Le Batteur d'estrade (Duplessis)/I/XV

A. Cadot (Tome IIp. 22-26).

XV

UN VRAI GENTILHOMME.


Le lendemain du dîner donné par Master Sharp, Joaquin Dick, exact à son rendez-vous, frappait à six heures précises du matin à la porte d’une belle maison bâtie en briques et située au coin de Washington-street, en face d’un immense square ; c’était là que demeurait le comte.

Au premier coup de marteau, un domestique se présenta.

M. d’Ambron est-il visible ? demanda le Batteur d’Estrade en français.

— Monsieur veut-il prendre la peine de me dire son nom ?

— Joaquin Dick.

À la façon dont le domestique s’inclina d’abord, puis ensuite s’effaça pour laisser passer le matinal visiteur, il est incontestable qu’il avait dû recevoir des ordres. Joaquin était habillé à l’européenne : sa redingote et son pantalon, de couleur sombre, sortait certainement de l’un des meilleurs ateliers de Paris ; la soyeuse et riche finesse de leur tissu, leur coupe sévère et éloignée de toute exagération, ne laissaient aucun doute à cet égard ; il y avait, entre ces vêtements et ceux que la pacotille expédie à San-Francisco, toute la distance qui sépare l’art du métier. Joaquin ne portait ni bagues, ni chaînes, ni bijoux : un Américain aurait trouvé sa toilette un peu mesquine.


L’accueil du jeune homme manqua d’élan, il ne lui offrit pas la main.

Ce fut dans un petit salon attenant à sa chambre à coucher que M. d’Ambron reçut le Batteur d’Estrade. L’accueil du jeune homme, quoique cordial et affectueux, manqua d’élan ; il ne lui offrit pas la main.

Joaquin ne parut nullement remarquer cette espèce de réserve ; il s’assit sur une causeuse, alluma une cigarette, et s’adressant à M. d’Ambron avec le même ton de familiarité et de laisser-aller qu’il employait toujours vis-à-vis de lui :

— Cher comte, dit-il, j’ai, avant toute chose, à m’acquitter d’une commission auprès de vous. Miss Mary m’a chargé de vous faire des reproches pour la précipitation avec laquelle vous vous êtes éloigné hier soir, après votre première tasse de thé… C’est une bien jolie personne, que cette jeune fille, n’est-il pas vrai ?

— J’avais hâte de vous voir, señor Joaquin, dit M. d’Ambron, sans répondre à la question du Batteur d’Estrade. L’insomnie ne m’a pas laissé goûter cette nuit un instant de repos.

— Vous avez pensé à miss Mary ?

Le jeune homme ne put retenir un geste d’impatience.

— Señor Joaquin, dit-il, notre entretien de ce matin doit être, si je ne m’abuse et si je m’en rapporte à vos paroles d’hier, d’une si grande importance, que nous ne saurions, il me semble, entrer trop tôt en matière.

— Mais cet entretien est déjà commencé ! Je vous assure, comte, que j’attache beaucoup de prix à connaître votre opinion sur miss Mary. Ne vous arrêtez pas à l’allure un peu irrégulière de mon dialogue ; je hais les longues et pompeuses périodes, et je traite les choses les plus importantes de la vie avec un semblant de légèreté que vous auriez tort de prendre pour de l’insouciance… cela tient souvent à une disposition nerveuse de mon esprit, voilà tout ! Au fond, je suis très-sérieux ! Que pensez-vous de miss Mary ?

— Miss Mary ressemble à toutes les jeunes Américaines ; elle a le teint blanc, les cheveux blonds et le cœur vide ! Maintenant…

— Ainsi, son éclatante beauté n’a produit aucune impression sur vous ?

— Aucune !… Vous souriez… pourquoi ?

— Demander à un homme la cause d’un sourire, c’est l’exposer la plupart du temps à commettre une grossièreté ou un mensonge, car le sourire est presque toujours le reflet d’une arrière-pensée ; on le motive, mais on ne l’explique pas ! L’éclatante beauté de miss Mary n’a produit aucune impression sur vous ! Soit, c’est convenu ! je vous crois !… Tant pis !…

— Pourquoi cela, tant pis ?

