lorraine.

Voici le second fait :

Au mois de mars, M. Kubler, député de Colmar, déposait au Landesausschuss la motion suivante : « Veuille le Landesausschuss décider d’inviter le gouvernement à faire en sorte que l’enseignement français soit introduit dans les écoles primaires et qu’il lui soit consacré plusieurs heures par semaine. » Aussitôt, trois pangermanistes partaient en guerre, le docteur Martin, professeur à l’Université ; M. Altmoeller, conseiller de l’instruction publique ; le docteur Gneisse, directeur du lycée de Colmar. Par un appel publié dans la Strassburger Post, ils jetaient le cri d’alarme, appelant à la rescousse contre ce qu’ils appelaient « la francisation » tous les pangermanistes de l’Allemagne. Mais, hélas ! au moment même où ils lançaient leur appel, les derniers membres du Landesausschuss qui avaient résisté à la motion de M. Kubler étaient, sous la pression de l’opinion, obligés d’en présenter une qui demandait que le français fût au moins enseigné là où le conseil municipal en exprimerait le désir ; ce n’était même plus, dans cette motion, l’autorité scolaire qui tranchait la question d’opportunité, mais une assemblée de laïques. Le docteur Gneisse, le type le plus représentatif du pangermaniste dans ce qu’il a de ridicule et d’odieux, continua sa campagne par de violents articles. Verwelschung, verwelschung, francisation, M. Gneisse et ses amis n’avaient plus que ce mot sur la langue et au bout de leur plume. L’abbé Wetterlé répondait au docteur Gneisse dans le Nouvelliste d’Alsace-Lorraine avec cette verve toujours heureuse qui est le propre de son talent. Le caricaturiste Hansi publiait sur le docteur Gneisse des caricatures qui soulevèrent le rire général. Le docteur Gneisse traîna Hansi devant les tribunaux, Hansi fut condamné à 500 marks d’amende. Quelque temps après, l’abbé Wetterlé, directeur du journal où avaient paru les dessins de Hansi, était condamné à deux mois de prison. C’était la seconde fois que la jeune génération alsacienne se trouvait amenée à défendre son patrimoine français.

Dès lors, tous les Alsaciens, à de rares exceptions près qui s’expliquent par les intérêts et les ambitions personnelles, furent unis pour la défense du patrimoine acquis par leurs ancêtres. Cette même année, où Hansi était condamné, l’Alsace élevait, au sommet du Geissberg, sur les lieux où la division de Douay avait résisté durant six heures à l’armée allemande, un monument aux soldats français tombés pour la patrie, et tandis que flottait le drapeau tricolore, des milliers de paysans chantaient, tête nue, la Marseillaise que leurs aïeux avaient chantée à travers l’Europe conquise. Les conquérants ont pu, dès 1871, supprimer complètement la langue française dans les écoles populaires et dans les salles d’asile, la réduire à la portion congrue dans les écoles normales, ne lui laisser dans les lycées et les collèges qu’une place ridicule : le haut allemand n’a pas gagné de terrain. La petite bourgeoisie, les artisans et les classes supérieures parlent le français, et les paysans et ouvriers le dialecte alsacien. On peut avancer, sans être taxé d’exagération, qu’on parle plus le français aujourd’hui en Alsace qu’avant la guerre, et le nombre des journaux de langue française a doublé. Les conférences de Strasbourg, de Colmar, de Mulhouse, de Sainte-Marie-aux-Mines amènent chaque année en Alsace les écrivains français les plus connus ; des cercles se fondent pour entretenir et développer l’usage du français ; un club vosgien-alsacien se crée pour concurrencer le club allemand. Fidèlement enfin, chaque hiver, les étudiants défilent, à minuit, tête nue, en silence, autour de la statue de Kléber, solennelle protestation du souvenir… Et l’Allemand, qui n’est pas né délicat et qui manque vraiment trop de psychologie, s’étonne que les Alsaciens, sujets de l’Empire depuis quarante ans, ne pleurent pas sur Iéna et ne se réjouissent pas de Sedan… Avec quelle persévérance inconsciente il aura servi en Alsace la cause française !

IV
LE DEVOIR FRANÇAIS

La destinée française est particulièrement liée à la destinée alsacienne : à ceux qui l’oublient ou voudraient l’oublier, comme à ceux que lasse la ligne bleue des Vosges et comme à ceux encore qui rêvent humanitarisme bucolique, on ne saurait trop le répéter. L’Alsace constitue, contre l’Allemagne que son développement pousse vers l’Ouest, un rempart ; elle ne laissera passer de l’esprit allemand que cela seulement qui se sera un peu francisé. Le jour improbable où l’Alsace serait complètement acquise à la culture allemande, rien ne protégerait plus la France contre la marche en avant de l’Allemagne intellectuelle, économique, industrielle. Nancy, qui est pour les Allemands la première et la plus importante étape de ce pacifique mais redoutable envahissement, serait une position allemande en France. Enfin, tant que l’Alsace croit à la supériorité de la civilisation française, c’est que la France continue à exercer une attraction incomparable. Si jamais l’Alsace ne croyait plus à cette supériorité et si elle ne luttait plus pour notre langue, ce n’est pas que l’Allemagne l’aurait germanisée par la force, c’est que la France serait devenue d’elle-même vraiment une nation déchue. Tout ce qui agite la France retentit en Alsace : l’affaire Dreyfus, la guerre religieuse, les fiches dans l’armée et les églises ouvertes à coups de crosses, tout cela a été habilement exploité par la presse allemande qui, en face d’une France désorganisée et divisée, montrait une Allemagne forte et respectueuse des croyances. Il y a eu des heures de doute, mais ces heures ont passé : notre génie l’a emporté. C’est à la France de garder son rayonnement, pour garder fidèle au souvenir l’Alsace.

Quand les deux cents paysannes et paysans alsaciens, qu’on amenait, sous leurs beaux costumes traditionnels, à l’Exposition de Nancy, arrivèrent à Igney-Avricourt, ils furent reçus par le maire et par une délégation d’hommes et de femmes. Le maire prononça un discours, puis un petit soldat remit à chaque paysan et à chaque paysanne un bouquet de bleuets. Un paysan, qui n’avait jamais quitté l’Alsace, et qui respirait pour la première fois l’air français, se tourna alors vers un des organisateurs : « Monsieur, fit-il, je vais vous dire quelque chose : les Allemands sont communs. » Du premier coup, il saisissait ce qui différencie les deux races, et il ne l’exprimait pas en exprimant que nos compatriotes étaient charmants, mais en soulignant ce qui lui était chaque jour sensible, la grossièreté allemande.

Eh bien ! ce que ce paysan éprouvait pour la première fois devant des Français, il faut que tous les Français qui se rendent en Alsace le fassent éprouver aux Alsaciens.

Depuis quelque temps, les Français viennent, très nombreux, en Alsace. C’est très bien ; ce n’est pas suffisant. Beaucoup, d’abord, ne savent pas voir, ils arrivent, ils passent, ils sont partis ; ils ont parcouru un musée et visité une église ; et, parce qu’ils ont entendu parler le dialecte, ils se persuadent que l’Alsace se germanise. Ils n’ont vu ni la beauté toujours jeune de l’éternelle nature, ni la vieille beauté des vieilles villes. Ils n’ont pas senti la douceur provinciale des mœurs, la bonhomie narquoise des caractères, leur dignité aussi. Ils ont encore moins pénétré, sous les apparences allemandes officielles, la vérité française. Enfin, ils ne connaissent pas l’Alsace.

Ceux-là seuls connaissent l’Alsace, qui y séjournent ; et une fois qu’ils la connaissent, ils lui sont à jamais acquis. Qu’ils ne se contentent pas de descendre à l’hôtel, puis de se promener dans la ville, un Bædeker ou un Joanne à la main. Qu’ils aillent d’abord, en pieux pèlerinage, sur les champs de bataille où nous avons perdu l’Alsace, et qu’ils y touchent combien la fortune nous a trahis. Ensuite, qu’ils visitent longuement ces trois villes si différentes : Strasbourg, la ville intellectuelle, militaire et administrative ; Colmar, la calme ville de judicature et d’art ; Mulhouse, la ville industrielle ; tout ce qui résume l’Alsace, son génie, sa richesse, son activité, y est comme concentré. Enfin, qu’ils aillent à travers les forêts et les montagnes, où la nature leur offre de si magnifiques aspects, tour à tour charmants et graves, sévères et doux, sauvages et riants, et qu’ils s’attardent au milieu de tant de villages, où la vieille architecture alsacienne a laissé des trésors, que la folie allemande de restauration n’a, par bonheur, pas encore abîmés. Et qu’ils parlent, au hasard, avec l’homme rencontré sur la route, avec la femme assise au seuil de sa maison, avec le vieillard qui penche la tête à son étroite fenêtre. Alors ils connaîtront l’Alsace, ils sauront ce qu’elle pense, ce qu’elle veut, où va son amour, et ils l’aimeront pour toujours.

En même temps, ils représenteront la France. C’est cela qu’ils ne doivent jamais oublier, qu’ils représentent la France. Le moindre geste, la moindre action d’un Français en Alsace prend immédiatement une singulière valeur : c’est d’après ce geste, c’est d’après cette action qu’on jugera de la France. Il faut que tous ceux qui voient des Français et les observent puissent dire, comme ce paysan à Igney-Avricourt : « Les Allemands sont communs. » Tous les Français doivent être convaincus qu’ils ont en Alsace une mission à remplir. Une toilette excentrique, de mauvaises allures, une moquerie stupide et facile de l’accent : ce sont là des choses qui m’ont fait quelquefois souffrir,

quand j’étais en Alsace, parce que j’en devinais le résultat sur les habitants : une mauvaise opinion de la France. Que les Français donnent par leurs manières, leur langage, leur tenue une séduisante idée de la France, et par là, une idée vraie de son goût, de sa distinction, de son charme : voilà ce que nous devons réclamer d’eux. Il y a bien des façons de parler de la France ; en parlant d’elle d’abord et dans sa langue, mais encore en la montrant aux yeux, et en ébranlant le cœur. Rentrés chez eux, que ces Français parlent de l’Alsace, qu’ils inspirent le désir de la connaître, qu’ils la fassent aimer, qu’ils luttent pour elle. C’est le devoir français : si l’on aime la France, il faut d’abord la servir, et ceux qui la serviront sur le terrain alsacien, de cette façon, la serviront autrement mieux que les candides touristes qui, admis à dîner sur un bateau avec Guillaume II, nous accablent les oreilles de ses louanges, pareils aux Parisiens qui célébraient Frédéric II, même quand il rossait nos armées.

LE THÉÂTRE ALSACIEN



Avril 1900.

… Neuf heures. Les pieds traînards, j’erre dans Strasbourg de la place Kléber à la promenade du Broglie, sans but. Que faire ? Les rues sont désertes : à peine de temps en temps rencontre-t-on un officier dont le sabre bat le trottoir, ou une servante attardée à un rendez-vous, ou un agent de police campé sur la chaussée et regardant avec mélancolie passer les tramways. Seules les brasseries sont pleines, et, devant les demi-litres de bière qui encombrent les tables, des familles paisibles ou des étudiants gras et boutonneux somnolent ou s’emportent, dans la fumée des pipes et des cigares. Que faire ? Les Gretchen des tavernes ne me séduisent pas assez pour que je me risque à les contempler jusqu’à minuit, au prix d’une probable gastralgie. Je m’approche d’une manière de colonne Moriss. Nulle troupe française de passage au Grand-Théâtre. L’Eden-Garden n’est pas ouvert, le Variétés-Concert est fermé. Un cirque annonce sur une affiche blanche rayée de noir de prestigieuses acrobaties. Que faire ? Tout à coup, au bas de la colonne, je lis ces mots :

« Elsæssiches Theater
Dr  Herr Maire. »

Un théâtre alsacien ! une pièce en alsacien ! Monsieur le Maire ! je cours au Théâtre-Municipal.

C’était bien une pièce alsacienne. L’auteur, M. Stoskopf, avait dessiné, avec beaucoup d’esprit, dans le personnage principal, l’amusant portrait du fonctionnaire qui obéit toujours au gouvernement, quel qu’il soit, pour la seule raison qu’il est le gouvernement, et à qui l’amour respectueux, craintif et zélé de l’administration, tient lieu de toute qualité. Ce brave homme, père de deux filles, attend la visite d’un haut dignitaire prussien qui doit inspecter la commune. Vêtu du traditionnel habit que portent au delà du Rhin les membres du corps enseignant, un professeur allemand se présente. Par un procédé analogue à celui de Revisor, la comédie de Gogol, ce professeur très bon, très modeste, très simple, un peu benêt, est pris pour le haut dignitaire, et malgré lui obligé de visiter la mairie, l’école, l’église, l’hospice. On devine les quiproquos que crée cette situation. En parcourant les écuries, il tombe et, sali par sa chute, il est forcé de troquer ses vêtements contre ceux d’un domestique. À ce moment les éclats de rire redoublaient. Quelques instants séduite par les phrases sentimentales de ce tendre savant, une des filles du maire se laisse courtiser avec plaisir ; mais un jeune Français, en excursion dans le pays, apparaît. La jeune fille reconnaît en lui le cavalier préféré d’un bal récent et abandonne tout de suite en sa faveur son premier galant. Le fonctionnaire prussien, qui arrive au dernier acte, est dépeint dans toute sa rudesse et dans toute sa morgue, sans flatterie. Finalement tout se termine le mieux du monde. Les jeunes filles épousent ceux qu’elles aiment ; la première son danseur, la seconde un honnête paysan ; le professeur se console en étudiant au point de vue philologique le dialecte alsacien, et le maire reçoit une décoration qui l’enchante.

Les acteurs jouaient cette pièce satirique avec un naturel saisissant. N’ayant été à aucune école et ne subissant l’influence d’aucune doctrine plus ou moins poncive, ils créaient leurs rôles d’après leur propre sentiment, sans autre guide que leur talent instinctif.

Le moindre fait prête à d’infinies réflexions, et le plus insignifiant en apparence cache souvent de profonds secrets. Il y a quatre ans à peine, les yeux les plus exercés auraient vainement essayé de découvrir sur un édifice quelconque l’affiche que j’avais lue. Quelle cause soudaine, ou lente et sourde, avait donc présidé, au milieu de tant d’Allemands soucieux de germaniser une ville française, à la naissance de ce théâtre local et réaliste ?

Assurément, les premiers essais de littérature en idiome alsacien ne datent pas d’hier, et la première œuvre dramatique remonte à 1814, époque où Daniel Arnold, doyen de la faculté de droit de Strasbourg, écrivit son Pfingstmontag, Lundi de Pentecôte. Dans cette pièce, dont les personnages principaux sont un Strasbourgeois familiarisé avec le régime français et un Allemand immigré, la ville est dépeinte sous tous ses aspects, avec ses rues, ses places, ses auberges, ses lieux de plaisir. On y entend les différentes sortes du patois national, celui du Haut-Rhin et celui du Bas-Rhin, celui des paysans, celui des Israélites, celui des pasteurs réformés. On nous y renseigne sur les habitudes des citadins, sur les proverbes dont ils émaillent leurs discours, sur les superstitions ou les préjugés qui règnent, sur les jeux favoris. Cette comédie, fameuse même au delà du Rhin, avait été souvent jouée durant le siècle, au bénéfice d’œuvres charitables, par des acteurs-amateurs, sur des scènes d’occasion. Elle le fut même encore, à titre de curiosité, en 1894, dans des conditions très brillantes.

Cependant, bientôt, le patois, que parlait surtout la basse classe, était méprisé. Ni les vieilles familles, ni les fonctionnaires, ne s’occupaient d’œuvres écrites dans une langue qu’employaient leurs domestiques. Si l’antique Pfingstmontag trouvait grâce parfois auprès de la haute bourgeoisie, au point qu’elle ne dédaignait pas d’en tenir elle-même les rôles, c’est qu’on attribuait à la pièce un caractère purement archéologique qui permettait une amusante exhibition de costumes dessinés par un peintre en vogue, ou tirés de garde-robes pieusement conservées. Cet état d’esprit se maintint jusqu’en 1870.

La guerre éclata, et, après les déchirements de l’annexion, on n’eut guère le cœur à la comédie. Le théâtre, brûlé pendant le bombardement, fut reconstruit, il est vrai, dès les premières années de l’occupation, mais la population vieille-alsacienne ne le fréquentait pas. La petite bourgeoisie elle-même, pour qui les pièces allemandes étaient facilement compréhensibles, demeurait étrangère aux manifestations de la scène officielle.

Cette situation dura très longtemps. Mais quel peuple serait assez persévérant dans sa tristesse pour renoncer aux joies dramatiques ? Peu à peu le petit public se mit à vouloir remplacer les représentations subventionnées par des comédies qu’il s’offrirait à lui-même, et vers 1892 il existait à Strasbourg deux ou trois sociétés d’acteurs-amateurs qui montaient sur les planches autant pour s’amuser eux-mêmes que pour amuser les autres. Les plus connues de ces sociétés s’appelaient la Theatralia et la Vogesia.

La Vogesia donnait ses représentations dans la salle de la Réunion des Arts et se payait même quelquefois le luxe de jouer des pièces françaises. Au nombre des acteurs figurait M. Horsch, un maître-relieur, qui, non content d’être un des meilleurs sujets de la troupe, fournissait aussi de petites comédies pleines de bonne humeur. Un voyageur de commerce, M. Remy, présidait la Theatralia. Cette compagnie donna d’abord ses représentations à l’auberge du Soleil, rue Sainte-Hélène. Là, dans une salle où pouvaient s’enfermer deux ou trois cents personnes, il s’en entassait souvent près de cinq cents. Quelques becs de gaz jetaient une lueur blafarde, l’atmosphère était étouffante, et à chaque instant des mouchoirs trempés épongeaient le visage gouttelant de sueur. Installés sur des chaises, des bancs, grimpés sur les saillies des murs, accrochés aux poutres, accroupis sur les marches de l’escalier qui conduisait aux galeries, ou à cheval sur la rampe, les spectateurs enthousiasmés applaudissaient à tout rompre. Les places réservées coûtaient vingt-cinq centimes ; plus tard, le succès grandissant, le prix atteignit quinze sous.

Hélas ! la fortune ne sourit ni à la Vogesia ni à la Theatralia, et pas davantage à l’Humoristica et à l’Argentina, qui tentèrent les mêmes entreprises : elles connaissaient les pires tribulations. La terrible ambition de l’administrateur et la vanité des comédiens allumaient chaque jour parmi les membres des discussions, des querelles, presque des rixes. Nulle discipline ; chacun voulait agir à sa guise ; et, si par hasard, un règlement était établi, on le violait aussitôt. L’anarchie régnait en souveraine absolue dans toutes ces petites confréries. De guerre lasse, M. Remy s’en alla. M. Contet, un employé de l’octroi, qui le remplaça, signala son administration par une race désinvolture, abusant même de sa situation pour imposer à son personnel les pièces qu’il écrivait. Pour se débarrasser de ce directeur-auteur qui l’encombrait de ses productions, la Theatralia ne crut pouvoir que mourir, et mourut. La Vogesia l’imita. D’éléments recrutés un peu partout naquit le Strassburger Theater Club. Un poêlier, M. Conrad, en accepta la direction. On peut être bon fumiste et mauvais directeur. La bonne entente ne fut pas longue, la moitié des acteurs démissionna, et le Strassburger Theater Club, à l’exemple de ses aînés, disparut.

À quelque chose malheur est bon. De ces ruines, grâce à un homme actif et expérimenté, M. Hessler, qui dirigeait vers 1890 la scène municipale, sortit l’Elsœssiches Theater. Au moyen d’abonnements souscrits d’avance et de cotisations, M. Hessler avait, dans le courant de l’été 1898, réuni une somme de 3 500 marks. Restait à établir le plan général de l’entreprise. M. Hessler réunit en une assemblée générale, non seulement les membres du comité de la nouvelle société, mais encore tous les acteurs qui s’étaient distingués dans les différents cercles théâtraux. Il s’adressa à leur bonne volonté, annonça la gloire qui leur viendrait de jouer devant un grand public des pièces bien montées, sur une scène bien administrée, leur prêcha l’esprit de discipline sans lequel on ne pouvait rien accomplir ; enfin les persuada que leur seule raison d’exister était de se consacrer entièrement et uniquement au théâtre en dialecte alsacien. Ce petit discours produisit un effet excellent. Un plaisant, néanmoins, remarqua, tout en louant ce programme si sensé, qu’on manquait de pièces en dialecte alsacien. M. Hessler, tranquille, montra MM. Hauss, Greber et Stoskopf. Le premier, un journaliste, avait écrit une adaptation de l’Ami Fritz ; le second, un Allemand conquis aux mœurs alsaciennes, devait écrire Lucie, et le troisième, Monsieur le Maire.

Les statuts de la société Elsœssiches Theater, approuvés par un arrêté du président de la Basse-Alsace en date du 30 mars 1898, comprennent six articles qui réglementent l’organisation générale et définissent le but : cultiver l’idiome alsacien, offrir à la bonne littérature dramatique alsacienne une scène digne d’elle, et enfin, par la représentation de pièces bien faites, procurer à bon marché au public une honnête récréation.

La société comprend deux sortes de membres, les membres actifs et les membres honoraires. Les premiers sont les auteurs et les acteurs, hommes et femmes, et les autres se recrutent parmi ceux qui veulent payer une cotisation ; les membres actifs seuls assistent à l’assemblée générale, mais les membres honoraires ont droit à certaines prérogatives lors des représentations.

Le comité directeur se compose d’un président, d’un vice-président, d’un secrétaire, d’un caissier, d’un bibliothécaire, conservateur du matériel, et de quatre membres. Les cinq premiers ne sont pas, en général, choisis parmi les acteurs et conservent leurs fonctions aussi longtemps qu’ils le veulent ou tant qu’il n’y a pas nécessité urgente de les remplacer. Ils ne peuvent être relevés de leurs fonctions que par un vote de l’assemblée générale à laquelle auront participé les deux tiers au moins des membres, et à la majorité des trois quarts des votants. Les quatre autres membres du comité sont nommés pour une seule année. Tous les membres du comité peuvent être réélus.

À côté de ces statuts soumis à la sanction de l’administration, un règlement intérieur fixe d’une façon précise les droits et les devoirs des acteurs, attentif à la qualité spéciale d’acteurs qui ne sont, en somme, que des amateurs astreints à concilier les exigences du métier dont ils vivent avec celles du théâtre. Les sociétaires, nommés par le comité-directeur, se lient par un traité pour un an. Ne peuvent être sociétaires que des artistes ayant fait leurs preuves. Quand les capacités techniques du candidat ne sont pas suffisamment éprouvées, on peut l’engager à l’essai. On ne statue sur son admission définitive qu’après une année.

Le traité lui-même qui lie les artistes vis-à-vis du théâtre est très explicite. Les artistes doivent consacrer au théâtre toute leur activité professionnelle et se conformer aux observations du comité et du régisseur. Quand, par sa faute, un des acteurs nuit à la représentation, il est condamné à une amende qui peut être de soixante marks pour les grands rôles, de quarante pour les seconds, et de vingt pour les petits. Toutefois, en certains cas, sur l’urgence desquels le comité-directeur décide, un membre peut demander à résilier son engagement après une dénonciation préalable de trois mois. Mais ni les querelles au sujet d’un rôle, ni les rivalités, ni les susceptibilités d’amour-propre ne seront considérées comme des causes de résiliation. Les sociétaires sont tenus d’aviser le président de leurs changements de domicile, de leurs maladies et des voyages que nécessitent leurs affaires personnelles. Ils sont également tenus d’indiquer au président, en temps utile, les raisons qui les empêcheraient de jouer, et au régisseur celles qui les empêcheraient de répéter. Toute contravention à cette dernière clause est punie d’une amende. Le comité-directeur se réserve la faculté d’exclure tout sociétaire qui ne remplit pas ses engagements et dont l’esprit d’indiscipline entrave la bonne marche de l’association. Le comité reçoit ou refuse les pièces qui lui sont soumises et peut consulter le régisseur. Il y a deux espèces de sociétaires : le sociétaire intéressé aux bénéfices et le sociétaire non intéressé. Le comité choisit ces derniers parmi les sociétaires à l’essai. Les sociétaires non intéressés ont cependant droit à une équitable rémunération ; ils assistent, en outre, aux assemblées générales et aux fêtes et ont le même droit, en ces occasions, que les sociétaires intéressés.

Grâce à ce règlement, le Théâtre alsacien a su recruter une excellente troupe, et les résultats financiers ont été assez satisfaisants pour que les auteurs et les acteurs soient justement, par les indemnités qu’on leur accorde, récompensés de leurs peines et encouragés.

L’influence du théâtre de Strasbourg a été très grande. En face du théâtre allemand officiel, dédaigné des habitants, se dressait un autre théâtre, fidèle image des mœurs du pays. Les spectateurs retrouvaient dans les pièces l’exacte reproduction de leur vie. L’action présentait, dans un cadre familier, et sous le costume national, les différents types alsaciens, paysans, ouvriers, bourgeois, petits employés et petits rentiers, avec le caractère spécial, les idées, les sentiments, les manies, les préjugés, créés par deux siècles français et par le voisinage de l’Allemagne. L’esprit alsacien, naturellement moqueur, trouvait dans cette peinture réaliste de quoi s’exercer. Une littérature locale naissait, qui conserverait tout ce que l’Alsace devait au génie français et à son génie propre, et la vieille province garderait ainsi fidèlement sa physionomie si originale, puisque son idiome s’élevait au rang de langue littéraire et que ses enfants, auteurs dramatiques, puisaient leurs inspirations dans le trésor populaire. Puisque le jour ne brillait pas encore où la France rentrerait en possession des biens perdus, l’Alsace au moins resterait alsacienne. L’exemple de Strasbourg fut immédiatement suivi. Colmar et Mulhouse réussirent tout de suite à former une troupe complète d’acteurs-amateurs et découvrirent des auteurs.

À Colmar, où les acteurs prêtèrent à l’œuvre une aide absolument désintéressée, le comité s’attacha particulièrement à l’exactitude de la mise en scène. Tant au point de vue des costumes que des accessoires, il entendit rechercher la plus scrupuleuse vérité, et ne négligea aucun soin pour se procurer les documents et les renseignements nécessaires. MM.  Holzach et E. Gschaedler, tout d’abord, adaptèrent les Rantzau, d’Erckmann-Chatrian ; puis M. Gschaedler adapta le Juif polonais. M. Hanc enfin donna avec un vif succès plusieurs comédies : Notre Ferdinand, entre autres, en deux actes, qui contient une ballade, une des plus belles œuvres lyriques écrites en alsacien, et Frendschaft, un acte.

