Le Beau jardin/04
UNE VILLE ALSACIENNE
COLMAR
« On peut décrire ou peindre un beau paysage ; le prestige des pinceaux ou de l’élégance peut rappeler les images, les nombrer, les arranger, les accumuler. Mais faire passer dans l’âme ce calme intéressant qu’inspire un lointain champêtre, cette exaltation produite par l’aspect des montagnes majestueuses, ou ce contentement profond que donne la vue d’une riche campagne chargée de moissons : ah ! que l’art cède ici et qu’il rende à la nature des droits qu’il ne saurait usurper ! » Ainsi s’exprime, en 1771, dans le petit volume où il note selon le goût de l’époque ses impressions de voyageur, le marquis de Pezay[1] à son arrivée à Colmar. Et, son cœur sensible s’extasiant toujours, il continue, sur le même mode, à la fois bucolique et lyrique : « Les moissons ne sont pas plus riches que les filles ne sont jolies. Là, tous les yeux sont grands, les cheveux fournis, les dents nettes, les bras bien attachés, les bouches roses et disposées au sourire… là tous les régiments veulent être en garnison… Quel plaisir de voir ce joli peuple répandu dans ces belles campagnes ! que le vert éteint de ces prés mûris forme un agréable mélange avec le blanc de tous ces faucheurs en chemise et de ces jolies faneuses ! Quelle vie dans tous ces paysages ! Quelle joie pure ! Que ces champs allemands sont français ! Quel spectacle pour un roi ! »
Il n’est pas besoin d’être un roi pour goûter ce spectacle. Ce n’est pas seulement la beauté de la nature, mais c’est aussi le charme plus réservé de la ville qu’un jeune Français d’aujourd’hui, s’il a des yeux et de l’âme, éprouvera, mais avec une émotion plus intime, et cette émotion lui sera d’autant plus chère qu’elle l’aura plus vivement surpris. Entre ses deux grandes voisines, Strasbourg et Mulhouse, si importantes dans l’Alsace et à des titres si différents, Colmar, en effet, ressemble à une cadette de famille dont nul ne parle, qui est sacrifiée et qui se résigne. Bien que préfecture, ce n’est qu’une petite ville tranquille, la plupart des touristes la brûlent, les guides ne lui consacrent qu’une page ; elle ne possède ni très hauts fonctionnaires, ni considérables industriels, et les trésors qu’elle renferme, elle n’en fait pas étalage, elle ne sait pas enfin se pousser dans le monde, — et on ne lit plus les livres du marquis de Pezay. C’est, d’aventure, un soir d’été, qu’arrivant de France par les changeantes vallées vosgiennes, ou du pays de Baden par la plaine fastueuse, ou de Strasbourg par la ligne qui longe les montagnes couronnées de ruines, on s’y arrête, fatigué, une nuit, pour reposer, et qu’on la découvre.
C’est un soir… On descend du train, et comme, dans une petite ville, il ne doit pas y avoir de distance, on s’en va à pied, dédaignant le tramway. Une large avenue, avec des maisons blanches, construites la plupart encore sous le régime français ou dans les toutes premières années du régime allemand, et brusquement, au bord de l’avenue, un peu en contre-bas et prolongeant le jardin public, une place, le Champ-de-Mars. Elle est presque déserte ; trois vieux cochers et trois vieux chevaux y attendent sans fiévreuse espérance les clients. Elle est immense ; les rares promeneurs qui s’y attardent, et les rares habitants plus pressés qui la traversent, s’y perdent, s’y évanouissent, ne s’y voient pas : il n’y a là qu’un homme, le grand Rapp, dont la statue de bronze se dresse avec un geste impérieux. Tout près, sur l’avenue, c’est l’animation de la cité, des marchands, des cafetiers, des employés, des oisifs, mais là-bas, en face, de paisibles maisons peintes, roses ou vertes, la limitent, un peu cachées par la frondaison des arbres, leurs toits de tuiles doucement assombris par le temps, évoquant des images tentantes d’existence heureusement monotone. Les regarder, c’est s’attendrir, car c’est comprendre la vanité des folles agitations, et c’est rêver — ce que tout homme rêve à certaines minutes — que le bonheur consiste dans la simplicité régulière de la vie. Un fin clocher gris s’élance, le clocher de l’église des Dominicains, et dominant ce fin clocher de son clocher oriental, comme elle domine toute la ville, l’église paroissiale de Saint-Martin élève au-dessus des toits rouges, telle une protectrice qui veille, la masse cuivrée de ses pierres. Tout, dans ce décor si vraiment provincial, s’harmonise sans effort, par un divin hasard : la couleur des maisons, dont les années ont éteint la vivacité, et la couleur des arbres que l’été a touchés, le sol rosé, la tour plus pâle, le toit plus rougeâtre de l’église paroissiale, jusqu’au chemin macadamisé de la place, tout blanchi par les pas de tant de gens, depuis tant d’années.
Cependant, le jour s’atténue ; le soleil, qui décroît, teinte de rose les nuages blancs suspendus dans le ciel bleu, caresse en se jouant les arbres roux du jardin et de la place, dore la cathédrale ; l’air, la lumière, les arbres, tout est douceur. Bientôt, le soleil empourpre de ses suprêmes rayons le ciel et l’église de Saint-Martin ; au-dessus de l’église des Dominicains, la girouette du clocher gris scintille une dernière fois… Le soleil meurt enfin, tout devient plus doux encore ; une légère fraîcheur se répand : les montagnes et les bois sont si proches. Et c’est la nuit ; on sort respirer, se délasser, bavarder, les boutiques s’éclairent, les cafés s’illuminent, les bourgeois se réunissent à leurs tables retenues, lisent les journaux de Paris qu’ils viennent d’acheter au kiosque, causent, fument ; des familles, les enfants devant, les parents derrière, montent et descendent pour une marche hygiénique la chaussée ; des violons se lamentent dans une brasserie, parfois une fanfare emplit le jardin de ses sonorités. Cependant le jeune Français s’éloigne et s’enfonce au hasard de la ville.
