Le Beau Danube jaune/Chapitre 15

Société Jules Verne (p. 149-157).

xv

DE SILISTRIE À GALATZ

Vers huit heures du matin, après cette nuit terrible, le chaland, mouillé près de la rive droite, ramenait son ancre à bord et se remettait en dérive. À l’arrière, un homme, avec l’aide de deux mariniers, tenait en main la longue barre du gouvernail. À l’avant, trois autres, et parmi eux celui qui avait embarqué la veille, observaient l’état du fleuve.

La houle était moins forte, et le vent, halant l’ouest, tendait à tomber. Quelques éclaircies se dessinaient du côté de la mer, sillonnées parfois de vifs rayons de soleil. Le ciel, se nettoyant peu à peu, montrait de longues bandes d’azur à l’horizon.

De l’endroit où Ilia Krusch avait cherché abri la veille, le regard pouvait apercevoir la rive valaque et les montagnes qui la dominent à l’arrière-plan.

Seul, ce chaland descendait maintenant le cours du Danube. Avant le soir, il aurait atteint ce coude qui rejette le fleuve vers le nord, à peu près à l’angle où s’élève la bourgade de Tchernavoda qu’un petit chemin de fer met en communication avec le littoral au port de Kustendjé sur la Mer Noire.

Et où était donc actuellement la barge ?… Est-ce que, pendant la nuit, elle avait été assaillie par quelque violent coup de houle et fracassée contre la rive ?… Est-ce qu’Ilia Krusch et M. Jaeger avaient péri presqu’au terme de leur voyage, et s’était-il donc terminé sur une catastrophe ?…

Dans tous les cas, si l’embarcation n’apparaissait plus le long de la rive bulgare, elle ne se voyait pas davantage le long de la rive valaque… Et si Ilia Krusch et son compagnon avaient pu échapper à la mort, c’est en vain qu’on les eût cherchés l’un ou l’autre sur la grève ou dans le village au pied duquel la barge s’était abritée jusqu’au jour.

Voici ce qui s’était passé, et comment, à sa grande surprise comme à son grand ennui, le lauréat de la Ligne Danubienne se trouvait lancé dans une aventure dont le dénouement risquait d’être des plus dommageables pour lui.

Cette tempête qui troubla si profondément le fleuve, jusqu’à le rendre innavigable, avait duré toute la nuit. Ilia Krusch et M. Jaeger s’étaient abrités sous le tôt contre des averses torrentielles, après avoir doublé l’amarre qui retenait leur embarcation à la berge. Mais les secousses de la houle étaient tellement violentes qu’il ne leur fût guère possible de dormir.

Il était donc environ une heure du matin, lorsque retentirent des cris de détresse. Venaient-ils de la rive ou du chaland mouillé au-dessous de la barge ?

Tous deux, se dégageant du tôt, cherchèrent à voir ce qui se passait au milieu de cette profonde obscurité.

Ce n’était point du côté de la berge ni du village que ces cris se faisaient entendre. Ils venaient du chaland même. On distinguait un va-et-vient d’hommes, fanaux allumés, tantôt en abord, tantôt en avant, tantôt en arrière.

Et ces lambeaux de phrase arrivaient aux oreilles de M. Jaeger et d’Ilia Krusch :

« Par ici… par ici !…

— C’est là qu’il est tombé…

— À l’eau, le canot, à l’eau ! »

Et, au bruit, Ilia Krusch reconnut qu’on déhalait une embarcation en toute hâte.

« C’est un de leurs hommes, dit-il, qui aura été emporté par un coup de houle ! »

S’il en était ainsi, le patron ferait tout ce qui serait possible pour sauver ce malheureux. Et, en effet, au risque de chavirer, le canot courait déjà vers l’aval, car l’homme ne pouvait avoir été entraîné que dans le sens du courant.

Quant à Ilia Krusch, il ne pouvait rien pour lui, et démarrer la barge, c’eût été l’exposer inutilement au milieu du tumulte des lames.

Tous deux attendirent. Les fanaux s’agitaient toujours sur le pont supérieur du chaland. Au bout d’une demi-heure, celui qui éclairait la marche du canot reparut. L’embarcation, à force d’avirons, revenait au chaland, et il ne semblait pas que la tentative de sauvetage ait réussi, car on entendit encore un des mariniers s’écrier :

« Il est perdu !… il est perdu ! »

Ce n’était que trop probable.