À Mulhouse, une société théâtrale se fonda, en même temps qu’une revue mensuelle. Outre les traductions d’Erckmann, MM.  Braunschweig et Lueger donnaient Ma Tante, trois actes ; M. Lueger, l’Oncle Anatole, un vaudeville en un acte, et M. Weiss, un drame historique en cinq actes avec musique : Fischlin. Cette dernière pièce, qui se passe en 1558, est certainement la plus considérable du théâtre alsacien, car elle ne comporte pas moins d’une trentaine de personnages. Là, à Mulhouse, l’activité industrielle et commerçante de la contrée a exercé une influence très directe sur les conceptions dramatiques des auteurs, qui mettent en scène des commerçants, des commis voyageurs, des agents d’assurances, des chimistes, des inventeurs.

Le théâtre « expression concrète du désir ardent d’un petit peuple qui sent en lui-même une âme indépendante et veut conserver sa littérature, sa tradition et sa nationalité propre[6] », a été la première manifestation de la conscience alsacienne s’éveillant après les terribles années qui vont de 1871 à 1898.

UNE VILLE ALSACIENNE




COLMAR




I

« On peut décrire ou peindre un beau paysage ; le prestige des pinceaux ou de l’élégance peut rappeler les images, les nombrer, les arranger, les accumuler. Mais faire passer dans l’âme ce calme intéressant qu’inspire un lointain champêtre, cette exaltation produite par l’aspect des montagnes majestueuses, ou ce contentement profond que donne la vue d’une riche campagne chargée de moissons : ah ! que l’art cède ici et qu’il rende à la nature des droits qu’il ne saurait usurper ! » Ainsi s’exprime, en 1771, dans le petit volume où il note selon le goût de l’époque ses impressions de voyageur, le marquis de Pezay[7] à son arrivée à Colmar. Et, son cœur sensible s’extasiant toujours, il continue, sur le même mode, à la fois bucolique et lyrique : « Les moissons ne sont pas plus riches que les filles ne sont jolies. Là, tous les yeux sont grands, les cheveux fournis, les dents nettes, les bras bien attachés, les bouches roses et disposées au sourire… là tous les régiments veulent être en garnison… Quel plaisir de voir ce joli peuple répandu dans ces belles campagnes ! que le vert éteint de ces prés mûris forme un agréable mélange avec le blanc de tous ces faucheurs en chemise et de ces jolies faneuses ! Quelle vie dans tous ces paysages ! Quelle joie pure ! Que ces champs allemands sont français ! Quel spectacle pour un roi ! »

Il n’est pas besoin d’être un roi pour goûter ce spectacle. Ce n’est pas seulement la beauté de la nature, mais c’est aussi le charme plus réservé de la ville qu’un jeune Français d’aujourd’hui, s’il a des yeux et de l’âme, éprouvera, mais avec une émotion plus intime, et cette émotion lui sera d’autant plus chère qu’elle l’aura plus vivement surpris. Entre ses deux grandes voisines, Strasbourg et Mulhouse, si importantes dans l’Alsace et à des titres si différents, Colmar, en effet, ressemble à une cadette de famille dont nul ne parle, qui est sacrifiée et qui se résigne. Bien que préfecture, ce n’est qu’une petite ville tranquille, la plupart des touristes la brûlent, les guides ne lui consacrent qu’une page ; elle ne possède ni très hauts fonctionnaires, ni considérables industriels, et les trésors qu’elle renferme, elle n’en fait pas étalage, elle ne sait pas enfin se pousser dans le monde, — et on ne lit plus les livres du marquis de Pezay. C’est, d’aventure, un soir d’été, qu’arrivant de France par les changeantes vallées vosgiennes, ou du pays de Baden par la plaine fastueuse, ou de Strasbourg par la ligne qui longe les montagnes couronnées de ruines, on s’y arrête, fatigué, une nuit, pour reposer, et qu’on la découvre.

C’est un soir… On descend du train, et comme, dans une petite ville, il ne doit pas y avoir de distance, on s’en va à pied, dédaignant le tramway. Une large avenue, avec des maisons blanches, construites la plupart encore sous le régime français ou dans les toutes premières années du régime allemand, et brusquement, au bord de l’avenue, un peu en contre-bas et prolongeant le jardin public, une place, le Champ-de-Mars. Elle est presque déserte ; trois vieux cochers et trois vieux chevaux y attendent sans fiévreuse espérance les clients. Elle est immense ; les rares promeneurs qui s’y attardent, et les rares habitants plus pressés qui la traversent, s’y perdent, s’y évanouissent, ne s’y voient pas : il n’y a là qu’un homme, le grand Rapp, dont la statue de bronze se dresse avec un geste impérieux. Tout près, sur l’avenue, c’est l’animation de la cité, des marchands, des cafetiers, des employés, des oisifs, mais là-bas, en face, de paisibles maisons peintes, roses ou vertes, la limitent, un peu cachées par la frondaison des arbres, leurs toits de tuiles doucement assombris par le temps, évoquant des images tentantes d’existence heureusement monotone. Les regarder, c’est s’attendrir, car c’est comprendre la vanité des folles agitations, et c’est rêver — ce que tout homme rêve à certaines minutes — que le bonheur consiste dans la simplicité régulière de la vie. Un fin clocher gris s’élance, le clocher de l’église des Dominicains, et dominant ce fin clocher de son clocher oriental, comme elle domine toute la ville, l’église paroissiale de Saint-Martin élève au-dessus des toits rouges, telle une protectrice qui veille, la masse cuivrée de ses pierres. Tout, dans ce décor si vraiment provincial, s’harmonise sans effort, par un divin hasard : la couleur des maisons, dont les années ont éteint la vivacité, et la couleur des arbres que l’été a touchés, le sol rosé, la tour plus pâle, le toit plus rougeâtre de l’église paroissiale, jusqu’au chemin macadamisé de la place, tout blanchi par les pas de tant de gens, depuis tant d’années.

Cependant, le jour s’atténue ; le soleil, qui décroît, teinte de rose les nuages blancs suspendus dans le ciel bleu, caresse en se jouant les arbres roux du jardin et de la place, dore la cathédrale ; l’air, la lumière, les arbres, tout est douceur. Bientôt, le soleil empourpre de ses suprêmes rayons le ciel et l’église de Saint-Martin ; au-dessus de l’église des Dominicains, la girouette du clocher gris scintille une dernière fois… Le soleil meurt enfin, tout devient plus doux encore ; une légère fraîcheur se répand : les montagnes et les bois sont si proches. Et c’est la nuit ; on sort respirer, se délasser, bavarder, les boutiques s’éclairent, les cafés s’illuminent, les bourgeois se réunissent à leurs tables retenues, lisent les journaux de Paris qu’ils viennent d’acheter au kiosque, causent, fument ; des familles, les enfants devant, les parents derrière, montent et descendent pour une marche hygiénique la chaussée ; des violons se lamentent dans une brasserie, parfois une fanfare emplit le jardin de ses sonorités. Cependant le jeune Français s’éloigne et s’enfonce au hasard de la ville.

Rues étroites, capricieuses, pleines de nuit ; maisons à grands toits inclinés, toujours en tuiles rouges que les siècles ont vieillies, maisons à toits ramassés où l’architecte a su encore pratiquer un étage, maisons à pignons aigus, crénelés ou festonnés, dédaigneuses d’alignement, l’étage surplombant les rez-de-chaussée, de petites fenêtres aux volets verts ; les unes ventrues, voûtées, tout de travers, serrées ainsi que de vieilles femmes, et l’air vraiment humain ; les autres, les plus délicates, anciennes demeures de notables, au poutrage apparent, les murs parfois crépis, avec un portail sculpté, une tourelle, une galerie à rampe : c’est à chaque pas, dans le silence nocturne, un imprévu saisissant. Semblables ou parentes, les maisons sont toutes diverses, tant il y a de fantaisie dans leurs façades, dans leurs toits, dans les marques de l’âge. Les détails échappent, car la ville est peu éclairée ; mais justement tout acquiert par là un visage mystérieux. Les eaux-fortes se succèdent…

À quelques mètres de la grande rue, où, sous les clartés électriques, des groupes d’ouvriers s’égaient, c’est brusquement une place resserrée et obscure : les maisons au toit sombre, à la façade blanche, découpent nettement sur le ciel le profil de leur faîte ; seules les lumières, humbles lampes, brûlent derrière les fenêtres, dont les volets sont clos ; à droite, un bâtiment noir s’étend, on devine une tourelle, un escalier, une galerie ; nul bruit que le bruit de l’eau qui tombe lentement d’une fontaine, nul passant…

Plus loin, une sorte de canal, les maisons reliées par des passerelles à la chaussée se penchent au bord de l’eau brune, des arbres y baignent leurs branches et s’y reflètent, du linge blanc emplit les baquets de bois ; le canal s’élargit, c’est une petite rivière, on distingue une forme de barque, des masures s’accrochent sur les rives, on dirait qu’elles vont crouler ; par quel prodige se soutiennent-elles encore ! Plus loin, tout se mêle, tout se confond, eaux, arbres, masures…

Sur une placette plantée d’arbres, devant un palais du pur dix-huitième siècle, un vieux marchand de fruits, debout sous le parasol de son étalage, oublie les heures. Un cheval blanc avance, son sabot résonne sur le pavé, un enfant le monte ; derrière, une femme, la mère, porte à la main un falot allumé que sa marche balance… Des arcades, une haute et longue maison, un pignon festonné, à chaque coin une fine tourelle que surmonte un toit pointu ; un chien traîne une voiture, les habitants prennent le frais au seuil des portes et causent ; des jeunes filles, têtes nues, se promènent bras dessus bras dessous…

Et de nouveau de petite rues calmes, ténébreuses, qui grimpent, descendent, tournent ; parfois accoudée à la fenêtre, une femme qui regarde la rue où il n’y a rien ; une maison peinte qui se dégage plus vivement dans l’ombre, une colonne sculptée, une porte cintrée avec deux marches de pierre et si usées !

Dans la paix de ces petites rues, une heure sonne au clocher de l’église paroissiale, sons graves, lents, espacés, que la vibration prolonge encore et qui emplissent le ciel. Où est donc l’église de Saint-Martin ? Perdu à travers ces ruelles, on ne la découvre pas. Elle est là, tout près. Il n’y a qu’à franchir un passage voûté : au milieu d’une vaste place déserte, elle dresse, enveloppée d’un silence profond, d’un silence vraiment religieux que le ciel bleu éclaire, sa grande tour solide de grès rouge que la nef semble suivre comme une compagne modeste. Tout est chétif autour d’elle et soumis, mais confiant aussi : elle n’est pas orgueilleuse, elle est forte, elle est simple, elle veille, et les maisons s’abritent dans la quiétude qu’elle répand. Silence qui maintenant gagne tous les quartiers : les petites lumières qui brillaient derrière les fenêtres se sont éteintes ; chacun est rentré chez soi ; les vieilles maisons aux vieux toits sont endormies. C’est une ville du temps jadis…

… Le jour renaît, les boutiques s’ouvrent, les ouvriers vaquent à leurs besognes, on arrose les rues ; le tramway qui traverse la grande rue — le seul qu’il y ait à Colmar — essaie, avec son timbre, de faire l’important ; la ville travaille. Il faut la visiter maintenant pour voir ce qu’on a seulement aperçu hier dans l’ombre. Elle peut bien s’agiter, cette petite ville, et produire aux étalages de ses magasins les plus récentes nouveautés ; à chaque pas dans ses rues, c’est le passé qu’on rencontre, un passé intact, respecté, et qui paraît si naturellement être la seule réalité. Ce qu’on voit, ce ne sont pas seulement, comme la nuit dernière, les rues étroites avec leurs maisons colorées et surplombant la voie de saillies variées, l’alignement tortueux, le pavé raboteux, des effets de clair-obscur, mais c’est tout le détail des richesses anciennes qui constituent la forte individualité de la ville, et c’est son histoire écrite avec les pierres au cours des siècles. Tout ici est un souvenir : le lycée est un ancien prieuré, une salle de cabaret est aménagée dans l’ancien couvent des Catherinettes, la prison est une ancienne maison d’Augustins, des propriétés privées occupent les lieux où l’empereur Sigismond descendait, quand il séjournait à Colmar, au couvent des chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem ; l’hospice civil est l’ancien couvent des Fransciscains, l’église du célèbre couvent des Unterlinden est le musée.

C’est toujours autour d’une église qu’une ville s’est construite ; c’est tout autour de Saint-Martin que Colmar s’est développée. Certes, cette église n’offre pas les splendeurs de la cathédrale de Strasbourg, mais elle est tout de même un monument considérable de la période ogivale en Alsace et se tient au premier rang parmi les édifices sacrés ; et puis elle est robuste et digne comme la bourgeoisie qui a crû sous sa protection. Le transept, qui conserve encore quelque chose de l’archaïque style byzantin, le chœur d’une si charmante sveltesse, et la nef qu’écrase un peu la masse de la tour, rendent dans leur ensemble l’image symbolique de la croix. Deux tours devaient flanquer le grand portail : il n’y en a qu’une, la tour du Midi, celle du Nord s’arrêtant à la hauteur des combles de la nef. Pas de construction parasite moderne, si l’on excepte le malheureux minaret qui surmonte le clocher, et qui fut bâti à la suite d’un incendie ; l’ornementation sobre laisse courir les lignes qui s’agencent en liberté. En voilà assez pour séduire les archéologues. Quant à celui qui cherche le passé, il ne contemplera pas sans émotion l’église : depuis le jour où, autorisée par bulle de Grégoire IX, elle s’éleva au treizième siècle sur l’emplacement d’une chapelle consacrée à saint Martin, elle a participé à tous les événements, tristes ou heureux, qui forment l’existence de Colmar, et tout ce qui a été sa propre histoire se confond avec l’histoire même de Colmar. La Réforme brise les vitrages, pille la sacristie, disperse les calices et le reliquaire, interdit la chaire aux religieux, défend les sonneries des cloches… Quand, en 1673, Louis XIV vient à Colmar, c’est le chapitre qui va au-devant de lui, processionnellement, précédé de ses croix et bannières, ayant à sa tête l’abbé de Munster… La Révolution démolit les stalles, les autels, la chaire, les confessionnaux, en vend les débris comme bois de chauffage, abat les croix, les statues, envoie les cloches à Strasbourg pour qu’on les fonde, puis, l’église une fois vide, l’encombre d’estrades et de tribunes, dispose dans le chœur un échafaudage qui représente une montagne, y cloue des tapis verts, l’orne avec quelques sapins et les statues de Voltaire et de Rousseau, y installe l’autel de la déesse Raison, et les jours de fête allume, sur le sommet, un grand feu dans un bassin de fer… C’est dans ce clocher que sonne trois jours durant le tocsin révolutionnaire qui déclare la patrie en danger, ordonne la levée en masse et jette vers les lignes de Wissembourg contre l’ennemi accouru de par delà le Rhin tous les Alsaciens en état de se battre… C’est de la tour que le gardien annonce aux habitants l’approche d’un régiment rentrant victorieux d’Italie ou de Crimée.

Tout près, en retrait de la place, la police loge ses bureaux dans une maison dont on a pu dire que la Renaissance allemande n’avait rien produit d’aussi parfait. Sept baies cintrées, encadrées par des colonnettes délicates, sous lesquelles se gravent en relief des figures de l’époque et des écussons à monogrammes, soutiennent l’entablement supérieur d’un balcon couvert, en encorbellement, d’une loggia. Cette loggia repose sur des pierres taillées en forme de console, tandis que le couronnement intérieur du dôme porte les attributs écussonnés des dix anciennes corporations de la cité. C’est de là qu’étaient proclamés les lois et règlements et de là que prêtaient serment au peuple assemblé le Magistrat et les bourgeois ; c’est là que se massèrent le 23 décembre 1813 les éclaireurs de l’invasion, cavaliers allemands et russes que les dragons du général Milhaud devaient sabrer le lendemain sur la route de Sainte-Croix. Au-dessous du balcon le portail, où tout s’accorde avec la loggia, s’ouvre par un large cintre ; des colonnettes cannelées les flanquent de chaque côté, montant de piédestaux qu’orne une tête de lion ; au-dessus du portail, entre le portail et la loggia, un buste d’homme sort d’un enroulement fouillé avec un goût exquis.

Non loin, sur une petite place, l’église des Dominicains, bien qu’entièrement construite dans le style du treizième siècle, produit une impression moins sévère que l’église paroissiale. Ce vaste vaisseau est sans doute d’une architecture grave, mais la petite place, plantée de tilleuls, sur laquelle elle s’élève, a plus d’intimité provinciale que la place Saint-Martin. Un silence plein de douceur, l’ombre égale des tilleuls, les grands toits inclinés des maisons, de vieilles femmes qui vont prier, des enfants qui jouent contre les murs et dont les cris ne font pas de bruit, la voix harmonieuse de l’orgue qui de la nef se répand au dehors ; il ne semble pas qu’on puisse rien imaginer qui exprime mieux le calme et la piété d’un coin de province. Et pourtant, cette nef, où dix colonnes rondes à base octogonale et à chapiteaux corinthiens s’élancent d’un seul jet jusqu’à hauteur des combles pour recevoir les arceaux des voûtes aujourd’hui détruites, a longtemps abrité une foule bruyante de grainetiers, de voituriers, de colporteurs ; les charlatans vantaient leurs panacées et les colporteurs chantaient leurs complaintes où les ancêtres avaient médité et prié : c’était la halle aux blés. Sur la place, raccommodeurs, regrattiers et cabaretiers avaient installé leurs échoppes, véritables masures, contre l’église même. Enfin un beau jour, une municipalité intelligente rendit au culte ce bel édifice gothique. Les élégantes et hardies proportions de la nef et du chœur réapparurent, et aussi la sveltesse des fenêtres allongées en fer de lance, et la finesse des baies en ogive qui éclairent le chœur. Le cloître, qui touche à l’église, délivré des marchands, de leurs sacs, de leurs discussions, est de nouveau solitaire, et parfois un rayon de soleil illumine sur un contrefort une peinture à fresque du quinzième siècle qui montre Jésus devant la Madeleine.

Sur l’ancienne place des Récollets, le grand bâtiment des arcades, jadis habitation des pasteurs protestants, représente, avec ses tourelles pointues, ses arceaux, ses trois étages, et son toit au pignon festonné, le dix-septième siècle. Tout près, un autre édifice, la Douane, rappelle une époque plus lointaine. Commencé en 1480, mais continué à diverses reprises, se resserrant d’un côté, s’étendant de l’autre, il servit d’abord à remiser les vins, graines et marchandises sur lesquels Colmar avait le droit de percevoir un impôt ; il fut ensuite l’hôtel de ville pendant tout le dix-huitième siècle jusqu’en 1816, puis il devint un commissariat de roulage, puis le Comptoir d’Escompte s’y installa ; aujourd’hui, tout en hospitalisant une collection, il n’est plus qu’une curiosité, mais une curiosité remarquable. Il se compose de deux parties bien différentes d’âge, et qui n’ont aucun rapport entre elles. La plus ancienne offre, avec sa balustrade si fine, ses croisées aux multiples meneaux et croisillons à la fois si simples et si ingénieux, ses grandes portes en tiers-point, un précieux exemple de l’architecture allemande à la fin du quinzième siècle, c’est-à-dire la toute dernière période du gothique en Alsace. Le conseil se réunissait à l’étage supérieur, dans une magnifique salle dont les colonnes bizarres et d’une taille si patiente ont sans doute été les chefs-d’œuvre d’admission de maîtres-sculpteurs. La charpente des combles étonne par l’aisance de son enchevêtrure, la conservation presque complète de ses bois, son toit hardiment lancé, sa vaste surface.

Ainsi les vieilles constructions religieuses ou municipales dressent, un peu partout, dans la ville, leur témoignage du passé. D’une façon plus familière, les vieilles maisons privées donnent le même enseignement et la même volupté. Elles sont nombreuses, les vieilles maisons de Colmar, et elles sont toutes célèbres. C’est « la maison des têtes » de pure Renaissance, ainsi nommée pour les têtes grimaçantes et les cariatides grotesques qui réjouissent les pilastres des fenêtres, les deux étages de la tourelle et le portail cintré : c’est la maison Staub, une des plus belles de la Renaissance primitive de l’Alsace, si légère, si gracieuse, avec sa petite galerie à cinq arcades d’une simplicité touchante et sa grande galerie dans la riche balustrade de laquelle persiste le gothique flamboyant ; c’est la maison Pfister, autrefois à l’enseigne du Chapeau, qui date de 1537, la maison la plus curieuse peut-être de toute l’Alsace, avec sa galerie de bois qui tourne tout autour du corps principal, sa cage d’escalier qui forme une tourelle à pans coupés, et surtout sa tourelle carrée en encorbellement qu’ornent des peintures religieuses, — vertus théologales et vertus cardinales, — et les médaillons de Maximilien Ier et de trois autres souverains ; c’est la maison Adolph, avec ses quatre fenêtres ogivales du premier étage et sa grande fenêtre trilobée du second ; c’est la maison Hoffmann, avec sa tourelle d’une décoration si opulente ; c’est la maison Hillenmeyer, avec son portail Renaissance ; c’est la maison Macker, de la dernière période gothique ; c’est la maison « au Vaisseau d’or », du seizième siècle, avec ses fenêtres à angles vifs et sa girouette de l’époque.

Beaucoup sont des maisons parlantes : elles adressent la parole au passant par des inscriptions en vieux latin de psaume ou en vieil allemand.

Deus dedit incrementum, dit l’une, deus quoque custodiet.

Et encore :

Accrescat domui res siniul et decus, egregiis factis debita gloria.

Pax intrantibus, salus exeuntibus, dit l’autre.

Soli Deo gloria, dit une troisième.

Ou encore :

Ehe veracht als gemacht (plus facile à critiquer qu’à exécuter).

Der Gott vertraut, ist wol gebaut (qui est confié à Dieu est bien construit).

Ich baue für mich, sih du für dich (je construis pour moi, toi regarde pour toi).

Fide, sed vide ; Drau aber schau wem (regarde à qui tu te confies).

S’il n’y a pas d’inscriptions sur la porte, il y a sur le linteau ce qu’on appelle une marque de maison (Hauszeichen), écusson, armoirie, emblème de profession, gravée dans la pierre. Les vieux bourgeois de Colmar, les vieux ouvriers, les vieux artisans ont ainsi révélé sur le grès de leurs maisons un peu, beaucoup de leurs coutumes, de leurs mœurs, de leur âme. On disait : la maison au cygne, la maison au singe, la maison à la rose ; on ne disait pas la maison de M. Schongauer, la maison de M. Isenmann. Si la maison n’offre comme architecture rien de remarquable, elle attire ou émeut par ses souvenirs : ici, dans cette petite rue des Augustins, naquit le peintre Martin Schongauer ; là, au rez-de-chaussée, dans cet appartement de deux chambres, Voltaire habita en 1753 et acheva son livre : les Annales de l’Empire ; ici se réunissait une de ces tribus ou corporations que constituaient les différents corps de métier, la tribu des cordonniers, tanneurs et selliers, qui posséda durant soixante ans le fameux manuscrit des Meistersänger, acheté ensuite par la bibliothèque de Munich. Quand on a vu toutes les maisons, il reste encore bien des choses, les cours colongères, par exemple, où les abbayes remisaient la dîme et les récoltes, un vieux puits, une niche creusée dans un coin de mur, et, si l’on quitte la ville, la célèbre croix du cimetière, avec ses deux statues latérales de la Vierge et de saint Jean, qui date de 1507, une des plus magnifiques œuvres d’art alsaciennes.

Cependant, au seuil de leurs magasins, ou derrière leur vitrine, les boutiquiers, passementiers, chapeliers, orfèvres, conservant les mœurs des ancêtres, attendent, sans impatience, la clientèle ; on s’interpelle d’une porte à l’autre, on se communique les nouvelles. Les étalages ne changent guère, bonnets pailletés et brodés d’or, soieries, ornements d’église, colliers de grenats, boucles de chemises, bagues en argent. Des gens passent sans hâte, ils ont le temps de vivre, rien ne les presse, bourgeois à la tête blanche qui n’ont pas voulu déserter leur ville, au lendemain de l’annexion, jeunes gens qui continuent ce qu’ont voulu leurs pères, jeunes filles et paysannes au grand nœud ne démentant point le dicton qui célèbre Colmar pour la beauté du sexe, écoliers qui musardent, soldats revêtus de l’uniforme allemand et qui parlent français. Derrière le musée, aux pieds de la statue du poète Pfeffel, en pleine ville, des femmes lavent dans la rivière qui coule là ; on entend le bruit de leurs battoirs, de leurs voix, de leurs rires. Tout est intime, on vit trop près les uns des autres dans ces petites rues et il y a trop de douceur sur ces petites places, pour qu’il entre dans les rapports quotidiens la moindre morgue. « Ce serait un séjour charmant pour un philosophe, écrivait, en l’an IV de la liberté et dans le langage du temps, un républicain qui voyageait en France. La bonhomie de ses habitants et les sites délicieux de ses environs rapprochent de la nature, et tels sont les charmes que le sage recherche ». Ce sont toujours les mêmes mots qui viennent sous la plume.

II

Qu’une ville garde, à notre époque, un caractère si particulier, cela s’explique seulement si, ayant vécu autrefois d’une vie profonde, elle a un long passé et un passé glorieux. C’est bien le cas de Colmar, comme de toutes les villes qui composaient la Décapole : raconter brièvement cette histoire, ce sera montrer aussi quelle robuste individualité caractérisait toutes ces cités alsaciennes.