Rues étroites, capricieuses, pleines de nuit ; maisons à grands toits inclinés, toujours en tuiles rouges que les siècles ont vieillies, maisons à toits ramassés où l’architecte a su encore pratiquer un étage, maisons à pignons aigus, crénelés ou festonnés, dédaigneuses d’alignement, l’étage surplombant les rez-de-chaussée, de petites fenêtres aux volets verts ; les unes ventrues, voûtées, tout de travers, serrées ainsi que de vieilles femmes, et l’air vraiment humain ; les autres, les plus délicates, anciennes demeures de notables, au poutrage apparent, les murs parfois crépis, avec un portail sculpté, une tourelle, une galerie à rampe : c’est à chaque pas, dans le silence nocturne, un imprévu saisissant. Semblables ou parentes, les maisons sont toutes diverses, tant il y a de fantaisie dans leurs façades, dans leurs toits, dans les marques de l’âge. Les détails échappent, car la ville est peu éclairée ; mais justement tout acquiert par là un visage mystérieux. Les eaux-fortes se succèdent…
À quelques mètres de la grande rue, où, sous les clartés électriques, des groupes d’ouvriers s’égaient, c’est brusquement une place resserrée et obscure : les maisons au toit sombre, à la façade blanche, découpent nettement sur le ciel le profil de leur faîte ; seules les lumières, humbles lampes, brûlent derrière les fenêtres, dont les volets sont clos ; à droite, un bâtiment noir s’étend, on devine une tourelle, un escalier, une galerie ; nul bruit que le bruit de l’eau qui tombe lentement d’une fontaine, nul passant…
Plus loin, une sorte de canal, les maisons reliées par des passerelles à la chaussée se penchent au bord de l’eau brune, des arbres y baignent leurs branches et s’y reflètent, du linge blanc emplit les baquets de bois ; le canal s’élargit, c’est une petite rivière, on distingue une forme de barque, des masures s’accrochent sur les rives, on dirait qu’elles vont crouler ; par quel prodige se soutiennent-elles encore ! Plus loin, tout se mêle, tout se confond, eaux, arbres, masures…
Sur une placette plantée d’arbres, devant un palais du pur dix-huitième siècle, un vieux marchand de fruits, debout sous le parasol de son étalage, oublie les heures. Un cheval blanc avance, son sabot résonne sur le pavé, un enfant le monte ; derrière, une femme, la mère, porte à la main un falot allumé que sa marche balance… Des arcades, une haute et longue maison, un pignon festonné, à chaque coin une fine tourelle que surmonte un toit pointu ; un chien traîne une voiture, les habitants prennent le frais au seuil des portes et causent ; des jeunes filles, têtes nues, se promènent bras dessus bras dessous…
Et de nouveau de petite rues calmes, ténébreuses, qui grimpent, descendent, tournent ; parfois accoudée à la fenêtre, une femme qui regarde la rue où il n’y a rien ; une maison peinte qui se dégage plus vivement dans l’ombre, une colonne sculptée, une porte cintrée avec deux marches de pierre et si usées !
Dans la paix de ces petites rues, une heure sonne au clocher de l’église paroissiale, sons graves, lents, espacés, que la vibration prolonge encore et qui emplissent le ciel. Où est donc l’église de Saint-Martin ? Perdu à travers ces ruelles, on ne la découvre pas. Elle est là, tout près. Il n’y a qu’à franchir un passage voûté : au milieu d’une vaste place déserte, elle dresse, enveloppée d’un silence profond, d’un silence vraiment religieux que le ciel bleu éclaire, sa grande tour solide de grès rouge que la nef semble suivre comme une compagne modeste. Tout est chétif autour d’elle et soumis, mais confiant aussi : elle n’est pas orgueilleuse, elle est forte, elle est simple, elle veille, et les maisons s’abritent dans la quiétude qu’elle répand. Silence qui maintenant gagne tous les quartiers : les petites lumières qui brillaient derrière les fenêtres se sont éteintes ; chacun est rentré chez soi ; les vieilles maisons aux vieux toits sont endormies. C’est une ville du temps jadis…
… Le jour renaît, les boutiques s’ouvrent, les ouvriers vaquent à leurs besognes, on arrose les rues ; le tramway qui traverse la grande rue — le seul qu’il y ait à Colmar — essaie, avec son timbre, de faire l’important ; la ville travaille. Il faut la visiter maintenant pour voir ce qu’on a seulement aperçu hier dans l’ombre. Elle peut bien s’agiter, cette petite ville, et produire aux étalages de ses magasins les plus récentes nouveautés ; à chaque pas dans ses rues, c’est le passé qu’on rencontre, un passé intact, respecté, et qui paraît si naturellement être la seule réalité. Ce qu’on voit, ce ne sont pas seulement, comme la nuit dernière, les rues étroites avec leurs maisons colorées et surplombant la voie de saillies variées, l’alignement tortueux, le pavé raboteux, des effets de clair-obscur, mais c’est tout le détail des richesses anciennes qui constituent la forte individualité de la ville, et c’est son histoire écrite avec les pierres au cours des siècles. Tout ici est un souvenir : le lycée est un ancien prieuré, une salle de cabaret est aménagée dans l’ancien couvent des Catherinettes, la prison est une ancienne maison d’Augustins, des propriétés privées occupent les lieux où l’empereur Sigismond descendait, quand il séjournait à Colmar, au couvent des chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem ; l’hospice civil est l’ancien couvent des Fransciscains, l’église du célèbre couvent des Unterlinden est le musée.
C’est toujours autour d’une église qu’une ville s’est construite ; c’est tout autour de Saint-Martin que Colmar s’est développée. Certes, cette église n’offre pas les splendeurs de la cathédrale de Strasbourg, mais elle est tout de même un monument considérable de la période ogivale en Alsace et se tient au premier rang parmi les édifices sacrés ; et puis elle est robuste et digne comme la bourgeoisie qui a crû sous sa protection. Le transept, qui conserve encore quelque chose de l’archaïque style byzantin, le chœur d’une si charmante sveltesse, et la nef qu’écrase un peu la masse de la tour, rendent dans leur ensemble l’image symbolique de la croix. Deux tours devaient flanquer le grand portail : il n’y en a qu’une, la tour du Midi, celle du Nord s’arrêtant à la hauteur des combles de la nef. Pas de construction parasite moderne, si l’on excepte le malheureux minaret qui surmonte le clocher, et qui fut bâti à la suite d’un incendie ; l’ornementation sobre laisse courir les lignes qui s’agencent en liberté. En voilà assez pour séduire les archéologues. Quant à celui qui cherche le passé, il ne contemplera pas sans émotion l’église : depuis le jour où, autorisée par bulle de Grégoire IX, elle s’éleva au treizième siècle sur l’emplacement d’une chapelle consacrée à saint Martin, elle a participé à tous les événements, tristes ou heureux, qui forment l’existence de Colmar, et tout ce qui a été sa propre histoire se confond avec l’histoire même de Colmar. La Réforme brise les vitrages, pille la sacristie, disperse les calices et le reliquaire, interdit la chaire aux religieux, défend les sonneries des cloches… Quand, en 1673, Louis XIV vient à Colmar, c’est le chapitre qui va au-devant de lui, processionnellement, précédé de ses croix et bannières, ayant à sa tête l’abbé de Munster… La Révolution démolit les stalles, les autels, la chaire, les confessionnaux, en vend les débris comme bois de chauffage, abat les croix, les statues, envoie les cloches à Strasbourg pour qu’on les fonde, puis, l’église une fois vide, l’encombre d’estrades et de tribunes, dispose dans le chœur un échafaudage qui représente une montagne, y cloue des tapis verts, l’orne avec quelques sapins et les statues de Voltaire et de Rousseau, y installe l’autel de la déesse Raison, et les jours de fête allume, sur le sommet, un grand feu dans un bassin de fer… C’est dans ce clocher que sonne trois jours durant le tocsin révolutionnaire qui déclare la patrie en danger, ordonne la levée en masse et jette vers les lignes de Wissembourg contre l’ennemi accouru de par delà le Rhin tous les Alsaciens en état de se battre… C’est de la tour que le gardien annonce aux habitants l’approche d’un régiment rentrant victorieux d’Italie ou de Crimée.
Tout près, en retrait de la place, la police loge ses bureaux dans une maison dont on a pu dire que la Renaissance allemande n’avait rien produit d’aussi parfait. Sept baies cintrées, encadrées par des colonnettes délicates, sous lesquelles se gravent en relief des figures de l’époque et des écussons à monogrammes, soutiennent l’entablement supérieur d’un balcon couvert, en encorbellement, d’une loggia. Cette loggia repose sur des pierres taillées en forme de console, tandis que le couronnement intérieur du dôme porte les attributs écussonnés des dix anciennes corporations de la cité. C’est de là qu’étaient proclamés les lois et règlements et de là que prêtaient serment au peuple assemblé le Magistrat et les bourgeois ; c’est là que se massèrent le 23 décembre 1813 les éclaireurs de l’invasion, cavaliers allemands et russes que les dragons du général Milhaud devaient sabrer le lendemain sur la route de Sainte-Croix. Au-dessous du balcon le portail, où tout s’accorde avec la loggia, s’ouvre par un large cintre ; des colonnettes cannelées les flanquent de chaque côté, montant de piédestaux qu’orne une tête de lion ; au-dessus du portail, entre le portail et la loggia, un buste d’homme sort d’un enroulement fouillé avec un goût exquis.