— Ce mot m’est échappé ! Je vous le répète, je suis très-nerveux ce matin. Ce n’est pas que l’insomnie m’ait agité le sang… je ne dors jamais… mais j’ai réfléchi cette nuit plus que de coutume, et mon cerveau est à la fois fatigué et irrité…

Le Batteur d’Estrade se leva de dessus la causeuse, fit quelques tours dans le salon, et revenant s’asseoir :

— Cher comte, dit-il, nous ressemblons tous les deux en ce moment-ci, vous, malgré votre franchise, et moi, malgré mon indifférence, à deux adversaires qui, sur le terrain, se donnent mutuellement du fer, pour tâcher de deviner leurs intentions réciproques. Vous qui avez l’héroïsme pour spécialité, et qui ne le cédez en rien par votre chevaleresque générosité à l’illustre héros chanté par Cervantès, voulez-vous essuyer le premier feu ! Si vous n’êtes pas atteint, c’est-à-dire, si les explications que vous me donnerez ne tournent pas contre vous, je m’engage à vous offrir loyalement à mon tour ma poitrine, à me mettre entièrement à votre disposition ?

— J’accepte, señor Joaquin ! Seulement, n’oubliez pas que M. de Hallay peut se présenter d’un moment à l’autre, et couper court à notre entretien.

— Six heures viennent de sonner à peine… Le marquis ne vous enverra pas ses témoins avant midi ; nous avons donc plus de temps qu’il ne nous en faut !… voulez-vous que je commence ?

— Commencez !…

Le comte prit un fauteuil, s’assit en face du Batteur d’Estrade et attendit.

— Comte, reprit Joaquin Dick, tout en allumant une nouvelle cigarette, si mes souvenirs ne me font pas défaut, c’était Raoul, et non pas Louis d’Ambron que vous vous appeliez à Paris ? Quel motif vous a déterminé à changer ainsi votre véritable prénom de Raoul contre celui de Louis ?

— Un motif très-simple, c’est que le nom de Raoul manque de synonyme en espagnol. Du reste, le prénom de Louis figure également sur mon acte de naissance.

— Alors, c’est bien vous qui êtes le don Luis qui a séjourné quinze jours au rancho de la Ventana ?

— Oui !…

Le Batteur d’Estrade jeta sa cigarette à peine entamée, et affectant de sourire :

— Ce même don Luis, continua-t-il, qui donnait des conseils si pleins de sagesse à la señorita Antonia, l’accompagnait à la chasse et ne lui parlait jamais d’amour ?

— Señor Joaquin… ces détails…

— Permettez, cher comte, voici que vous allez oublier votre promesse ! votre rôle actuel est purement passif… votre tour viendra tout à l’heure… En attendant, vous avez à répondre simplement et sincèrement à mes questions. Je continue. Le souvenir d’Antonia n’est-il pas resté cher et présent à votre pensée ? N’avez-vous pas l’intention de retourner un de ces jours au rancho ?

Cette demande causa au comte une émotion visible, et que, du reste, il ne chercha pas à cacher.

— Il ne m’est pas permis de satisfaire votre curiosité à cet égard, Joaquin ! s’écria-t-il.

— De la discrétion à propos d’une petite fermière ?

— De la discrétion, non ; des doutes, oui ! Quant à celle que vous appelez une petite fermière, Joaquin, continua le jeune homme avec feu, si je n’ai pas été le jouet d’une illusion trop longue pour être probable, c’est la plus adorable créature qui soit jamais sortie des mains de Dieu !

Ce serait, en effet, une fort jolie maîtresse, qui, comme on dit en Europe, vous ferait honneur.

— Señor Joaquin !… interrompit le jeune homme d’un ton involontairement menaçant.

— Vous vous fâchez ?… Vraiment, je ne comprends rien à votre colère ! Ai-je donc affecté de croire que vous étiez disposé à donner votre nom à Antonia ? Nullement. Jamais cette monstrueuse idée n’a pris place dans mon cerveau. Vous êtes de trop bonne noblesse pour songer à une aussi ridicule mésalliance.

— Tenez, Joaquin, vous ne me connaissez pas. Laissez-moi vous apprendre quelle est ma manière d’envisager la vie, quels sont mes principes. Ces aveux vous guideront plus sûrement ensuite dans vos questions, dont, soit dit en passant, je ne puis encore deviner ni l’utilité ni la portée.