On ne connaît pas très exactement l’origine de ce nom de Colmar. Les uns prétendent qu’aux premiers temps de la domination romaine, il s’élevait ici un temple voué au dieu Mars : d’où le nom de Collis Martis, devenu Colmar. D’autres supposent que le territoire était couvert par une forêt vigoureuse, où l’on aurait fabriqué et vendu du charbon de bois (Kohle, charbon, en allemand, markt, marché ; par contraction Colmar). La légende enfin voudrait qu’Hercule, cheminant sur la colline, y eût rencontré une nouvelle Omphale, aux pieds de laquelle il aurait déposé sa massue : d’où la massue dans les armes de la ville. Quoi qu’il en soit, Colmar était déjà à l’époque carolingienne une villa regia ; une charte de Charlemagne la désigne comme une dépendance des domaines royaux, et Louis le Débonnaire abandonna justement dans la plaine qui s’étend entre Colmar et le Rhin la couronne trop lourde contre un cloître, laissant l’Alsace à Louis le Germanique. La richesse du pays et la variété de ses cultures, vignes, prés, champs, bois, houblonnières, terrains maraîchers, font comprendre facilement que les Carolingiens l’aient érigé en propriété privée. Mais ce fut seulement aux débuts du treizième siècle que, ceinte de murs et de fossés par le Landvogt d’Alsace, Colmar cessa d’être un village pour devenir ville impériale avec tous les droits attachés à ce titre. À partir de ces années-là, 1220 et 1226, elle commence à vivre d’une vie particulière.

Ses habitants se partageaient en nobles et non-nobles. Les nobles étaient partagés en deux tribus ; les non-nobles ou bourgeois, en vingt, réduites plus tard à dix, où ils étaient classés par leur profession, tribu des tailleurs, tribu des jardiniers, tribu des vignerons… Chacune d’elles avait ses emblèmes, son enseigne, son lieu de réunion ou poêle, son conseil, son maître juré, et la milice se recrutait parmi leurs membres. Un conseil que composaient les maîtres des tribus et huit nobles élus par leurs pairs veillait aux destinées de la ville. En dehors de ce conseil permanent, on convoquait des bourgeois choisis par les tribus, et qui élisaient le bourgmestre et le stettmestre, chargés spécialement de l’administration. Tous les ans, le dimanche avant la Saint-Laurent, le conseil, le bourgmestre et le stettmestre prêtaient serment de fidélité aux bourgeois assemblés sur la place de l’Église. Cette organisation municipale se rattachait à l’Empire par un magistrat appelé Schultheiss qui exerçait la haute juridiction criminelle et les droits réservés à l’Empereur : les plébéiens étaient rarement admis à cette charge. Les Empereurs, qui venaient souvent à Colmar, accordaient toujours de nouvelles faveurs. La ville payait des redevances, fournissait des soldats, mais exerçait des privilèges de juridiction, — par exemple, elle pouvait recevoir des proscrits ; — des privilèges d’impôts, — par exemple, les biens des bourgeois situés en dehors du ban de la ville ne consentaient aucun impôt aux seigneurs des territoires où ils se trouvaient ; — des privilèges de monnaie, — par exemple, elle pouvait frapper des deniers d’argent. Les droits de bourgeoisie propre étaient très nombreux : aucun étranger ne pouvait témoigner, ni demander le combat judiciaire contre un bourgeois, sinon de l’aveu de ce dernier ; un étranger qui blessait un bourgeois lui devait une compensation, et s’il ne l’acquittait pas, le bourgeois pouvait user de représailles, sans donner lieu à aucun recours contre lui ; un bourgeois pouvait ne pas accepter la sentence qui le frappait et se pourvoir devant les tribunaux des autres villes qui avaient également des codes ; les bourgeois étaient autorisés à posséder des fiefs ; un fils de bourgeois atteignait sa majorité à quinze ans. Encore au dix-huitième siècle n’étaient reçus bourgeois que les habitants qui, au préalable, produisaient des certificats de bonnes vie et mœurs, et les preuves suffisantes qu’ils possédaient 1 000 livres de rente en bons effets. Ainsi se constituait, avec des accroissements continuels, enceinte agrandie, fortifications plus modernes, une ville prospère imprégnée de ce solide esprit bourgeois qui marque l’existence communale au moyen âge. La rivière de l’Ill commençant à être navigable sur son territoire et la battellerie transportant à Strasbourg les vins du cru, elle fut très vite l’entrepôt de la haute Alsace, et de bonne heure le commerce assura sa fortune. Dès les premières années du seizième siècle, elle avait des rentiers que l’on ne savait comment classer dans les corps de métier. Ville de commerce, elle était déjà aussi une ville religieuse, abritant huit couvents, parmi lesquels le couvent des Unterlinden devait exalter au plus haut point la mystique chrétienne. Ville religieuse, elle était encore une ville d’art et de belles-lettres ; les fameux imprimeurs Decker s’étaient fixés dans ses murs ; le poète Wickram y représentait ses drames : les Dix âges de la vie, le Fidèle Eckart, l’Enfant-prodigue, Tobie ; Martin Schongauer naissait à Colmar, y inventait l’art de la gravure et y peignait ses chefs d’œuvre ; au sud de la ville, Mathias Grünewald ornait de sa terrible Crucifixion l’église des Antonites à Isenheim. Plus les années s’écoulaient et plus les classes élevés cultivaient les lettres françaises, les jeunes gens venant étudier chez nous la langue, la noblesse se piquant d’y apprendre les belles manières, tous considérant Paris comme la ville par excellence. Le bourgeois de Colmar est formé ; il a acquis ce qui le particularisera toujours : une force tranquille, une grande conscience, une culture intellectuelle très affinée, mais, associé au souci des choses positives, un mélange d’idéalisme et de sens pratique, l’esprit d’initiative et l’attachement aux traditions.

Une telle richesse n’allait pas sans entraîner les convoitises, d’autant plus que les dissensions intestines étaient fréquentes. Les bourgeois, désireux d’être les maîtres, chassaient les nobles, les nobles rentraient, on les chassait de nouveau… La Réforme s’installait à Colmar ; le conseil de ville, composé exclusivement de protestants, détenait pendant quarante ans le pouvoir le plus tyrannique, défendant aux processions de sortir, aux prêtres de porter ostensiblement le viatique aux mourants, aux moines de prêcher, convertissant la chapelle du cimetière en corps de garde et le cimetière qui entourait l’église en place publique. Puis l’empereur Ferdinand II, vainqueur de ses ennemis, enjoignait de détruire tout ce qui était relatif au culte réformé ; les protestants abjuraient ou s’enfuyaient… Il fallait soutenir des guerres de voisinage, tantôt contre l’évêque de Strasbourg, tantôt contre l’évêque de Bâle… Enfin les étrangers s’en mêlaient, et tour à tour Autrichiens, Allemands, Lorrains, Bourguignons, Suédois accouraient voir si l’heure de la domination avait sonné pour eux. Vainement Colmar s’alliait-elle aux autres villes libres d’Alsace, Haguenau, Wissembourg, Schlestadt, Obernay, Rosheim, Mulhouse, Kaysersberg, Turckheim, Munster, et formait-elle avec elles la ligue de la Décapole ; vainement y acquérait-elle tout de suite une situation prépondérante, puisque seuls ses députés, avec les députés de Haguenau, représentaient les dix cités aux diètes de l’Empire : elle ne cessait d’être assiégée, prise, rançonnée. Ravagée aussi bien par les Impériaux que par les Suédois, abandonnée par son suzerain trop éloigné, l’Empereur, elle n’eut d’autre ressource que de négocier un traité de protection avec la France, en réservant d’ailleurs son immédiateté et ses franchises. Un membre du conseil de Colmar. Mogg, greffier-syndic, soumit dès 1635 à Rueil cette proposition à Richelieu. Comme tous les jeunes gens qui se préparaient aux fonctions publiques, il participait à la fois aux deux cultures française et allemande : il avait étudié notre langue à Montbéliard, et il avait complété ses études de droit pratique à la Chambre impériale de Spire. C’était un vrai bourgeois de Colmar : l’intérêt seul de sa ville l’avait poussé à demander la protection de la France ; il la voulait libre et heureuse, et il comptait sur la puissance du Roi. Quand les traités eurent donné l’Alsace à la France, il devint un de nos adversaires les plus obstinés ; l’intérêt seul de sa ville le poussait encore, car ce n’était pas là ce qu’il avait souhaité, et il redoutait pour sa chère cité la perte de l’autonomie. Il mourut, avant que la diète de Ratisbonne eût tranché les réclamations qu’il produisait au nom de ses concitoyens. S’il avait pu deviner l’avenir, il serait mort tranquille. La généreuse habileté de la France fut d’unir l’Alsace au royaume sans lui imposer l’uniformité, en observant ses traditions, en touchant le moins possible au régime coutumier, aux fonctionnaires en place, aux baillis, en s’interdisant de rien innover dans la langue, ni même dans les écoles, en respectant tout ce que l’Alsace aimait. Elle releva ses ruines, lui rendit la sécurité et la richesse, et lui prodigua la gloire militaire. Dès lors Colmar se mêle intimement à la vie française, tout en gardant son individualité. La tourmente révolutionnaire pourra se déchaîner : malgré ses excès, elle ne pourra que rattacher plus solidement la ville à la grande patrie. En 1792, le département fournit à l’armée 17 000 combattants ; lors de la levée en masse, tandis que les jeunes gens gagnaient les lignes de Wissembourg, les pères défendaient la rive du Rhin et les femmes cultivaient les champs. Un certain Jacques Schaltenbrand se présente à la maison commune de Colmar. Il avait sept enfants ; trois étaient déjà à l’armée ; il venait s’enrôler avec les quatre autres ; on refuse le plus jeune, âgé de quatorze ans : il supplie la municipalité de l’envoyer à l’armée dès que ses forces lui permettront de servir. Colmar n’avait plus alors pour maintenir l’ordre qu’une compagnie de vieillards de soixante à quatre-vingts ans. Elle donnait sans compter à la France ses enfants, soldats obscurs, ou généraux illustres, comme Rapp, fils du concierge de l’hôtel de ville, enrôlé à dix-sept ans, général à trente-quatre. Le sang versé, la communauté de souffrance et de gloire, la haine de l’ennemi achevaient ce que la douceur française avait si bien engagé. Quand, en 1830, le pays craignit une nouvelle invasion, le même enthousiasme éclata. Tous les citoyens apprenaient le métier des armes et il arrivait fréquemment au barreau qu’un avocat plaidait après avoir seulement dissimulé sous sa robe l’uniforme qu’il n’avait pas eu le temps de quitter… En 1870, une Colmarienne, Mlle Antoinette Lix, commandait une compagnie franche des Vosges, et quand les mobiles se débandaient, elle les arrêtait, en leur criant : « Debout, debout ! Les Français doivent saluer tête haute les balles prussiennes ».

La réunion à la France, loin de diminuer l’individualité de Colmar, la compléta encore. Lors de l’attribution de l’Alsace à la France par le traité de Munster, le Roi avait établi à Ensisheim une Chambre royale, remplacée en 1657 par le Conseil souverain d’Alsace, qui eut pour président Charles Colbert, marquis de Croissy, intendant de la nouvelle province. Ce Conseil ne résida à Ensisheim qu’une trentaine d’années : en 1698, il fut transféré solennellement à Colmar. À côté de Strasbourg, demeurée la ville universitaire, militaire et administrative, Louis XIV érigeait Colmar en capitale judiciaire de l’Alsace. Il y a toujours eu dans la bourgeoisie un goût très vif pour la magistrature ; ces fonctions, qui lui confèrent une sorte de noblesse, contentent à la fois sa conscience, sa vanité, son honneur. Les bourgeois de Colmar, formés par des siècles d’autonomie, très fiers, très dignes, très cultivés, habitués à jouir de prérogatives, accueillirent avec une profonde satisfaction la décision royale qui les instituait en quelque façon au-dessus de leurs compatriotes. Dès ce jour, comme si le Roi répondait à un secret et violent désir de la cité, Colmar devint essentiellement une ville de judicature, et les années ne firent que rendre plus sensible ce caractère particulier dont elle s’enorgueillit encore aujourd’hui. Nulle part ailleurs la magistrature n’a porté plus haut le souci de son devoir et le sentiment de sa grandeur, et dans toute son histoire au cours de ces derniers siècles, Colmar a tendu toutes ses forces et réussi, malgré la guerre, malgré l’annexion, malgré mille difficultés, à rester la ville de justice souveraine.

Ce Conseil suprême comprenait un premier président qui présidait la première Chambre des procès civils, un second président qui présidait la deuxième Chambre dite la Tournelle et uniquement chargée des affaires criminelles, deux conseillers clercs, deux conseillers laïques, choisis parmi les plus notables jurisconsultes du pays, quatre conseillers chevaliers d’honneur et d’épée, simples magistrats de parade, un procureur général, deux substituts. Sa juridiction embrassait tout ce qui touchait à la justice, aux finances, à la législation, et tous les appels des juridictions inférieures ressortissaient à son siège.

Les questions politiques et administratives se traitaient à huis clos par les Chambres assemblées. Même quand le jeu de quinze sévit avec fureur dans Colmar au dix-huitième siècle, le Conseil eut à intervenir et à prendre des réquisitions. Il jouissait de tous les droits et prérogatives reconnus aux Parlements de France, et ses membres revêtaient comme les membres du Parlement la robe rouge. Une telle autorité procura tout de suite aux conseillers une remarquable importance, qu’accrurent encore la façon dont ils exerçaient leurs charges. Et d’abord, tous les conseillers, sans exception, étaient indigènes. Ensuite, il n’était pas facile d’être nommé. Pour aspirer à une place de conseiller, il fallait avoir prêté serment d’avocat, avoir fréquenté le barreau pendant deux ans, et compter vingt-cinq ans. Nul ne devait songer à solliciter des lettres de provision sans avoir au préalable obtenu l’assentiment de la compagnie au sein de laquelle il désirait entrer : c’était ce qu’on appelait l’agrément. Le doyen du Conseil menait une enquête extrêmement sévère, persuadé que l’obscurité de la famille rejaillirait infailliblement sur la compagnie et que la présence d’un sujet de basse extraction pourrait détourner les enfants de famille d’entrer dans une compagnie mêlée : un refus élevait une barrière insurmontable. Tout conseiller était, de fait, noble. Enfin, même sous le régime de la vénalité des charges, le choix des premiers présidents était toujours réservé à la couronne. Le Conseil, par la fermeté de ses arrêts qui fixèrent le sens des traités de 1648, contribua puissamment à consolider la conquête ; par ses excellents avis au pouvoir, qui sut apprécier sa sagesse, par l’expédition rapide des affaires, par son intégrité, par son indépendance, il fit aimer le conquérant.

La royauté avait parfaitement saisi tout ce qu’elle pouvait attendre de ces magistrats si, tout en leur laissant une absolue liberté, elle entourait d’honneurs leurs fonctions. Ces conseillers étaient les magistrats de l’Alsace, et non pas des magistrats français en Alsace. On touche là une fois de plus l’intelligente tolérance et l’intelligente confiance par quoi la France s’attache à jamais les cœurs ! L’Alsace, partie intégrante du royaume, conservait cependant ce à quoi elle tenait si justement, ses mœurs, ses coutumes, ses habitudes, ses droits, son âme enfin et sa vie. Un membre du Conseil souverain était un personnage. Le Conseil n’accordait d’hommages qu’au Roi, aux princes et princesses du sang, aux grands dignitaires ecclésiastiques ou militaires, et encore ces hommages étaient-ils soigneusement nuancés. La Compagnie tout entière ne se déplaçait que pour le Roi ; pour les princes, elle ne rendait visite qu’au chef-lieu judiciaire, et par la voie d’une députation ; elle ne se départit de cette règle qu’en 1776, pour saluer à Strasbourg la dauphine Marie-Antoinette. Un conseiller, quand il remplissait une mission du Conseil, était l’objet des plus grands honneurs. Quand il se rendait, par exemple, à Strasbourg pour installer un préteur royal, une escorte militaire le conduisait jusqu’à l’hôtel de ville ; là les magistrats de la ville l’attendaient à la porte ; il entrait, s’asseyait sur un carreau en velours cramoisi galonné d’or et, gardant son chapeau sur la tête, il procédait a l’installation du préteur par un discours. Cela terminé, le préteur, le stettmestre et l’amnestre régent l’accompagnaient jusque sur le palier du grand escalier, et le stettmestre et l’amnestre poussaient jusqu’à son carrosse, que la ville mettait à sa disposition pendant toute la durée de son séjour. Dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, le premier président de la Cour réprimandait les conseillers qui n’usaient pas de voiture pour leurs courses et visites.

On ne s’étonne point aussi que les conseillers ne souffrissent pas le moindre empiétement sur leurs droits. Le commandant pour le Roi, au dix-huitième siècle, avait trois mille livres en argent, quatre-vingts cordes de bois, quatre cents fagots, quinze milliers de foin, plus le logement, l’écurie, une vigne, la jouissance des fossés, des remparts et du chemin de ronde entre la porte de Brisach et le jardin de l’hôpital, une glacière, un pré, quelques champs ; il était noble, de vieille famille, et enfin il représentait l’autorité suprême : mais rien n’empêcha jamais le Conseil de se dresser contre lui, quand il jugea qu’il le devait. En 1748, M. de Vanolles, intendant d’Alsace, ayant à nommer un subdélégué à Colmar, le choisit en la personne de M. Muller, membre du Conseil souverain. Tout le Conseil se soulève et proteste, en invoquant l’incompatibilité des charges judiciaires et des charges administratives et le danger qui résulterait de ces doubles fonctions de magistrat et d’agent de l’intendance, les unes se trouvant souvent en conflit avec les autres. On en réfère au chancelier d’Aguesseau ; d’Aguesseau rejette les protestations des conseillers ; les conseillers persistent, il faut toute l’énergie patiente de d’Aguesseau pour qu’il impose sa volonté… En 1752, M. de Montconseil, commandant pour le Roi, remplace à l’église son banc par un prie-Dieu et un fauteuil : le Conseil s’oppose de toute son énergie à une innovation qui lui semble un empiétement. M. d’Argenson, ministre de la Guerre, doit s’en mêler en 1754 et décider que M. de Montconseil utilisera son prie-Dieu et son fauteuil. Fort de cet appui, M. de Montconseil place à sa gauche pour son major une chaise et un carreau de panne rouge brodé et orné. Le Conseil écrit à l’instant à M. d’Argenson que « cela blesse la majesté de la Cour souveraine », le ministre approuve M. de Montconseil et le Roi approuve le ministre. La compagnie engage alors des pourparlers avec M. de Montconseil. Celui-ci s’amadoue, mais le 13 mai 1759, à l’occasion d’un Te Deum, il défend subitement aux bourgeois en armes de battre aux champs quand le Conseil se dirigera vers l’église. Les conseillers décident qu’ils n’iront plus chez lui : le commandant révoque sa défense. Mais en 1762, tout recommence : M. de Montconseil avertit le premier président que, désormais, on ne lui rendra pas les honneurs sur le chemin qui mène à l’église. La Compagnie, pour aller à la messe, fait aussitôt un long détour, afin d’éviter le lieu où était le piquet de soldats… Les hostilités s’étendent encore sur plusieurs années.

Colmar, c’est le Conseil souverain, et le Conseil souverain, c’est Colmar ; Colmar ne peut pas exister sans le Conseil souverain, et le Conseil souverain ne veut pas exister ailleurs qu’à Colmar. La Révolution supprime en 1790 le Conseil, et bien qu’elle installe en compensation l’évêché à Colmar, la ville s’insurge. Un conseiller groupe les mécontents en une compagnie verte. L’émeute est sur le point d’éclater : heureusement le maire la conjure grâce à son habileté, mais le mécontentement et l’agitation persistent, d’autant plus que tous les membres du Conseil souverain ont été arrêtés. Tout a été bouleversé : l’Alsace est divisée en deux départements, les tribus ont disparu, une municipalité succède au Magistrat, le droit de bourgeoisie n’a plus de valeur, les couvents sont fermés, l’Église est souillée ; trois commissaires du gouvernement sont envoyés pour réprimer les troubles, Mathieu Dumas, Hérault de Séchelles, Foissey. Une revendication domine toutes les autres revendications : qu’on rétablisse le Conseil souverain, ou tout au moins que, par une institution analogue, on laisse à la ville son ancienne importance… et les vœux des Colmariens sont exaucés : le tribunal d’appel, fondé par la Révolution dans la réorganisation des tribunaux, siégera à Colmar. Tout le dix-neuvième siècle, ils le passeront à veiller jalousement sur ce tribunal dont ils sont si fiers et dont les membres continuent les nobles traditions du Conseil souverain. Une première alerte se produit, quand, à côté des départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, est créé le département du Mont-Terrible. Il est question de fixer le tribunal d’appel à Nancy, à Besançon ou à Strasbourg ; inquiets, indignés, les habitants signent des pétitions, adressent des mémoires : Nancy et Besançon sont impropres topographiquement et à tous égards ; Strasbourg a bien assez d’autres ressources ; il n’y a que ce tribunal qui puisse garantir la population de Colmar : le supprimer serait ruiner la ville. Colmar respire : son tribunal d’appel, lui reste, qui est, à partir de 1804, Cour d’appel, puis, suivant les temps, Cour impériale et Cour royale. Mais survient la guerre de 1870, l’invasion, l’annexion. Le Conseil municipal pense aussitôt à la Cour d’appel : quel sort lui est réservé dans la terre d’Empire ? Ne va-t-on pas préférer Strasbourg ? Et il rédige une adresse où il réclame du gouvernement allemand le maintien de la Cour à Colmar, invoquant comme titre sa longue possession et que pendant deux siècles les mœurs, les habitudes, les intérêts, tout s’y est développé sous l’influence de ce fait prépondérant : Colmar est une ville de judicature, une ville parlementaire ; elle a ses traditions locales ; son atmosphère morale, essentiellement judiciaire, y a favorisé dans le calme la culture des lettres et le goût de l’étude. Strasbourg, ville administrative, ville militaire, a toutes les raisons de prospérité ; Colmar n’a que la Cour d’appel. Peut-être découvrirait-on dans cet amour si ardent pour une institution avec laquelle la ville se confond la meilleure des raisons qui expliquent que certains conseillers acceptèrent de servir le vainqueur : avant tout conseillers de Colmar, ils estimaient qu’ils devaient suivre, en victimes fidèles, les fortunes diverses de la Cour et, subissant la loi du conquérant, assurer aussi longtemps que possible au tribunal son ancien caractère indigène. L’empereur Guillaume Ier, par ordonnance du 14 juillet 1871, consent. Mais en 1877, nouvelles alarmes : à Berlin, on a beaucoup insisté auprès de l’Empereur pour qu’il transférât à Strasbourg la Cour d’appel, et des gens bien informés affirment que l’Empereur va céder. Toute la ville s’émeut, d’autant plus qu’elle croyait le péril à jamais conjuré. Le Conseil municipal se réunit, relit le texte qu’il avait élaboré en 1871, le juge toujours excellent, car les raisons sont les mêmes, et l’envoie. Finalement, il a partie gagnée.

III

Il est, dans Colmar, quelques mètres de terre où toute l’histoire de la ville est, non pas seulement contenue, mais comme offerte aux yeux, c’est le Musée, non pas en effet un musée pareil aux autres musées, où l’on a recueilli au hasard des tableaux, des meubles et des livres, mais un musée qui renferme toute la gloire religieuse de Colmar, toute sa gloire artistique, tout son passé de ville autonome.

Le Musée même est l’ancien couvent des religieuses dominicaines ; il comprend une église, un cloître et des bâtiments conventuels, dont l’origine remonte au treizième siècle, vaste quadrilatère que d’étroites fenêtres ogivales, alternant avec des contreforts, éclairent à l’extérieur et que dessinent, à l’intérieur, les fines arcades du cloître. À côté, le théâtre occupe l’emplacement de l’hôtellerie. Or ce couvent, le plus illustre parmi tant de couvents bâtis à Colmar, c’est le couvent des Unterlinden : il perpétue le souvenir de la plus belle floraison mystique qu’aient jamais vue les siècles écoulés. Il avait été fondé en 1232, d’abord selon la règle de saint Augustin, par deux veuves, Agnès de Hergenheim et Agnès de Mittelheim. Après s’être transféré, pour s’agrandir, en un endoit isolé appelé Uf Muhlen, auprès d’une chapelle de saint Jean, il retourna, sous la crainte des pillards, à sa demeure primitive et passa sous la règle de saint Dominique. Les religieuses étaient alors au nombre de huit, presque toutes sorties d’humbles familles villageoises. Très vite leur piété et leur zèle, les souffrances qu’elles s’infligeaient afin de réduire le corps à n’être que l’instrument docile de l’esprit, provoquèrent parmi elles des visions, des extases, voire le don de prophétie : dans les annales du mysticisme elles tiennent la première place. On ne lit pas sans une émotion profonde le livre où Catherine de Guebwiller, flambeau de sainteté, entrée au couvent à dix ans, écrivit à soixante-dix ans la vie des premières sœurs, le manuscrit dont l’original, propriété de la bibliothèque de Bâle, exprime en langage mystique les règles de l’ordre, les lettres adressées par le savant dom Pitre au Père Lacordaire ; on ne s’attarde pas sans un trouble infini dans ce cloître mélancolique, sous les arcades gothiques trifoliées, aux roses dentelées, où grimpe le lierre, pleines d’ombre et de fraîcheur, autour desquelles s’ouvraient les cellules. De minces et délicates colonnes que le temps a couvertes de sa rouille, des dalles usées par les siècles, un silence où tombe la plainte monotone d’une fontaine, et emprisonné entre les toits de tuiles pâlies, le ciel si calme : avec quel enchantement la vie éteinte est aussitôt évoquée ! avec quel enchantement on imagine la régulière promenade quotidienne des visionnaires, de ces subtiliennes, comme on les appelait, parmi ces murs qui avaient des voix, sous les galeries et les arceaux imprégnés de murmures, de rayons, de parfums, de musique, et où le Christ apparaissait. Elles passent, lentes, les yeux inclinés, portant la robe blanche, une chape tannée, un voile noir. Ici, Élisabeth de Sennheim a vu une grande lumière tandis qu’elle priait, et, quand elle se releva, elle pouvait, elle, la vieille ignorante, lire la Bible ; ici, Marguerite de Colmar a vu à la Pentecôte, tandis qu’elle chantait le Veni Creator, briller un feu céleste ; ici, Agnès de Hergenheim a été ravie en extase ; ici, Gertrude de Reinfelden et Adélaïde d’Epfig ont reçu à leur lit de mort les exhortations d’un ange. Là s’élevait le Christ en bois peint, les bras et les jambes déchirés, la chair en lambeaux, les cheveux s’allongeant de chaque côté de la tête, lourds de sueur et de sang, les os et les muscles saillant sous la peau, tel qu’on peut le contempler encore dans l’appartement des demoiselles Mangold, héritières des dernières religieuses. Une humble sœur converse, sœur Agnès, ne pouvait se résoudre à le regarder, si vive était sa douleur des souffrances que le Christ avait endurées, et elle baissait son voile toutes les fois que ses pas la menaient devant lui. Le Provincial, au cours d’une visite, blâma sa faiblesse et lui ordonna de s’agenouiller, le voile levé, devant la croix ; elle obéit, un cri étouffé s’échappa de ses lèvres, et elle retomba. Elle était morte d’amour et de dévotion. Elle repose à l’endroit même où elle rendit le dernier soupir. Pour Gertrude de Hergenheim, le chant des oiseaux, le bourdonnement des insectes, les mille bruits de la nature semblaient un hymne de reconnaissance envers Dieu. La rose épanouie lui montrait l’image de l’amour ardent et chaste, le lis, l’image de l’innocence. Elle découvrait un aspect symbolique chargé de poésie aux arbres, aux animaux, aux plantes. Souvent les sœurs entendaient l’admirable harmonie des chants célestes ; de délicieux parfums enivraient leurs âmes ; des lueurs mystérieuses, de brillantes étoiles, des nuages d’or et de pourpre rayonnaient autour d’elles… La Révolution mit fin brutalement à ces visions, à ces extases ; elle ferma le couvent, chassa les religieuses : la dernière mourut en 1855, à l’âge de quatre-vingt-sept ans. Quand le Père Lacordaire vint prêcher à Strasbourg, il alla saluer la sœur Henriette Spiess qui, âgée de vingt-huit ans au moment de la dispersion, vivait retirée chez les siens… Il voulait voir de ses yeux une de ces fleurs mystiques dont le parfum avait embaumé toute l’Europe chrétienne.