Non loin, sur une petite place, l’église des Dominicains, bien qu’entièrement construite dans le style du treizième siècle, produit une impression moins sévère que l’église paroissiale. Ce vaste vaisseau est sans doute d’une architecture grave, mais la petite place, plantée de tilleuls, sur laquelle elle s’élève, a plus d’intimité provinciale que la place Saint-Martin. Un silence plein de douceur, l’ombre égale des tilleuls, les grands toits inclinés des maisons, de vieilles femmes qui vont prier, des enfants qui jouent contre les murs et dont les cris ne font pas de bruit, la voix harmonieuse de l’orgue qui de la nef se répand au dehors ; il ne semble pas qu’on puisse rien imaginer qui exprime mieux le calme et la piété d’un coin de province. Et pourtant, cette nef, où dix colonnes rondes à base octogonale et à chapiteaux corinthiens s’élancent d’un seul jet jusqu’à hauteur des combles pour recevoir les arceaux des voûtes aujourd’hui détruites, a longtemps abrité une foule bruyante de grainetiers, de voituriers, de colporteurs ; les charlatans vantaient leurs panacées et les colporteurs chantaient leurs complaintes où les ancêtres avaient médité et prié : c’était la halle aux blés. Sur la place, raccommodeurs, regrattiers et cabaretiers avaient installé leurs échoppes, véritables masures, contre l’église même. Enfin un beau jour, une municipalité intelligente rendit au culte ce bel édifice gothique. Les élégantes et hardies proportions de la nef et du chœur réapparurent, et aussi la sveltesse des fenêtres allongées en fer de lance, et la finesse des baies en ogive qui éclairent le chœur. Le cloître, qui touche à l’église, délivré des marchands, de leurs sacs, de leurs discussions, est de nouveau solitaire, et parfois un rayon de soleil illumine sur un contrefort une peinture à fresque du quinzième siècle qui montre Jésus devant la Madeleine.
Sur l’ancienne place des Récollets, le grand bâtiment des arcades, jadis habitation des pasteurs protestants, représente, avec ses tourelles pointues, ses arceaux, ses trois étages, et son toit au pignon festonné, le dix-septième siècle. Tout près, un autre édifice, la Douane, rappelle une époque plus lointaine. Commencé en 1480, mais continué à diverses reprises, se resserrant d’un côté, s’étendant de l’autre, il servit d’abord à remiser les vins, graines et marchandises sur lesquels Colmar avait le droit de percevoir un impôt ; il fut ensuite l’hôtel de ville pendant tout le dix-huitième siècle jusqu’en 1816, puis il devint un commissariat de roulage, puis le Comptoir d’Escompte s’y installa ; aujourd’hui, tout en hospitalisant une collection, il n’est plus qu’une curiosité, mais une curiosité remarquable. Il se compose de deux parties bien différentes d’âge, et qui n’ont aucun rapport entre elles. La plus ancienne offre, avec sa balustrade si fine, ses croisées aux multiples meneaux et croisillons à la fois si simples et si ingénieux, ses grandes portes en tiers-point, un précieux exemple de l’architecture allemande à la fin du quinzième siècle, c’est-à-dire la toute dernière période du gothique en Alsace. Le conseil se réunissait à l’étage supérieur, dans une magnifique salle dont les colonnes bizarres et d’une taille si patiente ont sans doute été les chefs-d’œuvre d’admission de maîtres-sculpteurs. La charpente des combles étonne par l’aisance de son enchevêtrure, la conservation presque complète de ses bois, son toit hardiment lancé, sa vaste surface.
Ainsi les vieilles constructions religieuses ou municipales dressent, un peu partout, dans la ville, leur témoignage du passé. D’une façon plus familière, les vieilles maisons privées donnent le même enseignement et la même volupté. Elles sont nombreuses, les vieilles maisons de Colmar, et elles sont toutes célèbres. C’est « la maison des têtes » de pure Renaissance, ainsi nommée pour les têtes grimaçantes et les cariatides grotesques qui réjouissent les pilastres des fenêtres, les deux étages de la tourelle et le portail cintré : c’est la maison Staub, une des plus belles de la Renaissance primitive de l’Alsace, si légère, si gracieuse, avec sa petite galerie à cinq arcades d’une simplicité touchante et sa grande galerie dans la riche balustrade de laquelle persiste le gothique flamboyant ; c’est la maison Pfister, autrefois à l’enseigne du Chapeau, qui date de 1537, la maison la plus curieuse peut-être de toute l’Alsace, avec sa galerie de bois qui tourne tout autour du corps principal, sa cage d’escalier qui forme une tourelle à pans coupés, et surtout sa tourelle carrée en encorbellement qu’ornent des peintures religieuses, — vertus théologales et vertus cardinales, — et les médaillons de Maximilien Ier et de trois autres souverains ; c’est la maison Adolph, avec ses quatre fenêtres ogivales du premier étage et sa grande fenêtre trilobée du second ; c’est la maison Hoffmann, avec sa tourelle d’une décoration si opulente ; c’est la maison Hillenmeyer, avec son portail Renaissance ; c’est la maison Macker, de la dernière période gothique ; c’est la maison « au Vaisseau d’or », du seizième siècle, avec ses fenêtres à angles vifs et sa girouette de l’époque.
Beaucoup sont des maisons parlantes : elles adressent la parole au passant par des inscriptions en vieux latin de psaume ou en vieil allemand.
Deus dedit incrementum, dit l’une, deus quoque custodiet.
Et encore :
Accrescat domui res siniul et decus, egregiis factis debita gloria.
Pax intrantibus, salus exeuntibus, dit l’autre.
Soli Deo gloria, dit une troisième.
Ou encore :
Ehe veracht als gemacht (plus facile à critiquer qu’à exécuter).
Der Gott vertraut, ist wol gebaut (qui est confié à Dieu est bien construit).
Ich baue für mich, sih du für dich (je construis pour moi, toi regarde pour toi).
Fide, sed vide ; Drau aber schau wem (regarde à qui tu te confies).
S’il n’y a pas d’inscriptions sur la porte, il y a sur le linteau ce qu’on appelle une marque de maison (Hauszeichen), écusson, armoirie, emblème de profession, gravée dans la pierre. Les vieux bourgeois de Colmar, les vieux ouvriers, les vieux artisans ont ainsi révélé sur le grès de leurs maisons un peu, beaucoup de leurs coutumes, de leurs mœurs, de leur âme. On disait : la maison au cygne, la maison au singe, la maison à la rose ; on ne disait pas la maison de M. Schongauer, la maison de M. Isenmann. Si la maison n’offre comme architecture rien de remarquable, elle attire ou émeut par ses souvenirs : ici, dans cette petite rue des Augustins, naquit le peintre Martin Schongauer ; là, au rez-de-chaussée, dans cet appartement de deux chambres, Voltaire habita en 1753 et acheva son livre : les Annales de l’Empire ; ici se réunissait une de ces tribus ou corporations que constituaient les différents corps de métier, la tribu des cordonniers, tanneurs et selliers, qui posséda durant soixante ans le fameux manuscrit des Meistersänger, acheté ensuite par la bibliothèque de Munich. Quand on a vu toutes les maisons, il reste encore bien des choses, les cours colongères, par exemple, où les abbayes remisaient la dîme et les récoltes, un vieux puits, une niche creusée dans un coin de mur, et, si l’on quitte la ville, la célèbre croix du cimetière, avec ses deux statues latérales de la Vierge et de saint Jean, qui date de 1507, une des plus magnifiques œuvres d’art alsaciennes.