— Parlez, si bon vous semble… Nous avons au moins six heures devant nous !… Toutefois, je doute que vos explications me soient d’une grande utilité… Vous allez vous comparer à Caton !…

— Que Dieu me garde d’une telle fatuité ! Du reste, Caton n’est pas mon héros, loin de là, et je serais au désespoir de le prendre pour modèle ! Ce que je désire avant toute chose au monde, c’est, non pas d’éveiller l’admiration de mon entourage, mais bien de posséder ma propre estime ! La satisfaction de ma conscience me donne une force, un orgueil et un bien-être que je ne saurais vous exprimer… Le poids d’une mauvaise action m’écraserait, il me semble que je ne saurais le supporter. Ce que j’aime le plus après ma tranquillité, c’est le plaisir… j’en suis avide !… Caton, moi, allons donc ! vous êtes fou, Joaquin !… Il n’est pas un jeune homme dans Paris qui ait jeté plus joyeusement et plus facilement son or que je ne l’ai fait. Mon pied a foulé et des plus enviés boudoirs… mais il n’a jamais taché le sol pauvre et dénudé d’une honnête mansarde !… Si j’ai magnifiquement payé le vice, j’ai du moins toujours respecté la vertu !… Je suis fier de ma noblesse, parce qu’à cette noblesse se rattachent des traditions de loyauté, de courage et de tact ! Dans l’homme parvenu qui a bravement et honnêtement escaladé les obstacles qui s’opposaient à son élévation, je trouve un égal et un frère, et je lui tends la main ! Dans celui qui, pourvu par le hasard de sa naissance d’un nom glorieux dans les annales de la France, l’exploite indignement au profit de son ambition et de son intérêt, je vois un renégat et je ne daigne pas lui rendre son salut !… Je suis, ans ces circonstances, d’un inflexible orgueil ! Aussi, ai-je eu malheureusement beaucoup de duels ! Je dois ajouter que le sang versé dans ces rencontres m’a laissé sans le moindre remords, La justice de ma cause me paraissait si incontestable, si éclatante, que ces combats m’enivraient comme des joutes de tournoi. J’avais pour devise « l’honneur ! » Vous avez dû entendre souvent citer mon nom comme étant celui d’un duelliste : c’était non une calomnie, mais une erreur de la part du monde ; on jugeait mes actes sans connaître le mobile qui me faisait agir. C’est cette réputation imméritée qui m’a poussé à accepter le combat exceptionnel que vous m’avez jadis proposé à Paris. La cause de notre querelle, vous vous en souvenez, sans doute, était une insulte que vous aviez adressée à une femme que je considérais comme digne de tous les respects… j’appris plus tard que je m’étais trompé… À présent, Joaquin, si vous désirez descendre encore plus au fond de mon cœur, je ne vous Cacherai pas, qu’en songeant à la nullité de mon existence, j’éprouve parfois un sentiment qui tient le milieu entre l’ambition et l’envie ! Je me dis qu’il y a en moi une force que je suis coupable de laisser sans emploi, et je me prends à désirer d’héroïques aventures !… C’est cette aspiration à la fois indéterminée et vigoureuse qui m’a conduit en Californie ! Il m’a semblé que, sur cette terre où chacun cherchait de l’or, il y avait une place pour celui qui voudrait chercher seulement la gloire !… Quels sont mes projets ? Je n’en ai aucun de bien arrêté, mais j’entrevois déjà un horizon dont l’immensité sourit singulièrement à mon activité et à mes rêves !… Je viens de me montrer à vous tel que je suis, ou du moins tel que je crois être !… Maintenant, reprenez votre interrogatoire, je suis prêt à répondre à vos nouvelles questions.

Le Batteur d’Estrade avait écouté M. d’Ambron avec une attention qui approchait de la bienveillance et qui touchait presque à l’admiration.

— Comte, lui dit-il après une légère pause, c’était non le fou sublime, mais le sage par excellence, que j’aurais dû vous nommer ! Peut-être avez-vous envisagé la vie sous son unique et véritable point de vue. Plaindre ceux qui trompent, et rester soi-même fier et glorieux de n’avoir aucune trahison à se reprocher, c’est se tenir hors de la portée, sinon du malheur, au moins du désespoir… Avec de tels principes, les déceptions peuvent être pénibles, mais elles cessent d’être mortelles !…

Joaquin Dick fit une nouvelle pause, puis, d’une voix sourde et qui ressemblait à un sanglot étouffé, il reprit :

— Seulement, pour rester fidèle à vos principes, il faut que vous n’ayez jamais sincèrement, follement aimé !… Non, vous n’avez jamais aimé !…

Il y avait dans l’accent morne, avec lequel Joaquin prononça ces derniers mots, l’expression d’une si profonde et incurable douleur, que le jeune homme tressaillit.

