Plon-Nourrit (p. 1-48).

LE BEAU JARDIN




LA TERRE D’ALSACE




Dis-moi quel est ton pays :
C’est un pays de plaine et de montagne.
(Chanson d’Erckmann-Chatrian.)


I

Quand le train, qui va de Paris à Strasbourg, quitte Lunéville et s’avance à travers les vastes horizons de la Lorraine, ces prairies, ces champs, ces bois clairs de bouleaux, désormais séparés par une ligne arbitraire de la terre annexée qui les répète, semblent exhaler une inguérissable tristesse. Et en effet tout y est mélancolique, jusqu’au ciel qui est bas et à l’air qui n’est pas léger. Le train cependant franchit la frontière, et aussitôt les quais de débarquement militaire, alignés à chaque gare, affirment brutalement dans la Terre d’Empire un glacis contre la France. Le pays est à peine vallonné ; le regard, qui s’étend très loin, contemple des villages pareils à nos villages français, des terres peu fécondes, des étangs où se penchent quelques arbres. Mais soudain le paysage change. C’est une vallée étroite ; des montagnes couronnées de forêts l’enserrent, où se dressent de grands rochers de grès rose ; à leurs pieds court une petite rivière sinueuse et ombragée, la Zorn, et un canal que bordent des platanes la suit, le canal de la Marne au Rhin. La terre de la route qui accompagne la rivière et la terre du chemin de halage qui longe le canal est rose comme les grands rochers. Sur un sommet dont la voie ferrée creuse la base, un vieux château en ruines s’élève, qui domine le village éparpillé au fond de la vallée. C’est Lutzelbourg, son château et son tunnel.

Passé le tunnel, l’Alsace commence, l’Alsace ainsi nommée d’après la rivière de l’Ill, qui prend sa source dans le sud, non loin de Ferrette, et afflue dans le Rhin au-dessous de Strasbourg, l’Alsace, pays de l’Ill[1], formé et enrichi par les alluvions de l’Ill. Dès lors, une succession de tunnels perce les Vosges. La vallée est si étroite qu’il y a juste place pour la route et le canal. Les forêts épaisses couvrent toutes les hauteurs et laissent descendre jusqu’à la rivière leurs innombrables essences, sapins, chênes, pins, châtaigniers, mélèzes, hêtres, mêlant les feuillages clairs aux feuillages sombres. Parfois une tour écroulée, des murailles encore debout, évoquent les temps légendaires, ou bien la montagne, éventrée par la mine, montre ses flancs écarlates, d’où l’on extrait la pierre. Rien de farouche ou de prétentieux dans ce décor : les sommets arrondis ne s’efforcent pas d’atteindre le ciel et ne se glorifient pas de neiges éternelles ; la rivière n’écume pas, et on ne lui a pas arrangé de cascade. Tout de suite une impression de richesse et de grâce encore un peu sévère. Enfin la vallée s’élargit, une ville apparaît, Saverne.

Petite ville assise au bord des Vosges et comme protégée par elles, Saverne, malgré tout ce qui devrait lui donner l’agitation de l’existence moderne, son canal, son chemin de fer, sa grand’route qui lui sert de grand’rue, demeure presque villageoise. Son passé est trop beau pour que jamais l’avenir lui réserve rien de comparable, et dans le ravissant décor que lui font les montagnes, les bois et les eaux, elle vit de souvenirs, indifférente aux bruits du monde. Son nom est antique et célèbre. César, après avoir battu Arioviste, la fonda, ou du moins les camps d’hiver, Tavernae, Hibernae, bientôt postes permanents, d’où elle tira son origine, et ainsi elle fut d’abord une forteresse latine contre les hordes germaines. Julien y séjourna avant de repousser près de Strasbourg les Barbares et y resta près de cinq ans après sa victoire. Place militaire considérable, elle vit les Vandales, les Goths, les Suèves, les Huns dévaster successivement pendant quatre siècles l’Alsace ; puis les Lorrains, les Armagnacs, les Bourguignons, les Suédois, les Impériaux tour à tour l’assiégèrent, la bombardèrent où la brûlèrent. La France y mettait garnison, réparait les fortifications, éloignait les horreurs de la guerre ; mais bientôt les batailles recommençaient : Turenne, Condé, Luxembourg, Créqui venaient et revenaient à Saverne. Enfin ses murailles et ses tours rasées, elle jouit de la paix. Louis, prince de Rohan, cardinal-évêque de Strasbourg, grand aumônier de France, fit de Saverne un petit Versailles alsacien. Souverain qu’entoure une cour, il bâtit un superbe château et, comme naguère Louis XIV, plie la nature à ses fantaisies, pour ordonner le parc, les jardins, les bassins, les eaux vives, les chasses. Quand il arrivait, les habitants allaient jusqu’à dételer les chevaux de son carrosse, pour le traîner eux-mêmes : car le cardinal leur apportait les fêtes, les plaisirs et l’argent. Maintenant le château loge un bataillon allemand, le parc n’existe plus, et la forêt où l’on chassait, la Faisanderie, est forêt domaniale.

Privée de son ancienne splendeur, Saverne, cependant, garde la gloire de nommer le col où de toute antiquité a passé le chemin le plus commode entre la vallée du Rhin et la Lorraine. La côte de Saverne ! route de toutes les invasions et de toutes les conquêtes qu’ont remplie le flux et le reflux des flots latins et des flots germains. Une première, aujourd’hui abandonnée, s’escarpait aux flancs de la montagne, en rampes inégales et ardues, et suivait la ligne la plus courte, sans se soucier de la raideur de la pente, pour déboucher sur le plateau. La seconde, œuvre hardie de la France, large de neuf à dix mètres, conduit insensiblement au faîte par de nombreuses sinuosités et des courbes magnifiquement développées. Gœthe la décrit avec enthousiasme dans le dixième livre de son autobiographie : Warheit und Dichtung. En 1815, François Ier, empereur d’Allemagne, Alexandre, empereur de Russie, et Guillaume, roi de Prusse, s’y arrêtaient pour admirer l’Alsace. « Cette fois-ci, Alsace, ô belle Alsace, s’exclamait l’empereur François, tu ne nous échapperas plus ! » C’est du sommet de cette côte enfin — inoubliable souvenir — que Louis XIV, en 1681, contempla la province que la monarchie venait d’ajouter à la France, et qu’elle lui aurait conservée : « Quel beau jardin ! » s’écriat-il. De l’endroit où il avait fait halte, toute la basse Alsace étendait devant le grand Roi, de Saverne à Wissembourg, entre la ligne bleue des Vosges et le Rhin, dominés par la flèche de la cathédrale de Strasbourg, ses vertes prairies, ses champs de blé, ses houblonnières, ses vignes, ses forêts, ses routes plantées de quetschiers et de cerisiers et, ramassés dans la verdure, ses villages aux toits rougeâtres : toute sa magnificence et toute sa douceur.