Cependant, au seuil de leurs magasins, ou derrière leur vitrine, les boutiquiers, passementiers, chapeliers, orfèvres, conservant les mœurs des ancêtres, attendent, sans impatience, la clientèle ; on s’interpelle d’une porte à l’autre, on se communique les nouvelles. Les étalages ne changent guère, bonnets pailletés et brodés d’or, soieries, ornements d’église, colliers de grenats, boucles de chemises, bagues en argent. Des gens passent sans hâte, ils ont le temps de vivre, rien ne les presse, bourgeois à la tête blanche qui n’ont pas voulu déserter leur ville, au lendemain de l’annexion, jeunes gens qui continuent ce qu’ont voulu leurs pères, jeunes filles et paysannes au grand nœud ne démentant point le dicton qui célèbre Colmar pour la beauté du sexe, écoliers qui musardent, soldats revêtus de l’uniforme allemand et qui parlent français. Derrière le musée, aux pieds de la statue du poète Pfeffel, en pleine ville, des femmes lavent dans la rivière qui coule là ; on entend le bruit de leurs battoirs, de leurs voix, de leurs rires. Tout est intime, on vit trop près les uns des autres dans ces petites rues et il y a trop de douceur sur ces petites places, pour qu’il entre dans les rapports quotidiens la moindre morgue. « Ce serait un séjour charmant pour un philosophe, écrivait, en l’an IV de la liberté et dans le langage du temps, un républicain qui voyageait en France. La bonhomie de ses habitants et les sites délicieux de ses environs rapprochent de la nature, et tels sont les charmes que le sage recherche ». Ce sont toujours les mêmes mots qui viennent sous la plume.
Qu’une ville garde, à notre époque, un caractère si particulier, cela s’explique seulement si, ayant vécu autrefois d’une vie profonde, elle a un long passé et un passé glorieux. C’est bien le cas de Colmar, comme de toutes les villes qui composaient la Décapole : raconter brièvement cette histoire, ce sera montrer aussi quelle robuste individualité caractérisait toutes ces cités alsaciennes.
On ne connaît pas très exactement l’origine de ce nom de Colmar. Les uns prétendent qu’aux premiers temps de la domination romaine, il s’élevait ici un temple voué au dieu Mars : d’où le nom de Collis Martis, devenu Colmar. D’autres supposent que le territoire était couvert par une forêt vigoureuse, où l’on aurait fabriqué et vendu du charbon de bois (Kohle, charbon, en allemand, markt, marché ; par contraction Colmar). La légende enfin voudrait qu’Hercule, cheminant sur la colline, y eût rencontré une nouvelle Omphale, aux pieds de laquelle il aurait déposé sa massue : d’où la massue dans les armes de la ville. Quoi qu’il en soit, Colmar était déjà à l’époque carolingienne une villa regia ; une charte de Charlemagne la désigne comme une dépendance des domaines royaux, et Louis le Débonnaire abandonna justement dans la plaine qui s’étend entre Colmar et le Rhin la couronne trop lourde contre un cloître, laissant l’Alsace à Louis le Germanique. La richesse du pays et la variété de ses cultures, vignes, prés, champs, bois, houblonnières, terrains maraîchers, font comprendre facilement que les Carolingiens l’aient érigé en propriété privée. Mais ce fut seulement aux débuts du treizième siècle que, ceinte de murs et de fossés par le Landvogt d’Alsace, Colmar cessa d’être un village pour devenir ville impériale avec tous les droits attachés à ce titre. À partir de ces années-là, 1220 et 1226, elle commence à vivre d’une vie particulière.
Ses habitants se partageaient en nobles et non-nobles. Les nobles étaient partagés en deux tribus ; les non-nobles ou bourgeois, en vingt, réduites plus tard à dix, où ils étaient classés par leur profession, tribu des tailleurs, tribu des jardiniers, tribu des vignerons… Chacune d’elles avait ses emblèmes, son enseigne, son lieu de réunion ou poêle, son conseil, son maître juré, et la milice se recrutait parmi leurs membres. Un conseil que composaient les maîtres des tribus et huit nobles élus par leurs pairs veillait aux destinées de la ville. En dehors de ce conseil permanent, on convoquait des bourgeois choisis par les tribus, et qui élisaient le bourgmestre et le stettmestre, chargés spécialement de l’administration. Tous les ans, le dimanche avant la Saint-Laurent, le conseil, le bourgmestre et le stettmestre prêtaient serment de fidélité aux bourgeois assemblés sur la place de l’Église. Cette organisation municipale se rattachait à l’Empire par un magistrat appelé Schultheiss qui exerçait la haute juridiction criminelle et les droits réservés à l’Empereur : les plébéiens étaient rarement admis à cette charge. Les Empereurs, qui venaient souvent à Colmar, accordaient toujours de nouvelles faveurs. La ville payait des redevances, fournissait des soldats, mais exerçait des privilèges de juridiction, — par exemple, elle pouvait recevoir des proscrits ; — des privilèges d’impôts, — par exemple, les biens des bourgeois situés en dehors du ban de la ville ne consentaient aucun impôt aux seigneurs des territoires où ils se trouvaient ; — des privilèges de monnaie, — par exemple, elle pouvait frapper des deniers d’argent. Les droits de bourgeoisie propre étaient très nombreux : aucun étranger ne pouvait témoigner, ni demander le combat judiciaire contre un bourgeois, sinon de l’aveu de ce dernier ; un étranger qui blessait un bourgeois lui devait une compensation, et s’il ne l’acquittait pas, le bourgeois pouvait user de représailles, sans donner lieu à aucun recours contre lui ; un bourgeois pouvait ne pas accepter la sentence qui le frappait et se pourvoir devant les tribunaux des autres villes qui avaient également des codes ; les bourgeois étaient autorisés à posséder des fiefs ; un fils de bourgeois atteignait sa majorité à quinze ans. Encore au dix-huitième siècle n’étaient reçus bourgeois que les habitants qui, au préalable, produisaient des certificats de bonnes vie et mœurs, et les preuves suffisantes qu’ils possédaient 1 000 livres de rente en bons effets. Ainsi se constituait, avec des accroissements continuels, enceinte agrandie, fortifications plus modernes, une ville prospère imprégnée de ce solide esprit bourgeois qui marque l’existence communale au moyen âge. La rivière de l’Ill commençant à être navigable sur son territoire et la battellerie transportant à Strasbourg les vins du cru, elle fut très vite l’entrepôt de la haute Alsace, et de bonne heure le commerce assura sa fortune. Dès les premières années du seizième siècle, elle avait des rentiers que l’on ne savait comment classer dans les corps de métier. Ville de commerce, elle était déjà aussi une ville religieuse, abritant huit couvents, parmi lesquels le couvent des Unterlinden devait exalter au plus haut point la mystique chrétienne. Ville religieuse, elle était encore une ville d’art et de belles-lettres ; les fameux imprimeurs Decker s’étaient fixés dans ses murs ; le poète Wickram y représentait ses drames : les Dix âges de la vie, le Fidèle Eckart, l’Enfant-prodigue, Tobie ; Martin Schongauer naissait à Colmar, y inventait l’art de la gravure et y peignait ses chefs d’œuvre ; au sud de la ville, Mathias Grünewald ornait de sa terrible Crucifixion l’église des Antonites à Isenheim. Plus les années s’écoulaient et plus les classes élevés cultivaient les lettres françaises, les jeunes gens venant étudier chez nous la langue, la noblesse se piquant d’y apprendre les belles manières, tous considérant Paris comme la ville par excellence. Le bourgeois de Colmar est formé ; il a acquis ce qui le particularisera toujours : une force tranquille, une grande conscience, une culture intellectuelle très affinée, mais, associé au souci des choses positives, un mélange d’idéalisme et de sens pratique, l’esprit d’initiative et l’attachement aux traditions.
