Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/II

A. Cadot (tome IIIp. 29-32).

II

L’ENTRETIEN.


Il faudrait l’inimitable pinceau du divin Raphaël pour rendre la pudique confusion mêlée de ravissement qui rayonnait du visage d’Antonia, lorsqu’elle se dégagea doucement des bras de M. d’Ambron.

Le contact des lèvres du jeune homme avec son front y avait mis comme une resplendissante auréole de bonheur ! Antonia offrait en ce moment l’alliance visible et, hélas ! si rare, de la beauté plastique absolue et de la beauté de l’âme !… On aurait pu la comparer, sans exagération, à une apparition céleste !

Quant à M. d’Ambron, sa joie, tempérée par l’expérience des choses de la vie, avait une gravité à la fois virile et mélancolique ; il trouvait son rêve trop enivrant pour ne point penser avec effroi à l’heure du réveil, et il réunissait ses forces, afin de ne pas faiblir lorsque la réalité viendrait le dissiper.

Quelque spontané et démonstratif qu’eût été l’élan des deux jeunes gens, il ne fixait pourtant pas d’une façon précise la nouvelle position qu’ils allaient prendre vis-à-vis l’un de l’autre : un frère et une sœur pouvaient, en se revoyant après une longue absence, se livrer à de semblables transports.

Le comte comprenait parfaitement, et Antonia sentait que le premier mot qui serait prononcé dans cette entrevue allait déterminer la nature de leurs rapports ultérieurs ; aussi M. d’Ambron gardait-il le silence, et fut-ce Antonia qui prit la parole :

— Don Luis, mon frère, que je suis donc heureuse de votre arrivée ! s’écria-t-elle. Oh ! ne regrettez ni les fatigues ni les privations de la route ! c’est le ciel qui vous envoie… demain il eût été trop tard !

— Que dites-vous, Antonia ?

— Rien… rien… Un danger dont j’étais menacée et que votre présence a éloigné, du moins je l’espère.

— Vous couriez un danger, vous, Antonia ! et lequel ? demanda M. d’Ambron d’une voix qu’il s’efforçait en vain de rendre calme, et qui décelait une puissante et généreuse colère ; expliquez-vous, je vous en conjure !

— Plus tard, don Luis ; rien ne nous presse ; ne comptez-vous point séjourner quelque temps au rancho, ou bien êtes-vous ici seulement de passage ?

La tendre inquiétude qui agitait la voix d’Antonia n’échappa pas au jeune homme ; il l’en remercia par un regard d’une ineffable tendresse.

— Je suis venu à la Ventana dans le seul but de vous voir, Antonia, ma sœur bien-aimée, dit-il, et le soin d’aucun intérêt ne m’appelle ailleurs.

— Ainsi, vous resterez ici… quelque temps ?

— Je l’ignore encore, mais je l’espère !…

— Mon Dieu, reprit vivement la jeune fille, et moi qui vous retiens debout, lorsque vous tombez sans doute de fatigue… car vous avez dû partir hier au soir de Guaymas…

— Non, Antonia, ce matin, à huit heures, c’est-à-dire cinq minutes après que j’ai pu parvenir à me procurer un cheval…

— C’est impossible, don Luis, vous vous trompez !…

— Nullement, Antonia.

— Mais il est à peine midi !

— Midi moins un quart, répondit M. d’Ambron, en souriant et après avoir consulté sa montre.

— Il y a seize lieues de Guaymas à la Ventana !

— On le prétend !…

— Et vous avez franchi une pareille distance en moins de quatre heures ?…

La jeune fille allait poursuivre, mais elle s’arrêta ; elle était vivement émue ; elle soupçonnait enfin la cause de l’empressement déployé par le comte pour arriver au rancho.

— Pendant que l’on prépare votre déjeuner, don Luis, dit-elle, venez donc vous reposer.

M. d’Ambron suivait Antonia, lorsqu’il aperçut l’illustre Panocha qui le regardait d’un œil en même temps triste et respectueux.

— Bonjour, don Andrès, dit-il en lui tendant la main.

Cette action troubla profondément le Mexicain ; ce ne fut qu’après s’être livré à une pantomime des plus courtoises qu’il répondit à la politesse du jeune homme.