Les mêmes murs abritent aujourd’hui la gloire artistique de Colmar et tout ce qui résume son existence. Si l’on veut se représenter les mœurs de l’ancien temps, ses usages, sa figure, on étudiera ces fragments de sculpture et d’architecture, ces armes, ces meubles, ces graves portraits des premiers présidents du Conseil souverain, ces sceaux gravés, ces ustensiles familiers qu’un soin intelligent a recueillis. Les armoiries de Colmar, ville libre impériale ; l’épée du général Rapp, défenseur de Dantzig ; le dernier drapeau français, et ce sont, sous le verre d’une vitrine, les trois grandes étapes émouvantes de la vie colmarienne, le moyen âge, l’Empire, l’annexion. Si l’on veut embrasser quelle place tient dans l’histoire de la peinture cette petite ville, c’est encore dans l’ancienne église des Dominicaines qu’on s’attardera de longues heures. Là, en effet, dans la nef, où sont réduites si heureusement les grandes dimensions des basiliques gothiques, l’école alsacienne de peinture montre ses chefs-d’œuvre d’où est sorti l’art allemand.

Si l’on excepte l’admirable et tendre Vierge au buisson de roses qui se trouve à l’église paroissiale dans l’autel de la Vierge, au-dessus du retable, les Unterlinden rassemblent, avec le terrifiant Crucifiement de Mathias Grünewald qui ornait le maître-autel de l’église des Antonites à Issenheim, les plus authentiques tableaux de Martin Schongauer, celui que les Français appelaient le beau Martin.

Coloriste extraordinaire, réaliste terrible, Grünewald, dont on ne sait rien, pas même s’il est né à Francfort, à Aschaffenbourg ou à Mayence, demeure un isolé. Rien ne peut donner une impression de plus lamentable horreur dans le ciel crépusculaire de son Crucifiement que ce Christ, livide, piqué de taches sanglantes et de plaies, le corps tiré, les mains convulsives, la tête pendante, et cette Vierge vêtue de blanc, jeune et frêle, qui s’évanouit dans les bras de saint Jean, cette Madeleine abîmée de désespoir et ce prophétique Jean-Baptiste qui, ressuscité, montre du doigt le Rédempteur. Mais tout en lui est allemand : ses personnages comme ses paysages ; il n’a rien d’alsacien, et de plus il n’a eu aucune influence : c’est un être exceptionnel.

Il n’en va pas de même de Schongauer. Celui-là est un Colmarien, et son influence a été considérable. Non seulement il a créé et porté tout de suite à son apogée l’art alsacien, mais encore il a déterminé l’art allemand. Bien que les Allemands le revendiquent comme un des leurs, aucun document ne prouve sa présence en Allemagne à une époque quelconque de sa vie : ni Ulm, ni Augsbourg qui le réclament n’ont pu découvrir son nom sur les registres de bourgeoisie. Il est né fort probablement à Colmar vers 1420, si l’on en croit l’attestation manuscrite de son portrait, peint de sa main, qui est à Munich ; il y a vécu, il y avait son atelier, il y possédait trois maisons ; il est mort à Colmar, ou tout près, à Brisach. C’est de Colmar qu’il a exercé son rayonnement en Allemagne, rayonnement si fort, que Hans Burgkmayer, le chef de l’école d’Augsbourg, fut son élève et qu’on a pu prétendre qu’Albert Dürer apprit de lui l’art de la gravure que Schongauer avait inventé. Bien longtemps après sa mort, les artistes allemands de la fin du quinzième et du commencement du seizième siècle copiaient ses tableaux ou imitaient sa manière. Bien plus, il n’y a rien dans son génie qui rappelle les Allemands de son époque. Aucun des artistes allemands d’alors n’a témoigné en effet d’une recherche de la beauté, dans le personnage de la Vierge particulièrement, égale, ni même comparable à celle du maître de Colmar. La justesse des mouvements, les attitudes si variées et si naturelles, le caractère des figures si expressives et toujours spiritualisées, la fraîcheur de son coloris, ces tons d’ambre et de rose ne sont pas les qualités de l’art germanique de ce temps : elles ne le deviendront que par la suite, quand les Allemands s’instruiront dans l’étude de Martin. S’il procéda d’une école, ce fut uniquement de l’école flamande bourguignonne. Cet idéaliste a donné à Colmar la plus magnifique couronne d’art : il a fait de cette petite ville le lieu désormais illustre où l’art allemand s’est inspiré et formé.

Il y a des villes pareilles aux visages humains : à peine les a-t-on vues, et l’on éprouve pour elles de la sympathie : à peine a-t-on fait quelques pas, et l’on sait qu’on voudra y rester ou qu’on se hâtera d’en sortir. Il y a, dit La Bruyère, des lieux que l’on admire, il y en a d’autres qui touchent et où l’on aimerait à vivre. Si l’on y reste, chaque journée écoulée procure une joie nouvelle : leur compagnie, comme celle d’un honnête homme ou d’un esprit délicat, est une source de plaisirs, et on finit par les aimer, comme un être vivant, mais plus fidèles que les êtres vivants, elles ne déçoivent jamais. Colmar est une de ces villes-là. J’y ai vécu bien des jours de ma vie, mais chaque fois que j’y retourne, je ressens la même douce émotion. Quand je pense à l’Alsace, c’est d’abord vers le coin de terre ou repose mon père que s’en va ma pensée, puis vers elle, car, heureusement encore à peu près oubliée des modernes architectes allemands, elle présente l’image presque intacte de la ville alsacienne, digne, charmante, glorieuse, toute pleine d’un noble passé, pleine aussi d’art et de poésie.


UNE VILLE INDUSTRIELLE
ALSACIENNE




MULHOUSE[8]




I

La nature alsacienne tire sa beauté et sa richesse de sa variété : elle rassemble entre les Vosges et le Rhin tout ce qui peut émouvoir l’âme ou plaire aux yeux, la montagne et la plaine, les forêts et les prairies, les champs et les vignes, les ruisseaux, les rivières, un grand fleuve, les vallées étroites qui ne montrent qu’une bande de ciel et les immenses horizons qu’on embrasse des sommets. Cette variété distingue encore ses villes. Strasbourg est la ville intellectuelle, administrative et militaire, capitale que les successives dominations marquent, en l’agrandissant et en la transformant, de leur empreinte propre. Schlestadt, dépouillée de ses remparts, délaissée, déserte, s’endort autour de ses vieilles églises d’un sommeil qui ressemble à la mort. Colmar, calme cité de judicature et d’art, fière de son passé, garde fidèlement ce qui lui donne un visage du temps jadis. La grâce charmante de Wissembourg évoque le dix-huitième siècle, le bon roi Stanislas, la douce Marie Leczinska et Louis XV le Bien-Aimé. À Mulhouse, il reste peu de vestiges des siècles écoulés : quelques débris de remparts, quelques hôtels, la tour du Bollverk, l’hôtel de ville qui date de la Renaissance, et c’est tout ; uniquement industrielle, elle étend, sous la fumée de ses usines, résistant aux changements de régimes, aux révolutions et aux guerres, l’admirable témoignage de ce qu’ont su réaliser l’initiative, l’intelligence et le labeur alsacien.

Si curieuse que soit l’histoire des villes d’Alsace, l’histoire de Mulhouse l’emporte encore peut-être en intérêt, — si diverse dans la politique : ville libre impériale, puis petite république alliée à la Confédération suisse, puis à peu près indépendante, puis rattachée sur sa demande à la France ; — si soudaine et si magnifique dans le domaine industriel : d’abord ville agricole, ne venant à l’industrie que très tard, mais s’élevant tout de suite au premier rang des centres industriels et proposée très vite comme modèle ; — si particulière enfin avec la fondation et le rayonnement de ses grandes familles.

II

Réduits à des conjectures sur l’origine de Mulhouse, les annalistes la cherchent volontiers dans son nom même : moulin (Mûhle) et maison (Haus) construits au bord de l’Ill par des ermites de l’ordre de Saint-Augustin, à une époque imprécise. De là assurément la roue de moulin rouge sur fond blanc et maintenue par deux lions, qui figure ses armoiries. Quoi qu’il en soit, une bourgade naquit, dont le nom est cité pour la première fois au huitième siècle, et qui faisait partie de l’Alsace, et, en Alsace, de la contrée appelée Sundgau. Tour à tour cédée, avec l’Alsace, par les partages carolingiens à l’empereur Lothaire, puis à son fils Lothaire II, puis à Louis le Germanique, elle apparaît comme ville impériale, en 1236, par acte de Frédéric II. Ces villes libres impériales, qui étaient au nombre de dix, en Alsace seule, au quatorzième siècle, donnaient de l’argent aux empereurs, les servaient contre les empiétements des grands vassaux, les recevaient avec une cérémonieuse déférence, et les empereurs, qui n’étaient pas riches et qui avaient beaucoup d’ennemis à combattre, leur reconnaissaient — et c’était en termes propres de la reconnaissance — des privilèges. Un préteur impérial gouverne alors Mulhouse, assisté d’un vice-préteur et de douze conseillers, dont huit choisis parmi les familles nobles de la haute Alsace, seigneurs de Zu-Rhein, de Dornach, de Ferrette, de Gliers, entre autres, qui habitaient en grand nombre dans des hôtels, appelés cours, telles que la Cour de Lorraine, la Cour des Trois-Rois, la Cour du Chapitre, et quatre dans les familles bourgeoises notables, qui formèrent plus tard une véritable classe patricienne.

Elle n’était pas encore ville libre : elle le devint quand en 1293 l’empereur Adolphe de Nassau ordonna de prendre désormais le préteur impérial parmi les bourgeois. En même temps, une véritable charte énonça les privilèges accordés à ces derniers. Tout bourgeois, par exemple, libre de sa personne et capable de gouverner, ne pouvait, en vertu d’aucune réclamation, être appelé devant un tribunal étranger, ni inquiété de manière quelconque, ni puni dans la ville même à moins d’un jugement régulier. Son domicile était sacré et inviolable : il ne pouvait y être appréhendé ou fait prisonnier, de jour ou de nuit : sur sa demande, un tribunal s’établissait devant sa fenêtre, et le bourgeois répondait de sa fenêtre aux questions. Apte à être investi de toute espèce de fiefs et à en jouir suivant le droit féodal, dispensé de tout duel avec un campagnard, exempt des droits de péage dans toutes les villes impériales, il pouvait posséder des armoiries et participer à des tournois.

Les bourgeois se constituèrent alors en tribus ou corporations dont les chefs étaient, de droit, membres du conseil de la cité. Il y en eut six, celle des tailleurs, où entraient les drapiers, les tisserands, les armuriers, les passementiers, les apothicaires, les relieurs ; celle des vignerons où entraient les hommes lettrés, les maîtres d’école, les ecclésiastiques et les habitants non bourgeois ; celle des bouchers où entraient les tanneurs, cordonniers et selliers ; celle des boulangers où entraient les menuisiers, les aubergistes, les cordiers ; celle des forgerons où entraient les maçons, les charpentiers, les peintres ; enfin celle des laboureurs. Les deux tribus les plus considérables étaient celles des vignerons et des laboureurs.

À l’ordinaire, quand une ville impériale avait conquis ses privilèges, elle ne cherchait plus qu’à rompre les liens qui l’attachaient à l’Empire, ou du moins à s’administrer d’une façon tout à fait indépendante, en ne faisant valoir ses liens avec l’Empire qu’en cas de péril. Mulhouse patiemment tendit vers sa liberté complète. En 1347, elle obtient le droit d’élire un bourgmestre, fonction qui diminue le rôle du préteur impérial, et en 1397 la charge de préteur est abolie. Les empereurs continuaient cependant à percevoir quelques revenus ; la ville les rachète en 1457. Dès lors commence la vie autonome de Mulhouse, État bien petit, sans doute, à peine grand de deux à trois lieues carrées, mais maître de lui-même. Trois bourgmestres exercent le pouvoir exécutif, chacun présidant alternativement durant six mois, et aidé par les douze maîtres des tribus, neuf conseillers ou échevins et un syndic, toutes fonctions conférées par voie d’élection.

Cette constitution ne changera qu’au dix-huitième siècle, où le conseil, augmenté par de nouveaux élus, sera divisé en deux, le petit qui jugera souverainement les matières criminelles et en premier ressort les affaires civiles, le grand qui gouvernera, édictera les lois, contractera les alliances, réglera les affaires de religion, jugera en appel. Chaque année, après la Saint-Jean, bourgmestres, grand et petit conseil, chefs des corporations, corps de la bourgeoisie, se réunissaient le matin à l’église Saint-Étienne, et là le syndic, après avoir expliqué les actes accomplis et exposé les projets, lisait la formule du serment que les autorités prêtaient à la commune et la commune aux autorités. Chacun se levait à son tour et jurait. Il n’y a plus seulement la ville, mais la république de Mulhouse[9]. Et république, Mulhouse ne l’est pas seulement de nom et de fait, elle l’est tout autant de sentiments. Elle est née républicaine, et elle le demeurera à travers les vicissitudes de son histoire, si l’on entend par là avoir la passion de l’indépendance, la volonté de se gouverner soi-même, l’instinct de la solidarité collective. Nulle localité en Alsace n’a possédé autant de libertés ; de là son importance, car au moyen âge l’importance d’une ville s’estimait moins par son étendue que par les franchises dont elle jouissait.

On devine aisément que l’existence de Mulhouse ne se déroula pas dans le calme absolu. Ces petites républiques reflètent l’histoire générale de leur temps ; elles subissent les effets de tout ce qui se passe en Europe. La ville, travailleuse, aisée, proie tentante, eut tout de suite des ennemis acharnés. Les évêques de Strasbourg d’abord, et les seigneurs féodaux, puis les routiers des Grandes Compagnies, les Armagnacs, Charles le Téméraire. Elle rendait les coups, et elle y avait du mérite, car, bien qu’elle fît partie de la Décapole d’Alsace, elle se trouvait presque toujours réduite à ses seules forces, les autres villes devant, elles aussi, livrer sans cesse des combats pour leur propre sûreté.

La guerre civile ne l’épargnait pas non plus : car les sentiments et les intérêts des nobles s’opposaient constamment aux sentiments et aux intérêts des bourgeois. Aussi lorsque Bâle chassa de son territoire toutes les familles nobles, Mulhouse, imitant son exemple, bannit les siennes pour toujours, et même quelques familles patriciennes avec « toutes leurs nichées », de celles qu’on appelait Achtbürger. Les bourgeois, certes, y gagnèrent de remplacer les patriciens, mais la ville fut affaiblie pour de longues années, car cette expulsion la privait de ses plus riches familles et transformait celles-ci, réfugiées aux environs, en ennemis toujours prêts à fomenter des troubles. Aussi, après une dernière guerre, la plus cruelle, la guerre dite des six deniers (la cause prochaine en fut la réclamation de six deniers présentée en 1465 par un garçon meunier étranger que soutenaient les seigneurs chassés), les Mulhousiens s’allièrent aux cantons suisses de Berne et de Soleure, alliance renouvelée en 1515, mais à perpétuité et avec les treize cantons.

Mulhouse se détachait ainsi de l’Alsace et entrait dans la Confédération helvétique. Elle n’entreprendrait, aucun service étranger sans le consentement des cantons, et suivrait, dans toutes les circonstances graves, les conseils de la Confédération ; de part et d’autre on se prêterait, au premier appel, assistance réciproque de corps et de biens. Naturellement, lorsqu’un an plus tard François Ier conclut avec la Suisse la paix perpétuelle, Mulhouse, signataire de ce traité, dut fournir au roi des soldats. Ce furent ses premiers liens avec la France ; détournés de l’Allemagne, ses regards s’en allèrent désormais vers notre pays qui fut, jusqu’à la réunion finale, toujours attentif à l’honorer et à la protéger.

Ce qui caractérise Mulhouse, on le voit, c’est tout de suite qu’elle veut être et demeurer uniquement Mulhouse. Alsacienne, elle a d’abord obtenu ses libertés de l’Empire et profité de la faiblesse de l’Empire pour s’instituer petit État indépendant. Quand elle comprend qu’elle ne peut, au milieu de tant d’ennemis, garder toute seule cette précieuse indépendance, elle s’unit à la Suisse, parce que la forme politique de la Suisse lui permet d’entrer dans la Confédération, sans s’y fondre, en conservant son autonomie, et que de plus elle trouve chez ses voisins des lois, des mœurs, des usages pareils aux siens. Je ne crois pas qu’il ait jamais existé des bourgeois aussi violemment attachés à leur petite ville : Mulhouse, pour eux, c’est tout l’univers ; ils ne désirent qu’être Mulhousiens et ils ne s’efforcent qu’à cela. Et ce caractère persiste encore aujourd’hui. La Réforme religieuse pourra apporter dans la cité une guerre civile sanglante, les exils, les délations, les supplices, la rupture avec les cantons suisses catholiques, et pousser la maison d’Autriche à tenter de l’assujettir de nouveau : dans ce terrible désarroi, les Mulhousiens n’oublieront pas un moment de préserver leur indépendance. Quelle habileté et quelle énergie ils durent y employer ! La France d’ailleurs les y aida ; et quand, après les horreurs de la guerre de Trente ans, l’Alsace lui fut cédée, non seulement elle reconnut Mulhouse État libre et partie intégrante de la Confédération helvétique, mais elle s’attacha à lui témoigner une continuelle bienveillance. Si le Roi venait en Alsace, il recevait avec les plus grands égards les députés de Mulhouse ; si les députés de Mulhouse pour quelque occasion solennelle venaient à Paris, ils étaient entourés d’honneurs. Fidèles au traité, les Mulhousiens, participant aux guerres du royaume, versaient généreusement leur sang pour la France. Ainsi le présent préparait l’avenir.

Ce serait ignorer le naturel alsacien que d’imaginer qu’en des temps si bouleversés la vie fût cependant misérable. Comme les Mulhousiens habitaient une terre féconde, ils aimaient tout ce qu’elle produisait d’excellent. À Mulhouse, on vivait bien[10]. Et tout d’abord, la cuisine y était en grand honneur. Montaigne, qui traversa Mulhouse, écrit que les Mulhousiens ont plus de soucis de leurs diners que de tout le reste et qu’ils sont excellents cuisiniers, notamment de poissons. Les moindres repas duraient trois ou quatre heures avec six ou sept changements de plats. Quand les arquebusiers et les arbalétriers de la milice se réunissaient pour l’exercice, ils le cessaient à cinq heures, pour manger un repas composé d’une soupe à l’orge, de bœuf bouilli, d’un rôti, d’un pâté, et boire sérieusement, chaque compagnie vidant à la fin encore, à la ronde et d’un trait, un gobelet d’étain fort d’une chopine de vin blanc. Quand, en février chaque année, les tribus procédaient à la reddition des comptes, il y avait trois jours de repas fraternels et, tout le temps des opérations, l’on envoyait des pâtisseries aux femmes des dignitaires, afin qu’elles prissent patience. La pâtisserie était d’ailleurs le triomphe de la cuisinière mulhousienne, dont l’imagination, en ce domaine, n’avait pas de limites. Ne croyez point que seuls les gens du peuple ou le commun des bourgeois aimassent s’attarder si longuement à table. Le menu du dîner qu’offrirent le 19 novembre 1705, à l’Hôtel de Ville, à l’élite de la cité trente bourgeois nouvellement admis, montre quel appétit possédaient les plus hauts personnages.

Premier service : soupe garnie d’une poule, bœuf bouilli, pâté de jeunes coqs, un dindon, un plat de légumes, un plat de choux-fleurs. Deuxième service : rôti de veau avec son rognon, rôti de lièvre, filet de chevreuil, chapons, pigeons, bécasses et alouettes, oies et canards, compotes de poires et de prunes. Troisième service : deux plats de beignets, tartes et gâteaux feuilletés, confitures, gaufres et oublies, pâtisseries.

On s’étonne cependant de n’y point trouver de ces cochons de lait, pour lesquels les Mulhousiens avaient un goût si vif et qui ornaient à l’ordinaire tous les repas officiels et privés, ni de ces fameuses écrevisses farcies de pâte d’écrevisses pilées et qui, mises au petit four, avaient mijoté dans une sauce épaisse où entraient du veau haché, des morilles, du bouillon, de la noix muscade, du jus de citron et des jaunes d’œufs. Et sans doute cela allait un peu loin, car en 1571 la municipalité limita à quatre-vingts convives le nombre des invités pour les noces les plus opulentes, et au dix-huitième siècle à soixante en supprimant le festin traditionnel du lendemain. Des lois somptuaires ordonnèrent que les mets fussent apprêtés modestement, sans raffinement ni superfluité. Au dix-huitième siècle, quand l’industrie fut née, d’autres lois visèrent non seulement la table, mais encore la toilette des femmes. Les femmes n’avaient pas le droit de porter à l’église des robes en soie ou de couleur, et devaient remplir leurs devoirs religieux en robes noires très simples, sans parures ni bijoux. Une bourgeoise fut punie pour s’être rendue à l’église avec une petite chaîne d’or au cou. Mais si l’on excepte le luxe de la table et ces coquetteries féminines, modestes, en comparaison de l’élégance moderne, il semble bien que les mœurs étaient plutôt austères. Si les patriciennes sortaient le jour en carrosse avec des laquais sur le siège, elles travaillaient le soir à la chandelle avec les servantes. Jusqu’aux dernières années du dix-neuvième siècle, tous les vendredis, les amies travaillaient ensemble pour les pauvres. Les jeunes filles formaient leur cercle à leur sortie de pension, fidèles, toute leur vie, chacune à son vendredi. Même aujourd’hui où la charité sociale revêt d’autres formes, il y a encore quelques réunions du vendredi.

Amour de la bonne chère dont profitait au reste tout étranger de distinction qui passait à Mulhouse. Il était sûr d’y recevoir une hospitalité généreuse, et quand il partait, ses hôtes, une fois qu’il était monté à cheval, buvaient avec lui, devant la foule accourue, dans une coupe de vermeil ou un hanap d’argent, le coup de la Saint-Jean, ou coup de l’étrier ; et non pas du vin du pays, communément appelé gratte-gosier, parce que, méchante piquette, il fait grimacer et pleurer, mais du meilleur vin doré d’Alsace, ou du vin du Rhin, ou plus tard vers 1750, après la prospérité due à l’industrie, du vin de France

III

La jouissance de privilèges si particuliers et d’une indépendance si fière, et les continuels efforts soit d’habileté, soit de courage, nécessaires pour les conserver, n’ont pas peu contribué à exciter et à développer chez les membres de la petite république les rares qualités d’initiative et d’énergie qui assurent les fortes races. Le droit de bourgeoisie mulhousienne était si recherché que les familles nobles les plus considérables de la région le sollicitaient, mais bien peu l’obtenaient. Quand on considère les portraits de ces grands bourgeois[11], ce qui frappe, c’est l’intelligence, la ténacité, et aussi la finesse et la dignité de ces visages. Ces hommes ne sont pas des rêveurs et ils savent ce qu’ils valent. Pour les femmes, elles ont toutes, outre l’honnêteté de l’expression, de la grâce et de la malice, même celles qui ne sont pas belles, — et il y en a de charmantes. Chez tous il y a de l’affinement dû peut-être à la culture française qu’ils prisaient si fort. On ne s’étonne point que de tels hommes et leurs descendants aient créé, de toutes pièces pour ainsi dire, et poussé à un si haut point l’industrie mulhousienne.

Mulhouse n’était guère qu’une cité agricole, jusqu’au milieu du dix-huitième siècle. Les habitants s’occupaient surtout de cultiver leurs champs et leurs vignes ; de là l’importance des tribus que formaient les vignerons et les laboureurs. Il existait bien quelques petites fabriques de drap, mais ces fabriques ne produisaient, par le travail sur deux métiers, que des draps de qualité médiocre, achetés par les paysans des environs. La production totale pouvait s’élever de 50 à 80 000 aunes. Or un Mulhousien, Jacques Schmalzer, travaillant à Bâle dans une maison de commerce, s’était rendu compte par lui-même des bénéfices que procurait la fabrication des toiles peintes, déjà assez florissante en Suisse, à Genève, à Neuchâtel et à Bâle. Ce Schmalzer, dont la grosse figure ne manque pas d’ironie sous la coiffure à marteau, chercha, rentré à Mulhouse, à fonder une fabrique d’indiennes. Il lui fallait un dessinateur et des fonds.

