Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/XIX

A. Cadot (Tome IVp. 37-41).

XIX

UN HEUREUX AUGURE.


Le Batteur d’Estrade se disposait à prendre la parole, lorsque Lennox l’arrêta du geste.

— J’ai d’abord une explication à te demander, Joaquin, lui dit-il : Pourquoi donc ton cheval Gabilan, que j’ai rencontré tout à l’heure à une demi-lieue d’ici, avait-il l’air si affligé ? La tristesse de cette brave bête m’a fait supposer que tu avais été victime d’un accident ou d’un combat.

— Gabilan n’est point triste, cher Lennox, il est seulement jaloux ; il ne peut oublier qu’il y a quinze jours il m’a vu monté sur un autre cheval que j’avais pris, en son absence, au rancho de la Ventana, pour me jeter à la poursuite de de Hallay. Mais quel intérêt peux-tu apporter au plus ou moins de gaieté ou de tristesse de Gabilan ?

— J’ai toujours eu beaucoup d’amitié pour Gabilan ! répondit très-sérieusement Lennox. À présent que me voilà rassuré sur son compte, parle aussi longtemps que tu voudras, je t’écouterai sans t’interrompre !

Grandjean, à la sollicitude montrée par le vieux trappeur pour le cheval de Joaquin, lui avait lancé un regard qui exprimait tout à la fois l’approbation et le respect ; puis il avait murmuré entre ses dents :

— Ce Lennox a un grand cœur. Il mériterait d’être né à Villequier.

Joaquin s’empressa d’obéir à l’invitation de son singulier ami, et reprenant vivement la parole :

— Lennox, dit-il, les moments sont précieux, je vais droit au fait. Ce même de Hallay, qui t’a infligé une si sanglante injure, s’est depuis lors rendu coupable d’un crime abominable : il a enlevé, au mépris des lois les plus sacrées de l’hospitalité, une jeune femme qu’il retient prisonnière, et qu’il force de l’accompagner dans son aventureuse expédition. L’intérêt, que dis-je ! l’amitié sans bornes que je porte à cette pauvre victime est telle, que ma vie est attachée à la sienne. Si elle meurt, je la suivrai. Mon langage te surprend, Lennox ; tu dois cependant savoir mieux que personne que j’ai un cœur, car je t’ai toujours montré une inaltérable et sincère affection. Je continue : Ma première pensée, ai-je besoin de te le dire ? a été de punir de Hallay. Vingt fois depuis quinze jours j’ai levé contre lui ma carabine ; mais chaque fois la violence de ma haine a été contenue par l’affreuse certitude que la mort de ce misérable, loin de sauver son infortunée prisonnière, n’aurait d’autre résultat que de doubler l’horreur et le danger de sa position. Le marquis a su persuader aux hommes qu’il commande que cette femme connaît l’existence et le gisement des trésors qu’ils espèrent conquérir. Tu conçois qu’une fois leur chef mort, ces bandits, affranchis de l’espèce de discipline qu’il a su leur imposer, ne reculeraient devant aucune extrémité pour mener à bonne fin leur expédition, déjà si compromise. Pour arracher à cette infortunée jeune femme le prétendu secret qu’elle est censée posséder, ils n’hésiteraient pas à la soumettre aux plus cruelles, aux plus atroces tortures ! Oh ! rien qu’à cette pensée, je sens mon cerveau prêt à éclater… je deviens fou de désespoir !… Lenpox, ce n’est pas au nom de notre amitié, déjà vieille de quinze ans, que je m’adresse à toi… l’amitié est un sentiment qui, tout en restant un besoin pour le cœur de l’homme, change parfois d’objet… non !… c’est à ta justice seule que je fais un appel… La justice est immuable ! C’est ton amour pour elle, c’est ta haine de toute oppression, qui t’ont fait préférer à la vie douce et facile de l’Européen la rude et pénible existence du sauvage. Renier aujourd’hui ton passé, renoncer à la noble mission que tu t’es imposée, ce serait changer en crimes les fières et hardies actions qui ont illustré ta longue carrière ! Le nom de Lennox ne signifierait plus dans le désert : « L’homme juste et terrible ; » il voudrait dire : « La bête fauve altérée de sang ! » La véhémence contenue et passionnée avec laquelle Joaquin Dick s’était exprimé, les sanglots comprimés et intérieurs qui brisaient sa voix, tout en lui donnant une poignante euphonie, laissèrent Lennox froid et impassible.