Ce n’est pas une vaste province, que l’Alsace. Toujours divisée en haute et basse Alsace, la haute Alsace qui appartenait à la Gaule Celtique et la basse Alsace qui appartenait à la Gaule Belgique, elle compte du nord au sud, de Lauterbourg à Bâle, à peine 200 kilomètres, 57 de l’est à l’ouest, de Lutzelbourg à Kehl, et sa superficie est de 8 648 kilomètres carrés. Mais elle rassemble, entre les Vosges et le Rhin, tout ce qui peut émouvoir l’âme ou plaire aux yeux : la montagne et la plaine, les forêts et les prairies, les champs et les vignes, les ruisseaux, les rivières, un grand fleuve, les vallées resserrées qui ne montrent qu’une bande de ciel et les immenses horizons qu’on embrasse des sommets. Faite d’accords et de contrastes elle tire sa beauté et sa richesse de sa variété.

La forêt est pleine de joie et pleine de mystère, pleine de silence et pleine de murmures, pleine d’ombre et pleine de clarté, et le large bruit de la mer roule au faîte de ses arbres. Dans la plaine, à Haguenau, elle s’appelle la Forêt Sainte. Les anciennes tribus y sacrifiaient dans son obscurité à leurs idoles et les ermites chrétiens y priaient Dieu dans l’extase. La tradition place près d’un vieux chêne énorme, foudroyé, et qui meurt, la cellule de saint Arbogaste. Sur la montagne, elle dresse les ruines des châteaux féodaux, demeures des seigneurs à la fois pillards, constructeurs de couvents, grands chasseurs, et défenseurs du faible, et elle raconte cent histoires d’amour, cent histoires de guerre, cent légendes. Le bûcheron y vit sous un toit d’écorces, le schlitteur y fait glisser son périlleux traîneau, et le maître marcaire, coiffé d’une calotte en cuir, y fabrique ses fromages ; ses ruisseaux activent des scieries et des forges. Elle porte les grands sommets religieux, Sainte-Odile et les Trois-Épis, qui veillent sur l’Alsace et d’où s’élèvent vers le ciel les vœux des Alsaciens. Soudain, alors qu’elle paraît la plus mystérieuse, elle s’ouvre et montre, commandés par un château écroulé, d’autres bois et d’autres montagnes plus sauvages ou plus riants, puis elle se referme, jalouse d’avoir révélé d’autres beautés que la sienne, et ne montre plus que ses arbres, quelques-uns le tronc meurtri, plusieurs fois séculaires, les rameaux desséchés, les branches tordues ; les autres, chargés d’années, mais chargés de jeunesse ; d’autres, les derniers venus, plus sveltes, l’écorce fraîche, et s’élançant d’une vigueur plus pressée. Enfin comme toujours elle la suit en la dominant, elle montre la plaine, la plaine immense, et dont la prospérité est fameuse.

« Ah ! monsieur, me disait un vieux gardien du Musée de l’Armée, quel pays ! il y a tout ! Il y a du blé, de l’orge, du froment, du colza, du lin, — et il pensait aux champs ondulants du Kochersberg entre Saverne et Strasbourg, le plus riche pays de cultures de l’Alsace. Il y a du foin, — et il pensait aux prairies que parsèment les boutons d’or et les pavots. Il y a du tabac, il y a du houblon, — et il pensait au houblon qui, autour de Haguenau, enroule ses tiges à des perches gigantesques. Il y a du vin, — et il pensait aux vignes de Ribeauvillé, de Riquewhir, de Turckeim, de Volxheim et de Guebviller, au Kitterlé, qu’on appelle brise-mollets ; au Rangen si capiteux que nul ne peut en supporter un pot ; au Finkenwein, le vin des pinsons. Il y a du poisson, — et il pensait aux truites des ruisseaux, aux carpes, aux brochets du Rhin. Il y a du gibier, — et il pensait aux brocarts des bois, aux perdrix, aux faisans, aux lièvres de la plaine, aux canards, aux macreuses, aux sarcelles, aux bécassines, aux râles, à tous les oiseaux migrateurs qui peuplent les îles du Rhin. »

Il se tut un instant et cherchant une dernière phrase qui exprimât toute son admiration, il ajouta : « Il y a même de la moutarde ! »

Par les beaux après-midi d’été, quand le soleil uniformément bleu semble descendre, on dirait qu’au loin, à l’horizon, là où coule le Rhin, la terre n’existe plus, tant elle se confond avec ce bleu du ciel qui s’atténue peu à peu en blancheur. Une vapeur légère et diaphane enveloppe toutes les vives couleurs des vignes, des prés, des bois, des champs et des villages, et souvent se dessine dans l’air pur la flèche de la cathédrale. Spectacle toujours divers, non seulement à chaque saison, mais chaque jour, presque chaque heure, à cause des ciels changeants. Fécondité qui n’a rien d’insolent, mais au contraire une grâce pensive, née de la noblesse des lignes et de la tendresse de la lumière.