— Quel malheur que je n’aie pas connu le titre du señor don Luis, lors de son premier séjour à la Ventana ! murmura-t-il ensuite d’un air humilié et chagrin, je n’aurais pas compromis auprès de lui ma qualité d’hidalgo, ainsi que je l’ai fait, en m’occupant des travaux des champs. Lui, comte ! qui s’en serait douté ? ses manières sont si naturelles, sa tenue est si simple ! Il ne sait pas porter son titre, c’est vrai ; mais, en revanche, c’est un excellent cœur ! Et puis, c’est toujours flatteur pour moi d’avoir un comte pour ami. Il faudra que j’aille demain à Guaymas acheter un nouveau costume de cavalier. Pourvu, toutefois, qu’il ne se rappelle plus qu’il m’a jadis donné une gratification de trois onces que j’ai sottement acceptée ! Bah ! il ne doit pas se souvenir de ce détail… Et puis, entre gentilshommes, les questions d’argent n’ont aucune importance. Je m’arrangerai de façon à amener, un de ces jours, la conversation sur ce prêt. La reconnaissance d’une dette n’oblige pas à son payement.

C’était dans un petit salon, meublé avec plus de luxe et de goût qu’on n’eût pu s’attendre à en rencontrer dans une ferme isolée, qu’Antonia avait conduit le comte. Dès que M. d’Ambron se trouva seul avec la jeune fille, son visage prit une expression de gravité presque sévère, et regardant fixement la délicieuse enfant :

— Antonia, lui dit-il, maintenant que personne ne peut nous entendre, je vous répète ma question de tout à l’heure : Quel est donc le danger que vous avez couru et que mon arrivée a éloigné de vous ?…

Cette demande, formulée avec une froideur pleine de tristesse, troubla étrangement la jeune fille et la fit, pour la première fois de sa vie, reculer devant la vérité.

— Ce danger, don Luis, n’a peut-être jamais existé que dans mon imagination, dit-elle avec un embarras plein de charme. Il ne s’est révélé à moi que par un pressentiment, et vous conviendrez que c’est là une preuve bien futile, et bien légère pour motiver une accusation…

Cette explication assez vague parut augmenter la tristesse du comte.

— Antonia, reprit-il après un court silence, permettez-moi de vous avouer que je ne retrouve plus dans cette réponse votre candide simplicité de jadis. Je ne vous cacherai pas que je suis aussi affligé des réticences de votre langage, qu’étonné d’une expression que vous avez employée.

— Quelle est cette expression, don Luis ? demanda Antonia en affectant de sourire, tandis que les larmes lui montaient aux yeux, car le ton de M. d’Ambron lui avait causé une douloureuse stupéfaction.

— Celle de pressentiment ! c’est là un mot, Antonia, que vous ne connaissiez pas, lorsque j’ai eu le plaisir de vous voir pour la première fois !

— C’est vrai, don Luis…

— Et qui donc vous l’a appris depuis lors, ce mot ?

— Un étranger qui, blessé par Andrès, est resté près de six semaines malade au rancho.

— Cet étranger se nommait ?

— Don Enrique…

— C’est du marquis de Hallay que vous parlez sans doute en ce moment, n’est-ce pas, Antonia ? reprit le jeune homme avec une froideur qu’un observateur aurait admirée comme l’indice d’une grande force d’âme, car elle servait évidemment à dissimuler une douloureuse anxiété.

— Oui, don Luis, c’est en effet du marquis de Hallay que je parle.

À la pénible hésitation avec laquelle Antonia prononça ce nom, à la subite rougeur qui monta à ses joues dès qu’il fut sorti comme à regret de ses lèvres, M. d’Ambron devint d’une pâleur livide ; toutefois aucun mouvement d’impatience nerveuse, aucun tressaillement des muscles de son visage n’accentua davantage la poignante émotion qu’il éprouvait.

— Des questions oiseuses, et sur lesquelles je vous demanderai cependant la permission de revenir plus tard, ne doivent pas me faire perdre de vue l’intérêt de votre sûreté, Antonia, dit-il. Ce danger qui vous était signalé par un pressentiment, peut être en effet une réalité encore menaçante… Soyez assez bonne, je vous en prie, pour compléter vos explications…

— Je vous assure, don Luis, que je ne vous ai rien caché de la vérité !… J’étais assise hier, un peu avant la tombée de la nuit, dans le jardin du rancho, lorsque j’ai ressenti tout à coup, et sans aucun motif, un effroi terrible… Un froid glacial arrêta les battements de mon cœur… Je crus que j’allais mourir !… Mais non, je me tais, car vous vous moqueriez, don Luis, de ma sotte et puérile pusillanimité…

— De grâce, poursuivez, Antonia…

Tremblante, je tombai à genoux : vous savez, don Luis, que je ne suis pas peureuse, et je me mis à prier… Je voyais un affreux malheur planer, ainsi qu’un sinistre oiseau de proie, au-dessus de ma tête… C’était quelque chose de noir comme un nuage de tempêtes, de menaçant comme l’aigle des montagnes Rocheuses… Ce que je vous dis là ressemble à de la folie, n’est-ce pas ? Que voulez-vous ? les pressentiments ne se racontent pas, et pourtant ils ont comme une forme que le regard croit saisir. Vraiment, don Luis, ce n’est pas bien à vous de me pousser, par votre air triste et mécontent, à de pareilles confidences. Vous me raillerez ensuite, et vous aurez raison. Eh bien ! n’importe, je préfère encore votre gaieté moqueuse au doute que mon silence vous aurait donné de ma sincérité.