« Et comment aurait-on pu le sauver ? dit Ilia Krusch.

— Et le courant a dû rapidement l’entraîner au large, ajouta M. Jaeger.

— Oui, répondit Ilia Krusch, à partir de cette pointe, il porte vers la rive gauche. »

Du reste, il parut que c’était fini et bien fini, car le canot, après avoir non sans peine accosté, venait d’être rehissé à bord. Puis les fanaux s’éteignirent, et tout retomba sinon dans le silence, du moins dans l’obscurité.

Ilia Krusch et son compagnon durent rentrer sous le tôt, et c’est en vain qu’ils y cherchèrent quelques heures de sommeil.

Du reste, à peine les premières lueurs de l’aube avaient-elles paru, la tourmente ayant sensiblement diminué, qu’Ilia Krusch s’entendit appeler du dehors.

Il sortit, suivi de M. Jaeger.

Une embarcation, montée par six hommes, était bord à bord avec la barge.

Un de ces hommes, qui semblait commander aux autres, était debout — un homme d’une quarantaine d’années, traits durs, yeux vifs sous des sourcils qui se contractaient sans cesse, figure d’une énergie brutale, voix cassante, stature moyenne, larges épaules, annonçant une remarquable vigueur.

S’adressant à Ilia Krusch, il ne lui dit pas : Êtes-vous Ilia Krusch, il lui dit :

« Vous êtes Ilia Krusch…

— Oui… répondit celui-ci, un peu interloqué et de la demande et du ton dont elle était faite. »

L’autre continua, procédant toujours par affirmation :

« Vous êtes le pêcheur primé à Sigmaringen.

— Oui.

— Vous êtes un ancien pilote du Danube.

— Oui…, mais, à mon tour, je vous demanderai qui vous êtes ? »

Pendant cet échange de paroles, M. Jaeger se tenait sur une extrême réserve, observant cet individu qu’il dévisageait avec un soin tout particulier.

« Je suis le patron du chaland mouillé au-dessous de vous… Il nous est arrivé un malheur cette nuit… notre pilote a été enlevé par un coup de houle… il est tombé dans le fleuve, et malgré tous nos efforts, nous n’avons pu le sauver. Puisque vous êtes pilote, je viens vous demander de le remplacer. »

Ilia Krusch s’attendait si peu à cette proposition qu’il ne sut que répondre tout d’abord. Enfin, après avoir regardé M. Jaeger, comme s’il voulait le consulter, il dit :

« Serait-ce seulement pour conduire votre chaland au premier port bulgare ou valaque, où il arriverait dans quelques heures ?…

— Non… je ne pourrais pas m’y procurer un pilote, et il m’en faut un, ajouta le patron dont la voix devenait de plus en plus impérieuse… Oui ! il m’en faut un à tout prix…

— Jusqu’à Galatz ou Ismaïl ?…

— Jusqu’à la Mer Moire.

— Par quelle bouche ?…

— La bouche de Kilia. »

M. Jaeger, les bras croisés, attendait la réponse qu’allait faire son compagnon.

« Eh bien ?… reprit le patron.

— C’est impossible, déclara Ilia Krusch.

— J’ai dit à tout prix !… et je ne regarderai pas à une somme de deux ou trois cents florins…

— C’est impossible, répéta Ilia Krusch… j’ai commencé un voyage que je ne puis abandonner…

— Quatre cents florins, reprit le patron, et vous pouvez les gagner en une huitaine de jours…

— Je refuse, répliqua Ilia Krusch. J’ai un compagnon que je ne peux laisser seul dans ma barge…

— Votre compagnon embarquera avec vous sur le chaland, insista le patron, dont la voix tremblait de colère, et, quant à la barge, nous la prendrons à la traîne. — Votre dernier mot ?…

— Non ! » répondit Ilia Krusch.

Et, en effet, il ne pouvait lui convenir de renoncer à ses projets, et d’achever la navigation du Danube sur ce chaland. S’il ne s’était agi que de le piloter pendant deux ou trois heures, il l’eût fait par obligeance. Mais huit à dix jours de navigation, jusqu’à l’embouchure du Danube… il l’avait dit : impossible. Et il lui paraissait bien que M. Jaeger ne pouvait que l’approuver.