Cette variété qui caractérise la nature alsacienne distingue encore les villes. Pas une qui ressemble à l’autre. Strasbourg est la ville intellectuelle, administrative et militaire, capitale que les successives dominations marquent, en l’agrandissant et en la transformant, de leur empreinte. Schlestadt, où Charlemagne aimait à résider, dépouillée de ses remparts, délaissée, désertée, s’endort, autour de ses vieilles églises, d’un sommeil résigné. Autrefois foyer de lettrés et d’artistes, elle n’est plus que silence. Colmar, calme cité de judicature et d’art, fière de son noble passé, garde fidèlement son visage du temps jadis. La grâce charmante de Wissembourg évoque le dix-huitième siècle, le bon roi Stanislas, la douce Marie Leczinska et Louis XV, le Bien-Aimé. Mulhouse, uniquement industrielle depuis le dix-septième siècle, après avoir été uniquement agricole, étend sous la fumée de ses usines, et résistant aux changements de régime, aux révolutions et aux guerres, l’admirable témoignage de ce qu’a pu réaliser l’initiative, l’intelligence et le labeur alsacien. Les petites villes, beaucoup de villages même ont ce bonheur d’avoir une physionomie particulière. Cela vient en effet de ce qu’ils avaient leur existence propre. Si par exemple les dix villes de la Décapole étaient rattachées à l’Empire comme libres et impériales, elles menaient cependant une existence à peu près autonome. Chacune constituait en quelque sorte une République. Elles veillaient donc elles-mêmes sur elles-mêmes, s’agrandissant, se fortifiant, s’embellissant elles-mêmes. Elles se construisaient des remparts et des tours pour se défendre, des fontaines, des hôtels municipaux et des églises pour les besoins de la communauté, et les bourgeois bâtissaient pour leur agrément des logis à tourelles, à grands toits inclinés, à pignons, à galeries, ornés d’inscriptions et de sculptures. Les siècles s’écoulant diminuaient ou ruinaient leur importance ; ils laissaient toujours debout des morceaux de remparts, des tours, des maisons, des fontaines, des églises, et ainsi partout le passé se mêle au présent. Le tramway siffle devant une mairie de la Renaissance et le chauffeur arrête sa 40 HP au bord d’un puits qui date du quinzième siècle.

II

C’est un très vieux pays, que l’Alsace.

Elle a été de tout temps la proie que deux civilisations se disputent et le champ de bataille où se battent deux races. Romains, Germains, Vandales, Alamans, Francs tour à tour s’en emparent : c’est près de Colmar que Louis le Débonnaire abandonne la couronne contre un cloître, laissant l’Alsace à Louis le Germanique. Plus tard. Hongrois, Lorrains, Armagnacs, Bourguignons, Suédois, Autrichiens accourent les uns après les autres, voir si l’heure de la domination a sonné pour eux ; la guerre de Trente Ans ravage la province… Il n’est pas une contrée dont l’histoire particulière se solidarise davantage avec l’histoire générale et dont la destinée ait plus agi sur la destinée européenne. Mais, tant d’invasions, tant de guerres, tant de désastres, ne pouvaient empêcher l’autochtone de rester attaché à la glèbe. M. Ferdinand Dollinger, de Strasbourg, a minutieusement étudié cette question de nos origines. Pour lui, bien avant que César rejetât Arioviste par delà le Rhin, l’Alsacien existait. Sur l’emplacement de nombreux villages à nom germanique, que les linguistes avaient qualifiés de fondations alamanes ou franques, les fouilles archéologiques ont mis au jour des séries superposées d’habitations antérieures. On a prouvé ainsi que, depuis l’âge de la pierre polie, à travers les périodes préromaines et romaines, des établissements humains, dont les appellations ne sont point parvenues jusqu’à nous, ont, sans discontinuer, occupé les mêmes lieux : le type de l’Alsacien persistait. Or, l’anthropologie établit que ce type n’a rien de commun avec le type de la nation germanique : celui-ci se caractérise par le crâne à la forme allongée, tandis que le mystérieux ancêtre de l’Alsacien, dont on retrouve les ossements sous les tumuli, appartient à la race à tête ronde. Assurément, il était Celte. Certains traits secondaires ont pu se modifier sous l’influence de croisements : sur les bords du Rhin et de l’Ill, par exemple, l’habitant de la campagne, largement charpenté, avec une forte tête, a les cheveux châtain clair ; dans la partie nord de l’ancien département du Bas-Rhin il est plus grand, plus svelte, avec la barbe et les cheveux bruns. La domination a pu changer ; la langue a pu varier ; l’Alsacien indigène, l’agriculteur, est demeuré l’effectif inaliénable, que Gaulois ou Romains, Germains ou Huns aient conquis le pays : saisissant témoignage de sa ténacité proverbiale[2].

On conçoit d’ailleurs qu’un pays si nettement délimité entre les Vosges et le Rhin, si complet à lui tout seul avec sa plaine unie et riche, ses eaux claires, ses montagnes arrondies, ni collines, ni Alpes, boisées d’essences diverses et jamais nues, ses villages rapprochés, ses maisons rassemblées, ait produit et conservé une race. Nul peuple, d’une part, n’a plus constamment tendu à s’individualiser, et nul peuple, d’autre part, ne compose avec le sol un ensemble plus harmonieux que le peuple alsacien avec l’Alsace. Il est généreux, parce qu’il a du superflu sans le luxe ; discipliné, parce qu’il ne travaille pas isolé ou en lutte contre la nature ; réfléchi et lent, parce qu’il n’a pas de peine à vivre ; il a l’esprit large, parce que son horizon est grand et lumineux ; il a gardé de ses anciennes villes libres le goût et le besoin de la liberté ; il est bonhomme, parce que son ciel est doux, mais il ne s’en laisse pas conter, et sa bonhomie cache une force incomparable de résistance : il peut subir l’inévitable, car il saura toujours maintenir, selon le mot de Maurice Barrès, ce qui ne meurt pas. L’Alsace n’a jamais été et ne sera jamais allemande ; elle a toujours été et sera toujours l’Alsace. Même intimement liée de toutes les forces de son cœur et de son intelligence à la France, elle ne perdait ni ses vertus propres, ni son caractère, ni son âme, et la France, sûre d’être aimée, s’efforçait à ce que ces vertus, ce caractère, cette âme, demeurassent intacts.