Une telle richesse n’allait pas sans entraîner les convoitises, d’autant plus que les dissensions intestines étaient fréquentes. Les bourgeois, désireux d’être les maîtres, chassaient les nobles, les nobles rentraient, on les chassait de nouveau… La Réforme s’installait à Colmar ; le conseil de ville, composé exclusivement de protestants, détenait pendant quarante ans le pouvoir le plus tyrannique, défendant aux processions de sortir, aux prêtres de porter ostensiblement le viatique aux mourants, aux moines de prêcher, convertissant la chapelle du cimetière en corps de garde et le cimetière qui entourait l’église en place publique. Puis l’empereur Ferdinand II, vainqueur de ses ennemis, enjoignait de détruire tout ce qui était relatif au culte réformé ; les protestants abjuraient ou s’enfuyaient… Il fallait soutenir des guerres de voisinage, tantôt contre l’évêque de Strasbourg, tantôt contre l’évêque de Bâle… Enfin les étrangers s’en mêlaient, et tour à tour Autrichiens, Allemands, Lorrains, Bourguignons, Suédois accouraient voir si l’heure de la domination avait sonné pour eux. Vainement Colmar s’alliait-elle aux autres villes libres d’Alsace, Haguenau, Wissembourg, Schlestadt, Obernay, Rosheim, Mulhouse, Kaysersberg, Turckheim, Munster, et formait-elle avec elles la ligue de la Décapole ; vainement y acquérait-elle tout de suite une situation prépondérante, puisque seuls ses députés, avec les députés de Haguenau, représentaient les dix cités aux diètes de l’Empire : elle ne cessait d’être assiégée, prise, rançonnée. Ravagée aussi bien par les Impériaux que par les Suédois, abandonnée par son suzerain trop éloigné, l’Empereur, elle n’eut d’autre ressource que de négocier un traité de protection avec la France, en réservant d’ailleurs son immédiateté et ses franchises. Un membre du conseil de Colmar. Mogg, greffier-syndic, soumit dès 1635 à Rueil cette proposition à Richelieu. Comme tous les jeunes gens qui se préparaient aux fonctions publiques, il participait à la fois aux deux cultures française et allemande : il avait étudié notre langue à Montbéliard, et il avait complété ses études de droit pratique à la Chambre impériale de Spire. C’était un vrai bourgeois de Colmar : l’intérêt seul de sa ville l’avait poussé à demander la protection de la France ; il la voulait libre et heureuse, et il comptait sur la puissance du Roi. Quand les traités eurent donné l’Alsace à la France, il devint un de nos adversaires les plus obstinés ; l’intérêt seul de sa ville le poussait encore, car ce n’était pas là ce qu’il avait souhaité, et il redoutait pour sa chère cité la perte de l’autonomie. Il mourut, avant que la diète de Ratisbonne eût tranché les réclamations qu’il produisait au nom de ses concitoyens. S’il avait pu deviner l’avenir, il serait mort tranquille. La généreuse habileté de la France fut d’unir l’Alsace au royaume sans lui imposer l’uniformité, en observant ses traditions, en touchant le moins possible au régime coutumier, aux fonctionnaires en place, aux baillis, en s’interdisant de rien innover dans la langue, ni même dans les écoles, en respectant tout ce que l’Alsace aimait. Elle releva ses ruines, lui rendit la sécurité et la richesse, et lui prodigua la gloire militaire. Dès lors Colmar se mêle intimement à la vie française, tout en gardant son individualité. La tourmente révolutionnaire pourra se déchaîner : malgré ses excès, elle ne pourra que rattacher plus solidement la ville à la grande patrie. En 1792, le département fournit à l’armée 17 000 combattants ; lors de la levée en masse, tandis que les jeunes gens gagnaient les lignes de Wissembourg, les pères défendaient la rive du Rhin et les femmes cultivaient les champs. Un certain Jacques Schaltenbrand se présente à la maison commune de Colmar. Il avait sept enfants ; trois étaient déjà à l’armée ; il venait s’enrôler avec les quatre autres ; on refuse le plus jeune, âgé de quatorze ans : il supplie la municipalité de l’envoyer à l’armée dès que ses forces lui permettront de servir. Colmar n’avait plus alors pour maintenir l’ordre qu’une compagnie de vieillards de soixante à quatre-vingts ans. Elle donnait sans compter à la France ses enfants, soldats obscurs, ou généraux illustres, comme Rapp, fils du concierge de l’hôtel de ville, enrôlé à dix-sept ans, général à trente-quatre. Le sang versé, la communauté de souffrance et de gloire, la haine de l’ennemi achevaient ce que la douceur française avait si bien engagé. Quand, en 1830, le pays craignit une nouvelle invasion, le même enthousiasme éclata. Tous les citoyens apprenaient le métier des armes et il arrivait fréquemment au barreau qu’un avocat plaidait après avoir seulement dissimulé sous sa robe l’uniforme qu’il n’avait pas eu le temps de quitter… En 1870, une Colmarienne, Mlle Antoinette Lix, commandait une compagnie franche des Vosges, et quand les mobiles se débandaient, elle les arrêtait, en leur criant : « Debout, debout ! Les Français doivent saluer tête haute les balles prussiennes ».
La réunion à la France, loin de diminuer l’individualité de Colmar, la compléta encore. Lors de l’attribution de l’Alsace à la France par le traité de Munster, le Roi avait établi à Ensisheim une Chambre royale, remplacée en 1657 par le Conseil souverain d’Alsace, qui eut pour président Charles Colbert, marquis de Croissy, intendant de la nouvelle province. Ce Conseil ne résida à Ensisheim qu’une trentaine d’années : en 1698, il fut transféré solennellement à Colmar. À côté de Strasbourg, demeurée la ville universitaire, militaire et administrative, Louis XIV érigeait Colmar en capitale judiciaire de l’Alsace. Il y a toujours eu dans la bourgeoisie un goût très vif pour la magistrature ; ces fonctions, qui lui confèrent une sorte de noblesse, contentent à la fois sa conscience, sa vanité, son honneur. Les bourgeois de Colmar, formés par des siècles d’autonomie, très fiers, très dignes, très cultivés, habitués à jouir de prérogatives, accueillirent avec une profonde satisfaction la décision royale qui les instituait en quelque façon au-dessus de leurs compatriotes. Dès ce jour, comme si le Roi répondait à un secret et violent désir de la cité, Colmar devint essentiellement une ville de judicature, et les années ne firent que rendre plus sensible ce caractère particulier dont elle s’enorgueillit encore aujourd’hui. Nulle part ailleurs la magistrature n’a porté plus haut le souci de son devoir et le sentiment de sa grandeur, et dans toute son histoire au cours de ces derniers siècles, Colmar a tendu toutes ses forces et réussi, malgré la guerre, malgré l’annexion, malgré mille difficultés, à rester la ville de justice souveraine.