Alors, ce ne fut pas long. Sur un signe de leur chef, ses hommes obligèrent Ilia Krusch et M. Jaeger à passer dans leur embarcation, puis ils démarrèrent la barge, ils la prirent à la remorque, et quelques minutes après, elle accostait le chaland sur le pont duquel elle fut aussitôt hissée.

En vain Ilia Krusch protesta-t-il. Ils étaient une quinzaine d’hommes contre deux. Toute résistance était impossible, et si Ilia Krusch eût refusé de faire office de pilote, on l’aurait envoyé à fond de cale et retenu jusqu’à ce qu’il eût consenti à faire office de pilote.

D’ailleurs, M. Jaeger, qui n’avait opposé aucune résistance, semblait dire à son compagnon, au lieu de s’entêter :

« Mais faites donc ! »

Ilia Krusch dut alors monter sur le pont supérieur, et fut conduit à la barre près de laquelle se tenaient deux mariniers.

Le patron le rejoignit aussitôt, et dit :

« Vous auriez mieux fait d’accepter ma proposition qui était avantageuse… Cela m’a contraint à employer la force… Tant pis pour vous… Et maintenant, marchez droit !… et en bonne direction… et pas d’erreur de route !… Vous m’entendez, sinon…

Le patron n’acheva pas sa phrase, que compléta un geste sur la signification duquel il n’y avait pas à se tromper.

Du reste, Ilia Krusch avait pris son parti, et il ne posa que cette question :

« Quel tirant d’eau ?

— Sept pieds, répondit le patron. »

Un quart d’heure après, l’ancre était remontée à son bossoir, et, son nouveau pilote à la barre, le chaland suivait le courant du fleuve, très rapide alors.

Quant à M. Jaeger, personne ne s’occupait de lui. Il avait toute liberté d’aller et venir. Il demeura donc sur le pont, tantôt observant la rive bulgare dont le chaland ne s’éloignait guère, tantôt assis sur un espar, et s’abandonnant à ses réflexions. Il ne cherchait pas à causer avec son compagnon, bien que cela ne lui fût point interdit.

En effet, aux heures des repas, ils étaient servis ensemble à l’écart, et, la nuit venue, alors que le chaland se rangeait près de la berge, tous deux étaient relégués dans une cabine du logement de l’arrière, dont la porte se renfermait sur eux.

Où étaient les journées si tranquilles, si heureuses, de cet original voyage, alors que la barge s’arrêtait au quai des villes, qu’Ilia Krusch s’abandonnait aux délices de la pêche à la ligne et vendait son poisson sur les lieux de halte !…

Ainsi s’écoulèrent les journées du 12, du 13, du 14, du 15, et aucun changement n’était survenu dans la situation. Le pilote malgré lui, debout à la barre, dirigeait le chaland, en homme qui connaissait parfaitement son métier. Il était évident que le patron, en l’enlevant dans les circonstances rapportées, savait à qui il avait affaire. Depuis bien des semaines déjà, ses hommes avaient remarqué cette barge qui descendait de conserve avec le chaland. Et comme la plupart des bateliers, ils savaient que c’était Ilia Krusch, dont la célébrité n’était pas pour eux un secret. En même temps que l’identité et l’innocence du fameux lauréat étaient établies au procès de Pest, on apprenait qu’il avait exercé la profession de pilote du Danube. C’est ce qui explique comment, dans l’embarras où il se trouvait après la perte du sien, le patron n’avait pas hésité, même par la violence, de s’assurer la personne d’Ilia Krusch.

Quant à ses procédés, libre de les apprécier comme ils le méritaient, et celui qui dispose malgré lui de la liberté de son semblable, ne saurait être excusable, en aucun cas. Et, au fait, le patron de ce chaland semblait bien être de ces gens qui ne cherchent jamais d’excuses à leur façon d’agir.