C’est un très vieux pays, et comme tous les vieux pays, il a ses costumes et ses coutumes. Qui ne connaît ses costumes, au moins les plus populaires : ceux de la basse Alsace ? Les hommes portent le pantalon noir, la veste courte et noire aussi, le gilet rouge à double rangée de boutons ouvert sur la chemise de toile blanche, le feutre noir. Naguère, les vieux portaient un ample habit noir avec un tricorne, et les anabaptistes une redingote sans bouton. Du côté de Vissembourg, un bonnet de fourrure remplace en hiver le feutre noir. Le costume des femmes est moins simple. D’abord, sur un jupon de couleur en flanelle et à grands ramages, fortement froncé à la taille et garni dans le bas d’un large ruban écossais, une jupe de serge, froncée à la taille comme le jupon, mais plus courte, fermée sur le côté et bordée d’un long ruban de velours à fleurs polychromes ; la jupe est rouge si la femme est catholique ; verte, si la femme est protestante. Ensuite un corselet de velours ou de soie à fleurs, d’une grande richesse de couleurs ; un plastron chargé de paillettes d’or et d’argent et de verroteries, brodées en dessins variés sur un fond de fantaisie ; une collerette en fil crocheté et tricoté à la main. Sous le corselet la chemise — la dentelle des manches répète toujours les motifs de la dentelle de la collerette ; — sur le corselet un fichu de soie brochée à longues franges de couleurs chatoyantes, croisé sur la poitrine et plissé à la nuque. À la ceinture un tablier en soie d’une couleur s’harmonisant avec les nuances du fichu, et retenu par un large ruban de soie en couleurs assorties qui fait le tour de la taille et retombe en longues brides sur le devant. Des bas en coton blanc tricoté à la main et des chaussures ornées d’une bouffette de velours assorti au ruban du bas de la jupe. Les paysannes du Kochersberg naguère tenaient tant à la propreté de leurs chaussures, que pour aller à l’église, le dimanche, dans la mauvaise saison, elles se servaient d’échasses à travers le village boueux. Enfin la coiffe en velours brodée de paillettes d’or et d’argent et surmontée du grand nœud en faille noire, qui fut d’abord tout petit et sur la nuque, et dont aujourd’hui les fronces exigent un tour de main difficile à acquérir. Telle couturière habile dans cet art est recherchée de tous les villages voisins. Dans les champs, les paysannes ont de grands chapeaux en paille tressée qu’orne un ruban de velours. Il y a bien, à ce costume exact, des changements selon les communes ou les cantons. Par exemple, dans les villages plus rapprochés des Vosges, la jupe est bleue ; à Geispolsheim, près de Strasbourg, le ruban du bonnet est écarlate ; à Andlau, on ne portait pas le bonnet, mais, comme aux environs de Colmar, une coiffe blanche autour de laquelle se dressait, plus ou moins grande, mais rigide, une dentelle tuyautée. Dans la vallée de Munster le bonnet est noir, à huppe avec des rubans rouges, et l’on met par-dessus, s’il pleut ou si le soleil est ardent, un chapeau de paille à larges bords. Dans le Sundgau, entre Belfort et Mulhouse, un simple mouchoir noué au-dessus de la nuque protège la tête.

Les Alsaciennes, dit un vieux chroniqueur, ont généralement la taille avantageuse et prononcée et la jambe bien prise. Les hommes, au visage rasé, sont vigoureux, avec de la noblesse. Rien n’est charmant comme d’assister le dimanche, dans un village, à la sortie de l’office religieux. Le vert et le rouge des jupes, le rouge des gilets, la soie des tabliers, l’éclat des chemises, les vives broderies des corselets se mêlent gaiement. Les longs nœuds de faille s’éploient avec des mouvements d’ailes. Souvent, l’après-midi, à quelque deux cents mètres du village, au bord de la route plantée de cerisiers, les jeunes paysannes, assises sur le talus, causent avec les jeunes paysans couchés à leurs pieds ou debout devant elles. Derrière eux les champs de blé, les prés, les vergers s’étendent, bornés à l’horizon par les sinuosités bleues des montagnes et des bois, et c’est là que l’amour se plaît à troubler les cœurs.

Bien que les mœurs tendent partout à s’uniformiser, beaucoup de vieilles coutumes persistent en Alsace. Le grand saint Nicolas, coiffé de la mitre, et la crosse en main, et la Dame de Noël habillée de blanc, couronnée de fleurs, et voilée, viennent toujours apporter leurs cadeaux aux enfants sages, accompagnés de Hans Trapp, le croquemitaine, qui châtie avec ses verges les méchants. Le chef de famille bénit toujours le 24 décembre après minuit, au retour de la messe, la bûche qui brûle dans la vaste cheminée, et dans chaque village les baraques ambulantes étalent, pour le Christkindel, leurs jouets et leurs bonbons. La Sainte-Catherine provoque devant les maisons un charivari de trompettes, de grelots et de cloches. À Ribeauvillé, en septembre, durant quatre dimanches consécutifs, les ménétriers tiennent toujours leurs assemblées où afflue, pour danser, aussi bien de Colmar que de Sainte-Marie-aux-Mines, le monde comme il faut. Les fêtes patronales surtout, appelées Mesti dans la basse Alsace et Kilbe dans la haute, sont l’occasion de cérémonies traditionnelles. Après vêpres, les garçons de fête, en manches de chemise, un tablier blanc noué à la taille, précédés de la musique, font le tour du village, de cour en cour, partout buvant et jouant. Jeunes hommes et jeunes filles, vêtus de leurs plus beaux habits, les suivent bras dessus bras dessous pour gagner la place de danse. C’est dans les fêtes du Kochersberg que se danse la danse du coq. Un coq superbe, orné de rubans multicolores, est suspendu à une poutre de la salle, près d’une bougie allumée, et traversé d’une ficelle qui soutient une boule de plomb. Les violons ouvrent la danse. Le premier couple reçoit un bouquet de fleurs qu’il conserve tant qu’il peut danser : dès qu’il s’arrête, il passe le bouquet au second couple. Ainsi l’un après l’autre les couples dansent en élevant le bouquet. Mais la flamme de la chandelle atteint le fil, qui prend feu et laisse tomber la boule de plomb. Le danseur, qui tient le bouquet à ce moment, gagne le coq, qu’il fait servir, s’il est galant, le soir, à la société, rôti et arrosé de force rasades. Parfois le coq est remplacé par un mouton. Dans le vignoble, le dernier jour des vendanges, les chariots, que traînent les bœufs, ramènent à la maison les cuveaux de raisins foulés ornés de branches, de fleurs, de rubans, de saucisses ; le propriétaire, sa famille et ses ouvriers les escortent, chacun portant un ustensile ou un outil, tous riant, chantant, heureux[3].