— Ami, lui dit-il tranquillement, je n’accepte ni tes reproches, ni tes louanges. Tu parles trop ! De mission, je n’en ai pas ; j’obéis simplement à mes instincts. Si je prends volontiers parti pour le faible contre le fort, c’est que j’aime surtout à parcourir le sentier de la guerre quand il est hérissé de dangers. Venir à bout d’obstacles qui semblent insurmontables, me cause des joies extrêmes. Je ne suis ni une bête fauve altérée de sang humain, ni un juge à la piste des crimes à punir : je suis tout simplement la meilleure carabine et le plus infatigable marcheur du désert. Cela me suffit. Quant à la haine que je porte en général à la race blanche, elle me suivra jusqu’au tombeau ; car cette race, par l’injuste envahissement de nos solitudes, menace mon plaisir le plus vif et ma passion la plus forte : mon goût pour la chasse, mon amour pour la liberté ! Aussi, autant de fois qu’apparaîtra une troupe de faces pâles dans le désert, verra-t-on le vieux Lennox accourir le premier pour la combattre…

— Eh bien ! alors, interrompit Joaquin avec une sourde irritation, tout est pour le mieux, et notre discussion devient inutile ! Ce que tu as refusé à la justice et à l’amitié, tu l’accorderas à la haine ! Demain, dès le point du jour, nous attaquerons le campement de l’ennemi.

— Non, Joaquin, ni demain, ni dans une semaine ! Pas avant un mois.

— Ah ! et pourquoi ?

La façon brève et nerveuse avec laquelle le Batteur d’Estrade accentua cette exclamation et cette interrogation, sentait la menace.

Lennox parut ne pas s’apercevoir de ce changement de ton.

— Tu me demandes pourquoi, Joaquin ? Pour beaucoup de raisons.

— Voyons ces raisons ?

À son tour, le vieux trappeur sembla éprouver un commencement d’impatience ; toutefois, il répondit gravement à la question de son interlocuteur.

— Aujourd’hui, ces faces pâles sont fournis de poudre et de vivres. Dans un mois, c’est-à-dire à l’époque des pluies et des neiges, à la saison des fièvres, non-seulement ils auront consommé depuis longtemps déjà toutes leurs provisions de bouche, et largement entamé leurs provisions de guerre, mais ils seront en outre tellement décimés et affaiblis par les maladies et si incapables de se défendre, que mes frères les Peaux-Rouges n’auront plus qu’à cueillir paisiblement leurs chevelures. Pourquoi donc irais-je, par une impatience indigne d’un homme de sens, changer en une défaite possible, ou du moins en une victoire coûteuse et pénible, un succès certain ? Pour sauver cette fille à la face pâle que de Hallay emmène avec lui ? Ce serait de la démence.

— TU te trompes, Lennox, il ne s’agit plus pour toi de sauver cette jeune fille, il s’agit de sauver ta vengeance !

— Je ne te comprends pas !

