Le Batteur d'estrade (Duplessis)/I/XXVIII

A. Cadot (tome IIIp. 23-26).

XXVIII

LES DEUX LETTRES.

À quelques pas de l’endroit où les deux jeunes filles s’étaient rencontrées, se trouvait un banc de gazon ; l’Américaine le désigna du geste à sa rivale.

— Notre conversation sera peut-être longue, lui dit-elle ; asseyons-nous.

Antonia obéit machinalement à cette invitation, et miss Mary, s’étant placée près d’elle, reprit la parole :

— Señorita, lui dit-elle, vous avez parfaitement le droit de vous refuser à répondre à mes questions, mais soyez persuadée que votre silence serait nuisible à vos intérêts ! J’ai sur vous un grand avantage : celui de savoir ce que je veux, tandis que vous vous ignorez quelles sont mes intentions !… La lutte, si lutte il y a, ne serait donc pas égale ! Croyez-moi, Antonia : le parti le plus sage et le plus avantageux que vous ayez à prendre, c’est de vous confier à ma générosité.

Après ce préambule, moitié menaçant, moitié doucereux, l’Américaine fit une légère pause ; Antonia en profita pour répondre :

— Doña Maria, épargnez-moi toutes ces précautions inutiles, tous ces discours superflus, et allez droit au but !… Quel malheur ou quel sacrifice avez-vous à m’annoncer ou à me demander ?

— Vous vous méprenez totalement sur mes intentions, Antonia… je n’ai que votre bonheur en vue… pourvu toutefois, je vous le répète, que je vous trouve raisonnable…

— Ainsi, señora, c’est uniquement le désir de me rendre service qui vous a fait abandonner votre famille et entreprendre un long voyage !… En vérité, il faut, pour me raconter de pareilles choses, que vous ayez une bien triste opinion de mon bon sens et de mon jugement ?

Soit qu’elle tînt compte de la recommandation de sa rivale, soit plutôt qu’il entrât dans son plan de brusquer l’attaque, l’Américaine laissa de côté ses hypocrites protestations de bienveillance, et passa à l’action.

—Y a-t-il longtemps que vous avez reçu des nouvelles du comte d’Ambron ? demanda-t-elle lentement et en regardant fixement sa rivale.

L’Américaine fut déçue dans son attente ; nulle trace d’émotion n’apparut sur le délicieux visage de la jeune fille, et ce fut d’une voix très-calme qu’elle répondit :

— C’est aujourd’hui la première fois que j’entends ce nom, señora Maria, je ne connais pas le comte d’Ambron !

— Vous ne savez pas qui est le comte d’Ambron ?

— Je présume, d’après ce que j’ai lu dans des livres où il est raconté des histoires d’Europe, que le comte doit être un grand seigneur ; mais son nom, je vous le répète, m’est complètement étranger.

— Ah ! vous avez raison, j’oubliais que, quand le comte voyage, il prend un simple prénom. C’est de don Luis que je veux parler !

Au nom de don Luis, un nuage de pourpre monta aux joues d’Antonia, et une joie immense brilla dans ses yeux.

— Don Luis, répéta-t-elle d’une voix dont l’accent chastement passionné ne saurait se rendre, vous connaissez don Luis, señora ? Oh ! alors je ne vous crains plus, vous ne sauriez être méchante !

L’élan d’Antonia avait été trop spontané, trop entier pour qu’on pût l’interpréter de deux façons différentes. Il décelait une vive tendresse. L’Américaine était pâle comme une morte ; toute sa vie semblait s’être réfugiée dans son regard, qui resplendissait d’un sauvage éclat.

Mais bientôt la mobile et adorable physionomie d’Antonia changea d’expression ; son front se chargea de tristesse, sa bouche cessa de sourire, ses yeux inondés de langueur prirent une sombre fixité, et sa voix, au lieu des notes perlées qui lui étaient habituelles, eut des syllabes brèves et saccadées.

— Ce n’est pas don Luis qui vous a envoyée près de moi, señora, s’écria-t-elle. Vous vous êtes même rendue ici à son insu… et cela parce que vous êtes jalouse…

Pendant quelques instants, la stupéfaction fit place, chez l’Américaine, à la colère ; la métamorphose qui venait de s’opérer dans Antonia lui montrait sa rivale sous un aspect tout nouveau.

L’étonnement de miss Mary n’échappa pas à Antonia.