Le mariage revêt encore dans beaucoup de villages des rites compliqués et pittoresques.

Quelques jours avant la célébration des noces, le fiancé, revêtu de ses plus beaux habits, un flot de rubans à la boutonnière de sa veste noire, s’en va à cheval dans les villages, accompagné de trois amis, enrubannés et à cheval comme lui, faire ses invitations. Il arrive au grand trot, s’arrête net, saute à terre, tandis que ses amis demeurent en selle, et, enlevant son feutre ou son bonnet de fourrure, annonce à ses connaissances son mariage prochain et les prie d’y assister. La veille de la cérémonie, toujours escorté de ses cavaliers, il cherche sa fiancée. Elle monte avec sa mère dans un grand char orné de branches de sapin et que traînent au pas deux fortes juments fleuries conduites par un paysan. La fiancée, toute rougissante, emporte avec elle son rouet, son lit et le coffre où s’entassent les trente-cinq jupes que ses parents, fidèles aux vieilles mœurs, doivent lui donner. Le fiancé se tient à cheval à sa droite, et la voiture traverse ainsi le village pour mener la jeune fille à sa nouvelle demeure.

Le lendemain, c’est la messe. Les hommes quittent la petite veste noire pour endosser la longue redingote à deux rangées de boutons. La messe finie, le cortège sort solennellement ; mais il n’avance pas bien loin. Des enfants tendent sur le chemin une corde, et il faut, pour passer, que chacun des époux dépose une pièce blanche dans l’assiette que l’un d’eux présente. Les garçons du village tirent alors en l’air des coups de fusil qui font crier les femmes. Plus le mari est riche, plus on tire de coups de fusil.

On ne gagne la grange où est préparée la table du banquet, que lorsque l’on a acquitté ce droit de passage. Assis à midi, les invités ne se lèvent guère avant cinq heures et, tandis que les musiciens jouent, les plats succèdent aux plats : truites au bleu, choucroute garnie, canard à l’étouffée, perdreaux sur canapé, cuissots de chevreuil, pâté de foie gras, écrevisses, crêpes, tout cela abondamment arrosé des innombrables vins d’Alsace, vins pleins de soleil.

L’appétit des Normands est célèbre : les Alsaciens n’ont, sous ce rapport, rien à leur envier. Ils aiment à bien manger, et, très hospitaliers, ils aiment à bien recevoir : une cuisine abondante et raffinée a toujours été chez eux en grand honneur, d’autant que leur terre généreuse leur fournit tout ce qui peut satisfaire la gourmandise. Il faudrait bien des pages pour dénombrer tous les plats de boucherie, de légumes, de gibier, et toutes les pâtisseries que l’imagination alsacienne a combinés, mais deux surtout ont une célébrité universelle, la choucroute et le foie gras. Brillat-Savarin les plaçait dans la liste privilégiée des dix-neuf mets auxquels il reconnaissait une saveur indiscutable. La choucroute — chou pommé à tête ronde, confit au sel, découpé en filaments, comprimé et fermenté — constitue dans l’Alsace entière le plat du dimanche, servi avec des pommes de terre, des saucisses, du lard, des côtelettes de porc, ou du jambon. Le peuple la cuit à l’eau, la bourgeoisie au vin, les délicats au champagne, en la réchauffant dans les croûtes des pâtés de foie gras. Pour le foie gras, c’est un artiste français qui l’inventa au dix-huitième siècle, Close, cuisinier du maréchal de Contades. Il eut l’idée géniale de concentrer le foie pour l’affermir, puis, l’entourant d’une douillette de veau haché, le recouvrant d’une fine pâte dorée, il y ajouta la truffe du Périgord. Quand le maréchal quitta la province, Close resta à Strasbourg, s’établit, fabriqua des pâtés, les vendit, fit sa fortune et le bonheur des Strasbourgeois. Toutes ces oies qu’on rencontre d’un bout à l’autre de l’Alsace, conduites en troupeau par une vieille femme ou une enfant, n’existent que pour produire du foie gras. Maigres, elles seront vendues, en octobre, à quelque foire importante, comme celle de Hochfelden, puis encagées dans l’obscurité, bourrées de graines de maïs, et quand, au bout de trois semaines, le régime aura produit l’hypertrophie désirée, tuées et plumées.

C’est un très vieux pays que l’Alsace et parce que c’est un très vieux pays, elle a son art populaire, qui exprime fidèlement le caractère du paysan. Un ancien député du Landesauschuss, qui est aussi un lettré et un artiste, M. Anselme Laugel, a étudié cet art avec une science délicate et évocatrice[4].

Le paysan alsacien est sociable. Il aime les soirées de veille qui réunissent, en hiver, autour du poêle, parents et amis, les assemblées que provoquent les baptêmes, les mariages, les premières communions, les fêtes qui animent le village. Quand on lui rend visite, le paysan descend toujours à la cave pour chercher son meilleur vin. Son code de politesse est compliqué. Si on l’invite à dîner, il n’accepte pas avec trop d’empressement pour bien donner à entendre qu’il ne veut pas se nourrir aux dépens d’autrui et qu’il a de quoi manger chez lui ; par exemple, une fois attablé, il profite de l’occasion. Quand il accepte un verre de vin, il y laisse quelques gouttes ou les jette à terre, pour indiquer qu’il ne boit nullement par besoin, mais pour ne pas refuser une offre faite de bon cœur.