— Oh ! tu vas comprendre ! L’outrage si ignominieux que tu as reçu et dont ton visage porte encore la marque, a dû te causer bien des nuits de cruelle insomnie, bien des jours de désespoir et de rage… Oh ! ne prétends pas le contraire… je te connais, moi, tu ne me tromperas pas ! Vingt fois, cent fois, mille fois, tu as réfléchi au genre de tortures que tu infligeras à de Hallay. Tu as tressailli de joie à l’idée de sa terrible agonie, tu as cru entendre ses cris, ses gémissements ; tu as accueilli ses humbles prières par un implacable regard de dédain et de mépris. Eh bien ! ami Lennox, voilà qu’il te va falloir abandonner tous ces beaux projets, repousser loin de toi ces rêves si flatteurs ! Ton ennemi ne gémira pas… ne criera pas… ne t’implorera pas… car sa mort sera exempte de toute agonie… Il tombera frappé par la foudre !… Ah ! c’est en vain que tu affectes l’indifférence ! Je t’ai atteint dans tes plus chères et tes plus secrètes espérances !… Ne t’imagine pas que je veuille t’effrayer. Je t’estime trop, mon vieil ami Lennox, pour employer vis-à-vis de toi des moyens aussi mesquins, aussi vulgaires ! Quand deux adversaires tels que nous se combattent, il ne leur est pas permis, sous peine de ridicule, de se blesser légèrement ; il faut que l’un tue l’autre ! Aussi doivent-ils avant d’en venir aux mains se découvrir d’abord mutuellement la poitrine ! Je ne te dissimulerai donc pas mes intentions ; je suis résolu à délivrer prochainement, par n’importe quel moyen que ce soit, l’infortunée jeune femme que de Hallay retient prisonnière ! Tu entends bien ce que je te dis, ami Lennox, par n’importe quel moyen !… j’ajouterai, pour plus de clarté encore, même par la mort de cette pauvre victime ! Toutefois, avant d’en arriver à la suprême extrémité, de frapper l’innocence pour la sauver du déshonneur, je punirai, j’atteindrai le coupable ! Qui sait si la chute de de Hallay ne produira pas, dans les rangs de ses bandits, une impression et une terreur momentanées dont il me sera permis de tirer un heureux parti ? Mais ceci ne t’intéresse ni te regarde. L’essentiel, c’est que tu sois bien persuadé que ton refus de m’aider dans les terribles et solennelles circonstances actuelles, te retire et ! e fait perdre tout espoir de vengeance.

Tant que le Batteur d’Estrade avait parlé, le vieux trappeur l’avait écouté en silence et sans déceler par aucun signe extérieur les sentiments qu’il ressentait. Lorsque Joaquin se tut, un presque imperceptible froncement des épais sourcils du sauvage Européen creusa davantage les rides de son front.

Ce tressaillement nerveux, à peine perceptible et que personne, certes, n’aurait remarqué, n’échappa pas à la sagacité du père d’Antonia. Il déposa par terre sa carabine à deux coups, et, se croisant les bras par un geste empreint tout à la fois de dignité et de tristesse :

— Monsieur d’Ambron, dit-il en anglais, et toi, Grandjean, éloignez-vous, je vous prie !… Il ne m’est permis ni d’oublier ni de méconnaître les immenses services que Lennox m’a rendus jadis !… Utiliser contre lui votre concours ce serait de ma part plus que de la lâcheté, ce serait de l’ingratitude ! Éloignez-vous donc, je vous le répète, et souvenez-vous, si je succombe, que vous n’aurez pas à venger ma mort !… Au contraire !… Mon souhait le plus vif, le plus ardent, est que vous unissiez vos efforts à ceux de Lennox contre M. de Hallay !…

Ces paroles, auxquelles ni le comte ni le Canadien, ne s’attendaient nullement, leur causèrent une émotion profonde. Ils regardèrent le vieux, trappeur.

Lennox, semblable à une statue de bronze, ne donnait signe de vie ; son immobilité constituait, à n’en pouvoir douter, un acquiescement complet à ce que venait de dire Joaquin Dick. Néanmoins, après une hésitation de quelques secondes, il rompit de sa voix lente et voilée le lourd silence qui avait suivi la réponse du Batteur d’Estrade.