Il convient de dire ici que, sans s’en être ouvert à son compagnon, M. Jaeger éprouvait certains soupçons sur ce bateau. Au courant de la grosse affaire de la contrebande — et, en Autriche, en Hongrie, dans les provinces turques, qui n’en avait entendu parler ? — cette conviction s’était ancrée dans son esprit, c’est que ce chaland faisait la contrebande. Que Latzko fût à son bord, — et peut-être (était-ce) cet homme qui s’y était embarqué quelques jours avant —, cela ne lui paraissait pas impossible… Oui ! ce Latzko que la Commission internationale faisait poursuivre, et dont Karl Dragoch n’était pas encore parvenu à s’emparer !…

Quoi qu’il en soit, M. Jaeger résolut de se tenir sur une grande réserve, même avec Ilia Krusch. Si une circonstance se présentait qui nécessitât de le prévenir, il le préviendrait… En attendant, durant ces journées de navigation, il observerait tout ce qui se passerait à bord, sans rien faire qui pût le faire soupçonner, et, le cas échéant, peut-être se déciderait-il à agir.

Or, précisément, si, dans sa bonhomie naturelle, Ilia Krusch ne poussait pas ses soupçons si loin, il était néanmoins un détail qui avait frappé son esprit.

Et, pendant la relâche du 15 juillet, dans une conversation qu’il eût avec M. Jaeger, en prenant bien soin de ne point être entendu, il dit :

« Avez-vous remarqué, monsieur Jaeger, quelle genre de cargaison porte ce chaland ?…

— Sans doute, des bois, des planches, des madriers…

— Je le sais, monsieur Jaeger, mais ce que je sais aussi, c’est que ce n’est pas là une lourde charge…

— Assurément, et où voulez-vous en venir ?…

— À ceci, c’est que je ne comprends pas comment dans ces conditions, ce chaland a un tirant d’eau aussi fort…”

M. Jaeger regarda son compagnon sans répondre, et celui-ci ajouta :

« Lorsque j’ai demandé au patron de combien calait le chaland, il m’a répondu : de six à sept pieds… Eh bien, voilà ce qui me paraît inexplicable…

— Inexplicable, en effet.

— Il serait chargé de pierres, de gueuses de minerai qu’il ne tirerait pas davantage…

— Après tout, que vous importe, monsieur Krusch, répondit M. Jaeger, après un instant de réflexion. Que veut-on de vous ? que vous conduisiez ce chaland à destination… Eh bien, conduisez-le, et une fois au but, touchez le prix de votre pilotage.

— Cela jamais ! monsieur Jaeger, s’écria Ilia Krusch. Ce que je fais, je le fais malgré moi ! Une fois arrivé, je finirai bien par savoir qui il est ce patron… et je le poursuivrai… et je me ferai rendre justice !

— Comme il vous plaira, monsieur Krusch ! »

Et, assurément, il le ferait comme il le disait ! On a beau avoir du sang de pêcheur à la ligne dans les veines, un homme digne de ce nom n’accepte pas d’être traité comme il venait de l’être !

Il y eut aussi une autre observation que crut devoir faire Ilia Krusch : ce fut à propos du marché passé entre M. Jaeger et lui.

« Vous le voyez, dit-il, je ne puis pêcher comme je le faisais depuis notre départ… Donc plus de vente de poisson, et plus de bénéfice. Or, dans ces conditions, vos cinq cents florins sont fort aventurés, je ne les garderai point, et je vous les rendrai quand ce maudit voyage aura pris fin…

— Décidément, monsieur Krusch, répondit M. Jaeger en souriant, vous êtes bien le plus honnête homme du monde !… Mais ne vous inquiétez pas, et qui sait si tout cela ne finira pas mieux que vous ne le supposez ! »

Et M. Jaeger serra la main de M. Krusch avec cordialité dont celui-ci se sentit particulièrement ému.

À noter aussi que depuis son enlèvement, Ilia Krusch n’eut jamais l’occasion d’entrer en communication avec qui que ce soit. Les navires sur le bas du cours, voiliers ou dampfschiffs, étaient rares. D’ailleurs, le patron intervenait pour s’écarter de leur route, et ils ne se croisaient qu’à bonne distance — ce qui les empêchait de « se raisonner », comme on dit en argot maritime.