La noble et mobile physionomie du comte exprimait en ce moment des sentiments si multiples et si contradictoires, qu’il eût été impossible de savoir qui l’emportait en lui de la joie ou de la douleur.

— Et depuis hier, il ne s’est produit aucun événement de nature à confirmer votre pressentiment, Antonia ?

La jeune fille resta silencieuse.

— Mais répondez-moi donc ! s’écria M. d’Ambron avec une impatience qui n’était que l’écho affaibli de l’anxiété à laquelle il était intérieurement en proie. Personne, aucun étranger n’est venu au rancho ?

Antonia essaya de sourire ; mais l’agitation de sa poitrine, la pâleur de ses joues, l’humidité de ses yeux qu’elle n’osait remuer, dans la crainte de donner passage à ses larmes, démentaient et détruisaient énergiquement ce vaillant effort d’une fausse indifférence.

— Se taire, c’est mentir, murmura-t-elle accablée. Oh ! je ne veux pourtant point qu’il me méprise !

— Eh bien ! Antonia ?

— Oui, don Luis, en effet, des hôtes ont passé la nuit au rancho !

— Ah ! Et quels étaient ces hôtes ?

— Le Canadien Grandjean… et…

— Et ?… Mais achevez donc, Antonia !

La jeune fille fit un appel désespéré à toute sa force de volonté pour répondre ; mais sa faiblesse trahit son courage ; elle ne put prononcer qu’une seule syllabe :

Elle ! dit-elle d’une voix brisée par l’émotion.

Cette syllabe produisit un prodigieux changement dans la contenance du comte. La colère si pleine d’amertume qui débordait de son cœur, et qu’il avait tant de mal à contenir, se fondit en une incommensurable tendresse ; et une larme, que, dans son loyal repentir, il était fier de laisser voir, glissa de ses paupières.

— Miss Mary était hier ici ? reprit-il.

— Oui, don Luis. Elle est partie ce matin, un peu avant Votre arrivée.

Le jeune homme hésita avant de poursuivre.

— Et elle vous a menacée, cette femme ?

— Je ne sais pas, don Luis… je ne me souviens plus ; mais elle m’a rendue bien malheureuse !

— Que vous a-t-elle dit ? Que voulait-elle ?

— Ce qu’elle me voulait… je l’ai oublié… ce qu’elle m’a dit… oh ! c’était affreux !

— Parlez, Antonia… mais parlez donc !…

— Elle m’a appris qu’elle vous aimait et qu’elle deviendrait un jour votre femme. Don Luis, je vous en conjure, au nom de mon amitié, au nom de votre bonheur, n’épousez pas cette miss Mary ! Vous êtes un grand seigneur, m’a-t-elle dit. En Europe, les grands seigneurs ont le droit, n’est-ce pas, de prétendre à tout ? Ne vous pressez donc pas, don Luis, de conclure une alliance qui vous rendrait misérable à tout jamais. Une fois de retour dans votre patrie, en France, vous choisirez une femme digne de vous, une femme bonne et instruite, dont vous aurez le droit d’être fier. N’allez pas vous imaginer, don Luis, que je veuille nuire par méchanceté à cette miss Mary ; non, non ; je vous jure que si je lui croyais des sentiments généreux, je serais la première à faire son éloge. Vous ne doutez pas de mes paroles, n’est-il pas vrai ? Quel intérêt aurais-je à agir autrement ? aucun ; au contraire. Ne serais-je pas heureuse de votre bonheur ? oh ! bien heureuse ! Du reste, je n’ai pas caché à cette miss Mary que, si je me retrouvais jamais avec vous, don Luis, je vous supplierais de ne pas lier votre sort au sien. Je ne prétends pourtant pas qu’elle ne vous aime point, don Luis. Il me semble qu’elle vous aime ; elle doit vous aimer ; mais ce dont je suis certaine, c’est qu’elle vous rendrait bien malheureux. Oh ! n’est-ce pas que vous ne l’épouserez pas ?

— Moi, épouser cette femme ! s’écria le comte avec une indignation pleine d’une méprisante colère, ah ! jamais, Antonia… je n’y consentirais pas quand bien même il s’agirait de sauver ma vie !