— Mon langage vous surprend, señora, continua-t-elle, et je le conçois. Les renseignements que vous avez dû prendre sur moi, vous ont dépeint une espèce de campagnarde sotte et crédule, passant son temps à dormir et à chasser, n’ayant en fait d’amis que de farouches et grossiers Indiens et ne sachant rien des choses de la vie ! J’ai pu être telle, en effet ; mais depuis quatre mois une révolution complète s’est faite en moi !… C’est sans doute la honte que j’ai éprouvée en m’apercevant à la fin de mon ignorance qui en a été la cause ! J’ai, depuis lors, beaucoup réfléchi !… Aujourd’hui mes yeux voient la lumière. Que voulez-vous de moi, señora ? Parlez !… Je crois que je saurai vous comprendre !…

Un long et solennel silence suivit ces paroles d’Antonia ; cette fois le combat était sérieusement engagé.

— Je suis loin de me plaindre de ce changement, dit enfin miss Mary ; il me rend toute ma force !… Antonia, mon cœur est tout entier au comte d’Ambron, et c’est son amour que je viens vous disputer ! Je sais que M. d’Ambron, conseillé par l’ennui, sollicité par l’oisiveté, a paru s’occuper de vous lors de son séjour à la Ventana… Ces prétendus hommages que, dans votre crédule inexpérience, vous avez pris au sérieux, vous ont tourné la tête ! Vous vous êtes laissée aller à des rêves extravagants, insensés ! Antonia, voici l’heure du réveil ! Abandonnez vos chimériques et irréalisables espérances, et ma généreuse amitié vous dédommagera amplement de votre sacrifice… Je suis riche ; je me chargerai de votre sort… je vous marierai à un caballero !… Si jamais le malheur vous atteignait, ma bourse vous serait toujours ouverte ! je ne vous abandonnerai jamais !… Ne m’interrompez pas, je n’ai point encore achevé… Maintenant, si, un misérable amour-propre l’emportant sur votre raison, vous aviez la pensée de me résister, oh ! alors, Antonia, prenez garde à vous !… Avec de l’or et de la volonté on brise tous les obstacles, vous seriez perdue, car, je vous le répète, je suis riche, et je ne reculerai devant aucune extrémité !… Du reste, remarquez, Antonia, que ce que je veux bien qualifier de sacrifice pour avoir le droit de vous récompenser n’en est pas un !… Votre présomption ne va sans doute pas jusqu’à croire que le comte d’Ambron vous donnera son nom ?…

— Don Luis va donc venir, que vous avez peur ! s’écria la jeune fille avec une joie qu’elle ne chercha pas à cacher. Rassurez-vous, señora ; j’ignorais que don Luis fût un grand seigneur ; mais l’espoir d’unir mon sort au sien n’a pris et ne prendra jamais place dans mes rêves. Vous exprimer mon affection pour don Luis, je ne le saurais ! Il me semble que j’étais née pour être sa sœur. Mon seul désir est de le savoir heureux. Aussi, la joie que vous venez de me causer en m’apprenant qu’il appartient à une illustre famille est immense, car il paraît qu’en Europe les grands seigneurs sont les élus de la fortune ; du moins, ai-je lu cela dans les livres !… Maintenant, si, par un bonheur que votre démarche me fait presque espérer, don Luis arrivait au rancho, je ne vous cache pas que je ferai tous mes efforts, s’il vous aime, pour l’éloigner de vous ; et cela, señora, non pas parce que je suis jalouse de vous, mais parce que je vous crois méchante, et suis persuadée que, malgré votre fortune, don Luis serait malheureux avec vous !…

— Ainsi, vous refusez mes offres, Antonia ?

— Vos offres, señora ? répondit la jeune fille avec une fierté tellement naturelle et aisée, qu’une princesse du sang du siècle de Louis XIV ne l’aurait point désavouée.

L’Américaine demeura pendant quelques minutes sans reprendre la conversation. Elle ne pouvait admettre le désintéressement, et cependant elle était convaincue de la sincérité de sa rivale.

En ce moment, le galop d’un cheval lancé à fond de train attira l’attention des deux jeunes filles ; miss Mary tressaillit.

— Serait-il trop tard ? murmura-t-elle. Oh ! maudite soit l’indécision qui nous a fait perdre un temps si précieux à Guaymas !

L’Américaine se leva avec agitation.

— Oh ! ce n’est pas lui, señora, dit tranquillement Antonia. C’est sans doute quelque voyageur égaré pendant la nuit dernière qui vient demander ce matin l’hospitalité au rancho. Permettez que j’aille le recevoir.

Antonia allait partir, lorsque la vue du Canadien, qui s’avançait vers elle à grandes enjambées, la retint à sa place. Quelques secondes après, Grandjean se présentait devant les deux jeunes filles et tendait à l’Américaine une lettre énorme.

— Qu’est ceci, master Grandjean ?

