Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/XXII

A. Cadot (tome Vp. 1-4).

LE BATTEUR D’ESTRADE
PAR PAUL DUPLESSIS
CINQUIÈME SÉRIE
Séparateur


DEUXIÈME PARTIE

— suite —

XXII

LE DORMEUR YANKEE.


Ce qui se passait dans l’esprit du marquis de Hallay, nul n’aurait pu le deviner, et lui-même peut-être n’aurait-il pas su le dire. Ses sensations étaient si vives, si multipliées, si contradictoires, qu’il n’essayait plus de s’en rendre compte. Il se laissait aller passivement au courant de ses passions, prêt à obéir à l’impulsion généreuse ou cruelle qui serait la plus forte. Dans cette lutte confuse entre le bien et le mal, entre l’homme et la brute, ce fut la créature de Dieu qui l’emporta. Autant la crise avait été terrible, autant la réaction qui y mit un terme fut soudaine, entière et sincère ; cette espèce d’emportement passionné à réparer ou à reconnaître un mal qu’elles ont été sur le point de commettre, se rencontre assez fréquemment dans les natures perverses énergiquement trempées.

Les muscles contractés de son visage se détendirent, la flamme de son œil s’éteignit ; ses sourcils, tordus par la tension de son front, reprirent leur ligne arquée, le sang revint à ses joues livides et le rose a ses lèvres décolorées.

Ainsi que l’homme qui, après avoir échappé par un miracle d’instinct à la vertigineuse attraction d’un gouffre, éprouve, une fois le danger passé, un moment d’affaissement et de prostration, de même M. de Hallay, avant de reprendre la parole, ferma ses yeux et secoua lentement sa tête à plusieurs reprises, comme s’il cherchait à se remettre d’un étourdissement : ne venait-il pas de côtoyer un crime ? Après une courte hésitation qui marquait plutôt la timidité que la réflexion, il prit la seconde chaise qui se trouvait libre dans la tente, et, s’asseyant assez loin de la jeune femme, pour lui donner à comprendre qu’elle n’avait rien à redouter de ses intentions :

— Rassurez-vous, Antonia, lui dit-il, la crise est passée ; mais, de grâce, n’exigez pas que je m’éloigne en vous laissant sous la triste impression de mon déplorable emportement !… Puisque votre confiance dans M. d’Ambron est si obstinée, si aveugle, que discuter la sincérité de son amour vous semble une injure, eh bien, qu’il ne soit plus question entre nous de l’homme dont vous croyez avoir le droit de porter le nom… Je ne demande pas mieux que de bannir toute cause irritante de notre entretien.

— Pourquoi, señor, ne pas plutôt cesser cet entretien ? interrompit Antonia. C’est là une peine gratuite que vous vous donnez et une torture inutile que vous m’infligez. En dehors de l’annonce de ma liberté, que pouvez-vous avoir à me dire ?…

— Ce que j’ai à vous dire, Antonia répéta M. de Hallay d’une voix tremblante d’émotion, c’est que vous jouez en ce moment-ci, sans vous en douter, le bonheur ou le malheur de votre existence entière ! Antonia, je vous en supplie à mains jointes, prêtez-moi toute votre attention ! À quoi vous servirait un refus ? À rien si ce n’est à me persuader que mon repentir n’est que de la faiblesse, et à me replonger dans de nouvelles violences ! Et puis, en supposant que je sois votre ennemi, ne vaut-il pas mieux pour vous savoir quelles sont mes intentions que de rester dans l’ignorance de mes projets ? Vous n’avez pas foi dans ma sincérité !… Je vous jure, Antonia, et mes explications vous convaincront mieux encore que mes serments, que votre soupçon n’est pas fondé !… Dans les circonstances solennelles et difficiles de la vie, je pousse la franchise jusqu’à la brutalité !… Une fois que vous m’aurez entendu, vous connaîtrez jusqu’aux plus secrets replis de mon cœur.

— Señor, répondit l’infortunée jeune femme, je vous ai déjà prié de sortir, et vous n’avez tenu nul compte de mon désir, de mon ordre. Votre présence ici contre ma volonté, rend superflu le consentement que vous me demandez. Qui vous empêche de parler ? N’êtes-vous pas le plus fort ? n’êtes-vous pas le maître ?

Le marquis se mordit la lèvre inférieure jusqu’au sang, et garda le silence.