Le dessinateur, Schmalzer le trouva dans la personne de Jean-Henri Dollfus, peintre de talent. La famille Dollfus était établie à Mulhouse depuis le seizième siècle. La légende — car ces grandes familles bourgeoises ont leur légende — lui prête un ancêtre maure, un Adolfos ou Dolfos, au temps de la domination sarrasine en Espagne. De là sans doute, sur le cimier qui domine les armoiries, l’homme brun de l’écusson, vêtu d’azur au col d’or et chargé de la croix d’argent. La vérité est qu’elle se rattache à une famille patricienne de Westphalie, dont on a pu repérer le long du Rhin les successives migrations vers le sud, Trarbach près de Coblence, Mayence, Strasbourg et Rheinfelden. C’est Rheinfelden qu’habitait Gaspard Dollfus, de la religion réformée, forgeron et coutelier, père du premier Dollfus qui se fixa à Mulhouse en 1553, comme maréchal ferrant, profession importante à l’époque, et fut reçu à la tribu des tailleurs. Son petit-fils, Jean, chef de la tribu des maréchaux, puis sénateur, avait acquis le droit de bourgeoisie et par son mariage était entré dans le groupe des vieilles familles patriciennes : sa fortune atteignait déjà 1 250 000 francs. Après lui la situation des Dollfus avait continuellement grandi. Gaspard, fils de Jean, commençait en 1618 la longue liste des bourgmestres issus de la famille et par ses trois mariages et ses spéculations sur les terrains développait encore sa maison. Jean-Gaspard, fils de Gaspard, vingt-cinq ans bourgmestre et sénateur, faisait en 1663 partie de la délégation d’honneur envoyée à Louis XIV pour le renouvellement de l’alliance entre la Confédération suisse et la France. Les descendants des branches cadettes montraient la même énergie et la même intelligence, particulièrement ceux de Jean Dollfus, bourgmestre de 1710 à 1716, et qui se divisent eux-mêmes en trois branches, dites, d’après les hôtels qu’ils habitaient, de la Cour de Lorraine, de la Cour des Trois-Rois, de la Cour du chapitre. Chefs de tribus, sénateurs, bourgmestres, ils jouent un rôle considérable dans l’histoire quotidienne comme dans les fastes de la république, mêlés à tous les événements de politique intérieure et extérieure, toujours représentés dans les députations qui vont saluer le roi, les dauphines, les commandants d’armée. Le duc Philippe-Ferdinand de Schlesweig-Holstein conférera en 1776 à l’un d’eux le titre de Volckersberg, en considération des charges remplies à Mulhouse par ses ascendants, et de la qualité de patricien d’une ville libre équivalente à la noblesse de l’Empire. Le peintre Jean-Henri, auquel s’adressait Schmalzer, était justement le chef de la branche dite de la Cour de Lorraine : il accepta les propositions de son concitoyen.

Les fonds, Schmalzer les demanda à Samuel Kœchlin, rentier et négociant. Un ancien portrait nous garde les traits inoubliables du père de ce Samuel, appelé lui aussi Samuel. Coiffée d’un bonnet en velours broché, la tête est durement découpée, comme dans du bois, avec un menton osseux, des joues creuses, une grande bouche ; les épaules sont couvertes d’un manteau de velours, les yeux expriment une volonté impérieuse et pleine d’orgueil : on dirait un vieux chef de tribu orientale. Et c’est bien un chef en effet, le chef de cette dynastie des Kœchlin, dont les descendants atteignaient en 1881 le chiffre prodigieux de 2 250. Le nom de Kœchlin était apparu de bonne heure à Zurich, vers 1320, ensuite à Mulhouse au début du quinzième. Après une assez longue interruption, on le retrouve aux quinzième, seizième, dix-septième siècles, à Zurich, à Berne, à Lucerne, à Schaffouse. Les Kœchlin de Mulhouse venaient de ceux de Zurich, qui prétendaient se rattacher à la maison noble de Singenberg, de Saint-Gall. Un d’eux, établi définitivement à Mulhouse en 1596, y avait été reçu bourgeois ; mais, au contraire des Dollfus, leur participation au gouvernement de l’ancienne république ne fut qu’accidentelle.

L’association était donc formée. Cette industrie se présentait dans des conditions très bonnes. Nouvelle, elle ne tombait pas sous le coup des règlements minutieux qui chargeaient les anciennes industries et ne gênait aucune des professions traditionnelles ; une petite rivière fournissait de l’eau excellente pour la fabrication. La ville avait liberté entière de commerce avec la Suisse, l’Allemagne et l’Alsace ; en France même, elle ne rencontrait d’autre concurrence que celle de la Compagnie des Indes orientales, et, bien que ses produits fussent frappés de droits, elle vendait à meilleur compte, parce qu’elle était tout près, et qu’elle avait à bon marché sa main-d’œuvre. Tout d’abord, il est vrai, il y eut un peu de découragement La force motrice était alors fournie par une roue d’eau, si l’on disposait d’une chute, ou par un manège que mettait en mouvement un cheval aveugle ou un bœuf maigre, dont on utilisait la bouse pour la teinture et qu’on revendait avec un gain l’année suivante après l’avoir engraissé. On se contentait d’appliquer des dessins sur des toiles achetées en Suisse, et le coloris se bornait au rouge et au noir qu’on appliquait avec une combinaison de vernis ; quelques parties réussirent mal. Mais un coloriste de Hambourg, que le hasard amena aux associés, leur apprit le secret d’employer le rouge de garance en différentes nuances et d’enluminer les feuillages ; d’autres couleurs parurent successivement[12]. Les résultats furent splendides, et après quelques années, la manufacture primitive ne put suffire au travail. Les associés, se séparant, formèrent chacun une maison. Celle de Jean-Henri Dollfus fut la première et la plus considérable du temps pour la perfection de ses produits et la beauté de ses dessins.

L’activité s’accrut considérablement. En 1772, on comptait quinze fabriques. Des orfèvres, des médecins, des boulangers devenaient fabricants d’indiennes ; les artisans de la ville et des campagnes voisines quittaient leurs métiers ou leurs champs pour les ateliers ; le Conseil admit les étrangers mariés à s’établir dans la commune : la population augmenta dans de grandes proportions. Bientôt les manufactures, excitées par la concurrence, recherchèrent les dessinateurs et les coloristes habiles, et produisirent surtout de belles marchandises. Les fortunes rapides entraînaient au goût du luxe, des belles habitations, des beaux meubles, des belles toilettes. Un hôtel comme celui de la Cour de Lorraine recevait tous les étrangers de distinction ; Jean-Henri Dollfus y vivait avec beaucoup de faste, si rigide sur la question de l’étiquette qu’il obligeait ses enfants et ses petits-enfants à se présenter devant lui, les jours de fête, en habit de cérémonie. Trente ans après l’association de Dollfus, Kœchlin et Schmalzer, Mulhouse, jusqu’alors ville agricole, n’était plus qu’une ville d’usines où les intérêts industriels l’emportaient sur tous les autres.

Or cette prospérité, Mulhouse la devait principalement au marché français. Si jamais se fermait ce marché, où elle ne rencontrait, pour ainsi dire, pas de concurrence et qui achetait ses meilleurs produits, c’était la ruine. Une ordonnance royale justement créa une seconde Compagnie des Indes orientales en 1785, et une autre interdit, au profit de la Compagnie, toute importation de toiles de coton étrangères. Mulhouse envoya aussitôt à Paris une députation que présidait le syndic, Josué Hofer, un de ses plus éminents citoyens. Lui voyait clair ; d’une part, il voulait que sa ville restât indépendante ; de l’autre, il voulait qu’elle conservât sa prospérité. Pour lui garder les ressources de l’industrie, il tâcha d’obtenir du gouvernement français les facilités de commerce nécessaires ; pour lui garder sa liberté, il s’efforça de renouer avec toute la Confédération suisse, les cantons catholiques comme les cantons protestants, une alliance qui n’existait plus qu’avec les cantons protestants. Il réussit, après de patients efforts, à unir de nouveau Mulhouse aux cantons catholiques ; mais, du côté français, il échoua. Le gouvernement français lui fit comprendre que, si Mulhouse désirait un traitement pareil à celui de l’Alsace, elle devait se ranger sous la protection du Roi ; en même temps, un règlement éleva les droits qui frappaient les toiles mulhousiennes. La Révolution aggrava encore la situation. En détruisant les anciennes divisions provinciales, en portant jusqu’au Rhin la ligne de douane qui s’arrêtait auparavant à la Lorraine, elle enclava si bien Mulhouse, que, pour commercer avec la Suisse et l’Allemagne, Mulhouse devait passer par le territoire français. Plusieurs maisons tombèrent, entre autres celle de Jean-Henri Dollfus. La petite République dépêcha à Paris une députation composée de Josué Hofer, Nicolas Thierry, Hartmann-Kœchlin et Jacques Dollfus pour la défendre à l’Assemblée nationale. Mais les autorités départementales du Haut-Rhin et les fabricants de l’intérieur émettaient des avis défavorables à tout arrangement et conseillaient d’affamer la ville, pour la contraindre de se donner au Roi. Cependant l’Assemblée consentit aux Mulhousiens un traité de commerce avantageux. La Législative devait ratifier ce traité, puisque l’Assemblée nationale touchait à son terme. Les fabricants de l’intérieur, dans l’intervalle, redoublèrent les démarches, offrant cent mille francs au gouvernement pour dresser et entretenir des barrières autour de Mulhouse. La royauté s’écroula, le traité ne fut même pas discuté, et onze bureaux de douane barrèrent les onze routes qui aboutissaient à Mulhouse. « Les denrées ne pénétraient plus que par contrebande la nuit et à des prix excessifs ; les foires, les marchés furent désertés. Le bois même ayant été refusé, les forêts communales durent être successivement abattues[13]. » En quelques années, la population diminua d’un sixième. Les négociations cependant recommençaient ; on obtenait des accommodements ; par exemple, la ville était autorisée à acheter du blé, et alors Jean Dollfus, délégué de la Société d’approvisionnement, se rendait en Souabe pour acheter le blé et le transporter ; ou bien le Comité de Salut public tolérait pour une année, puis pour quinze mois, le transit pour les toiles brutes de l’extérieur et pour l’exportation des tissus façonnés, et permettait de tirer de France un peu de bois, de houille et de sel ; mais en même temps il laissait entendre qu’il ne regardait pas la République de Mulhouse comme faisant effectivement partie de la Confédération suisse. Enfin, lassé, le gouvernement français montrait sans hypocrisie aux délégués tous les avantages de l’annexion. Il y avait deux partis à Mulhouse, le parti proprement mulhousien qui acceptait tous les sacrifices plutôt que la perte de l’indépendance, et le parti français qui ne s’en tenait plus aux sentiments républicains un peu étroits des anciens Mulhousiens, mais qui, séduit par les idées françaises de justice, d’humanité, de progrès, cédait aux sentiments plus larges, plus généreux, plus débordants de cette nouvelle et grande République. À la fin, les raisons de l’intérêt convainquirent les plus intransigeants. Résister plus longtemps à une nation qui venait de signer la paix de Campo-Formio, ce serait la mort de Mulhouse. Le syndic Josué Hofer et le bourgmestre Jean Hofer, tous deux Mulhousiens passionnés, rédigèrent un rapport sur la nécessité de s’unir à la France.

Le 3 janvier 1798, le grand Conseil et les Quarante, institués en septembre 1790 pour donner leur opinion dans les affaires concernant la France, en entendirent la lecture en assemblée. Quatre-vingt-dix-sept voix contre cinq adoptèrent les conclusions, et le lendemain les bourgeois, au nombre de six cent soixante-six, appelés à voter à l’église Saint-Étienne, confirmèrent presque à l’unanimité le vote des magistrats. Le 18 janvier, le sieur Metzger, commissaire français, arriva à Mulhouse pour régler les détails du traité dont Nicolas Thierry, député à Paris, avait jeté les bases, et le 15 mars, une fête célébra cette réunion. Vieille de six cents ans, la République de Mulhouse cessait d’exister, et désormais, ainsi que le porte un lambrequin tricolore de l’époque conservé au Musée historique, elle repose dans le sein de la République française.

Lutte singulièrement émouvante que cette lutte entre un si petit État et une aussi grande nation, en train de bouleverser le monde. Depuis près de deux siècles que Mulhouse a signé, comme membre de la Confédération helvétique, la paix perpétuelle avec la France, elle a éprouvé tout à la fois la puissance et le charme de sa royale voisine, et maintenant que la République victorieuse proclame à travers le monde la liberté et la fraternité, elle subit, malgré les excès de la Révolution, l’attrait de ces principes qui, sur un territoire infiniment plus petit, ont toujours été les siens. Mais il y a son indépendance qu’elle voudrait conserver… Mais il y a la prospérité de la cité qu’il faut sauver… Terrible dilemme ; que faire ? Ce ne fut point, on le pense bien, sans tristesse, que les vieux bourgeois de Mulhouse abdiquèrent cette liberté dont ils étaient justement si fiers. Si les jeunes, pleins de confiance, saluaient avec joie le traité de réunion, d’autres pleuraient. Le docteur J.-J. Kœchlin, célèbre par la pipe énorme qui ne quittait jamais ses lèvres et qu’il cassa le matin même de sa mort, poussa le plus, parmi les négociateurs, à la réunion avec la France ; mais Jean-Henri Dollfus, de Volkersberg, dernier bourgmestre de la ville, s’y opposait de toutes ses forces, et Jean Dollfus, dernier bourgmestre lui aussi, en ressentait une telle peine qu’il refusait d’assister à la fête qui la glorifiait. Français, ils gardèrent tous le fervent amour de Mulhouse, et les qualités d’initiative alliée à la prudence, d’ardeur et de persévérance, et ce goût réfléchi de la liberté qu’ils devaient à tant de siècles de constitution républicaine et autonome. Français, toute leur énergie tendit à continuer non seulement la prospérité de Mulhouse, mais à lui conserver, autant que cela était possible dans les formes nouvelles, sa personnalité. Français au reste, ils le furent de cœur tout de suite, nouvel et admirable exemple de la facilité avec laquelle la France sait se faire aimer, si passionnément Français qu’en 1887, lors des fameuses perquisitions allemandes, plusieurs des notables durent s’enfuir, ou, prisonniers, furent internés dans des forteresses ; — si passionnément Français qu’un dicton alsacien affirme ceci : « Quand l’empereur Guillume II viendra à Mulhouse, l’Alsace sera germanisée ; » et l’Empereur ne s’y est encore pas rendu.

Tout ce que Mulhouse comptait d’hommes actifs et intelligents se consacra dès lors à l’industrie. Les vastes conquêtes de l’Empire lui ouvrirent un marché immense dont le blocus éloigna la concurrence anglaise, la seule qu’elle redoutât. Aux manufactures d’indiennes s’ajoutaient les tissages et les filatures pour le coton et la laine, et des ateliers de constructions, autour desquels se groupaient de petites industries accessoires. Les étoffes perses des Indes ne purent plus rivaliser avec celles de l’Alsace, tant pour le goût des dessins que pour la beauté des couleurs, et aussi à cause de la différence des prix. Ce fut un essor magnifique qu’activa la Restauration et que développa la création des chemins de fer, joignant à l’industrie des moteurs et des machines la construction des locomotives.

IV

Les Mulhousiens n’étaient pas hommes à s’endormir sur les résultats conquis : ils visaient toujours au mieux. Pour assurer et pour étendre encore cette merveilleuse expansion, vingt-deux jeunes industriels résolurent de créer un centre scientifique et technique, où l’on pût travailler constamment au progrès de l’industrie. Telle fut l’origine de la célèbre Société industrielle de Mulhouse, fondée en 1826 et reconnue d’utilité publique en 1832. Toutes les vertus qui avaient constitué durant de longs siècles la petite république s’y rassemblèrent, et tout d’abord, pour bien prouver qu’elle était vraiment mulhousienne, elle refusa tous subsides, aussi bien subsides de l’État que subsides du département et même de la ville, ne voulant rien devoir à personne.

D’après ses statuts, la Société a pour but « l’avancement et l’extension de l’industrie par la réunion, sur un point central, d’un grand nombre d’éléments d’instruction ; par la communication des découvertes et des faits remarquables, ainsi que des observations qu’ils auront fait naître, et par tous les moyens que suggéreront les membres de l’association, pour en assurer le succès. En outre, elle étudie les grandes questions d’économie sociale et politique, préoccupation de notre époque ; elle s’attache particulièrement à tout ce qui peut contribuer à l’amélioration physique et morale de la classe ouvrière, et encourage le développement de toute pensée utile, de toute conception ou entreprise d’intérêt public, aussi bien que le progrès des sciences et des arts, du commerce, de l’industrie et de l’agriculture. Elle met, à cet effet, annuellement, au concours, depuis sa fondation, une série de prix dont le programme embrasse toutes les questions se rattachant à l’ordre d’idées énoncé plus haut[14]. »

Forte aujourd’hui de sept cent cinquante membres, et dirigé par un Conseil d’administration, elle comprit d’abord trois comités : le comité de chimie, le comité de mécanique et le comité de commerce, puis quatre autres, le comité d’histoire et de statistique, le comité d’histoire naturelle, le comité des beaux-arts et le comité d’utilité publique. Elle contenait ainsi en elle tout ce qui avait une relation directe ou indirecte avec l’industrie. Ce fut une œuvre à laquelle chacun se dévoua, enfant chéri que chacun se plut à entourer de ses soins. À côté des ressources que lui fournissent les cotisations de ses membres (35 000 francs), les loyers de ses immeubles (12 500 francs), les recettes de la salle de la Bourse (7 500 francs), elle possède une somme de 1 250 000 francs constituée par des dons et legs divers. M. Armand Weiss lui laisse sa belle collection de livres et d’estampes et Mme Daniel Dollfus sa collection d’objets d’art, de dentelles, d’étoffes, de broderies, de bijoux, de costumes et ses tableaux, M. Engel-Dollfus la pourvoit d’un musée archéologique, la famille Kœchlin lui offre sa collection géologique, M. Théodore Schlumberger un hôtel, — et parmi tant de legs et de dons, je ne peux en citer que quelques-uns. Il n’est pas un industriel de Mulhouse qui, au cours du dix-neuvième siècle, de son vivant ou à sa mort, l’ait oubliée dans la répartition de sa fortune. Ainsi elle peut fonder, avec tant de concours et si empressés, des écoles, écoles de dessin, de chimie, de tissage, d’art professionnel, de filature, des musées, musées d’histoire naturelle, ethnographique, de dessin industriel, des beaux-arts, des tissus anciens, zoologique, technologique, — ce dernier véritable histoire des matières premières, des divers minerais et cristaux, des matières textiles, de celles qui servent à la fabrication des porcelaines, des faïences, des cristaux présentés dans leurs états successifs de fabrication depuis les produits naturels employés jusqu’aux produits terminés les plus perfectionnés. Mulhouse enfin lui doit presque tous les établissements qui ont fait sa gloire.

Et parmi tous ces industriels, quel labeur, quelle initiative, quelle intelligence ! Quand on visite ces fabriques d’indiennes, de papiers peints et de draps, ces filatures, ces tissages, ces blanchisseries, cette fabrique de fil à coudre dont on a pu dire que, si au centre de l’Afrique un nègre coud, il coud avec du fil de la marque célèbre D. M. C. ; cette fonderie, ces fabriques de machines, qui toutes ont essaimé dans les vallées voisines, à Guebviller, à Thann, à Vesserling, à Massevaux et jusque dans le pays de Bade, et qui après la guerre ont répandu en France des maisons sœurs ; la pensée émerveillée s’en va instinctivement vers ces grands bourgeois qui ont créé un des plus admirables centres où l’activité humaine se soit déployée. Charles-Émile Dollfus, maire et député, introduit, dans la maison Dollfus, Mieg et Cie la fabrication du fil à coudre, embellit, assainit la ville, la protège contre les brusques débordements de l’Ill, préside à vingt-neuf ans la Société industrielle. Ce sont les Dollfus qui utilisent la gravure en taille-douce ou à la planche plate, pour l’impression des calicots, essaient les premiers l’impression sur laine et le fixage des couleurs par la vapeur, emploient le premier moteur à vapeur. M. Frédéric Engel adjoint à la fabrication du fil la fabrication du coton à broder, implante dans le monde entier des produits dont le monopole semblait acquis à l’Angleterre, réunit dans un grand musée commun toutes les collections de la Société industrielle. Josué Heilmann invente des métiers à tisser, à auner, à plier, à broder. Samuel Kœchlin, un des trois fondateurs de l’industrie, avait eu dix-sept enfants ; son fils Jean en a vingt, dont onze fils qui, tous remarquables, sont appelés les grands Kœchlin. À partir de la réunion avec la France, le rôle industriel des Kœchlin, continuellement alliés par des mariages aux Dollfus, se double d’un rôle politique : ils se partagent avec les Dollfus les charges de la cité. Parmi ces onze fils, Jean-Jacques est député sous la Restauration et maire de Mulhouse ; Daniel, chimiste éminent, découvre l’emploi du chrome, qui fournit le jaune, l’orange et le vert, et obtient le premier le rouge d’Andrinople pour l’impression ; Ferdinand établit des succursales et des dépôts en France, en Europe, en Amérique, aux Antilles, en Perse ; Nicolas, l’aîné, n’a pas vingt ans, quand, sans autre avance que son courage, il jette les bases de la maison, à laquelle il associera successivement son père, ses frères, ses neveux. Un moment arrêté dans son essor par l’invasion de 1814, durant laquelle, après avoir prêté deux cent mille francs pour l’approvisionnement de Huningue, il seconda le grand quartier général, puis par l’invasion de 1815 où il mena la guerre de partisans dans les Vosges, il consacre tous ses efforts, après la chute de l’Empire, à remédier à la crise économique qui frappait Mulhouse, agrandit la ville de tout un nouveau quartier, fonde la Société industrielle, est enfin le promoteur des constructions de chemin de fer. Seule la petite ligne de Lyon à Saint-Étienne existait en France, quand il demanda en 1838, pour parer aux inconvénients qu’amènerait une ligne de Mayence à la Suisse projetée par les États allemands du Rhin, la concession d’une voie ferrée entre Strasbourg et Bâle. Il avait déjà l’anné précédente construit la ligne de Mulhouse à Thann où roulaient les locomotives sorties de ses ateliers. On se figure mal les difficultés qu’il eut à vaincre, mais il triompha de tout ce qui contrariait ses desseins, et, avant le délai fixé par la loi, la première locomotive arrivait de Mulhouse à Strasbourg. Un autre Kœchlin, André, était, celui-là, le petit-fils de Jean-Henri Dollfus le peintre, qui, associé de Schmalzer et de Dollfus, s’était ruiné sous la Révolution. Ses parents, raconte-t-on, considéraient le chapeau comme un luxe inutile, et il n’y en avait qu’un pour tous leurs fils, porté de droit toute la journée par le plus matinal. André le portait presque tous les jours. Doué d’une prodigieuse facilité de travail et d’un don unique d’assimilation, il dirigea d’abord la maison Dollfus-Mieg, puis entreprit de fonder un vaste établissement de constructions. Son établissement, devenu aujourd’hui la Société alsacienne, eut bientôt une réputation universelle. Un ministre de l’Intérieur disait de lui : « S’il y avait en France plusieurs maires de Mulhouse, il ne me resterait qu’à démissionner. »

La Société industrielle cependant ne bornait pas son activité aux seuls progrès de l’industrie ; elle s’occupa avec la même ardeur intelligente de tout ce qui touchait à la vie même des travailleurs, et l’on ne sait où elle a montré le plus d’initiative originale, si c’est dans le domaine purement industriel ou dans le domaine social. Par un phénomène qui a presque la rigueur d’une loi, à Mulhouse, comme ailleurs, à mesure que se multipliait le nombre des manufactures, la misère se multipliait parmi les ouvriers. Située à l’extrême frontière, Mulhouse recevait un continuel afflux de Suisses et d’Allemands qui augmentait la population sans cesse déjà grandissante. Des milliers d’ouvriers logeaient dans les villages voisins, obligés de parcourir deux lieues le matin, par tous les temps, pour venir à un travail qui commençait à cinq heures, et deux lieues le soir, pour s’en retourner chez eux, quand le travail était fini, à huit heures. Les autres, voulant reposer davantage, s’entassaient, en ville même, dans de misérables logements, où deux familles couchaient dans la même pièce, sur de la paille que deux planches retenaient sur le carreau. La nourriture se composait de pommes de terre, d’un peu de mauvais lait, de mauvaises pâtes et de pain[15]. La journée de travail durait treize ou quatorze heures, et les enfants, dont beaucoup ne comptaient pas sept ans, étaient astreints au même régime que les hommes faits. La vie moyenne pour les fileurs ne dépassait pas dix-sept ou dix-huit ans, alors qu’elle était plus du double pour les autres habitants. La main-d’œuvre, vers 1830, était de huit millions cinq cent mille francs partagés entre dix-huit mille ouvriers des deux sexes, ce qui fait, en moyenne, pour trois cents journées de travail dans l’année, un franc soixante-quinze par journée. On devine ce que pouvait être la situation morale.

Les Mulhousiens s’étaient appliqués très tôt à lutter contre la misère ouvrière, mais toutes les tentatives de la charité privée avaient été inutiles ; bien plus, elles alimentaient une misère volontaire. Il fallait découvrir le moyen efficace de combattre cette misère. Réduire les heures de travail, élever le taux des salaires n’était possible que par l’accord de tous les fabricants du monde ; sinon, c’était ruiner ceux qui y auraient consenti et leurs ouvriers, et enrichir les autres. Pourtant, dès 1828, la Société émettait une proposition tendant à fixer l’âge et à diminuer les heures de travail des jeunes ouvriers et tâchait plus tard que l’État proscrivît le travail de nuit pour les femmes et les jeunes gens au-dessous de dix-huit ans. Elle comprit tout de suite qu’il fallait intervenir dans l’existence de l’ouvrier, sans que cette intervention se traduisît par des dons. Soit qu’elle groupât une association pour prévenir les accidents du travail, soit qu’elle soumît à un contrôle périodique et sévère les appareils à vapeur, soit qu’elle constituât des pensions de retraite, soit qu’elle inspirât une association qui faisait visiter par des sages-femmes les nouvelles accouchées et leur payait avec les layettes et le lait leur salaire entier jusqu’à leur complet rétablissement, elle devança sur presque tous les points son temps. Et il faut ajouter, soit qu’elle les organisât elle-même, soit qu’elle encourageât l’initiative privée, l’Institut des pauvres, chargé d’accorder des secours en aliments, en combustibles, en argent, des asiles de vieillards, des hospices, des ouvroirs, des jardins d’enfants, des orphelinats, des patronages de quartier dirigés par des dames patronnesses, des sociétés de secours mutuels, des caisses d’épargne et de prêt, des associations corporatives, enfin tout ce que l’assistance sociale peut imaginer. D’autre part, elle luttait contre l’ignorance par la création de ses écoles, de ses musées et de ses bibliothèques.