Ce Conseil suprême comprenait un premier président qui présidait la première Chambre des procès civils, un second président qui présidait la deuxième Chambre dite la Tournelle et uniquement chargée des affaires criminelles, deux conseillers clercs, deux conseillers laïques, choisis parmi les plus notables jurisconsultes du pays, quatre conseillers chevaliers d’honneur et d’épée, simples magistrats de parade, un procureur général, deux substituts. Sa juridiction embrassait tout ce qui touchait à la justice, aux finances, à la législation, et tous les appels des juridictions inférieures ressortissaient à son siège.
Les questions politiques et administratives se traitaient à huis clos par les Chambres assemblées. Même quand le jeu de quinze sévit avec fureur dans Colmar au dix-huitième siècle, le Conseil eut à intervenir et à prendre des réquisitions. Il jouissait de tous les droits et prérogatives reconnus aux Parlements de France, et ses membres revêtaient comme les membres du Parlement la robe rouge. Une telle autorité procura tout de suite aux conseillers une remarquable importance, qu’accrurent encore la façon dont ils exerçaient leurs charges. Et d’abord, tous les conseillers, sans exception, étaient indigènes. Ensuite, il n’était pas facile d’être nommé. Pour aspirer à une place de conseiller, il fallait avoir prêté serment d’avocat, avoir fréquenté le barreau pendant deux ans, et compter vingt-cinq ans. Nul ne devait songer à solliciter des lettres de provision sans avoir au préalable obtenu l’assentiment de la compagnie au sein de laquelle il désirait entrer : c’était ce qu’on appelait l’agrément. Le doyen du Conseil menait une enquête extrêmement sévère, persuadé que l’obscurité de la famille rejaillirait infailliblement sur la compagnie et que la présence d’un sujet de basse extraction pourrait détourner les enfants de famille d’entrer dans une compagnie mêlée : un refus élevait une barrière insurmontable. Tout conseiller était, de fait, noble. Enfin, même sous le régime de la vénalité des charges, le choix des premiers présidents était toujours réservé à la couronne. Le Conseil, par la fermeté de ses arrêts qui fixèrent le sens des traités de 1648, contribua puissamment à consolider la conquête ; par ses excellents avis au pouvoir, qui sut apprécier sa sagesse, par l’expédition rapide des affaires, par son intégrité, par son indépendance, il fit aimer le conquérant.
La royauté avait parfaitement saisi tout ce qu’elle pouvait attendre de ces magistrats si, tout en leur laissant une absolue liberté, elle entourait d’honneurs leurs fonctions. Ces conseillers étaient les magistrats de l’Alsace, et non pas des magistrats français en Alsace. On touche là une fois de plus l’intelligente tolérance et l’intelligente confiance par quoi la France s’attache à jamais les cœurs ! L’Alsace, partie intégrante du royaume, conservait cependant ce à quoi elle tenait si justement, ses mœurs, ses coutumes, ses habitudes, ses droits, son âme enfin et sa vie. Un membre du Conseil souverain était un personnage. Le Conseil n’accordait d’hommages qu’au Roi, aux princes et princesses du sang, aux grands dignitaires ecclésiastiques ou militaires, et encore ces hommages étaient-ils soigneusement nuancés. La Compagnie tout entière ne se déplaçait que pour le Roi ; pour les princes, elle ne rendait visite qu’au chef-lieu judiciaire, et par la voie d’une députation ; elle ne se départit de cette règle qu’en 1776, pour saluer à Strasbourg la dauphine Marie-Antoinette. Un conseiller, quand il remplissait une mission du Conseil, était l’objet des plus grands honneurs. Quand il se rendait, par exemple, à Strasbourg pour installer un préteur royal, une escorte militaire le conduisait jusqu’à l’hôtel de ville ; là les magistrats de la ville l’attendaient à la porte ; il entrait, s’asseyait sur un carreau en velours cramoisi galonné d’or et, gardant son chapeau sur la tête, il procédait a l’installation du préteur par un discours. Cela terminé, le préteur, le stettmestre et l’amnestre régent l’accompagnaient jusque sur le palier du grand escalier, et le stettmestre et l’amnestre poussaient jusqu’à son carrosse, que la ville mettait à sa disposition pendant toute la durée de son séjour. Dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, le premier président de la Cour réprimandait les conseillers qui n’usaient pas de voiture pour leurs courses et visites.
On ne s’étonne point aussi que les conseillers ne souffrissent pas le moindre empiétement sur leurs droits. Le commandant pour le Roi, au dix-huitième siècle, avait trois mille livres en argent, quatre-vingts cordes de bois, quatre cents fagots, quinze milliers de foin, plus le logement, l’écurie, une vigne, la jouissance des fossés, des remparts et du chemin de ronde entre la porte de Brisach et le jardin de l’hôpital, une glacière, un pré, quelques champs ; il était noble, de vieille famille, et enfin il représentait l’autorité suprême : mais rien n’empêcha jamais le Conseil de se dresser contre lui, quand il jugea qu’il le devait. En 1748, M. de Vanolles, intendant d’Alsace, ayant à nommer un subdélégué à Colmar, le choisit en la personne de M. Muller, membre du Conseil souverain. Tout le Conseil se soulève et proteste, en invoquant l’incompatibilité des charges judiciaires et des charges administratives et le danger qui résulterait de ces doubles fonctions de magistrat et d’agent de l’intendance, les unes se trouvant souvent en conflit avec les autres. On en réfère au chancelier d’Aguesseau ; d’Aguesseau rejette les protestations des conseillers ; les conseillers persistent, il faut toute l’énergie patiente de d’Aguesseau pour qu’il impose sa volonté… En 1752, M. de Montconseil, commandant pour le Roi, remplace à l’église son banc par un prie-Dieu et un fauteuil : le Conseil s’oppose de toute son énergie à une innovation qui lui semble un empiétement. M. d’Argenson, ministre de la Guerre, doit s’en mêler en 1754 et décider que M. de Montconseil utilisera son prie-Dieu et son fauteuil. Fort de cet appui, M. de Montconseil place à sa gauche pour son major une chaise et un carreau de panne rouge brodé et orné. Le Conseil écrit à l’instant à M. d’Argenson que « cela blesse la majesté de la Cour souveraine », le ministre approuve M. de Montconseil et le Roi approuve le ministre. La compagnie engage alors des pourparlers avec M. de Montconseil. Celui-ci s’amadoue, mais le 13 mai 1759, à l’occasion d’un Te Deum, il défend subitement aux bourgeois en armes de battre aux champs quand le Conseil se dirigera vers l’église. Les conseillers décident qu’ils n’iront plus chez lui : le commandant révoque sa défense. Mais en 1762, tout recommence : M. de Montconseil avertit le premier président que, désormais, on ne lui rendra pas les honneurs sur le chemin qui mène à l’église. La Compagnie, pour aller à la messe, fait aussitôt un long détour, afin d’éviter le lieu où était le piquet de soldats… Les hostilités s’étendent encore sur plusieurs années.