— Eh bien ! soit, reprit-il peu après froidement, voilà qui est convenu, je suis le maître et j’use de mon droit, écoutez-moi donc…

Antonia, lorsque je vous vis pour la première fois, l’impression que me causa votre beauté fut forte, et vive ; mais, tout en stimulant mon imagination, elle laissa mon cœur indifférent. Néanmoins, je me décidai à rester quelques jours au rancho de la Ventana. Du reste, j’étais persuadé que ma séparation d’avec vous ne laisserait aucune trace et ne ferait aucun vide dans ma pensée. Vous étiez pour moi un agréable et insignifiant épisode de voyage, ni plus ni moins.

Vous pouvez voir, Antonia, par ce début, que je ne vous ai point menti en vous promettant tout à l’heure une brutale franchise. Je continue. Le sentiment qui m’avait d’abord, non pas entraîné, mais retenu près de vous, changea bientôt de caractère. Sans devenir plus profond, il acquit plus de violence. Enfin, lorsque l’exploit de votre ami Panocha m’eut jeté sur un lit de douleur, lorsque la jeune fille de mes rêves devint l’ange de mes souffrances, il se fit en moi une révolution complète. Je vous aimai comme jamais encore je n’avais aimé, comme je n’aimerai plus jamais. Je vous aimai d’amour !… Oh ! ne vous récriez point, enfant, ne montrez pas une indignation inintelligente. La grandeur de cet amour a été jusqu’à présent votre sauvegarde ; vous lui devez le droit de pouvoir me braver, au lieu d’avoir à baisser la tête devant moi… Ce que je souffris, Antonia, lorsque je découvris plus tard, à San-Francisco, un rival dans M. d’Ambron, c’est ce que je ne parviendrais jamais à vous exprimer… Je voulus le tuer… loyalement… bravement… Mais un malheureux contretemps nous arracha les armes des mains !… M. d’Ambron partit !… Un mois plus tard, j’étais le plus infortuné des hommes !…

M. de Hallay s’arrêta ; il sentait une douloureuse colère lui monter au cerveau, et il ne voulait pas effrayer la jeune femme. Après quelques secondes de repos, il reprit d’une voix plus calme :

— Antonia, avant, d’en arriver à vous dévoiler mes intentions pour l’avenir, je dois vous faire connaître d’abord mon caractère et mon passé. Je ne faiblirai pas dans la tâche que je me suis imposée… ma franchise sera à la hauteur de mon amour !… Antonia, l’on m’a toujours accusé d’avoir le cœur orgueilleux et méchant !… Cette accusation, je le reconnais, ne manqua ni de raison, ni de fondement. Une hardiesse d’esprit peu ordinaire, une force de corps peu commune, une intrépidité à l’abri de toute surprise, m’habituèrent, jeune encore, à mépriser les hommes, à les considérer comme des êtres qui m’étaient inférieurs. Les adulations et les lâchetés des gens qui tremblaient devant un simple froncement de mes sourcils, tout en me confirmant dans la conviction de ma supériorité, me donnèrent le goût du luxe et de la dépense. Je n’accordais à personne le droit de briller à côté de moi : toute supériorité, je vous le répète, même celle de la fortune, m’irritait, et me semblait une injustice ou un outrage… Avec une telle façon d’envisager la vie, ma jeunesse ne pouvait manquer d’être agitée par de terribles orages… Il m’est permis d’ajouter, Antonia, qu’aux heures les plus critiques de la lutte, mon front ne s’est jamais incliné !… Jamais je n’ai ni faibli, ni reculé ; j’ai toujours porté haut, sinon l’honneur, au moins la réputation de mon nom. Que demain je retourne pauvre, en Europe, et la foule s’écartera craintive pour me laisser passer ; riche, je serais l’idole de la haute société, le roi des salons ! Une femme ordinaire ne saurait m’aimer, elle aurait peur de moi ; pour m’apprécier et me dompter, il faut un cœur vierge, dévoué et vaillant. Oh ! de quels trésors de dévouement et de tendresse je payerais celle qui, confiante dans la puissance et la ferveur de son attachement pour moi, m’initierait aux jouissances de la vertu ! car, hélas ! chère enfant, c’est en vain que l’orgueil de l’homme fort et supérieur se révolte et s’indigne à la pensée de subir le joug, quelque doux qu’il soit, d’une affection sérieuse ; c’est en vain qu’il affecte de dédaigner les joies pures d’une calme et paisible existence, tôt ou tard sonne l’heure vengeresse où, atteint et foudroyé par un irrésistible amour, il renie avec terreur les égarements de son passé, et convient, la rougeur au front et le remords au cœur, que l’intime félicité de deux âmes saintement unies constitue le seul vrai bonheur qu’il soit donné à l’homme de goûter sur la terre. Cette heure a sonné pour moi. Depuis que je vous aime, Antonia, je ne suis plus reconnaissable. L’or, la puissance, la domination, l’éclat, tout ce qui jadis exaltait mon imagination, me paraît maintenant faiblesse, erreur, néant. Mon langage semble vous étonner, enfant. Oh ! je le conçois, il contraste tellement avec ma conduite ! Et puis, il n’est pas permis à votre jeunesse, si pleine d’une candide ignorance, de soupçonner l’étendue et la violence de ma tendresse. Aimer, pour vous, c’est obéir aux instincts de votre cœur, c’est vivre ; aimer, pour moi, c’est renier mon passé, c’est combattre, c’est souffrir !… Antonia, le rôle que je vous offre est magnifique. Être la maîtresse absolue d’un cœur jusqu’à ce jour indomptable et indompté ; être l’ange gardien, la providence d’un homme qui, insensible à toute puissance humaine, s’humilierait tremblant et soumis devant le courroux de votre regard… oh ! c’est là un bonheur et un avenir rêvé par presque toutes les femmes généreuses, et que bien peu, hélas ! ont trouvé.