Une des premières questions à résoudre, et la plus importante peut-être, avait été la question des logements : c’est à sa solution qu’est attaché principalement le nom de Jean Dollfus.

Jean Dollfus était le petit-neveu du peintre Jean-Henri. Il apprit la mort de son père, Daniel, comme il accomplissait son apprentissage commercial à Bruxelles, et, rappelé à Mulhouse, dirigea dès lors la maison paternelle. On retrouve dans son visage ce qui caractérise physiquement le bourgeois de Mulhouse, cette volonté unie à la bonté, et cette intelligence où il y a tant de finesse. Tout de suite il se distingua par une grande sûreté de vue, un sens des affaires extraordinairement clair, une énergie inlassable, et il donna à sa maison un tel essor qu’en 1851 elle exportait annuellement pour vingt-cinq millions de produits. Pénétré de l’idée qu’il fallait toujours marcher avec le progrès, il établit la première filature à métiers automatiques, et importa d’Angleterre la première machine à imprimer à huit couleurs. Préoccupé de conquérir les marchés extérieurs, il plaida aux Tuileries la cause du libre-échange contre Pouyer-Quertier, le filateur normand, et prit ainsi une grande part à la conclusion du traité de commerce avec l’Angleterre.

En 1851, un membre de la Société industrielle, M. Jean Zuber, communiquant une note sur les habitations des ouvriers anglais, avait demandé qu’on rédigeât un projet de logements salubres pour les travailleurs de Mulhouse. M. André Kœchlin déjà, auparavant, pour trente-six ménages d’ouvriers de ses ateliers, avait fait bâtir des logements que composaient deux chambres, une cuisine, un grenier, une cave, avec un potager, le tout pour douze francs par mois. M. Jean Dollfus fit aussitôt construire à Dornach, près de la ville, quatre bâtiments différents avec jardins, et choisissant, après enquête, les deux types qui semblaient les meilleurs[16], créa en 1853 la société des cités ouvrières, au capital de trois cent mille francs, la première de ce genre. Tout un quartier s’éleva qui couvre aujourd’hui trente-deux hectares et compte mille deux cent quarante-trois maisons devenues, en grande partie, la propriété de ménages ouvriers. Le principe de cette fondation était de fournir à l’ouvrier une habitation salubre lui permettant, moyennant un loyer mensuel de vingt francs payé pendant quinze ans, de posséder en toute propriété son logement au bout de ces quinze ans. Les ventes, exécutées approximativement au prix de revient, seulement majoré des contributions et des frais d’actes notariés, ont toujours suivi d’assez près la construction des maisons, et ce qui montre l’attrait puissant et légitime de la propriété pour provoquer l’épargne, le payement des loyers s’est accompli si régulièrement que la Société a pu rentrer très promptement dans son capital[17]. Pour compléter son œuvre, Jean Dollfus y ajouta successivement une bibliothèque, des bains, un lavoir, une boulangerie, un restaurant économique, des magasins d’épicerie et de confection, des fourneaux économiques. Il ne s’en tint pas là. Songeant aux ouvriers sans travail et sans refuge, il fonda en 1859 l’asile de voyageurs indigents, dans lequel quarante hommes trouvaient un asile de nuit, avec la soupe et le pain, une caisse de secours en 1864 pour les ouvrières dans les premières semaines qui suivent l’accouchement, réduisit spontanément en 1867 la durée du travail de douze à onze heures, installa à Cannes, en 1881, un hospice pour les enfants scrofuleux, et, en 1882, à l’occasion de ses noces de diamant, un asile pour vieillards dans sa propriété de Gaïsbühl ; grand industriel, grand philanthrope, grand patriote enfin, qui en 1870 avait jeté, par un mouvement indigné, sa décoration de l’Aigle Noir au visage du général badois décidé à bombarder les quartiers ouvriers, et qui jusqu’à sa mort garda au-dessus de son lit, pour abriter son sommeil, un drapeau français.

En perdant Mulhouse, la France n’a pas seulement perdu une cité industrielle de premier ordre, elle a perdu encore — ce qui est plus grave — des hommes véritablement dignes de ce nom, car on n’en voit guère qui aient porté à un si haut degré ces rares qualités de labeur opiniâtre, d’intelligence entreprenante, d’initiative originale. Je crois bien qu’en eux se rassemblaient, par la position même de leur ville, toutes les vertus des trois races, l’allemande, la suisse et la française, qui constituaient ainsi ce caractère si spécial, le caractère mulhousien. La défaite, d’ailleurs, qui nous arrachait Mulhouse, détermina chez elle une crise qui n’est pas encore terminée. D’une part, en effet, les jeunes gens émigrèrent pour ne pas servir dans l’armée allemande, et déracinés, ne donnèrent pas au delà des Vosges ce qu’ils auraient donné, s’ils avaient continué, sur leur terre natale et sous le régime français, l’œuvre de leurs pères ; à la mort des parents, les grandes industries privées de chefs appelèrent des étrangers. D’autre part, ceux qui restaient pliaient avec peine leur patriotisme à fréquenter, même dans l’intérêt des affaires, les Allemands victorieux, et quelques-uns se confinaient dans un farouche isolement. Mais l’histoire de Mulhouse est trop belle pour que les années qui viennent n’y ajoutent pas encore de belles pages, et surtout les âmes de ses citoyens sont trop ardentes pour ne pas lutter et ne pas triompher. « Vous trouverez légitime, disait M. Auguste Dollfus au cinquantième anniversaire de la Société industrielle qu’il présidait ; vous trouverez légitime qu’à l’aspiration vers le progrès, qu’à la devise : « En avant, » que nous recommandait Daniel Dollfus, nous en adjoignions une autre non moins nécessaire : « Nous maintiendrons. » Tout l’avenir de Mulhouse est dans ces mots qui, loin de s’opposer, se complètent : « En avant, et maintenir. »

ERCKMANN-CHATRIAN


Sur la grand’route de Paris à Strasbourg, à la crête des Vosges, entre Sarrebourg et Saverne, à la limite même de l’Alsace et de la Lorraine, une ville s’élève. Construite en 1570 par Georges-Jean, comte palatin de Veldenz, érigée en 1620 en principauté pour Henriette de Lorraine-Vaudemont, réunie à la France en 1661 et fortifiée d’après les plans de Vauban, assiégée en 1814, en 1815 et en 1870, enfin annexée à l’Allemagne par le traité de Francfort, c’est Phalsbourg.

Petite ville militaire, elle a connu l’enivrement des victoires et la douleur des défaites. Elle a vu passer les régiments qui s’en allaient vers les plus magnifiques triomphes, elle les a vus revenir chargés de lauriers, et son maire a salué, tantôt à la porte de France, tantôt à la porte d’Allemagne, Napoléon tout-puissant ; mais ses rues ont retenti aussi du galop inquiet qui ramenait de Moscou à Paris l’Empereur sans la Grande Armée, et elle a vu défiler les bataillons et les escadrons des alliés envahisseurs. Russes, Autrichiens, Prussiens, courant à la curée ; enfin, bombardée, affamée, dévastée, elle a vu l’ennemi s’installer dans ses murs, abaisser le drapeau tricolore, et hisser le drapeau de l’Empire allemand, qui flotte encore. Petite ville militaire, ses enfants, si l’on excepte Gustave Doré, ne concevaient guère d’autre métier que le métier des armes, et s’appelaient Mouton, comte de Lobau et maréchal de France ; Forty, colonel tué en l’an VII à côté de La Tour d’Auvergne ; Charras, général proscrit du 2 Décembre ; Uhrich, défenseur de Strasbourg. Aujourd’hui, perdue au milieu de ces Vosges bleues qu’elle a cessé de défendre, démantelée, ses fossés comblés, ne gardant de ses remparts que deux belles portes, inutile, elle meurt. Ses cafés, où s’agitaient les « demi-soldes », sont déserts ; déserte la grande place où se chauffaient, par les jours de soleil, autour de la statue de Lobau, les survivants de l’épopée ; désertes les rues où résonnait le pas leste des jeunes officiers français. Si jamais la guerre éclatait, Phalsbourg n’entendrait que dans le lointain la voix brutale du canon qui lui fut si longtemps familière, et qu’elle aimait.

Les touristes ne s’y arrêtent pas ; ils ne font que la traverser. Pourtant il peut arriver que certains, moins pressés, demandent s’il y a « des curiosités ». Quelque passant bénévole montre alors une vaste maison dont une épicerie occupe le rez-de-chaussée et, tout près, une maison à perron couverte de feuillage :

— Voici, dit-il en désignant la première, la maison où M. Erckmann est né…

Puis désignant la seconde :

— … Et celle qu’il a habitée.

Si ces touristes sont Alsaciens, ou Lorrains, ou de l’Est français, si même seulement ils appartiennent, de quelque région qu’ils viennent, à ces générations d’avant et d’après 1870 qui se sont nourries dans leur jeunesse des romans publiés par Erckmann et son collaborateur Chatrian, aussitôt, pour leur imagination émue, la ville s’animera de tous les personnages que créèrent ou reproduisirent les deux écrivains. Et ce ne sont pas seulement les personnages dont l’histoire a pour cadre Phalsbourg même et ses environs qui revivront un instant, — vieux soldats d’Égypte, d’Italie et du Rhin, tranquilles horlogers qu’exalte la foi républicaine, paysans soulevés contre l’invasion, médecins campagnards à perruque, grand habit carré, culotte courte et souliers à boucles d’argent, conscrits de 1813 à la fois héroïques et pleins de regrets — mais encore tous ceux dont la fantaisie des auteurs a déroulé les aventures à travers une Alsace un peu étendue sur les provinces rhénanes : l’ami Fritz, Suzel, Madame Thérèse, le Juif polonais, les amoureux de Catherine, maître Daniel Rock, le brigadier Frédéric.

Si ces touristes sont très jeunes, étonnés sans doute qu’on les leur indique, à peine regarderont-ils ces deux maisons qui n’éveillent rien dans leur esprit. Ils n’ont pas lu les livres d’Erckmann-Chatrian ; qui donc les lit maintenant ? Il faut être du pays, et encore !… Ces romanciers ne sont plus à la mode, et puis les délicats ne les estiment pas, leur reprochent d’écrire trop simplement, de n’être pas des artistes, de peindre un monde de petites gens… les chassent enfin de la littérature comme indignes. Or c’est une grande, une très grande injustice.

Émile Erckmann naquit le 20 mai 1822 à Phalsbourg, où son père tenait un commerce d’épicerie et de librairie. Après avoir terminé ses études au collège communal, il vint à Paris pour y faire son droit ; il atteignait sa vingtième année. Il ne fut pas un étudiant modèle : cinq années lui furent nécessaires pour passer les deux premiers examens ; il préférait aux cours de droit les cours du Collège de France et de la Sorbonne. Ramené chez ses parents par une grave maladie, il commença d’écrire pendant sa convalescence. Son ancien professeur de rhétorique, M. Perrot, à qui il communiquait ses essais, le mit alors en relation avec Alexandre Chatrian.

Celui-ci, d’une vieille famille de verriers, était un Lorrain plus pur, né à Soldatenthal, hameau forestier de la commune d’Albrechtswiller. En 1814, les uhlans avaient emmené en captivité, attaché au pommeau de la selle, son père, coupable d’avoir pris le fusil. Sa mère, qui nourrissait alors Alexandre, se précipitait vers le prisonnier, pour le secourir, quand un uhlan, en la repoussant, lui perça le sein d’un coup de lance. Destiné au métier de la verrerie et déjà pourvu d’une place, le jeune Chatrian, que tourmentait le goût des lettres, avait abandonné sa profession pour entrer, contre le gré de ses parents, au collège de Phalsbourg, comme maître d’études.

On imagine ce que fut la rencontre d’Erckmann et de Chatrian, cette rencontre d’où l’amitié devait naître avec la collaboration. Erckmann compte vingt-cinq ans, Chatrian vingt et un : l’âge des longs espoirs et des frémissantes ambitions. Tous deux, ils ont vécu leur première jeunesse à écouter les récits des vieux soldats, récits de victoires et de défaites, récits de conquêtes et d’invasions, et ces remparts, ces bastions, ces casemates que les boulets ont crevés, leur parlent de la guerre, des armées de la République et de l’Empire, de l’illuminisme révoutionnaire, de la fièvre impériale, du désastre qui l’abat : chaque maison leur raconte une belle histoire et leur montre un humble héros. Tous deux, ils ont vécu leur première jeunesse à se promener dans les montagnes que dominent les ruines féodales, dans les forêts de sapins, de chênes, de pins et d’ormes où bondit le chevreuil et que traverse le geai avec un cri aigre, dans les vallées étroites où coulent des eaux claires ; nul sentier, nulle ferme, nulle maison forestière qui ne leur soient connus dans cette magnifique partie des Vosges alsaciennes de Saverne à Wissembourg. Chaque jour, chaque heure, la nature, enchantant leurs yeux, pénètre leur âme : s’ils la décrivent si bien, c’est qu’elle les aura, dès leur enfance, enveloppés. Tous deux ils ont enfin instinctivement d’abord, puis l’instinct fortifié par la raison, les sentiments démocratiques et républicains en honneur dans leur petit pays, où le moyen âge a multiplié les villes libres, où 89 et 93 ont excité l’enthousiasme. Ils portent déjà leur œuvre en eux, et, pour être les romanciers de l’Alsace et les romanciers du peuple, ils n’auront qu’à ordonner leurs souvenirs, à transcrire leurs impressions, enfin, à écouter leur mémoire et leur cœur.

Les débuts, certes, ne furent pas faciles. Erckmann, revenu en 1848 à Paris, y achevait son droit, avec la même nonchalance d’ailleurs qu’il avait mise à l’entreprendre. Chatrian n’entendit pas demeurer exilé à Phalsbourg : il demanda et obtint un emploi subalterne dans les bureaux de la compagnie de l’Est. Maintenant, il s’agissait de lutter et de vaincre. Que Paris dut leur sembler terrible, à ces deux Phalsbourgeois, dont l’un, Erckmann, les yeux bleus, de taille moyenne, l’air confortable, continuait à revêtir la culotte en peluche, le gilet de couleur, l’habit carré à boutons de métal, et l’autre, Chatrian, petit, maigre, les cheveux ébouriffés à l’artiste, s’essayait à des allures plus modernes ! Si indestructiblement Phalsbourgeois qu’ils s’efforçaient de perpétuer, en plein Paris, en haut du faubourg Saint-Denis, les traditions du pays natal, se retrouvant chaque soir dans un café, aux prétentions de brasserie, d’où s’échappaient, quand on ouvrait la porte, d’âcres parfums de bière, de tabac et de choucroute.

Paris les accueillait sans complaisance. Les directeurs de journaux gardaient dans leurs tiroirs les manuscrits déposés qui s’appelaient : le Requiem du Corbeau, l’Auberge des Trois Pendus, le Chant de la Tonne. Seul un journal de chez eux, le Démocrate du Rhin, leur donnait une hospitalité obscure ; et encore, à Strasbourg même, le préfet interdisait-il les représentations de leur pièce, l’Alsace en 1814. Chatrian eut alors l’idée ingénieuse de remettre à l’Artiste, que dirigeait Arsène Houssaye, un conte : Le Bourgmestre en bouteille, comme traduit d’un certain Erckmann, célèbre en Allemagne. L’Artiste lut le conte, le loua, le reçut et l’imprima : un conte étranger, et un conte allemand, pensez donc ! On en parla, et la Revue de Paris imita l’Artiste, mais sans qu’il fût besoin de subterfuge. Voilà donc enfin au sommaire d’une grande revue parisienne ce double nom, sous lequel, pendant longtemps, on ne verra qu’une seule personnalité.

Le plus difficile était fait : être publié. Bientôt leur réputation augmenta. En 1859, l’Illustre Docteur Mathéus leur vaut leur premier succès en librairie ; et, l’année suivante, les Contes fantastiques, leur second, avec les Contes de la montagne. C’était le recueil de ce qu’ils avaient écrit jusqu’alors : contes dans le genre d’Hoffmann, mais qui mêlaient étroitement à l’histoire d’épouvante, ou de folie, ou seulement comique, la peinture des mœurs alsaciennes, — unissant, dans le cadre de la nature et de la façon la plus naturelle, le rêve et le cauchemar avec la bonhomie narquoise d’une petite ville ou l’active tranquillité d’un village, — opposant les personnages les plus chimériques et hurluberlus à des êtres bien vivants, bons mangeurs, bons buveurs, prosaïquement occupés de leurs affaires.

Les Contes des bords du Rhin et les Contes populaires réunirent ensuite ceux de leurs récits qui, comme Maître Daniel Rock, la Maison forestière, étaient trop courts pour former des volumes séparés. C’était la même veine : l’événement fantastique ou légendaire dans un milieu réel, mais les deux si intimement mêlés que rien ne semblait plus vraisemblable. Cependant, ce recueil contenait une nouvelle qui n’était ni légendaire, ni fantastique, mais simplement l’histoire d’un bon garçon, trop assujetti aux plaisirs de la table et de la vie facile, célibataire endurci, et que l’amour trouble, change, marie, l’Ami Fritz.

Les auteurs ne se doutaient pas du chemin que ferait dans le monde ce simple récit, ni du charme qu’il exercerait, ni des larmes qu’il tirerait. Qui dit Ami Fritz, aujourd’hui, dit Erckmann-Chatrian ; les deux noms se confondent. Ce roman, bien qu’il se passât dans le Palatinat, fut aussitôt, pour tous, et il reste, non pas seulement un roman alsacien, mais le roman alsacien par excellence, — le roman de l’Alsace heureuse, peignant les mœurs alsaciennes dans ce qu’elles ont de plus singulier et de plus aimable, plein du parfum qu’y répand à chaque page la beauté si diverse de la nature alsacienne.

L’opinion ne s’y était pas trompée. Cet Hunebourg, qu’habite Fritz et qui touche la frontière, n’était qu’une ville d’Alsace un peu avancée, et c’était bien l’Alsace même qu’Erckmann-Chatrian avaient décrite, ses coutumes, la grâce de ses filles, la calme solidité de ses fils, son ciel, sa campagne, la douceur de l’existence qu’on y mène. Prompte d’ailleurs à généraliser, l’opinion renfermait encore dans ce brave Fritz, qui, sous des dehors un peu lourds, a l’âme si ingénue, le type même de l’Alsacien. En cela elle se trompait, car tous les Alsaciens ne sont pas des Amis Fritz, tant s’en faut !

L’Ami Fritz date de 1864. Déjà (car le Fou Yégof, épisode de l’invasion, est de 1862) les deux collaborateurs, sans abandonner leur première manière, s’engageaient dans une autre voie. Ils se rappelaient ce que leur contaient naguère les vieux soldats, les vieux bourgeois, les vieux paysans, et il leur semblait que l’histoire nationale, depuis 1789, fournissait des éléments autrement dramatiques que toutes les combinaisons de l’imagination. Cette histoire, qu’on ne connaissait que dans ses grandes lignes, par le nom des victoires, des défaites, le texte des traités, telle qu’on l’enseignait officiellement, quel intérêt et quelle nouveauté acquerrait-elle, racontée par ceux qui l’avaient faite de leur enthousiasme, de leur misère, de leur courage, de leur sang ? Qu’aurait-on accompli, sans ces humbles et innombrables acteurs, dont on ne parlait jamais, médecins de campagne, cantinières, apprentis horlogers, sabotiers, bûcherons, charbonniers, vieux sergents ?

Madame Thérèse parut d’abord en 1864 ; puis vinrent l’Histoire d’un conscrit de 1813, Waterloo, l’Invasion, — série des « romans nationaux » que continuèrent : l’Histoire d’un homme du peuple, la Guerre, le Blocus, l’Histoire d’un paysan.

Un succès immense accueillit ces nouvelles œuvres. Publiées dans les dernières années de l’Empire, elles étaient dévorées par les jeunes générations, brûlantes d’espérance républicaine, et qui retrouvaient dans ces pages tout ce qui les poussait à aimer la première République et à détester l’Empire conquérant. Le peuple, en même temps, les lisait, parce qu’il y sentait palpiter son âme, et qu’il s’y voyait souffrir, lutter, vivre.

Survint la guerre de 1870, puis ce fut la paix ; Phalsbourg et Soldatenthal devinrent allemands. Chatrian, qui habitait Paris, continua de l’habiter. Erckmann, qui se bornait, chaque année, à quelques semaines de séjour dans la capitale, ne sut où se fixer. Il allait, comme un égaré, à Toul, à Saint-Dié, à Lunéville, pensant obstinément à son pays perdu, à sa ville bombardée, aux forêts de sapins, aux fraîches vallées, aux ruisseaux murmurants où court la truite, aux auberges rustiques dont les propriétaires montrent encore sa photographie « dédicacée », aux amis qui étaient morts ou qui subissaient la domination allemande. Il cherchait, dans la grande patrie, une autre petite patrie, le plus près possible de la nouvelle frontière, pour que le vent lui apportât le parfum du pays.

Cependant il fallait travailler. Chatrian découvrait dans toutes ces nouvelles et tous ces romans de lucratifs sujets de pièces. Déjà en juin 1869, le Théâtre Cluny avait représenté avec succès le Juif Polonais. Une comédie fut tirée de l’Ami Fritz, et reçue au Théâtre-Français. Les partis politiques s’accusaient alors mutuellement d’être les auteurs de nos désastres. La presse conservatrice désigna à la vindicte publique Erckmann-Chatrian, comme écrivains antipatriotes et antifrançais, coupables d’avoir par leurs écrits propagé l’horreur de la guerre et affaibli l’énergie française. On croit rêver, quand on lit aujoud’hui pareilles diatribes, déshonneur de ceux qui les formulèrent, et qui connaissaient, pour y avoir contribué, les vraies causes de notre démembrement.

L’annonce de l’Ami Fritz ne fit qu’attiser cette injuste colère ; sous la plume d’un chroniqueur du Figaro, le pauvre Ami Fritz se changea en monstre de gloutonnerie, de beuverie, d’égoïsme et de lâcheté, et l’œuvre entière d’Erckmann-Chatrian ne célébra que l’Allemagne, la franc-maçonnerie, le judaïsme, l’huguenotisme. Erckmann-Chatrian durent être bien étonnés.

Le soir de la première, d’ailleurs, la cabale ne réussit pas à couvrir de ses sifflets les applaudissements. Erckmann n’était pas là ; le théâtre ne l’intéressait pas, et ses tristes pensées ne l’inclinaient pas vers l’agitation de la scène. Il vint à la troisième ou quatrième représentation et partit avant la fin.

Il laissait Chatrian arranger en pièces ses romans et ses nouvelles : Madame Thérèse, jouée au Châtelet, les Rantzau, à la Comédie-Française — ou en opéras-comiques : les Amoureux de Catherine, la Taverne de Trabans. Lui, incapable de vivre loin de Phalsbourg, y retournait. Aussitôt, les attaques reprenaient de plus belle. Qu’est-ce que c’était que cet écrivain, qui se prétendait Français et qui demeurait parmi les Prussiens ? Or, les Prussiens, en l’occurrence, c’étaient les Phalsbourgeois, Français la veille, qui avaient toujours sans compter versé leur sang pour la France, et qui servaient, avec les Alsaciens et les Lorrains, de rançon à la France abattue ! Erckmann, de guerre lasse, quittait Phalsbourg et se fixait à Lunéville. Il devait garder jusqu’à la mort l’inguérissable blessure de l’exilé.

Un avenir prochain lui préparait d’autres souffrances. Il avait perdu sa petite patrie ; il allait perdre son ami et son collaborateur, et de la façon la plus cruelle.

Comme Erckmann vivait loin de Paris, Chatrian s’occupait de placer les pièces et de les faire répéter. Jugeant qu’il ne pouvait accomplir ce travail tout seul, il s’était adjoint un collaborateur. Ce collaborateur, il voulait le payer sur les droits d’Erckmann et avait commencé à le rétribuer ainsi. Celui-ci, quand il l’apprit, protesta, disant que, s’il n’avait pas écrit des contes et des romans, jamais Chatrian n’aurait eu des pièces à faire. Le litige fut soumis à un arbitrage qui donna gain de cause à Erckmann et obligea Chatrian à lui restituer, pour redressement de comptes, vingt mille francs.

Tout semblait apaisé quand, en août 1889, un grand journal du matin publia, sous la signature d’un employé à la Compagnie de l’Est, un article extrêmement violent contre Erckmann. Erckmann voulait poursuivre le seul signataire de l’article, mais Chatrian contraignit Erckmann à le comprendre lui-même dans le procès. Chatrian, qui devait mourir en proie au délire de la persécution, et qui était déjà atteint de ce mal, se croyait victime de son collaborateur. Il rassembla contre Erckmann toutes les basses accusations que les haines politiques avaient prodiguées. Il l’accusa d’abord d’être complètement Allemand de cœur et de manières, affirmant que, pendant le siège de Phalsbourg, Erckmann, installé au milieu des batteries ennemies, à Méting, assistait impassible à l’incendie de la ville. Sa nièce, d’ailleurs, n’avait-elle pas après la guerre épousé un officier allemand ? Il l’accusa ensuite de toujours se reposer loin de Paris, n’ayant que la peine de toucher sa part de droits, tandis que, lui, ruinait sa santé par le travail et les démarches.

Sans doute, la nièce d’Erckmann avait épousé un officier allemand, mais qu’y pouvait-il ? et n’avait-il pas aussitôt cessé de la voir ? Quant à l’histoire du bombardement, c’était une pure infamie, dont il fut facile de prouver qu’elle était forgée par la haine. Enfin si Chatrian multipliait les démarches dans les théâtres et chez les éditeurs, Erckmann, qui avait entre les mains le carnet du capitaine adjudant-major Vidal, du 6e léger, refaisait, pour écrire le Conscrit de 1813, toutes les étapes et toutes les batailles de la campagne, et pour établir l’Histoire d’un chef de chantier, se rendait à Suez. Il ne ménageait ni son temps ni sa fatigue. Au reste, la 9e chambre correctionnelle de Paris condamna à un mois de prison, en février 1890, le signataire de l’article.