Colmar, c’est le Conseil souverain, et le Conseil souverain, c’est Colmar ; Colmar ne peut pas exister sans le Conseil souverain, et le Conseil souverain ne veut pas exister ailleurs qu’à Colmar. La Révolution supprime en 1790 le Conseil, et bien qu’elle installe en compensation l’évêché à Colmar, la ville s’insurge. Un conseiller groupe les mécontents en une compagnie verte. L’émeute est sur le point d’éclater : heureusement le maire la conjure grâce à son habileté, mais le mécontentement et l’agitation persistent, d’autant plus que tous les membres du Conseil souverain ont été arrêtés. Tout a été bouleversé : l’Alsace est divisée en deux départements, les tribus ont disparu, une municipalité succède au Magistrat, le droit de bourgeoisie n’a plus de valeur, les couvents sont fermés, l’Église est souillée ; trois commissaires du gouvernement sont envoyés pour réprimer les troubles, Mathieu Dumas, Hérault de Séchelles, Foissey. Une revendication domine toutes les autres revendications : qu’on rétablisse le Conseil souverain, ou tout au moins que, par une institution analogue, on laisse à la ville son ancienne importance… et les vœux des Colmariens sont exaucés : le tribunal d’appel, fondé par la Révolution dans la réorganisation des tribunaux, siégera à Colmar. Tout le dix-neuvième siècle, ils le passeront à veiller jalousement sur ce tribunal dont ils sont si fiers et dont les membres continuent les nobles traditions du Conseil souverain. Une première alerte se produit, quand, à côté des départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, est créé le département du Mont-Terrible. Il est question de fixer le tribunal d’appel à Nancy, à Besançon ou à Strasbourg ; inquiets, indignés, les habitants signent des pétitions, adressent des mémoires : Nancy et Besançon sont impropres topographiquement et à tous égards ; Strasbourg a bien assez d’autres ressources ; il n’y a que ce tribunal qui puisse garantir la population de Colmar : le supprimer serait ruiner la ville. Colmar respire : son tribunal d’appel, lui reste, qui est, à partir de 1804, Cour d’appel, puis, suivant les temps, Cour impériale et Cour royale. Mais survient la guerre de 1870, l’invasion, l’annexion. Le Conseil municipal pense aussitôt à la Cour d’appel : quel sort lui est réservé dans la terre d’Empire ? Ne va-t-on pas préférer Strasbourg ? Et il rédige une adresse où il réclame du gouvernement allemand le maintien de la Cour à Colmar, invoquant comme titre sa longue possession et que pendant deux siècles les mœurs, les habitudes, les intérêts, tout s’y est développé sous l’influence de ce fait prépondérant : Colmar est une ville de judicature, une ville parlementaire ; elle a ses traditions locales ; son atmosphère morale, essentiellement judiciaire, y a favorisé dans le calme la culture des lettres et le goût de l’étude. Strasbourg, ville administrative, ville militaire, a toutes les raisons de prospérité ; Colmar n’a que la Cour d’appel. Peut-être découvrirait-on dans cet amour si ardent pour une institution avec laquelle la ville se confond la meilleure des raisons qui expliquent que certains conseillers acceptèrent de servir le vainqueur : avant tout conseillers de Colmar, ils estimaient qu’ils devaient suivre, en victimes fidèles, les fortunes diverses de la Cour et, subissant la loi du conquérant, assurer aussi longtemps que possible au tribunal son ancien caractère indigène. L’empereur Guillaume Ier, par ordonnance du 14 juillet 1871, consent. Mais en 1877, nouvelles alarmes : à Berlin, on a beaucoup insisté auprès de l’Empereur pour qu’il transférât à Strasbourg la Cour d’appel, et des gens bien informés affirment que l’Empereur va céder. Toute la ville s’émeut, d’autant plus qu’elle croyait le péril à jamais conjuré. Le Conseil municipal se réunit, relit le texte qu’il avait élaboré en 1871, le juge toujours excellent, car les raisons sont les mêmes, et l’envoie. Finalement, il a partie gagnée.
Il est, dans Colmar, quelques mètres de terre où toute l’histoire de la ville est, non pas seulement contenue, mais comme offerte aux yeux, c’est le Musée, non pas en effet un musée pareil aux autres musées, où l’on a recueilli au hasard des tableaux, des meubles et des livres, mais un musée qui renferme toute la gloire religieuse de Colmar, toute sa gloire artistique, tout son passé de ville autonome.
Le Musée même est l’ancien couvent des religieuses dominicaines ; il comprend une église, un cloître et des bâtiments conventuels, dont l’origine remonte au treizième siècle, vaste quadrilatère que d’étroites fenêtres ogivales, alternant avec des contreforts, éclairent à l’extérieur et que dessinent, à l’intérieur, les fines arcades du cloître. À côté, le théâtre occupe l’emplacement de l’hôtellerie. Or ce couvent, le plus illustre parmi tant de couvents bâtis à Colmar, c’est le couvent des Unterlinden : il perpétue le souvenir de la plus belle floraison mystique qu’aient jamais vue les siècles écoulés. Il avait été fondé en 1232, d’abord selon la règle de saint Augustin, par deux veuves, Agnès de Hergenheim et Agnès de Mittelheim. Après s’être transféré, pour s’agrandir, en un endoit isolé appelé Uf Muhlen, auprès d’une chapelle de saint Jean, il retourna, sous la crainte des pillards, à sa demeure primitive et passa sous la règle de saint Dominique. Les religieuses étaient alors au nombre de huit, presque toutes sorties d’humbles familles villageoises. Très vite leur piété et leur zèle, les souffrances qu’elles s’infligeaient afin de réduire le corps à n’être que l’instrument docile de l’esprit, provoquèrent parmi elles des visions, des extases, voire le don de prophétie : dans les annales du mysticisme elles tiennent la première place. On ne lit pas sans une émotion profonde le livre où Catherine de Guebwiller, flambeau de sainteté, entrée au couvent à dix ans, écrivit à soixante-dix ans la vie des premières sœurs, le manuscrit dont l’original, propriété de la bibliothèque de Bâle, exprime en langage mystique les règles de l’ordre, les lettres adressées par le savant dom Pitre au Père Lacordaire ; on ne s’attarde pas sans un trouble infini dans ce cloître mélancolique, sous les arcades gothiques trifoliées, aux roses dentelées, où grimpe le lierre, pleines d’ombre et de fraîcheur, autour desquelles s’ouvraient les cellules. De minces et délicates colonnes que le temps a couvertes de sa rouille, des dalles usées par les siècles, un silence où tombe la plainte monotone d’une fontaine, et emprisonné entre les toits de tuiles pâlies, le ciel si calme : avec quel enchantement la vie éteinte est aussitôt évoquée ! avec quel enchantement on imagine la régulière promenade quotidienne des visionnaires, de ces subtiliennes, comme on les appelait, parmi ces murs qui avaient des voix, sous les galeries et les arceaux imprégnés de murmures, de rayons, de parfums, de musique, et où le Christ apparaissait. Elles passent, lentes, les yeux inclinés, portant la robe blanche, une chape tannée, un voile noir. Ici, Élisabeth de Sennheim a vu une grande lumière tandis qu’elle priait, et, quand elle se releva, elle pouvait, elle, la vieille ignorante, lire la Bible ; ici, Marguerite de Colmar a vu à la Pentecôte, tandis qu’elle chantait le Veni Creator, briller un feu céleste ; ici, Agnès de Hergenheim a été ravie en extase ; ici, Gertrude de Reinfelden et Adélaïde d’Epfig ont reçu à leur lit de mort les exhortations d’un ange. Là s’élevait le Christ en bois peint, les bras et les jambes déchirés, la chair en lambeaux, les cheveux s’allongeant de chaque côté de la tête, lourds de sueur et de sang, les os et les muscles saillant sous la peau, tel qu’on peut le contempler encore dans l’appartement des demoiselles Mangold, héritières des dernières religieuses. Une humble sœur converse, sœur Agnès, ne pouvait se résoudre à le regarder, si vive était sa douleur des souffrances que le Christ avait endurées, et elle baissait son voile toutes les fois que ses pas la menaient devant lui. Le Provincial, au cours d’une visite, blâma sa faiblesse et lui ordonna de s’agenouiller, le voile levé, devant la croix ; elle obéit, un cri étouffé s’échappa de ses lèvres, et elle retomba. Elle était morte d’amour et de dévotion. Elle repose à l’endroit même où elle rendit le dernier soupir. Pour Gertrude de Hergenheim, le chant des oiseaux, le bourdonnement des insectes, les mille bruits de la nature semblaient un hymne de reconnaissance envers Dieu. La rose épanouie lui montrait l’image de l’amour ardent et chaste, le lis, l’image de l’innocence. Elle découvrait un aspect symbolique chargé de poésie aux arbres, aux animaux, aux plantes. Souvent les sœurs entendaient l’admirable harmonie des chants célestes ; de délicieux parfums enivraient leurs âmes ; des lueurs mystérieuses, de brillantes étoiles, des nuages d’or et de pourpre rayonnaient autour d’elles… La Révolution mit fin brutalement à ces visions, à ces extases ; elle ferma le couvent, chassa les religieuses : la dernière mourut en 1855, à l’âge de quatre-vingt-sept ans. Quand le Père Lacordaire vint prêcher à Strasbourg, il alla saluer la sœur Henriette Spiess qui, âgée de vingt-huit ans au moment de la dispersion, vivait retirée chez les siens… Il voulait voir de ses yeux une de ces fleurs mystiques dont le parfum avait embaumé toute l’Europe chrétienne.