Quant aux villes et villages, même précaution était prise, et le chaland ne s’arrêtait jamais à leurs quais. C’était toujours à quelques centaines de toises au-dessous qu’il cherchait son mouillage. Jamais non plus d’amarrage à une berge, ou de relâche à l’embouchure des affluents, tels la Jalomitza, le Bouzeb et autres. De là, non seulement impossibilité de communiquer, mais impossibilité de se sauver pendant la nuit. Lorsque, dans l’après-midi du 16, le chaland arriva à la hauteur de Braïla, ville de la rive gauche, où la largeur du fleuve est considérable, il en passa à une telle distance qu’on ne pouvait distinguer les maisons dominées par les hautes montagnes de l’ouest.

Et, à ce propos, le soir venu, lorsque le chaland eut pris son mouillage, avant qu’on leur eût enjoint de réintégrer leur cabine, Ilia Krusch de dire, non sans un gros soupir :

« Voyez-vous, monsieur Jaeger, j’aurais pourtant fait de bonnes affaires à Braïla… J’ai toujours vu le poisson s’y bien vendre… Mais sur ce bateau qui a l’air de redouter les villes bulgares ou valaques comme si la peste y était, il n’y a rien à faire !

— De la philosophie, monsieur Krusch, se contenta de lui répondre son compagnon, et qui ne serait philosophe si ce n’est un pêcheur à la ligne ? »

Il est à noter qu’aucun rapport ne s’était établi entre les anciens passagers de la barge et l’équipage du chaland. Aucun marinier ne leur adressait la parole, et on les tenait toujours à l’écart. Ces hommes, d’ailleurs, n’étaient point de très engageante mine, des gens vigoureux, mais évidemment de nature plutôt grossière ; pour la plupart, semblait-il, d’origine hongroise ou valaque, comme leur patron. Seul, celui-ci questionnait Ilia Krusch à propos du pilotage, ou lui donnait ses ordres lorsqu’arrivait l’heure de la halte. En dehors de ces occasions, ni bonjour ni bonsoir, comme on dit.

Quant à M. Jaeger, on paraissait n’y faire aucune attention, et, de son côté, il se tenait en dehors le plus possible. Lorsque parfois les regards du patron se fixaient sur lui, il détournait les yeux, et affectait une complète indifférence.

En somme, aucun incident de navigation. À la tempête, qui avait été si furieuse pendant la nuit du 11 au 12, avait succédé un temps moyen avec vent plutôt faible. En cette moitié du mois de juillet, la température était déjà élevée, le soleil insoutenable, lorsque les nuages n’en tempéraient pas l’ardeur. Il est vrai, la brise de mer se faisait généralement sentir dans l’après-midi, et ne tombait qu’avec le soir. Mais les nuits étaient chaudes, et il arrivait le plus souvent que les mariniers s’étendaient sur le pont pour y jouir d’un meilleur sommeil.

Cette satisfaction, elle était refusée à Ilia Krusch comme à son compagnon, et après le mouillage du soir, ils devaient rentrer dans le logement de l’arrière.

Dans l’après-midi du 17 juillet, le chaland eut connaissance de Galatz, une ville roumaine, située à sept ou huit lieues au-dessous de Braïla, à l’angle droit que fait le Danube pour reprendre sa dernière direction vers l’ouest. Elle n’a pas moins de quatre-vingt mille habitants. C’est le siège de la Compagnie européenne de navigation aux embouchures du Danube. Port franc où se jette le Pruth, elle exporte blé, maïs, seigle, orge, avoine, lin, peaux, suifs. Son commerce va de cinquante à soixante millions de francs chaque année. Les Grecs y sont nombreux. Le service avec Constantinople y est assuré par le Lloyd. Elle se compose de deux villes, la vieille, pavée de bois, avec rues tortueuses, la moderne, étagée sur les hauteurs qui dominent le fleuve.

Le chaland ne s’arrêta point devant Galatz. Il en passa à la distance d’un bon quart de lieue, et prit son mouillage sur la rive droite, à l’opposé.

Nuit sans incident. Mais le matin, lorsqu’Ilia Krusch quitta la cabine pour venir prendre son poste à la barre, M. Jaeger en était déjà sorti, alors que son compagnon dormait encore. Ilia Krusch pensait donc le trouver sur le pont, et, ne l’apercevant pas, il l’appela…

M. Jaeger n’était plus à bord du chaland, et, pendant la nuit, il avait disparu sans que personne ne se fût aperçu de sa disparition.