Il convient, pour délimiter la collaboration des deux écrivains, de reproduire les considérants :

Attendu que la correspondance versée aux débats fait voir d’une part Erckmann resté en Alsace, décrivant le pays qu’il habite, vivant la vie des personnages de son œuvre, écrivant sans relâche, sans autre occupation que le travail de son esprit, donnant des détails sur l’œuvre commencée, esquissant les caractères, résumant les situations, enfin expédiant à Chatrian les manuscrits des différents contes ou romans ; et, d’autre part, Chatrian venu à Paris pour y tenir un emploi au chemin de fer de l’Est, recevant les manuscrits envoyés par Erckmann, les lisant, puis, en conseiller avisé, au goût sûr, lui donnant ses impressions, lui indiquant les retouches à faire sans y mettre la main, pressant Erckmann quand un manuscrit se fait trop attendre, gourmandant même son ami sur sa lenteur à produire, usant de ses relations parisiennes avec les directeurs de revues ou de journaux, pour obtenir la publication de l’œuvre nouvelle, après quoi adressant à Erckmann les critiques des éditeurs, lui réexpédiant même les manuscrits si l’éditeur demande le développement d’un caractère, le changement d’une situation dramatique, gardant seulement pour lui les coupures à faire, sans qu’il soit jamais question dans toute cette correspondance d’un manuscrit, œuvre personnelle de Chatrian, envoyé par lui à Erckmann ou présenté par lui à un éditeur, s’occupant avec clairvoyance et sévérité des stipulations commerciales avec les éditeurs, encaissant le produit de l’œuvre et faisant le partage des bénéfices de la collaboration…

Ainsi se rompait, sur une question d’argent qu’aggravaient des sentiments de jalousie personnelle, une amitié et une collaboration qui semblaient indissolubles, et elles se rompaient par le plus lamentable des débats. Songèrent-ils, à ce moment, Erckmann et Chatrian, à leur première rencontre, à leurs premiers projets, à leurs anciens espoirs ? La rupture d’une vieille amitié l’emporte en tristesse sur la rupture d’un amour. L’amour le plus violent, avec l’apparence d’unir, oppose toujours deux adversaires ; dans l’amitié, il n’y a que deux amis. Chatrian ne survécut pas longtemps à ce procès ; paralysé, il mourut l’année suivante. Erckmann vécut encore quelques années, retiré à Lunéville.

En 1898 il écrivait à M. Jules Claretie :

J’ai été frappé d’hémiplégie incomplètement du côté gauche : l’œil, le bras et la jambe de ce côté ont subi tout à coup un affaiblissement considérable. Le côté droit est resté intact. Je puis encore écrire, mais l’oculiste me recommande de ménager l’œil et, dans ces derniers temps, je me suis aperçu qu’il faiblissait à son tour. En hiver, j’écoute bourdonner mon feu. En été, je fais transporter mon fauteuil au fond de mon jardin, clos de murs tapissés de vignes et de volubilis, et je rêve à mes belles forêts des Vosges, à ma scierie, aux bonnes figures d’autrefois. Du reste, pas de souffrance. Vous avez parfaitement compris pourquoi je me suis retiré à Lunéville, derrière la grille de ma maison où je reçois de bien rares visites. C’est pour me dérober à la calomnie. On ne peut rien reprocher à celui qui se tait. C’est une grande satisfaction, cher monsieur Claretie, de n’avoir jamais manqué à ses devoirs ni envers soi-même, ni envers sa famille, ni envers sa patrie, et c’est la seule qui me reste au moment prochain sans doute de lever le pied pour entrer dans le grand inconnu.

Un an plus tard, il s’éteignit. Il mourait en pleine affaire Dreyfus, et, une seconde fois la proie des passions politiques, il était, sur son lit funèbre, couvert par les uns d’éloges et par les autres, d’injures.

Chaque province de France se personnifie dans un écrivain : le Berry, c’est George Sand ; la Provence, Mistral ; la Normandie, Maupassant ; la Touraine, Ronsard ; l’Île-de-France, Gérard de Nerval. L’Alsace a Erckmann-Chatrian. Certes, un critique pointilleux ne manquerait pas d’objecter que ces écrivains alsaciens sont après tout des Lorrains. Mais, vivre à Phalsbourg, si près, si près de l’Alsace, c’est vivre en Alsace : on ne sort de Phalsbourg que pour entrer en Alsace, dans les forêts, dans les vallées de l’Alsace ; c’est l’Alsace que les deux collaborateurs avaient parcourue enfants et jeunes gens, où ils avaient respiré, grandi, rêvé ; c’est l’Alsace qu’ils ont peinte, décrite, chantée, une Alsace qui mord un peu sur la Lorraine, d’un côté, et sur le Palatinat, de l’autre, sensiblement telle, d’ailleurs, qu’elle existait avant les traités de 1815. Si l’Alsace, devenue allemande par la force, a trouvé d’autres voix pour dire ses souffrances, c’est dans Erckmann-Chatrian seul que s’exprime l’Alsace, province de France.

Elle était heureuse, cette Alsace. Heureuse d’être française, d’abord. Démocratique, elle retrouvait ses traditions dans les traditions de la France révolutionnaire ; la Révolution avait cimenté son union avec la France, parce que les principes de 1789 répondaient aux idées des ancêtres, bourgeois de villes libres, et, à la veille de 1870, les deux départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin formaient un des foyers libéraux les plus agissants. De plus, comme l’Alsace avait l’âme guerrière, éprise de l’uniforme, de la poudre, du sabre, le nouveau régime de l’armée, où le mérite, et non plus la naissance, affirmait le droit, permettait à ses plus humbles enfants, fils de concierge comme Rapp, paysans comme Lefèvre, fils d’un gardien de ville comme Kléber, de s’élever aux plus hauts grades, et, maréchaux, capitaines ou troupiers, de moissonner la gloire par brassées. D’ailleurs, s’ils ne choisissaient pas le métier des armes, les Alsaciens, soit dans l’enseignement, soit dans les sciences, soit dans la magistrature, brillaient au premier rang.

Rien ne froissait en France l’instinct de l’égalité si profond chez les Alsaciens, et, en même temps, dans leur petit pays où le gouvernement nommait presque tous les fonctionnaires parmi les indigènes, leur sentiment particulariste était ménagé autant que possible. Ainsi unie à la patrie par les liens les plus puissants du cœur et de l’esprit, la vieille province gardait son visage.

En nul endroit du monde, je crois bien, la vie familiale n’a été plus douce, plus intime, plus confortable aussi. Sur cette terre frontière qui était, entre la nation germaine et la latine, une terre si propice aux échanges de l’intelligence, elle participait à la fois de la Gemüthlichkeit allemande et de la vivacité française. Une bonhomie qu’avivait une fine ironie, une hospitalité affectueuse, de la délicatesse, et aussi le goût de la bonne chère, des bons vins et des bons meubles, — tout cela caractérisait avant la guerre les mœurs des habitants. On était honnête spontanément et par tradition, on était digne, un peu fier même, mais, dans cette dignité, il n’entrait nulle morgue : elle était naturelle. Cependant, comme on habitait une terre féconde, on aimait tout ce qu’elle produisait d’excellent. La nature est merveilleuse, parce qu’elle est infiniment variée. La montagne, riante ou sauvage, avec ses massifs de rochers rouges, ses forêts de châtaigniers, de chênes, de sapins et d’ormes ; la plaine, où les prés, les houblonnières et les vignobles déploient une calme splendeur, que les villages sèment de taches écarlates avec leurs toits de tuiles et que borde le Rhin bleu et vert ; les vieux châteaux écroulés et les vieilles tours en ruines ; les petites rivières perdues sous les arbres et vers lesquelles se penchent les iris ; les routes plantées de sorbiers, de quetschiers et de cerisiers, — tout ce qui peut émouvoir l’âme ou plaire aux yeux se rassemble entre les Vosges et le grand fleuve. Une poésie s’exhale de partout, poésie tendre des fraîches vallées, large poésie des immenses horizons, exaltante ou mélancolique poésie du souvenir.

Or, la saveur spéciale de ce caractère et de ces mœurs, la multiple beauté de cette nature, personne ne les a, comme Erckmann-Chatrian, rendues sensibles. Ce que Lamartine admirait, disait-il, dans leur œuvre, c’était la naïveté de la vie. Louange si juste ! Pas d’intrigues compliquées, même dans les contes fantastiques : les aventures qui arrivent à tout le monde, un bon garçon réjoui qui ne veut pas se marier et que l’amour conduit au mariage, deux frères qui se haïssent et dont les enfants s’aiment, un jeune instituteur amoureux d’une hôtelière jeune, jolie et riche, un joueur de clarinette qui n’épouse point celle qu’il aime. Cela, c’est la vie quotidienne, dans le cadre de la petite ville, ou du hameau forestier, ou du village prospère qui repose dans la plaine, de ceux qui les habitent, — le rabbin et le curé, le boutiquier et l’aubergiste, le vieux soldat retraité et le médecin de campagne, le ménétrier et le forgeron, le sabotier et le contrebandier, leurs mères, leurs femmes et leurs filles.

Tout est simple ; le ton heureux d’un vieux conteur à la veillée ; avec des retours en arrière parfois, des redites, une suspension exclamative du récit. Nulle fausse subtilité dans le langage ou dans les sentiments, mais un naturel qui ne sent pas l’effort, enfin le plus touchant réalisme. Les Alsaciens aiment à boire du bon vin et à bien manger : pourquoi refuseraient-ils les bonnes choses que Dieu a mises sur la terre ? Ne serait-ce pas lui faire injure ? Erckmann et Chatrian ne rougiront donc pas de nous les montrer à table, forts buveurs et grands mangeurs. Réalisme pittoresque, d’ailleurs, et toujours plein de sensibilité : je ne vois guère que Dickens, pour saisir si précisément les traits principaux d’une figure, d’un corps, d’un esprit, ceux qu’un caricaturiste ne manque pas de grossir, et pour aimer autant les héros et les comparses de ses romans, s’intéresser à eux, s’attendrir sur eux, s’amuser d’eux. Et si Dickens, grâce à son réalisme et à sa sensibilité, a créé des types inoubliables, M. Pickwick, M. Micawber, M. Peckniff, master Silas Wegg, — pour les mêmes raisons Erckmann et Chatrian ont créé des personnages si originaux et si vivants, — l’illustre docteur Mathéus, l’ami Fritz, l’oncle Zacharie, le grand-père Lebigre, l’horloger Goulden, — qu’on peut dire de tel ou tel individu, sans se tromper : « C’est un personnage d’Erckmann-Chatrian. »

Ces personnages, la nature les entoure sans cesse, comme leurs aventures. S’ils sont heureux, s’ils sont malheureux, ils ne le sont pas seulement en eux-mêmes, et ce qui leur arrive n’arrive pas seulement dans le secret de leur âme. La nature — la nature alsacienne — n’est jamais absente ni oubliée, mais toujours présente, avec ses mille bruits familiers, — bruit du ruisseau, bruit du vent, bruits de la forêt, bruit des scieries, bruit de la forge, — avec ses couleurs, ses odeurs, sa magnificence et sa douceur, telle qu’elle est enfin dans toute sa variété.

Le vocabulaire, certes, n’est pas riche, mais il suffit à tout ; il exprime toujours des sensations personnelles, et il peint toujours une terre et des mœurs purement alsaciennes.

Cette nature ne remplit pas seulement de son parfum ou de son activité chaque conte. Jean-Claude Hullin, allant chercher auprès du contrebandier Marc des secours et des renforts pour arrêter les alliés envahisseurs dans les défilés vosgiens, ne peut s’empêcher de contempler, du haut de la montagne, les vallées, les bois et les plaines étendues à ses pieds, jusqu’à l’extrême horizon où se devine le Rhin, et une noble sérénité monte en lui. Le printemps naissant tire à Fritz, qui s’éveille, des larmes attendries. L’aurore épanouit l’âme de Mathéus et l’exalte jusqu’à la plus fantaisiste grandiloquence. Ainsi, la nature, agissant sur tous les personnages dans le sens de leur caractère, leur donne le calme du cœur, la joie de vivre, une énergie grave ou une gaieté qui ne veut pas être égoïste. Elle est, comme dans Dickens encore, à côté des personnages, un autre personnage innombrable, et, si Erckmann-Chatrian l’ont décrite avec une vérité si attachante, c’est qu’ils l’aimaient.

L’amour de ce qu’ils font, voilà le secret de leur art. Écoutons Erckmann[18] :

D’abord, n’écrire que pour soi. On ne fait rien de bon, quand on écrit, en se demandant : « Est-ce que ceci plaira à l’un, déplaira à l’autre ? » L’unique affaire, c’est de se plaire à soi-même. Pas même : c’est de dire ce qu’on a dans le cœur, pour le contentement naturel de son cœur.

Et encore, en parlant de l’illustre docteur Mathéus, que Sainte-Beuve relisait souvent :

J’ai eu tant de plaisir à écrire l’illustre docteur Mathéus et à le récrire, que j’ai compris que c’était bon. Jamais je n’ai écrit aussi facilement, aussi involontairement. J’étais Mathéus en personne. Je ne portais pas mon travail, il me portait. Cela allait tout seul, dans la joie, dans l’abondance. Peut-être quand Mathéus n’était pas en scène, ma main se ralentissait-elle un peu. Mais je le rappelais vite. Alors je recommençais à vivre, sans hésitation, sans embarras, avec délices. Il me semble que voilà la vérité en littérature. Elle s’impose à nous, elle nous conduit en nous enchantant.

Il ne cachait pas qu’il détestait délayer. « Un roman, disait-il, est une nouvelle sur laquelle on a renversé un encrier. »

Si Erckmann-Chatrian n’avaient été que des écrivains alsaciens, peut-être, et même sans doute, n’auraient-ils pas conquis cette grande réputation dont ils ont joui de leur vivant ; mais ils ont, en outre, été des romanciers populaires. C’est un genre éminemment ingrat que le roman historique. Si l’on suit avec fidélité, dans un roman historique, la vie d’un souverain, d’un général, d’un homme politique, l’invention romanesque est forcément stérilisée. L’histoire n’est-elle qu’un prétexte : on reproche aux personnages fictifs tout le romanesque dont ils sont chargés. Si les personnages, réels en fait, sont transformés par l’auteur au gré de sa fantaisie, ce n’est plus que du travestissement. Erckmann et Chatrian ont bien pris des personnages historiques, en ce sens que ces personnages sont les acteurs de l’histoire intérieure ou extérieure, mais ils les ont pris représentatifs d’une classe, d’un parti, d’une croyance, à une époque donnée, et particulièrement représentatifs du peuple et de la petite bourgeoisie. C’est là leur très rare originalité.

Bien avant que parussent ces mémoires, ces carnets de campagne, ces journaux de route, dus à des sergents, à des capitaines, à de simples grenadiers ou à de petits bourgeois, et qui ont jeté sur la Révolution et le premier Empire une si vive clarté, Erckmann-Chatrian avaient découvert une manière à la fois romanesque et véridique de raconter l’histoire. Tant de mémoires publiés ensuite n’ont fait que confirmer l’exactitude de leurs récits. On imagine aisément comment une telle idée vint aux deux collaborateurs. Ils étaient nés assez tôt, non seulement pour avoir connu les survivants de ces temps prodigieux, mais encore pour les avoir beaucoup fréquentés, les avoir écoutés, avoir vécu dans leur intimité. Toute leur enfance et toute leur jeunesse, ils n’entendirent parler que de la Révolution et de l’Empire par ces vieux soldats et ces vieux bourgeois qu’enfiévrait encore la mémoire des grandes choses accomplies, et, en les écoutant, ils écoutaient parler le peuple même de la France. Bien plus, ils eurent entre les mains des papiers rédigés au jour le jour, pendant les guerres, par certains de ces modestes héros. Quand ils songèrent à commencer leur série de romans nationaux, ils n’eurent qu’à se rappeler. « Je viens de lire l’illustre Docteur Mathéus, d’Erckmann-Chatrian, — écrivait Flaubert ; ces deux cocos ont l’âme plébéienne. » Ce mépris est en l’occurrence un éloge dont Flaubert ne se doutait pas. S’ils n’avaient pas eu l’âme plébéienne, ils n’auraient pas écrit les Romans nationaux.

C’est pourquoi ils furent populaires : l’histoire qu’ils racontaient, c’était l’histoire des paysans, des ouvriers, des forestiers, des honnêtes boutiquiers, qui avaient lutté et souffert, obscurs, sans autres honneurs que la satisfaction de leur honneur. Ils eurent aussitôt pour lecteurs la masse profonde du pays. Leurs sentiments d’ailleurs étaient les mêmes que les sentiments de cette masse, et, si l’on ajoute que leurs romans parurent dans les dernières années du second Empire, alors que l’opposition au régime était la plus violente, on comprend pourquoi leur succès fut si étendu. La commision de colportage proscrivait les Romans nationaux et refusait l’estampille à l’Homme du peuple « parce qu’il n’est question dans ce livre que de liberté ». Anticléricaux, ils croyaient que les Jésuites tentaient de réaliser un rêve de domination : de là le Grand-père Lebigre, l’Histoire d’un sous-maître, les Contes vosgiens. Ils détestaient le second Empire : de là Maître Gaspard Fix, dont le principal personnage représente le campagnard rusé, prêt à servir pour son intérêt chaque régime ; l’Histoire du plébiscite, l’Histoire d’un paysan, et l’Histoire d’un homme du peuple, où ils exprimaient leur idéal politique et que les jeunes générations s’arrachaient.

Cependant, ce ne sont pas là leurs excellents ouvrages : dans cette série de romans populaires, il y a trop de haine, trop de dogmatisme, trop d’éloquence facile. Mais, encore plus qu’anticléricaux ou antibonapartistes, ils étaient républicains. La première République, d’une part, proclamait les Droits de l’homme et du citoyen, supprimait les privilèges, établissait l’égalité entre les membres de la nation ; d’autre part, continuant la politique extérieure de nos rois, elle donnait à la France la frontière du Rhin et réalisait le superbe rêve de Richelieu, la vieille Gaule reconstituée sous le nom de France. L’enthousiasme éveillé en Alsace par la Révolution et qui groupa les Alsaciens contre l’étranger envahisseur, ils le partagent, ils le célèbrent, ils l’exaltent. Il fallait défendre contre les coalisés les droits récents, il fallait apporter aux peuples la délivrance : une ère nouvelle brillait, grâce à la France.

Mais les guerres de conquête succèdent aux guerres de délivrance : la conscription, chaque année, enlève, dans les villages, des centaines de mille hommes ; Napoléon remplace Hoche et Marceau ; il faut se battre, toujours se battre, et beaucoup de ceux qui se battent ne démêlent point les raisons de ces tueries continuelles. Enfin, après tant de victoires, la France est envahie : il faut la défendre, et, en même temps qu’empêcher l’entrée des envahisseurs, empêcher le retour d’un régime abhorré, qu’on se figurait à jamais détruit. Ceux même qui, naguère, partaient pour la guerre d’un cœur affligé, reprennent avec ardeur leurs armes, entraînés par le plus pur patriotisme. De là toute la série qui comprend Madame Thérèse, l’Histoire d’un Conscrit de 1813, l’Invasion, Waterloo, le Blocus, les Vieux de la vieille, ce que le roman populaire a produit de plus beau.

Tout ici, en effet, se combine pour émouvoir. Nulle époque qui soit plus dramatique par les événements et les sentiments. Comme événements, la marche triomphale de l’idée révolutionnaire à travers l’Europe, l’écroulement de l’édifice napoléonien, l’invasion de la France dans les campagnes et dans les villes, la levée du peuple contre l’ennemi, la France à la veille et au lendemain de 1830. Comme sentiments, le mysticisme révolutionnaire, tout ce qui peut agiter une âme de paysan perdu dans les rangs de la Grande Armée, la foi patriotique, la haine de l’ennemi, l’espérance jamais découragée des anciens grognards. Et ces sujets si amples, localisés sur un espace étroit, le long des Vosges, à la porte de l’Alsace, au-dessus de la plaine où se sont toujours répandues les invasions germaniques, là où l’on fut toujours passionnément républicain et passionnément patriote. Enfin, mêlé à tant de tragique, le charme des mœurs et des paysans alsaciens.

Ce succès pourtant ne devait pas être durable. Beaucoup ne pardonnaient pas à ceux qui avaient contribué à ébranler le second Empire, et les auteurs de nos désastres cherchaient sur qui en rejeter les lointaines responsabilités. Une fois déchaînée, la calomnie ne s’arrêta pas. On raconte qu’un jour, dans le bureau du Constitutionnel, Sainte-Beuve dit à Chatrian :

— Je voulais vous consacrer un de mes Lundis, mais je ne le ferai pas ; vos romans sont l’Iliade de la peur[19].

— Monsieur, — riposta Chatrian, — mon collaborateur et moi, nous sommes de familles qui ont fait le coup de feu contre l’étranger et donné leur sang pour la France. Nos pères se sont battus pour le pays, et, si nous célébrons la paix, ce n’est point par lâcheté, c’est par horreur des tueries. C’est que nos pères ont vu de près, dans notre Alsace, l’invasion et la guerre.

C’est une belle réponse. Sainte-Beuve, qui n’avait jamais souhaité d’avoir la figure d’un sous-lieutenant de hussards que pour plaire aux femmes, faisait allusion à l’Histoire d’un Conscrit de 1813. Combien de fois, depuis, a-t-on répété son accusation, en ajoutant qu’Erckmann et Chatrian, promoteurs de l’antimilitarisme, avaient déterminé nos défaites en cultivant chez le soldat l’horreur des batailles ! Je l’ai dit : on croit rêver en entendant de pareilles diatribes, et il faut, pour s’y livrer, n’avoir pas lu les Romans nationaux, ou les avoir lus bien mal.

Joseph Bertha, jeune ouvrier horloger, à peine âgé de dix-neuf ans, faible, boiteux, levé dans la conscription de 1813, part pour l’Allemagne. La Grande Armée, décimée, avait regagné la France ; après la campagne désastreuse de 1812, une autre allait recommencer, et le peuple jugeait que l’Empereur avait déjà versé plus de sang pour procurer des couronnes à ses frères, que la Révolution pour assurer à la France les droits de l’homme. Le conscrit part, le cœur plein de tristesse, parce qu’il laisse sa fiancée, ses parents, ses amis, sa petite ville, tout ce qu’il aime, et qu’il s’en va peut-être vers la mort. Tout de même, alors que les réfractaires se comptaient par milliers, que les mères poussaient leurs fils à déserter, et que parfois les détachements de conscrits s’éloignaient enchaînés, Joseph Bertha ne songe pas à s’enfuir. Il n’est pas robuste, il a des regrets bien naturels, mais il n’est pas lâche. Seulement, la campagne de 1813, au début, ne lui apparaît pas encore comme une campagne de défense nationale : il ne se bat d’abord que pour protéger sa vie contre ceux qui veulent la lui ôter. Il pleure, quand il pense à sa fiancée, il a le mal du pays ; il n’est pas un héros sans défaillance et que tourmente le seul désir de la gloire ; il est à la fois plein de faiblesses et de vertus : il est « humain ». Peu à peu il s’aguerrit. À Leipzig, quand il comprend enfin que maintenant la France lutte pour ne pas mourir, l’âme du soldat surgit en lui : il se bat avec rage. Ce conscrit accomplit tout son devoir ; il l’accomplit humainement, avec des craintes et de la fureur, avec des plaintes et avec du courage, avec des larmes et avec de la résolution : il est vrai, et c’est là ce qui importe.

Si durant « l’invasion » il ne s’était pas trouvé à Waterloo, — où devant la défaite il ne pensait plus ni à sa femme ni à Phalsbourg, mais seulement et en sanglotant à la France, à la patrie qui criait : « À moi, mes enfants, je meurs ! » — il eût été de ces sabotiers, de ces contrebandiers, de ces bûcherons qui entravèrent, plusieurs jours, dans les Vosges, à coups de fusils, à coups de rochers, la marche des troupes ennemies. Après 1870, Erckmann ne se consolait pas que l’armée n’eût pas de même tenté, en occupant des défilés si propices, de barrer la route aux Allemands victorieux… Il y a une guerre sainte, celle qui défend la patrie, et ne permet pas qu’on l’amoindrisse. Les guerres de conquête, menées par l’Empire français, n’ont eu pour résultat d’abord que de si bien épuiser la France qu’elle n’eut plus assez de forces pour résister au conquis devenu conquérant, et ensuite de la diminuer. Quoi qu’on dise, l’Empire, en France, c’est trois invasions, et l’Alsace-Lorraine allemande. Comment Erckmann-Chatrian n’auraient-ils pas détesté la guerre de conquête et l’Empire ! Parce qu’il y avait eu un second Empereur et que ce second Empereur avait fait la guerre, lui aussi, la terre natale des deux écrivains, après avoir de nouveau éprouvé les horreurs de l’invasion, cessait d’être française !

Voilà comment il faut comprendre le Conscrit de 1813 : la gloire napoléonienne, si retentissante qu’elle soit, se résume par l’inutilité des victoires républicaines qui avaient réalisé brusquement la patiente pensée de la monarchie. Mais la calomnie ne voulait rien entendre. Elle reprochait jusqu’aux solides festins où se plaisent souvent les personnages de ces romans, comme s’il n’y avait pas de solides festins en Normandie, en Flandre, en Bourgogne, dans chaque province française. Elle dénonçait là l’empreinte du germanisme : Erckmann et Chatrian ne s’étaient plu à peindre dans l’Alsace que ce qui appartenait à l’influence allemande ; d’ailleurs, ils étaient Allemands de sentiments, Erckmann surtout, cet Erckmann qui avait osé, quelques années après la guerre, retourner à Phalsbourg et qui ensuite n’avait jamais pu s’éloigner de la frontière. — Lamentable et volontaire inintelligence ! Le patriotisme d’Erckmann était si estimé en Alsace qu’en 1871 il avait obtenu à Strasbourg, pour la députation, quarante-deux mille voix, — deux mille de moins seulement que le préfet Valentin. Les Allemands, dès avant la guerre, s’inquiétaient de ce réveil de l’âme alsacienne, provoqué par son œuvre. Cet homme m’émeut infiniment. La défaite le chasse de son pays ; miné par une perpétuelle nostalgie, il erre le long de la frontière imposée au vaincu, cherchant un asile qui lui rappelle ce qu’il a laissé, puis il revient dans la ville, ne pouvant plus vivre hors de ses murs, puis il la quitte de nouveau, pour interrompre les odieuses fureurs de la diffamation, et enfin il se fixe à quinze kilomètres du premier village annexé, afin d’en être le plus près possible dans son exil : il n’y a pas de plus noble douleur que la sienne.