M. de Hallay, malgré la ferme résolution qu’il avait prise de conserver son sang-froid, s’était animé à la peinture de son amour, et cependant ses yeux, constamment baissés, n’avaient pas osé interroger ceux d’Antonia. Quant à la jeune femme, la dédaigneuse et hautaine froideur que reflétait son adorable visage expliquait le silence qu’elle avait gardé pendant les aveux du marquis ; elle n’avait pas même voulu leur accorder l’honneur d’une interruption.

— Señor, dit-elle, lorsque M. de Hallay, inquiet de ce silence, s’arrêta, señor, lors de votre premier séjour à la Ventana, j’ai fait un appel à votre honneur, et vous y êtes resté insensible… Le couteau de Panocha a seul répondu à mon cri de détresse. La seconde fois que mon mauvais génie vous ramena au rancho, je dus invoquer votre justice… et je suis encore votre prisonnière… et le sang de mon mari, du comte d’Ambron, a coulé, versé par la trahison ! Aujourd’hui, puisque les sentiments, non pas même généreux, mais simplement honnêtes, n’ont pas prise sur vous, je m’adresse à votre seul intérêt personnel. Les visites que vous me rendez, señor, ne peuvent, ainsi que vous le reconnaissiez tout à l’heure, que vous nuire et vous dépopulariser auprès de vos gens, en leur inspirant des soupçons sur votre véracité. Que vos aventuriers acquièrent la conviction que vous les avez grossièrement trompés, en les assurant que j’étais instruite d’un secret dont la connaissance devait leur être fort utile, et, à partir de ce moment, ils n’auront plus en vous la même confiance. Maintenant, que le succès que vous vous promettez de votre expédition ne se réalise pas ou se fasse attendre, et tous les bandits qui vous reconnaissent à présent pour leur maître se changeront bientôt en autant d’assassins et d’ennemis acharnés à votre mort. Je vous le répète donc, señor, je crois qu’il est de votre intérêt personnel de ne pas m’imposer votre présence.

Il serait impossible de peindre la douloureuse stupéfaction et l’irritation insensée que cette réponse produisit sur le jeune homme ; mais, prévenu et se tenant sur ses gardes, il ne trahit cette fois par aucun symptôme extérieur la fureur qui étreignait son cœur et tordait ses entrailles ; tout au contraire, ce fut d’une voix posée, nette et ferme, qu’il répondit :

— Je vous remercie de votre conseil, Antonia, il est bon, je le suivrai !… Le cri d’horreur et d’effroi que vous avez bien voulu jeter à la curiosité de ceux que vous appelez mes bandits, lorsqu’il y a deux jours je pénétrai dans votre chariot pour m’informer de vos nouvelles, a déjà pu, en effet, leur donner des soupçons. Ma visite d’aujourd’hui est donc une imprudence… Je vous suis d’autant plus reconnaissant de votre bienveillant avertissement, que je m’étais promis de ne rien risquer dans la partie engagée entre vous et moi !… Je veux la gagner et je la gagnerai ! Cependant, Antonia, comme je suis beau joueur, je consens à vous montrer les cartes que j’ai en main. Ma résolution fermement arrêtée est, quoiqu’il arrive, de ne jamais plus me séparer de vous, de vous obliger à partager ma bonne comme ma mauvaise fortune. Je suis intimement persuadé que, vaincue tôt ou tard par mon opiniâtre et inaltérable constance, vous finirez par me remercier d’avoir fait votre bonheur. Je n’ai plus qu’un mot à ajouter : dans une semaine au plus tard, l’expédition aura atteint les parages que nous sommes venus exploiter, et il me sera alors permis, sans crainte de compromettre ma popularité, de vous voir à chaque instant du jour. L’importance de votre prétendu secret motivera plus que suffisamment mes assiduités auprès de vous. Dans une semaine, Antonia, si vous ne m’aimez pas encore, du moins ne songerez-vous plus à me jeter sans cesse le nom du comte d’Ambron au visage… Ce nom charmant ne sera peut-être pas tout à fait effacé de votre mémoire, mais vos lèvres n’auront plus le droit, moi présent, de servir d’écho à votre cœur.