Cependant, s’il est sociable, il est un peu méfiant : car on l’a souvent, dans le cours des âges, exploité et rançonné. Si un inconnu l’aborde, il tâche toujours de percer son identité et de pénétrer la raison de sa présence.

Sociable, un peu méfiant, il a de l’amour-propre. Fier de son bien, il estime ses semblables d’après le nombre de leurs arpents, et a le goût de l’ostentation. Habile cavalier, il aime caracoler. Aux baptêmes, il répand les dragées à pleines mains par les fenêtres. Aux fêtes patronales, il fait cuire dans son ménage une interminable série de galettes. Pour les processions il ne se contente pas d’orner les maisons de guirlandes et de semer les rues de fleurs. Il se donne soi-même et tout son mobilier en spectacle. Il suspend aux façades les plus belles nappes et les plus beaux draps de lit, y accroche de petits tableaux, des images de piété, des couverts d’argent ; et sur des tables garnies de fleurs artificielles, il place des crucifix, des madones et jusqu’à des pendules. J’ai vu une brave femme exposer pour la Fête-Dieu, à Saverne, sa table de toilette avec la garniture. Les villageoises établissent leur dignité par d’ingénieuses différences dans la façon des robes, dans la qualité des étoffes, dans la largueur des rubans, dans l’or des coiffes.

Ces trois traits de caractères se retrouvent dans l’art avec quoi le paysan a construit sa demeure.

Les maisons, expose exactement M. Laugel, sont bâties le long des rues, qu’elles bordent, à moins qu’elles n’en soient séparées par un jardinet planté de fleurs ; très voisines les unes des autres, elles se présentent sur la voie publique par un de leurs petits côtés percé seulement de fenêtres, tandis que la façade avec la porte donne sur une cour fermée dans laquelle sont les granges et les étables. Ces maisons ont ainsi une partie de leurs fenêtres sur la rue, ce qui permet de se mêler au mouvement du village — symptôme de sociabilité — et leur porte s’ouvre sur une cour close, ce qui en rend l’accès plus difficile — symptôme de méfiance. Les grands toits de tuiles, les auvents qui abritent en automne les épis de maïs, les logettes en saillie, les poutrages apparents, les fenêtres fleuries et encadrées de bois sculpté, les murs fraîchement blanchis à la chaux confessent avec naïveté le bonheur de posséder. Le nom du propriétaire et celui de sa femme sont toujours gravés en un endroit bien visible de l’immeuble, et souvent on y ajoute un conseil ou une devise. À Mitesheim par exemple, une maison porte la date de 1785 ; entre les poutrages les murs sont ornés de fleurs, d’animaux héraldiques, de scènes champêtres : et au-dessus de cette décoration très primitive, on lit, bien en évidence, l’inscription suivante en dialecte : « Au lieu de rester là, bouche béante, à regarder comme un singe, tu ferais mieux d’aller travailler et de ne pas perdre ton temps. »

Dans chaque maison existe une stube. C’est une grande chambre que chauffe un poêle, où se réunissent les voisins pour les veillées, où se prennent les repas, et qui contient la grande alcôve des maîtres.

Toujours confortable, souvent cossue, la stube donne par un de ses côtés sur la rue et par l’autre sur la cour. Revêtue de boiseries, le plafond lambrissé, avec des poutres apparentes et souvent peintes, elle renferme ce que l’on a de plus beau. Les antiquaires, aujourd’hui, ont visité et vidé toutes ces stubes, et dans trop de maisons les meubles modernes, à bon marché, ont remplacé l’ancien mobilier. Là se trouvaient la grande horloge, les chaises à dossiers sculptés, le poêle en fonte ou en faïence décorée, la huche à fleurs, l’antique armoire ou un bahut de coin, et, près de la porte, une serviette à chiffre brodé en rouge et un petit bénitier en laiton où trempait un rameau de buis. Des huches, où les paysannes serraient leurs atours, ou des coffrets qui protégeaient leurs bijoux, aucun qui ne fût orné de fleurs ou de fruits allégoriques, d’emblèmes tendres, et quelquefois de scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament, maladroitement copiées d’une vieille bible. La vaisselle de faïence était décorée de fleurs et de coqs, où le vert et le jaune s’associaient gaiement. Les entrelacs byzantins ou l’aigle impériale ouvrageaient les dossiers des chaises. Tout était enjolivé : le tonnelet en grès où fermentait le vinaigre, le baril qui transportait le vin aux champs, les pots où caillait le lait, les rouets et jusqu’aux aunes qui mesuraient la toile bise à raies rouges. Chaque artisan avait, comme le paysan, de l’amour-propre, et voulait se distinguer.

Et cependant un bon sens pratique ne laissait jamais l’amour-propre s’égarer. Car cela encore caractérise le paysan alsacien, qu’il est pratique. Il est pratique dans la disposition même du village. Dans la montagne il éparpille les maisons, parce que dans la montagne, où les transports sont pénibles, il est préférable d’habiter près du bien qu’on cultive. Dans la plaine, il rassemble les maisons, parce que dans la plaine où les transports sont faciles, on a plus d’avantage à habiter les uns près des autres, qu’isolés et près de son bien. Il est encore pratique dans l’arrangement de l’intérieur : par exemple le poêle de la stube est toujours chauffé de la cuisine, où il s’ouvre par une grande portière, afin qu’on puisse le charger, allumer le feu, l’entretenir, sans salir la pièce.

Art populaire, qui variait par d’infinies différences, tout en leur laissant un air de parenté étroite, les maisons et leurs meubles, qui aimait les éclatantes couleurs, qui était gai, qui exprimait enfin le bonheur de vivre.