— Joaquin, tu as lu clairement dans mon cœur… ce que tu ignores, c’est que bien souvent déjà le désir de me mesurer avec toi a tourmenté ma pensée ! Ce n’est pas que je te déteste ; non !… Loin de là !… Ta loyauté à toute épreuve et ta rare intrépidité me plaisent !… Tu es le seul homme en qui j’ai eu une aveugle et entière confiance !… Ce qui m’irritait, c’était l’incertitude de savoir lequel de nous deux était supérieur à l’autre !… Mon souhait va se trouver accompli tout à l’heure. À présent que je t’ai fait cet aveu, je te déclare que je n’aurais jamais cédé à la tentation de mesurer mes forces contre les tiennes, si tu n’avais pas, le premier, brisé notre vieille amitié. Je ne me plains pas de ton agression. Non, certes ; mais conviens au moins que les enfants du désert ont raison de ne pas ajouter foi à l’affection des faces pâles. Le souvenir d’une alliance intime de quinze années s’efface aisément de l’esprit d’un Européen, dès qu’il est question pour lui de l’amour d’une femme. Mais il ne s’agit pas du passé. Revenons au présent. Nous avons à fixer les conditions de notre combat.

— Je me mets complètement à les ordres, Lennox.

— J’ai eu, tu le sais, Joaquin, bien des rencontres dans ma vie ! J’ai même accepté parfois ces stupides luttes réglées à l’avance, que vous appelez duels, et qui ne permettent à l’homme supérieur de déployer qu’une partie de ses qualités et de ses ressources ! Si tu le veux, nous annulerons autant que possible le hasard, afin de laisser à celui de nous deux qui survivra le droit de se vanter, sans mentir, de son triomphe. La carabine est, entre nos mains, une arme infaillible… nous serions certains, en l’employant, de nous tuer tous les deux ! Nous surprendre ? Nous n’y parviendrions pas ! La nature t’a doué, quoique face pâle, de merveilleux instincts. Pour toi, comme pour moi, le désert n’a ni retraites inaccessibles, ni solitudes ignorées, ni mystères impénétrables ! Le mieux ; si tu y consens, c’est que nous nous servions seulement de nos couteaux. Dans un quart d’heure, tu me retrouveras devant le monstre de pierre. J’arriverai du côté du nord ; toi, tu l’avanceras par le sud. Est-ce convenu ?

— Oui.

— À revoir donc, Joaquin ! mais avant de nous séparer, donnons-nous une dernière fois la main.

La façon distraite et indifférente avec laquelle le Batteur d’Estrade se rendit au désir de Lennox, prouvait le peu de prix qu’il attachait en ce moment à l’affection et à l’opinion du vieux trappeur ! Pour lui, Lennox n’était pas l’ennemi qu’il allait combattre ; c’était simplement un obstacle qu’il devait détruire. La pensée seule de sa fille, d’Antonia, absorbait toutes ses facultés.

— Lennox, dit-il, tout en conservant machinalement la main du trappeur dans la sienne, je ne puis te laisser partir sans protester auparavant contre une grossière erreur que tu viens de commettre, car cette erreur, si le sort des armes se déclare en ta faveur, rendrait ma mémoire à jamais odieuse aux deux êtres que j’aime et que j’estime le plus au monde ! C’est à toi que je m’adresse, Lennox, mais c’est seulement pour M. d’Ambron que je parle ! Tu t’es trompé du tout au tout, en rejetant sur le compte de l’amour l’immense intérêt que m’inspire la position de la prisonnière du marquis de Hallay. Le sentiment que je ressens pour cette infortunée jeune femme est dénué de toute arrière-pensée terrestre… il vient directement du ciel !… Mon unique désir, mon seul rêve, est de rendre cette femme à la tendresse de son époux !… Pour la savoir heureuse, même loin de moi, je verserais tout mon sang goutte à goutte, et mon dernier soupir porterait à Dieu l’expression de ma reconnaissance. Vois-tu, Lennox, en dehors de la vie brutale, des passions bornées, des agitations stériles du désert, il est un monde que, dans ta présomptueuse ignorance de sauvage, tu juges et tu condamnes sans le connaître !… C’est le monde moral !… Je ne serais même aucunement surpris que ce mot fût encore pour toi vide de sens !… Mais lorsque la vieillesse, qui, jusqu’à présent, semble n’avoir pu mordre sur ton corps de fer, aura fini par vaincre ta vigoureuse et phénoménale organisation ; lorsque ton rifle, devenu muet, ne sera plus dans tes mains débiles qu’un inoffensif bâton qui t’aidera à soutenir ta marche chancelante, alors il est probable, Lennox, que la conscience de ta faiblesse te fera comprendre, ce que tu ne soupçonnes pas aujourd’hui, que Dieu a donné à l’homme le dévouement pour le distinguer des animaux, à qui il n’a accordé qu’une reconnaissance intéressée et limitée. Maintenant, Lennox, que je me suis justifié, non à tes yeux, mais à ceux de M. d’Ambron, partons. Mon temps est précieux, j’ai hâte de t’écarter de mon chemin.