— Oh ! merci, Luis, de cette assurance ! Je ne saurais vous exprimer la joie qu’elle me cause !

M. d’Ambron parvint, non sans peine, à contenir l’attendrissement qu’il ressentait.

— Antonia, dit-il, vous avez accueilli par un généreux silence la question que je vous ai adressée au sujet des intentions de miss Mary, et vous avez eu tort !… Vous ne connaissez pas, enfant, de quelles terribles explosions sont capables certaines passions. Votre sainte ignorance ne soupçonne pas à quelles extrémités peut se porter l’amour-propre froissé !… Les femmes, lorsqu’elles sortent de la voie d’abnégation et de dévouement que Dieu leur a tracée, lorsqu’elles se dépouillent de l’essence presque divine qui forme le fond de leur nature, ne reculent devant rien !… Vous ne me persuaderez jamais que miss Mary vous ait abordée et quittée avec des paroles de paix ! La rage était dans son cœur ; la menace a dû monter à ses lèvres !… Ces menaces, Antonia, vous seriez imprudente de les dédaigner… coupable d’amitié envers moi si vous ne me les répétiez pas !… On prévient un malheur plus aisément qu’on ne le répare !… Antonia, de grâce, je vous en conjure à mains jointes, rapportez-moi toute la conversation que vous avez eue avec miss Mary !

— Non, Luis, répondit la jeune fille avec une fermeté que tempérait la douceur de sa voix. Et puis, à présent que vous m’avez promis que vous ne l’épouserez jamais, quel malheur pourrait-il m’arriver ? Je n’ai plus rien à craindre.

M. d’Ambron n’insista pas ; il se promettait probablement de revenir sur ce sujet par des voies détournées ; car la connaissance qu’il avait du caractère de l’Américaine lui imposait des craintes motivées.

— Maintenant, Antonia, dit-il, laissez-moi vous demander une dernière explication ; car je ne vous cacherai pas que j’aurai plus tard mille autres questions à vous adresser sur ce qui vous est arrivé depuis mon départ de la Ventana…

— Quelle est cette explication, don Luis ?

— Andrès, m’avez-vous appris, a blessé d’un coup de couteau le marquis de Hallay ?

— Oui, c’est vrai !

— Je ne comprends pas, Antonia, comment le marquis a pu se laisser blesser par Andrès, puis ensuite comment, ayant été blessé, il n’a pas pris plus tard une éclatante revanche ! Il faut que le motif qui ait déterminé la scène de violence entre M. de Hallay et Andrès ait été une chose tout à fait exceptionnelle. C’est ce motif que je désirerais connaître.

La confusion que la demande de M. d’Ambron causa à Antonia ne saurait se décrire ; elle baissa la tête d’un air accablé, et ne songea même pas à s’excuser de son silence.

Ce fut après avoir attendu en vain pendant assez longtemps que le comte reprit la parole.

— Antonia, dit-il, au lieu de vous adresser une question qui vous embarrasse si fort, j’aurais pu faire parler Andrès ; mais je ne vous dissimulerai pas qu’interroger des subalternes sur la conduite de leurs maîtres (car j’ai le pressentiment, moi aussi, que vous n’avez pas été étrangère à ce sanglant événement) n’a jamais été dans mes habitudes. Cependant l’amitié que je vous porte est si grande, si entière, que, quelque répugnance que j’éprouve à recourir à de pareils moyens, je me résoudrai pour une fois à les employer. Toutefois, je devais auparavant vous prévenir de mon intention ; m’autorisez-vous donc à questionner Andrès ?

Antonia hésitait, lorsque l’illustre Panocha vint annoncer en personne que le déjeuner préparé pour M. d’Ambron l’attendait dans la salle à manger.

Panocha avait remis son costume de Figaro, et il était d’une gravité solennelle.

— J’ai appris, señor Andrès, lui dit le jeune homme, que vous avez eu une querelle avec don Enrique ?

— Une querelle, moi, avec le marquis de Hallay ? Oh ! nullement, señor comte ; je l’ai châtié… voilà tout.

— Châtié ! de quel droit, et à quel propos ?

— Du droit que possède tout honnête hidalgo de défendre une femme qu’un misérable veut outrager… déshonorer !

M. d’Ambron poussa une exclamation de rage qui fit bondir Panocha de peur ; puis, se levant, il prit la main du Mexicain dans la sienne, et, la serrant avec force, il lui dit :

— Don Andrès, si jamais vous avez besoin de moi, n’oubliez pas que mon bras et ma bourse seront toujours à votre disposition.

Le Mexicain, ébahi et ravi, trouva trop tard une réponse ; M. d’Ambron était allé rejoindre Antonia, qui s’était précipitamment éloignée du salon.