C’est un très vieux pays que l’Alsace et, comme l’a si justement observé M. André Hallays, elle a toujours marqué son art d’une vive originalité. Les touristes un peu éclairés constatent tout de suite combien le gothique alsacien diffère du gothique rhénan et du gothique français, combien les constructions de la Renaissance alsacienne si mesurées diffèrent des constructions de la Renaissance germanique alourdies par les ornements ; combien fortement enfin l’Alsace du dix-huitième siècle, à elle seule d’ailleurs, par la pierre employée, le grès rose qui s’oppose au ciel bleu et aux paysages verdoyants, suffirait à donner à la grande architecture alsacienne son accent.

III

Mais ce vieux pays est un pays très jeune. Terre chargée de souvenirs, l’Alsace est aussi une terre ardente vers l’avenir. Alors que les autres peuples étaient encore des peuples de sujets, les Alsaciens formaient un peuple de citoyens. L’Alsace n’a jamais eu en politique des idées vieilles, mais toujours des idées jeunes. Les Alsaciens sont de tout temps démocrates ; ils le doivent à leur passé, à l’histoire de leurs villes libres, à leur fierté naturelle. Ils saluèrent avec enthousiasme la Révolution ; ce fut un des leurs, Kellermann, qui fit à Valmy reculer les armées de l’étranger ; c’est à Strasbourg, dans le salon du maire Dietrich, que retentit pour la première fois le chant de guerre et de liberté qu’ils emportèrent ensuite à travers l’Europe, dans la fanfare joyeuse de la victoire. Leur bon sens a éprouvé les folies de la Terreur, ils n’oublieront jamais le soleil de 1789. Ils ont la foi dans l’égalité, la haine de l’arbitraire, ils acclament la nation qui proclame ces droits et dès lors l’union avec la France est indestructible.

Mais ces républicains sont encore des soldats. L’Alsace, pépinière de soldats, a-t-on dit. À peine réunie à la France, elle a choisi en effet, spontanément, le rôle militaire, et, à chaque lustre, elle s’y est donnée avec plus de passion. Quand se lève la première République, il semble qu’il n’y a pas au monde, pour les Alsaciens, un autre métier que celui des armes. Tout leur plaît dans cette nouvelle armée : la facilité, pour le plus humble, d’atteindre aux plus hauts grades, l’ivresse de la bataille et de la victoire, la camaraderie du chef et des hommes. Démocrates, amis du panache, amoureux de la gloire, ils y trouvent tout ce qui peut les séduire. Dès lors, accourus de toutes les classes, ils sont de toutes les fêtes du canon et toujours au premier rang. Maréchaux, capitaines ou troupiers, ils moissonnent la gloire par brassées. Chaque maison compte à l’armée un cavalier ou un fantassin ; et chaque village un général ou un colonel. Soixante-deux généraux alsaciens s’illustrent dans les campagnes de la République et du premier Empire. Rapp est le fils d’un concierge ; Kléber est le fils d’un gardien de ville ; Lefèvre est un paysan ; Schramm, enfant, a gardé les oies ; Eberlé est le fils d’une laveuse de Haguenau, mais Sigismond de Berckheim, soldat à quatorze ans, général à trente-quatre, et Cöhorn, tué à Leipzig et dont la carrière est une véritable épopée, appartiennent à la noblesse. Derrière eux, c’est la foule immense des simples soldats, des officiers obscurs, des sous-officiers chevronnés. Sur les rives du Rhin comme dans les plaines des Pays-Bas, aux champs de la Lombardie comme dans les sables de l’Égypte, ils chantent, devant les canons, sous les balles, dans la furie de l’assaut, cette Marseillaise que Rouget de l’Isle a chantée pour la première fois à Strasbourg ; en garnison, ils chantent le fameux refrain : Dieu le Père a un filsQui s’appelle Napoléon ; au bivouac, à la veille des batailles, ils chantent les vieux airs du pays. Pas de famille alsacienne qui ne compte parmi ses ancêtres un soldat de la Grande Armée : une croix, un sabre, un morceau d’uniforme, un shako, un état de service : ce sont nos quartiers de noblesse.

Vers la fin du dix-huitième siècle, un jeune officier strasbourgeois, nommé Keck, obtint la fille du riche brasseur, son voisin, à condition qu’il démissionnerait et deviendrait lui-même brasseur. L’amour l’emporta : on célébra les noces et on ne tarda pas à baptiser trois filles auxquelles la prospérité de la brasserie laissait espérer de riches dots. Cependant quand les bulletins de la Grande Armée parvenaient à Strasbourg, l’âme du brasseur Keck prenait le deuil. Un beau jour il disparut et on n’eut plus de ses nouvelles. Une nuit pourtant, un cheval s’arrête devant la brasserie ; on entend un bruit de sabre, des coups répétés, on ouvre la porte, et on voit un officier supérieur de cavalerie. « Je suis Keck, dit le visiteur ; je veux embrasser mes enfants. » On lui amène les trois petites filles qu’éblouit la vue du colosse étincelant sous son uniforme de colonel. Il les embrasse convulsivement, remonte à cheval, et quelques mois après, il tombe dans la campagne de Russie[5]. Ainsi volontaires de 1782, grognards de Napoléon, ils écrivaient avec leur sang l’épopée. Parfois un loustic raillait leur dialecte et leur accent : « Laissez-les parler leur charabia, disait Napoléon, qui les avait en particulière estime, ils chargent toujours en Français. » Ils chargèrent encore en Algérie, en Crimée, en Italie, au Mexique, ils chargeaient à Frœschwiller, à Rezonville, à Sedan. En 1870 l’armée française comptait quatre-vingt mille Alsaciens, enrôlés surtout dans la grosse cavalerie et dans l’artillerie. Partout où il fallait mourir, ils étaient là. Et quand la France ne fut plus leur patrie, ils continuèrent, obscurs soldats de la Légion étrangère, à charger en Tunisie, au Tonkin, en Chine, au Tchad, au Maroc… Aujourd’hui, l’armée française compte encore des centaines d’officiers alsaciens, et j’en connais, parmi leurs compatriotes annexés, qui, pour être officiers comme leurs grands-pères, émigrent à l’âge de quinze ans, réclament la nationalité française, s’engagent dans un régiment de France ou préparent l’École de Saint-Cyr. Ainsi l’Alsace perdue est toujours au milieu de la France : elle y dure par ses soldats.