— C’est-à-dire, Joaquin, de me tuer ?

— Soit ! de te tuer !

Un orgueilleux sourire anima les lèvres du trappeur.

— J’aurais cru que tu avais une meilleure opinion de moi ! dit-il ; ainsi tu ne doutes pas de ta prochaine victoire ?

— Non, je n’en doute pas !…

Le dédaigneux sourire de Lennox cessa d’être sincère dans son expression, l’imperturbable confiance de son adversaire avait blessé au vif son inflexible amour-propre. Un instant il parut vouloir s’éloigner ; mais la pensée qu’il avait été impunément bravé devant le Canadien et le comte le retint, il ne pouvait se résigner à l’idée d’avoir le désavantage dans le dialogue, dût-il même prendre bientôt sa revanche dans l’action.

— Je m’aperçois, Joaquin, reprit-il, que je me suis, pendant bien des années, totalement trompé sur ton compte, en te prêtant une franchise que tu n’as pas. En effet, tous les Européens sont des menteurs. J’ai eu tort d’admettre une exception en ta faveur, il n’en existe pas.

Le vieux trappeur fit une légère pause, puis il continua avec une animation et un feu complètement étrangers à ses façons d’être habituelles :

— Joaquin, je n’attache, certes, aucune importance à tes vanteries, mais je suis curieux de savoir sur quelles bases tu appuies ton opinion ?… Les outrages des faces pâles sont agréables à mes oreilles, car ils augmentent la haine que leur porte mon cœur… ainsi, selon toi, ma main est moins ferme que la tienne… mon coup d’œil moins sûr que le tien !… En un mot, tu es la panthère, et je suis le renard !… Tu es le vaillant, et je suis le lâche.

— Non, Lennox, répondit le Batteur d’Estrade avec une patience et une douceur qui prenaient leur source dans ses souvenirs du passé et dans sa confiance de l’avenir ; non, Lennox, tu ne m’es inférieur ni en force, ni en adresse, ni en courage. Si notre rencontre avait lieu dans des circonstances ordinaires, l’égalité entre nous deux serait complète ; mais aujourd’hui, Lennox, tu dois mourir et tu mourras, parce que nos intentions sont différentes… parce que je me bâts, moi, au nom de la justice, et toi au nom de la vengeance !… Tu mourras, Lennox, parce que ton triomphe ne ferait qu’aggraver la punition d’un coupable, et que le mien doit sauver un ange à qui Dieu a permis de descendre sur la terre, un ange que tes frères les Peaux-Rouges appellent la fille de la Vierge, et que mon cœur nomme mon enfant bien-aimée, mon Antonia. Allons, partons ! partons !

Malgré l’empire absolu qu’il s’était habitué à exercer sur lui-même, et qui, dans les circonstances les plus graves de sa vie, ne lui faisait jamais défaut, le vieux trappeur, en entendant ces dernières paroles, avait tressailli.