Une des caractéristiques de l’Alsacien, c’est qu’il aime jalousement sa terre natale : si loin que l’entraîne même une douce destinée, il n’oublie jamais l’Alsace et jamais ne se console. Erckmann était encore par là vraiment Alsacien. Mais, parce que Phalsbourg lui était plus cher que tout, on l’appelait Prussien. J’ai reçu cette injure, quand les élèves d’un collège auvergnat me traitaient de Prussien, parce que j’étais né en Alsace. Encore aujourd’hui, pour les esprits simplistes, tout ce qui est situé au delà de la frontière de l’Est se dénomme Prussien. Il y a deux ans, un aubergiste de Mars-la-Tour, que je pressais de me servir, car je devais rentrer le soir dans le pays messin, me dit :

— Ah ! vous êtes de la Prusse…

La Prusse, c’étaient, derrière les bois, les villages lorrains, Châtel-Saint-Germain, Sainte-Marie-aux-Chênes, Gravelotte, où personne ne sait l’allemand et qui attendent, avec une patience jamais découragée, depuis quarante et un ans, la délivrance…

L’oubli dont souffrent encore Erckmann-Chatrian, je ne crois point cependant qu’il dure. Tout, à l’heure actuelle, concourt à leur rendre la place qui leur est due : la faveur de la littérature régionaliste qui peint les divers aspects de la France, l’intérêt renaissant des Français pour l’Alsace, le goût des œuvres claires et vraies. On rouvrira leurs livres, on les relira, et l’on s’apercevra qu’ils ont été des initiateurs ; — initiateurs, avec George Sand, de la littérature provinciale, si féconde ensuite ; seuls initiateurs de la littérature populaire, dont tant d’écrivains, ignorant ces devanciers, ont cherché, depuis eux, avec un si persistant insuccès, le secret. Et peut-être aussi s’apercevra-t-on qu’en peignant les mœurs et la nature alsaciennes, en sauvant des dialectes lorrains et alsaciens bien des termes expressifs, ils ont été, comme le disait Maurice Barrès, qui n’hésitait pas à les comparer à Mistral, « des mainteneurs de la nationalité française[20] ».

METZ LA CAPTIVE


Septembre 1910.

Voilà quarante ans que Metz, jusqu’alors inviolée, vit entrer dans ses murs, au son des fanfares, les Allemands victorieux ; quarante ans qu’elle espère, malgré tout, la délivrance : quarante ans, presque un demi-siècle ! Combien d’yeux se sont fermés, que la honte de l’occupation avait trempés de larmes ! Combien se sont ouverts à la lumière du jour, qui n’aperçoivent sur les forts que le drapeau de l’Empire ! La mort accomplit si vite son œuvre que, pour fêter leur prodigieux triomphe, les conquérants n’ont pas osé attendre le cinquantenaire : dix ans plus tard, les vieux soldats de Guillaume Ier eussent dormi sous terre leur dernier sommeil. Aussi, pendant tout le mois d’août, la ville prisonnière s’est-elle remplie de vétérans chevronnés accourus des plus lointaines provinces de l’Allemagne pour célébrer leur gloire aux mêmes lieux où ils l’ont conquise. On les rencontrait, partout, blanchis, ventrus, la poitrine couverte de leurs rubans et de leurs médailles, envahissant les rues, les tramways, les brasseries, salués par tous les troupiers. La ville pleine de musiques militaires, de rires, de chants était plus triste que jamais, parce qu’en ces jours de fête, pour elle jours de deuil, elle sentait plus cruellement pénétrer dans sa chair meurtrie la serre de l’aigle noir qui la tient captive.

J’avais choisi cette date pour revoir Metz : il n’est pas bon qu’une plaie, telle que celle qu’ont ouverte dans nos cœurs les désastres de 1870, puisse jamais se cicatriser, et il est bon qu’on y porte le fer, pour qu’elle saigne de nouveau. Français obscur, je me mêlais aux groupes de vétérans que les vagons de quatrième classe emmenaient vers les champs de bataille avec leurs femmes et leurs enfants ; j’écoutais leurs souvenirs, leur confiance, leur orgueil ; je me perdais au milieu de ces hommes dont la discipline et l’enthousiasme ont abattu la France et constitué l’Allemagne ; je les suivais à travers ces villages dont nul habitant ne sait l’allemand et dont les paysannes ont le limpide regard français. Sur les grands plateaux messins, que sillonnent les tombes, j’écoutais leurs orateurs prononcer au pied des monuments, le bras tendu vers la frontière, de belliqueux discours, tandis que claquaient au vent les drapeaux des associations, puis la foule chanter l’hymne des aspirations nationales : Deutschland über alles. Je descendais au fond des cuves et des ravins, où se livrèrent des luttes si sanglantes, et où maintenant, sur le gazon, se gorgeaient de bière et de charcuterie, semblables à des barbares en ripaille, les vieux soldats, leurs fils, leurs filles et leurs maris. Parfois, sur la route, le feld-maréchal de Haesseler apparaissait, suivi de son état-major. En uniforme de uhlan, voûté, cassé, ridé comme une femme centenaire, mais admirablement assis en selle, il avançait au pas, la bouche dédaigneuse, le poing sur la hanche, quand il ne saluait pas d’un geste rapide, et tous, subitement levés, leurs verres et leurs saucisses à la main, l’acclamaient de retentissants hurrahs, guerriers en bombance qui saluent le chef de guerre. Ainsi chaque minute me déchirait, mais quelle flamme sacrée attisait encore ma haine ! Pourtant, un jour, le courage m’a manqué. Les Allemands célébraient, à Metz, dans le jardin de l’Esplanade, autour de la statue de Guillaume Ier, un office divin. C’était une matinée charmante : le soleil perçait le ciel fragile ; une légère vapeur flottait sur la Moselle, et la campagne s’étendait, délicate, presque virginale, jusqu’aux forts. Les étendards dressés formaient à l’image du vieux souverain une garde d’honneur ; la musique jouait un air funèbre et un pasteur récitait des prières : c’était très simple et c’était très grand. J’étais venu jusque-là : je me suis enfui à l’instant, assez fortuné, dans ma désolation, pour voir, sur l’Esplanade même, la jeunesse messine attacher une couronne à la statue de Ney.

Metz ne voulait rien connaître de ces commémorations : elle fêtait ses morts, les siens, les soldats français tombés pour la défense de la patrie, et les Allemands ne comprenaient point — il y a tant de choses qu’ils ne comprennent pas — que les jeunes générations lorraines, nées après la guerre, ne participent point aux fêtes qui glorifiaient la conquête. Ils ne songent pas que Lassalle était Messin, et que les grands-pères des annexés sont les vainqueurs d’Iéna. Moi, j’allais à travers la ville, cherchant à saisir les battements de son cœur. Ah ! ces officiers à la tunique bleue, ces fonctionnaires à lunettes d’or, ces jeunes filles vêtues de blanc et qui ont des allures tapageuses, comme le moins clairvoyant des voyageurs éprouve vite qu’ils ne constituent pas la vraie population de Metz, qu’ils sont là par hasard, par un caprice du destin, provisoirement, et que les vrais habitants ce sont ce boucher qui s’appelle Jacquet, ce pâtissier qui s’appelle Bertrand, ce mercier qui s’appelle Comte, ce mercier qui s’appelle Durand, et ces gamins vifs qui parlent un si joli français que l’accent un peu traînard de Metz rend si mélancolique !

Écouter parler les Messins, quelle torture ! Une femme me disait :

— Moi, monsieur, dès que je l’ai pu, j’ai fait partir mon fils. Ah ! j’ai pris souvent le train pour le voir. Le temps de son service est arrivé : on l’a versé dans l’artillerie, à Orléans. Sans l’en avertir, la première année, j’ai écrit à son capitaine pour qu’il le laisse venir à la cérémonie de Mars-la-Tour : le capitaine lui a donné deux jours de permission. J’ai trouvé mon fils à Mars-la-Tour ; ah ! si vous m’aviez vu toucher son sabre, son grand sabre d’artilleur ! Pendant la cérémonie, c’était moi qui portais son sabre, et quand nous avons déjeuné sur l’herbe, j’avais son sabre tout contre moi. Il était si beau, son sabre !

Une autre, aux cheveux blancs, très douce, me disait :

— Moi, monsieur, le jour où les pantalons rouges reviendront, je ne serai pas étonnée… Les autres, je ne les regarde pas, je ne les vois pas ; je sais qu’ils ne sont là que pour un temps… Cependant, je voudrais bien vivre assez vieille…

Une autre, qui était jeune et portait une robe de deuil, me disait, avec un peu d’amertume :

— Les Français, monsieur, sont tout de même bien drôles. Je suis allée en France l’an dernier chez des amis, et ils m’ont dit avec étonnement : « Tiens, vous n’avez pas l’accent allemand. » J’étais stupéfaite : « Mais comment aurais-je l’accent allemand, leur ai-je répondu, puisque je ne sais pas un mot d’allemand ? — Ah ! nous croyions, ont-ils expliqué… comme vous habitez l’Allemagne… »

Elle répétait, avec un sourire plus triste :

— Les Français, monsieur, sont tout de même bien drôles.

Une autre, que son mari accompagnait, me disait :

— Ah ! monsieur, si vous les connaissiez, les Allemands, comme nous les connaissons ! Tenez, voilà mon mari, qui est estropié : eh bien ! les Allemands, sans cesse, se moquent de lui. L’autre jour, en pleine rue, le président du tribunal, oui, monsieur, le président du tribunal lui-même a singé sa démarche. Concevez-vous cela ? L’autre semaine, nous avons passé toute une journée à Nancy : personne n’a remarqué que mon mari était estropié, ou, si quelqu’un l’a remarqué, il n’en a rien montré. Et je lui ai dit, quand nous sommes rentrés à Metz : « Tu vois, les Français, comme ils sont différents : tu vivais à Nancy, que tu oublierais que tu es estroprié.

Une autre, une grande paysanne, maigre, sèche, me disait sur le quai de la gare, sans colère, mais si étonnée, et, à y bien réfléchir, avec un peu de mépris :

— Les Français ne sont pas gentils de laisser comme ça les beaux Lorrains aux Allemands.

Que pouvais-je répondre ? J’étais accablé de honte et de peine. Sans doute, je parlais de la France, mais quand on me répartait : « Il y a quarante ans, monsieur, que nous attendons ; c’est long ! » quelle excuse aurais-je pu inventer ? Les horreurs de la guerre, l’incertitude du résultat, la ruine du pays : les Messins ne pensent pas à cela, et d’ailleurs ils ont le cœur trop haut placé pour s’en effrayer. Ce qu’ils veulent, c’est la délivrance, et cette continuelle volonté est notre condamnation à nous, qui ne les avons pas délivrés. Pendant vingt-cinq ans, l’idée de la revanche a régné absolument en France, mais depuis, quinze autres années se sont écoulées… La France n’a pas reconquis les villages où les paysans n’entendent que sa langue et qu’une ligne chimérique sépare des autres villages de la Lorraine française : abandon de toutes les traditions qui constituèrent notre pays, traditions du cœur et de la raison.

Le simple spectacle de la rue exprimait un reproche.

Comme je regardais, un après-midi, à la vitrine d’un magasin, des gravures qui représentaient les exploits des Allemands en 1870, une jeune voix s’écria : « Penses-tu qu’ils aient osé exposer une seule gravure où il y ait des pioupious français ! Ah ! j’aime mieux admirer celle-là. » Je me retournai : un grand garçon d’une vingtaine d’années, montrait de la main le défilé des étendards devant Napoléon Ier. Presque au même moment, un petit mitron passait à bicyclette. Il bouscule et éclabousse un vétéran ; le vétéran fulmine, menace, brandit le poing. Le petit mitron donne un coup de pédale, fait un pied de nez, et crie, gouailleur, avec un horrible jeu des mots : « Viens y voir, un peu, vieux tirant (vétéran) de bottine. »

J’arrivai un soir sur une place, derrière la cathédrale. Je m’étais longtemps promené dans les hautes rues du vieux Metz, et plus d’une fois, ainsi que le conte Georges Delahache, dans la Carte au liséré vert, j’avais entendu un enfant me répondre, pour me renseigner : » « T’nez, descendez par là, ousqu’y a un jet d’eau. » Un nom sur un magasin de primeurs attira mon attention. N’était-ce pas ici qu’habitait peut-être cette jeune Messine qui, dans une école allemande de couture, soutint si vaillamment contre les jeunes filles immigrées la patrie de ses parents, et, appelée devant le tribunal, répéta avec le même alerte courage les propos dont on l’accusait. À tout hasard, je montai l’escalier et je sonnai. Une jeune fille, les cheveux blond cendré, les yeux très clairs, si vifs et si spirituels, répondit : « C’est moi. » C’était Mlle Germaine Munier. Elle avait dans toute sa personne je ne sais quoi de gai et de crâne, avec une modestie naturelle. Sa mère entra ; nous causâmes ; on me pardonna ma curiosité indiscrète. La jeune fille s’étonnait qu’on eût mené tant de bruit autour d’elle, car elle ne découvrait dans sa conduite rien d’extraordinaire. Sur la table, reposait un exemplaire de Colette Baudoche envoyé par Maurice Barrès, dans une belle reliure choisie par lui, et avec une dédicace. Et je me rappelais les dernières lignes du livre : « Nous, cependant, acceptons-nous qu’une vive image de Metz subisse les constantes atteintes qui doivent à la longue l’effacer ? Et suffira-t-il à notre immobile sympathie d’admirer de loin un geste qui nous appelle ! »

LE

PÈLERINAGE DE BITCHE


Août 1911.

Il y aura bientôt quarante et un ans que la petite forteresse lorraine de Bitche commença de subir le siège qui devait la rendre à jamais célèbre.

Elle vit les premiers soldats ennemis vingt-quatre heures après la bataille de Frœschwiller, mais bientôt ils s’éloignèrent, et le commandant de la place put croire, quelques jours, que, la fortune favorisant la France, il n’aurait plus qu’à contrarier la retraite des armées allemandes. Espérance vite évanouie ! Le 23 août, à cinq heures du matin, les Bavarois, après avoir installé leurs batteries, au prix des plus grandes difficultés, ouvraient le feu. À sept heures, le colonel bavarois, s’imaginant sans doute que Bitche capitulerait aussi facilement que les places fortes prussiennes après Iéna, envoyait un parlementaire sommer la garnison de poser les armes. Le 21 mai 1871, sept mois après, le drapeau français flottait encore sur les remparts, et ce ne fut que le 25, par une convention signée du commandant Teyssier et du colonel Kohlermann, que la garnison quitta la ville, musique en tête, ses étendards claquant au vent, conservant ses armes, ses chevaux et ses bagages. Sept cent cinquante fantassins du 81e régiment, deux cent cinquante artilleurs, deux cents douaniers, seize à dix-huit cents hommes échappés de Frœschwiller et de Forbach avaient résisté victorieusement à toutes les horreurs du bombardement, de la faim et de la fièvre obsidionale. Le commandant Teyssier pouvait justement dire à tous ceux qui l’avaient si noblement secondé : « Plus tard, chacun de vous sera fier de pouvoir dire : J’appartenais à la garnison de Bitche. »

Dans ce mois cruel, où chaque Français doit commémorer en son cœur, sinon sur la terre même d’Alsace-Lorraine, les sanglantes batailles qui abattirent la patrie, j’ai voulu accomplir pieusement le pèlerinage de Bitche.

Quand on vient d’Alsace, le chemin est merveilleux. Traversant les Vosges septentrionales, il suit l’étroite vallée du Falkenstein, toute bordée d’épaisses forêts. La rivière coule, sinueuse, à travers les prés ; sur la route les bergeronnettes et les pinsons s’effarouchent à peine au bruit des voitures ; de grands rochers se dressent, que reflète parfois un étang ; au bord d’un bois, un chevreuil, enfoncé dans les herbes, lève la tête et s’enfuit. Un silence accablé de chaleur. La route monte, débouche sur un plateau, et Bitche apparaît.

Encore ceinte des remparts que construisirent les Français, la forteresse commande, avec ses murs rouges, bâtis sur le roc, les routes de Strasbourg, Phalsbourg, Sarreguemines, Deux-Ponts, Landau et Wissembourg. Les collines qui l’entourent abaissent leurs couronnes verdoyantes : l’horizon est immense. On ne voit qu’elle, gardienne vigilante qui, située sur un sommet haut de plus de trois cent cinquante mètres, surveille la contrée. Dans cet isolement, elle personnifie aujourd’hui la pensée allemande, sans relâche tournée vers la préparation de la guerre. À ses pieds se tasse la ville ; un gros village plutôt. Quand on y pénètre, quelle tristesse ! Des rues désertes, où de temps en temps passe un soldat en tenue de corvée ; d’humbles magasins avec de médiocres étalages, des maisons qui semblent inhabitées : le vide que créent autour de lui un fort à qui tout est sacrifié, et l’inutilité de vivre où peut-être demain retentira le canon.

Cependant je cherchais quelque survivant du siège : on m’indiqua une vieille Lorraine, qui dans huit ans, si Dieu ne la rappelait pas, serait centenaire. Je frappai à sa porte : elle ouvrit prudemment, et tout d’abord elle refusa de me recevoir. Les rides creusaient son visage et ses cheveux blancs pendaient hors de son bonnet sur ses joues. Elle était petite, menue, toute resserrée par l’âge. Mais quelle finesse de traits ! cette finesse à quoi l’on reconnaît, malgré la longue vieillesse, le charme indestructible d’une femme française, qui a été jeune et jolie. Que lui voulais-je ? Des souvenirs ? elle n’en avait pas, ou du moins ils appartenaient à ses morts. Néanmoins, entendant bien que j’étais de l’autre côté des Vosges, elle me laissa entrer. Je pénétrai, derrière elle, dans un salon étroit aux volets fermés, et qui montrait cette propreté soignée des vieilles demeures d’où l’on ne sort guère. Sur les murs, il n’y avait que des photographies d’officiers, entre autres un portrait de capitaine de hussards, des assiettes qui représentaient des scènes napoléoniennes, et encore un calendrier où chevauchaient des cuirassiers.

Alors elle parla.

Elle n’avait rien oublié.

Les premières fusillades des défenseurs contre les reconnaissances, les premiers coups de canon, les fausses dépêches annonçant des victoires françaises, les parlementaires s’en venant proposer la capitulation et s’en retournant déçus, toute la population civile unie aux militaires dans le même sentiment de résistance, le capitaine Mondelli cherchant à Paris et à Bordeaux des instructions, les obus crevant et incendiant les maisons ; depuis quarante ans sa mémoire n’avait pas faibli. Elle décrivait encore le drapeau offert par la ville aux soldats, et la couronne de lauriers remise au commandant par les dames de Niederbronn.

Je l’écoutais, infiniment ému. Elle s’interrompit.

— Et quand les Allemands sont entrés ? demandai-je.

Elle joignit les mains.

— Ah ! monsieur, fit-elle.

Elle se tut quelques instants, puis elle poursuivit :

— Depuis une semaine à peu près les Allemands occupaient Bitche. J’étais allée acheter du lait ; chez la marchande, un soldat tournait autour d’une bonne ; à un moment il lui serre la taille, la bonne riait : « Eh quoi ! lui dis-je, vous n’avez pas honte ? est-ce que vous ne pouvez pas l’envoyer promener ? » La bonne rougissait, mais le soldat s’avança vers moi, et, son poing sous mon nez, me dit, dans un mauvais français : « Assez, assez ; nous vous avons gagné ; Bitche est à nous. » Alors, je me redressai : « Vous nous avez gagné, vous nous avez gagné… vous n’avez rien gagné du tout ; vous n’avez pas pris Bitche, vous ne l’auriez jamais pris ; on vous l’a donné. » Furieux, il leva le poing, « Si vous ne reculez pas, lui dis-je, je vous lance mon pot à lait sur la figure. » Et déjà je brandissais le pot à lait : il recula et quitta la boutique.

Brave Lorraine, quel noble sang coule dans tes veines, un sang qui, jusque dans le plus terrible désastre de la patrie, ne veut pas subir l’insulte et se révolte ! En écoutant ta voix qui tremble, en contemplant ton visage si ridé et ton corps si frêle, sur lequel pèsent quatre-vingt-douze années d’existence, je comprends mieux encore tout ce que mon pays, qui est le tien, a perdu en perdant ces provinces. Nos rois, qui ont, avec une si patiente intelligence, cousu la France morceau par morceau, n’avaient pas seulement, en ajoutant l’Alsace-Lorraine au plus beau royaume sous le ciel, ajouté de magnifiques territoires où la beauté s’unit à la fécondité ; ils n’avaient pas seulement assuré la frontière, et mis, selon cette vive expression, les clefs de la maison dans leur poche, au lieu de les laisser aux mains de l’Allemagne : ils avaient encore accru la valeur de la race par la singulière valeur des nouvelles populations. Ici, dans ces champs et dans ces forêts, naissaient des hommes travailleurs, sérieux, réalistes et que ne troublaient point les nuées ; ici, naissait aussi un peuple de soldats, qu’enchantaient la gloire des armes et le danger de la mort. Metz, Bitche, Phalsbourg, Strasbourg, Colmar, Thionville, combien d’officiers, combien de troupiers avez-vous prodigués à notre patrie, toujours avides de mourir pour la défendre ou pour la grandir ? Cette vieille Lorraine, son père était soldat, ses deux frères étaient soldats, son fils était soldat. Et elle attend que les Français reviennent. Hélas ! j’ai trop peur que ses yeux ne se ferment avant que nos clairons ne sonnent dans la rue qu’elle habite. Nous sommes en république…

Cette terre d’Alsace et de Lorraine, quel enseignement elle offrirait aux jeunes Français de toutes classes si, au lieu de les illusionner de pacifisme et d’humanitarisme, les instituteurs en conduisaient chaque année ici des délégations ! Il ne faut pas qu’une blessure aussi profonde que la nôtre puisse jamais se cicatriser, et, quand il semble qu’on ne la sent plus, il faut de nouveau y porter le fer, pour qu’elle se rouvre et saigne. Ni les Alsaciens, ni les Lorrains n’oublient : chaque journée de ce mois d’août est pour eux l’objet d’une fidèle commémoration. Dans la campagne messine, comme dans la plaine d’Alsace, agenouillés sur les tombes, ils prient, méditent et se souviennent. À nous, Français de France, de grossir leur nombre, de les accompagner et de mêler nos pensées à leurs pensées. De chacune de ces petites croix qui sillonnent les champs de bataille, comme des grands monuments qui montent vers le ciel, s’exhale la plus pathétique des leçons. Seul, dans la solitude de Bitche, ou à Wœrth, accompagnant les derniers survivants des cuirassiers de Morsbronn, l’espérance ne m’abandonne pas. Je me rappelle ce discours que prononçait à la réception de l’étudiant strasbourgeois Munck, à l’Hôtel des Sociétés savantes, le président de l’Association des étudiants parisiens, au milieu des applaudissements et des acclamations. Il criait que la jeunesse française avait besoin de discipline et d’héroïsme. Ce fervent appel, il y a dix ans, ses aînés, enténébrés d’idées fausses, ne l’eussent pas poussé. La discipline et l’héroïsme, où ces jeunes gens ardents pourraient-ils en trouver de meilleurs exemples qu’ici ? la discipline et l’héroïsme des morts qui ont lutté jusqu’au bout, puis sont tombés en ensanglantant la terre qu’ils défendaient, la discipline et l’héroïsme des vivants qui, dans une lutte quotidienne, résistent aux vainqueurs et gardent le patrimoine de leurs pères, patrimoine d’honneur, de travail et de gloire.


FIN

  1. Il y a une autre explication qui me satisfait moins : Alsace, pays des étrangers, nom que lui auraient donné les peuplades de la rive droite du Rhin.
  2. À quelle race appartiennent les Alsaciens ? par le docteur Dollinger. (Extrait de la Revue alsacienne illustrée.)
  3. L’Alsace, par Charles Grad. Édit. Hachette, 1909, p. 546.
  4. L’art populaire en Alsace, par Anselme Laugel, 1905. (Édition de la Revue alsacienne illustrée.)
  5. Généraux d’Alsace et de Lorraine, par André Girodie et Victor Huen. Édit. Bahy, Mulhouse.
  6. Le Théâtre alsacien, par Henri Schœn, p. 326. Édit. de la Revue alsacienne.
  7. Soirées helvétiennes, alsaciennes et franc-comtoises. Amsterdam et Paris, 1771, in-8o, p. 69.
  8. Qu’il me soit permis d’adresser ici mes plus vifs remerciements à la Société industrielle de Mulhouse et en particulier à MM. Alfred Favre, Camille de Lacroix, Lalance, Ernest Meininger, Max Dollfus, qui, par leurs bons offices, m’ont donné les moyens d’écrire cette étude.
  9. Cf. Histoire de la ville de Mulhouse, par Ch. de Lasablière, 1856, passim. — La République de Mulhouse, par Albert Metzger. Bâle, Henri Georg, éditeur, passim.
  10. Le vieux Mulhouse à table. Imprimerie Bader, 1875, par Auguste Klenek.
  11. Cf. les livres de M. Camille Schlumberger et de M. Max Dollfus.
  12. Relation historique des progrès de l’industrie de Mulhausen et ses environs, 1823, par Mathieu Mieg l’aîné.
  13. Histoire de la ville de Mulhouse. par Ch. de Lasablière, 1856.
  14. Société industrielle de Mulhouse, aperçu historique. Mulhouse, 1911.
  15. Les Institutions ouvrières de Mulhouse et des environs, par Eug. Veron. Hachette, édit., 1866.
  16. Les Grands Industriels de Mulhouse, par Mosmann. Paris, 1879.
  17. Société industrielle de Mulhouse, aperçu historique. Mulhouse, 1911.
  18. Cf. Images d’Alsace-Lorraine, par Émile Hinzelin.
  19. Un autre, avant ou après Sainte-Beuve, — n’est-ce pas le sculpteur Préault ? — passe pour avoir donné d’Erckmann-Chatrian, avec la liberté de l’argot, une définition analogue : « L’Homère du Taf. »
  20. Le 28 septembre dernier, le Messager d’Alsace-Lorraine a publié un article de M. Paul Laquintinie sur Chatrian qui contient des détails tout à fait neufs sur le collaborateur d’Erckmann. M. Laquintinie était le cousin de Chatrian.