M. de Hallay, après s’être levé de dessus sa chaise et avoir salué profondément l’infortunée jeune femme, s’était dirigé vers la lourde tapisserie qui servait, de porte à la tente. Au moment de sortir, il se retourna ; il espérait, sinon une parole, du moins une plainte de sa victime.

Antonia, la tête cachée entre ses mains, avait repris son immobilité première. Pleurait-elle ?… Le marquis aurait donné beaucoup pour le savoir, mais craignant, s’il revenait près d’elle, de se laisser aller, soit à une faiblesse, soit à un emportement qui eussent pu nuire également à ses projets futurs, il fit un effort sur lui-même et s’élança dehors. Ce fut avec une indicible sensation de bien-être que le marquis sentit l’air frais du soir courir sur son front. Il avait la tête en feu !

Deux aventuriers, la carabine au poing, le coutelas et le revolver à la ceinture, étaient en faction devant la tente qui renfermait Antonia.

Après les âcres et irritantes émotions qu’il venait d’éprouver, le jeune homme comprit que s’il ne brisait pas son corps par la fatigue, il passerait une nuit de fiévreuse insomnie : au lieu de rentrer dans sa tente, il se mit donc à parcourir le campement. À chaque instant la voix rude et méfiante d’une sentinelle, l’arrêtant dans sa promenade, lui prouvait que ses ordres étaient strictement exécutés, et que la plus grande vigilance régnait parmi les hommes de garde.

Enfin, après une heure d’une marche rapide et non interrompue, il se décida à rentrer : la fraîcheur de l’atmosphère s’était changée en un froid vif et piquant. L’hiver commençait à prendre possession du désert.

Quelques pas avant d’arriver, M. de Hallay trébucha contre un corps étendu par terre.

— Qui êtes-vous, et que faites-vous ici ? dit-il en anglais.

God d’m my soul ! Je suis le fils de mon père et je repose ! grommela d’une voix brutale et enrouée le dormeur ainsi troublé et interpellé dans son sommeil.

Le marquis poursuivit son chemin tout en murmurant entre ses dents :

— Au pur accent yankee de ce drôle, j’étais certain à l’avance qu’il me répondrait une sottise ou une grossièreté. Quelles brutes que ces aventuriers américains !… Oui… mais il faut reconnaître aussi que ce sont bien les gens les plus hardis, les plus infatigables, les plus tenaces dans leurs projets que jamais la terre ait portés !… Qu’un jour cette race s’améliore, et alors elle sera… bah ! elle ne sera rien qui vaille, car sa force lui vient justement de deux sentiments qui s’opposent aux grandes choses : de l’égoïsme et de la cupidité.

Une fois qu’il fut rentré dans sa tente, M. de Hallay plaça sa carabine contre une chaise, sur laquelle il déposa ensuite ses pistolets ; puis, ayant débouclé le ceinturon qui lui serrait la taille, il se coucha à moitié, et sans se déshabiller, sur un étroit et petit lit portatif, recouvert d’un très-mince matelas. Une bougie en cire jaune et de fabrication mexicaine éclairait faiblement l’intérieur de la pièce de ses rayons incertains et blafards.

Tandis que le jeune homme appelait en vain, et malgré la promenade qu’il venait de faire, un sommeil que l’agitation de ses nerfs et le trouble de ses pensées éloignait de ses paupières, le dormeur yankee qu’il avait réveillé se livrait à un singulier exercice. Avec la pointe d’un couteau aiguisé comme une lame de rasoir, il fendait doucement l’une des parois en cuir de la tente qui abritait le marquis.

Quelque occupé qu’il fût à ce travail, qu’il accomplissait avec une lente activité pleine de prudence, s’il est permis de s’exprimer ainsi, celui que M. de Hallay avait pris pour un yankee n’en prêtait pas moins une oreille attentive aux moindres bruits qui s’élevaient au milieu du silence de la nuit !…