— Quel nom viens-tu de prononcer, Joaquin ? s’écria-t-il d’une voix émue. À quel propos as-tu cité le nom de la fille de la Vierge ? Quel rapport y a-t-il entre Antonia et cette jeune face pâle que de Hallay traîne prisonnière à sa suite ?

— Cette prisonnière et Antonia ne font qu’une seule et même personne !

Lennox laissa échapper un cri de surprise.

— Tu es bien sûr de cela, Joaquin ?

— Hélas ! oui !…

— C’est bien d’Antonia qui habite le rancho de la Ventana, que tu parles ?…

— Oui, c’est bien d’Antonia qui habitait, il y a quinze jours encore, le rancho de la Ventana… répéta Joaquin en regardant le vieux trappeur avec une attention extrême.

Lennox, la tête penchée sur sa poitrine, l’air grave et recueilli, le regard tout à la fois fixe et vague, resta pendant quelques secondes silencieux ; enfin, sortant tout à coup de son immobilité et paraissant s’arracher avec peine à ses méditations, il s’avança d’un pas vers Joaquin, et lui tendant la main par un geste qui ne manquait pas d’une certaine grandeur :

— Ami, lui dit-il, tu avais raison… Si nous avions mesuré nos couteaux tu m’aurais tué… mais maintenant nous ne nous battrons plus, car la mort de l’un de nous deux priverait la fille de la Vierge d’un utile et dévoué défenseur ; et Antonia, dans sa position désespérée, a besoin des bras et des cœurs de tous les gens qui l’aiment !…

L’action, les paroles et le ton du vieux trappeur avaient frappé Joaquin et le comte d’un si profond étonnement, que ni l’un ni l’autre ne prirent tout d’abord la parole ; ce fut Grandjean qui se chargea de demander des explications à Lennox.

— Vous connaissez donc Antonia, seigneurie ? dit-il en s’inclinant devant lui.

— Je lui dois la vie.

— À Antonia ?

— Oui.

— Comment cela ?

— Que t’importe !…

Le géant salua de nouveau le trappeur et n’insista pas ; depuis qu’il ne craignait plus Lennox comme sorcier, il l’admirait comme héros !

— Comte, ayons bon espoir, s’écria Joaquin, radieux. À présent que je nie le hasard, je vois dans le changement de Lennox le doigt de Dieu, et j’augure bien de ce miracle pour la réussite de nos projets futurs. Lennox, cet homme, est le mari d’Antonia… c’est le plus noble cœur qui ait jamais battu sous une poitrine rouge ou blanche. Aime-le comme tu m’aimais jadis, comme tu m’aimes encore.

Le trappeur avait repris sa contenance glaciale ; il considéra longtemps gravement le comte d’Ambron, puis de sa voix monotone :

— Je ne suis pas injuste, lui dit-il, je reconnais qu’il y a parfois, par hasard, des faces pâles qui ont du cœur !… Tu me plais… tu peux compter sur moi. Allons, asseyons-nous, et commençons le conseil de guerre. Ainsi que le remarquait naguère Joaquin, les moments sont précieux ! Approche-toi aussi, ajouta Lennox en se retournant vers Grandjean, qui se tenait modestement et respectueusement à l’écart. Une bonne carabine peut donner un bon conseil !


Le Canadien, rougissant d’orgueil et de joie, s’empressa d’obéir.

— By God ! pensait-il en prenant place à côté du Batteur d’Estrade, que la vie est donc une drôle de chose ! Qui diable s’imaginerait que les quatre personnages les plus remarquables de tout le désert mettent en ce moment en commun leur expérience, leur courage, leur dévouement, et sont sur le point de risquer gratis leur existence ? Pourquoi ? pour faire rendre quelques jours plus tôt à son mari une petite femme qui a été enlevée par un amoureux !… Franchement, c’est bête !… Bah ! c’est moi, au contraire, qui suis un sot !… Cette femme n’a-t-elle pas une âme ?