— Un paquet à votre adresse, arrivé hier à Guaymas une demi-heure après notre départ, et que votre hôtesse vous a expédié tout de suite, espérant que l’on vous rejoindrait en route. Si le courrier chargé de cette lettre est en retard, c’est qu’il s’est d’abord rendu au rancho de Buenavista, où il croyait vous trouver. Son cheval est à moitié mort de fatigue ; c’est vraiment pitié d’abîmer ainsi de braves animaux pour porter quoi ? des feuilles de papier !

Pendant que le Canadien exprimait ainsi son indignation, miss Mary avait décacheté la lettre et en prenait connaissance.

— Voici pour vous, master Grandjean, dit-elle en passant au Canadien un billet.

— De Villequier ! s’écria le géant avec une joyeuse émotion. Les pays ne m’oublient pas. Voyons ce qu’ils me disent.

Et il brisa maladroitement le cachet.

Grandjean commençait sa lecture lorsque miss Mary achevait la sienne ; deux exclamations poussées, la première par le géant, la seconde par l’Américaine, retentirent en même temps.

La lettre adressée au Canadien débutait par ces mots :


« Cher et généreux cousin, reviens vite, vite parmi nous, et apporte beaucoup d’argent… La place d’adjoint au maire est vacante ! On t’attend pour te la donner, etc. »


Les premières lignes de la missive reçue par l’Américaine disaient :


« Chère et honorée demoiselle et fille, défiez-vous des farines et surveillez les cuirs. La farine a baissé d’un dollar sur la place de San-Francisco, et les cuirs ont monté de quatre cents, etc.

« Post-Scriptum. Je vous expédie cette lettre par un navire que le comte d’Ambron a frété pour lui seul et sur lequel il se rend à Guaymas.

« Décidément ce gentleman est fort riche. Si vous le rencontrez, soyez aimable avec lui. Mon digne et excellent ami Wiseman est mort avant-hier, chez moi, dans mes bras, à la suite d’une indigestion. Je reste chargé de liquider sa succession. Ce Wiseman était une brute qui buvait trop de brandy. C’est un grand chagrin pour mon cœur que la mort de ce digne homme. Si vous avez besoin d’argent, vous pouvez tirer à dix jours de vue sur moi ; j’ai des fonds disponibles.

« Je vous salue, ma fille, et vous souhaite une bonne santé. Surtout, surveillez les cuirs.

« Votre père,
« Sharp and C°. »


Pendant que l’Américaine et le Canadien prenaient connaissance des lettres qu’ils venaient de recevoir, Antonia s’était éloignée.

— Adjoint du maire de Villequier ! dit Grandjean sans achever sa lecture, oh ! ce serait trop de bonheur, l’hésitation ne m’est pas permise ; je dois partir !… Partir ! mais je suis fou ; hélas ! il me faut renoncer à ce beau rêve ! Je ne possède que quelques piastres, à peine de quoi payer mon passage, et mon cousin me prévient que j’aie à apporter beaucoup d’argent. Il a raison ; on ne peut nommer adjoint au maire un gueux ou un vagabond. Ah ! je donnerais ma main droite pour posséder de la fortune.

— Le comte d’Ambron au rancho de la Ventana ! murmurait de son côté miss Mary avec accablement, ah ! je suis perdue !… mais qui sait ?… Quelque vive que soit son impatience de revoir l’irrésistible et séduisante Antonia, le Comte n’aura sans doute pu partir hier de Guaymas ! Il lui aura fallu acheter un cheval… chercher un domestique… Non… rien n’est encore désespéré… il me reste vingt-quatre heures pour agir…

Miss Mary se tourna vers le Canadien, et d’une voix rapide :

— Master Grandjean, lui dit-elle, voulez-vous gagner une fortune ?

— By God !… si je le veux !… jamais je ne l’ai souhaité autant qu’à présent.

— Cela ne dépend que de vous !

— Alors, je suis riche… que faut-il faire ?

— Obéir aveuglément à mes ordres !

— Quels qu’ils soient, si vous me payez comptant on pourvu même que vous me donniez de sérieuses garanties, j’y obéirai !…

— Quels qu’ils, soient, master Grandjean ? répéta miss Mary en soulignant chaque mot de cette phrase.

— Oui… dussé-je plus tard m’en repentir ! Adjoint du maire à Villequier !… Excepté le señor Joaquin Dick, il n’y a personne au monde que, sur un signe de vous, miss Mary, je ne sois disposé à rifler.

— Bien, master Grandjean ! Suivez-moi.

L’Américaine et le Canadien s’éloignèrent ensemble dans une direction opposée au rancho : ils craignaient des oreilles curieuses ou indiscrètes.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.