En dépouillant les papiers que m’a laissés mon père, j’ai relu les états de service de mon grand-père. Qu’il me soit permis de les retracer ici : si fier que j’en sois, je n’y découvre qu’un exemple alsacien, entre dix mille.

Né à Strasbourg en 1792, il s’engage, en avril 1808, au 16e régiment de chasseurs à cheval et se bat en Autriche, puis en Espagne. Sous-lieutenant en janvier 1811 et versé au 25e de ligne, il fait la campagne de Russie, entre le premier dans une redoute à Mosaïk, est nommé lieutenant et proposé pour la croix. 1813 lui donne l’épaulette de capitaine en Silésie et en Saxe. En 1814, bien que désigné pour commander une des compagnies des « adieux de Fontainebleau », il reçoit de son colonel défense de s’y rendre : celui qui le remplace est promu commandant par l’empereur ; lui, capitaine à vingt et un ans, attendra maintenant vingt-deux ans son quatrième galon. Après Waterloo, où la charge de cavalerie lui passa sur le corps, il est licencié, refuse d’entrer dans la légion de gendarmerie du Bas-Rhin, est enfin incorporé au 34e de ligne et part pour l’Espagne. Il y demeure de 1823 à 1828, reçoit, en 1823, la croix que l’empereur lui avait promise en Russie ; mais il ne sera chef de bataillon qu’en 1836 : on connaît en haut lieu ses sentiments impérialistes. On l’envoie en Afrique : le climat lui était mauvais, il y subit deux transports au cerveau ; il prend sa retraite en 1839 et revient à Strasbourg comme rapporteur au conseil de guerre.

D’après les notes de mon père, je ne puis mieux le comparer qu’à l’un de ces héroïques et modestes officiers dont Vigny a si magnifiquement exprimé l’humble grandeur, et dont, en un langage plus familier, Erckmann-Chatrian a peint, dans ses contes, de si touchants portraits. D’un caractère très droit, très juste, ne concevant que le devoir pour lui-même, indulgent pour les jeunes fautes des autres, mais sévère pour tout ce qui concernait le service et l’honorabilité, il restait très simple dans ses rapports avec ses inférieurs et très digne avec ses supérieurs — vertu bien alsacienne. Il aimait l’ordre et détestait le bruit et la dissipation — ce qui est encore bien alsacien. Il avait la vieille galanterie française de ne parler mal ni des femmes ni des prêtres. Si l’Empire ne s’était pas écroulé, le plus bel avenir lui était réservé : il ne se plaignit jamais cependant, car il n’était pas envieux. Son culte pour Napoléon Ier ne l’empêcha pas de souffrir profondément du coup d’État que risqua le neveu. Si à l’orgueil des victoires son cœur avait vibré fortement pour Bonaparte, les vieux sentiments républicains, que ne perd jamais un Alsacien, s’étaient réveillés chez lui en 1848 : il présagea, dans le coup de force du président, la décadence de la France. Quand il mourut, il restait encore à l’Alsace treize années à vivre française.

Combien de pareils officiers sont sortis de ces villages alsaciens où l’on rencontre encore quelques vieux paysans, la barbiche taillée à l’impériale, un ruban à la boutonnière, les derniers soldats de l’Alsace française, vétérans de Crimée, d’Italie, du Mexique, de 1870, et qui apportèrent dans les armées du second Empire les mêmes qualités de courage, d’honnêteté, de conscience que leurs grands-pères dans les armées de la première République ! C’est dans le culte de ces hommes que les jeunes Alsaciens d’aujourd’hui ont été élevés par leurs parents. C’est parce que ces hommes ont servi la France, qu’un jeune Fiegenschuh, à dix-sept ans, franchit la frontière et va s’engager à Saïda, pour être officier français. Le voilà sous l’uniforme qu’il rêvait ; il conquiert ses grades et sa croix sur les champs de bataille et, à l’assaut d’Abècher, le cou traversé par une balle, porté sur une civière en tête de la colonne, exalte le courage de ses troupiers. C’est parce que ces hommes ont servi la France qu’un Jaeglé tombe au combat de Beni-Ouzien, frappé d’une balle au ventre, disant à son adjudant : « Vous témoignerez que je suis bien mort, en bon Alsacien et en bon Français. » C’est parce que ces hommes ont servi la France qu’un Ihler, de Thann, digne petit-fils d’un général de la grande République, donne sa vie au Maroc pour la patrie.

Un jour, il n’y a pas longtemps, un général, inspectant un régiment stationné en Alsace, s’approcha d’un soldat :

— De quel pays êtes-vous ?

— Je suis Alsacien, monsieur le général, répond le jeune homme.

— Avez-vous des parents dans l’armée ?

— Oui, monsieur le général.

— Où cela ? interroge le général, souriant.

Et l’Alsacien répond :

— Mon oncle est commandant de hussards à Nancy, mon beau-frère est lieutenant de dragons à Lunéville, mon cousin est capitaine de chasseurs à pied à Saint-Nicolas.

  1. Il y a une autre explication qui me satisfait moins : Alsace, pays des étrangers, nom que lui auraient donné les peuplades de la rive droite du Rhin.
  2. À quelle race appartiennent les Alsaciens ? par le docteur Dollinger. (Extrait de la Revue alsacienne illustrée.)
  3. L’Alsace, par Charles Grad. Édit. Hachette, 1909, p. 546.
  4. L’art populaire en Alsace, par Anselme Laugel, 1905. (Édition de la Revue alsacienne illustrée.)
  5. Généraux d’Alsace et de Lorraine, par André Girodie et Victor Huen. Édit. Bahy, Mulhouse.