Les mêmes murs abritent aujourd’hui la gloire artistique de Colmar et tout ce qui résume son existence. Si l’on veut se représenter les mœurs de l’ancien temps, ses usages, sa figure, on étudiera ces fragments de sculpture et d’architecture, ces armes, ces meubles, ces graves portraits des premiers présidents du Conseil souverain, ces sceaux gravés, ces ustensiles familiers qu’un soin intelligent a recueillis. Les armoiries de Colmar, ville libre impériale ; l’épée du général Rapp, défenseur de Dantzig ; le dernier drapeau français, et ce sont, sous le verre d’une vitrine, les trois grandes étapes émouvantes de la vie colmarienne, le moyen âge, l’Empire, l’annexion. Si l’on veut embrasser quelle place tient dans l’histoire de la peinture cette petite ville, c’est encore dans l’ancienne église des Dominicaines qu’on s’attardera de longues heures. Là, en effet, dans la nef, où sont réduites si heureusement les grandes dimensions des basiliques gothiques, l’école alsacienne de peinture montre ses chefs-d’œuvre d’où est sorti l’art allemand.
Si l’on excepte l’admirable et tendre Vierge au buisson de roses qui se trouve à l’église paroissiale dans l’autel de la Vierge, au-dessus du retable, les Unterlinden rassemblent, avec le terrifiant Crucifiement de Mathias Grünewald qui ornait le maître-autel de l’église des Antonites à Issenheim, les plus authentiques tableaux de Martin Schongauer, celui que les Français appelaient le beau Martin.
Coloriste extraordinaire, réaliste terrible, Grünewald, dont on ne sait rien, pas même s’il est né à Francfort, à Aschaffenbourg ou à Mayence, demeure un isolé. Rien ne peut donner une impression de plus lamentable horreur dans le ciel crépusculaire de son Crucifiement que ce Christ, livide, piqué de taches sanglantes et de plaies, le corps tiré, les mains convulsives, la tête pendante, et cette Vierge vêtue de blanc, jeune et frêle, qui s’évanouit dans les bras de saint Jean, cette Madeleine abîmée de désespoir et ce prophétique Jean-Baptiste qui, ressuscité, montre du doigt le Rédempteur. Mais tout en lui est allemand : ses personnages comme ses paysages ; il n’a rien d’alsacien, et de plus il n’a eu aucune influence : c’est un être exceptionnel.
Il n’en va pas de même de Schongauer. Celui-là est un Colmarien, et son influence a été considérable. Non seulement il a créé et porté tout de suite à son apogée l’art alsacien, mais encore il a déterminé l’art allemand. Bien que les Allemands le revendiquent comme un des leurs, aucun document ne prouve sa présence en Allemagne à une époque quelconque de sa vie : ni Ulm, ni Augsbourg qui le réclament n’ont pu découvrir son nom sur les registres de bourgeoisie. Il est né fort probablement à Colmar vers 1420, si l’on en croit l’attestation manuscrite de son portrait, peint de sa main, qui est à Munich ; il y a vécu, il y avait son atelier, il y possédait trois maisons ; il est mort à Colmar, ou tout près, à Brisach. C’est de Colmar qu’il a exercé son rayonnement en Allemagne, rayonnement si fort, que Hans Burgkmayer, le chef de l’école d’Augsbourg, fut son élève et qu’on a pu prétendre qu’Albert Dürer apprit de lui l’art de la gravure que Schongauer avait inventé. Bien longtemps après sa mort, les artistes allemands de la fin du quinzième et du commencement du seizième siècle copiaient ses tableaux ou imitaient sa manière. Bien plus, il n’y a rien dans son génie qui rappelle les Allemands de son époque. Aucun des artistes allemands d’alors n’a témoigné en effet d’une recherche de la beauté, dans le personnage de la Vierge particulièrement, égale, ni même comparable à celle du maître de Colmar. La justesse des mouvements, les attitudes si variées et si naturelles, le caractère des figures si expressives et toujours spiritualisées, la fraîcheur de son coloris, ces tons d’ambre et de rose ne sont pas les qualités de l’art germanique de ce temps : elles ne le deviendront que par la suite, quand les Allemands s’instruiront dans l’étude de Martin. S’il procéda d’une école, ce fut uniquement de l’école flamande bourguignonne. Cet idéaliste a donné à Colmar la plus magnifique couronne d’art : il a fait de cette petite ville le lieu désormais illustre où l’art allemand s’est inspiré et formé.
Il y a des villes pareilles aux visages humains : à peine les a-t-on vues, et l’on éprouve pour elles de la sympathie : à peine a-t-on fait quelques pas, et l’on sait qu’on voudra y rester ou qu’on se hâtera d’en sortir. Il y a, dit La Bruyère, des lieux que l’on admire, il y en a d’autres qui touchent et où l’on aimerait à vivre. Si l’on y reste, chaque journée écoulée procure une joie nouvelle : leur compagnie, comme celle d’un honnête homme ou d’un esprit délicat, est une source de plaisirs, et on finit par les aimer, comme un être vivant, mais plus fidèles que les êtres vivants, elles ne déçoivent jamais. Colmar est une de ces villes-là. J’y ai vécu bien des jours de ma vie, mais chaque fois que j’y retourne, je ressens la même douce émotion. Quand je pense à l’Alsace, c’est d’abord vers le coin de terre ou repose mon père que s’en va ma pensée, puis vers elle, car, heureusement encore à peu près oubliée des modernes architectes allemands, elle présente l’image presque intacte de la ville alsacienne, digne, charmante, glorieuse, toute pleine d’un noble passé, pleine aussi d’art et de poésie.
- ↑ Soirées helvétiennes, alsaciennes et franc-comtoises. Amsterdam et Paris, 1771, in-8o, p. 69.