— Vous souffrez, Joaquin ? dit-il doucement…

— Non… non !… s’écria le Batteur d’Estrade avec force ; non !… Cette consolation ne m’est plus même permise !… Souffrir, c’est vivre !… Mon cœur, à moi, est mort ! mort à tout !… à la haine comme à l’espérance !…

Joaquin s’arrêta, et passant sa main sèche sur son front brûlant :

— À quoi me sert de vouloir me révolter contre l’évidence ? poursuivit-il… La douleur ne doit-elle pas toujours l’emporter à la fin sur l’orgueil ?… Oui… je souffre !… comme jamais homme n’a souffert.

Le Batteur d’Estrade se leva, ouvrit la fenêtre, et y resta quelques minutes ; quand il revint reprendre sa place sur la causeuse, aucune trace d’émotion ne se remarquait plus sur son visage !…

— De quoi parlions-nous donc ? dit-il d’un air ironique et distrait… Ah ! d’amour ! c’est là un charmant sujet qui me cause, chaque fois que je le traite, d’agréables distractions ? Vous n’avez pas répondu à ma question tout à l’heure, comte !… Avez-vous été souvent amoureux ?

— Il y a deux mois, je vous aurais dit : oui ; aujourd’hui, je réponds : non !

— Il y a deux mois signifie sans doute avant votre séjour au rancho de la Ventana ?

— Permettez-moi, señor Joaquin, de vous faire observer que votre curiosité dépasse les limites de notre convention, et éveille dans mon esprit un singulier soupçon !

— Notre convention n’a pas de limites : nous nous sommes promis une franchise entière et réciproque. J’use donc de mon droit comme vous userez tout à l’heure du vôtre, si bon vous semble ! Quel est, je vous prie, ce singulier soupçon que ma question vient d’éveiller dans votre esprit ?

— Que vous aimez Antonia, et que la jalousie est le mobile qui vous a conduit à me demander cette entrevue.

— C’est possible, répondit froidement le Batteur d’Estrade. Quand ce sera votre tour de m’interroger, il vous sera très-facile d’éclaircir vos doutes. En attendant, je continue. Vous aimez Antonia, bien ; mais vous avez trop vécu pour vous abandonner à l’enivrement de cette passion sans avoir l’arrière-pensée d’un dénouement. Quel terme ou quel résultat assignez-vous à cet amour ?

— Je vous jure, Joaquin, que je n’ai jamais songé à cela ; car j’en suis encore à me demander si cet amour, que vous acceptez comme un fait accompli, n’est pas plutôt un caprice de mon imagination qu’un désir et un besoin réels de mon cœur ; si la présence d’Antonia ne détruirait pas le prisme éblouissant à travers lequel j’aperçois cette adorable créature ; si, en un mot, la réalité ne tuerait pas le souvenir !

— Alors, vous comptez revoir Antonia ?

— Oui… mille fois oui !…

— Et si cette seconde épreuve lui est défavorable, si vous ne la retrouvez plus telle que vous la représente votre imagination… n’accorderez-vous pas une heure d’attention à celle qui n’aura plus votre amour ?

— Non, Joaquin… non !… il faut que je me sois mal expliqué ou que vous ne m’ayez pas compris… sans cela un pareil doute ne vous serait pas venu !… j’ai éprouvé toute ma vie un véritable culte pour les femmes, et je n’ai pu parvenir encore à m’expliquer le dénigrement systématique de notre siècle à leur égard. Je comparerais volontiers la femme réellement femme, — car il y a en tout des exceptions, à un sourire de la Providence ! Mère et épouse, elle veille sur notre berceau et pleure sur notre tombe !…

De même que nous sommes avides de plaisirs, la femme a soif de dévouement ! sacrifier ses goûts, ses penchants, ses espérances au bonheur de celui qu’elle aime est pour elle une suprême volupté ! elle met une si paisible et si charmante gaieté dans l’accomplissement de la sublime et pénible mission que Dieu lui a donnée à remplir sur la terre, que nous ne nous doutons même pas de ses courageux efforts. La femme sait être grande sans ostentation, héroïque avec simplicité ! Cette faiblesse que, dans notre sot orgueil, nous regardons comme un signe d’infériorité, me paraît être au contraire la marque de sa supériorité. Dieu a voulu la préserver ainsi de nos luttes stériles et insensées ; il nous a donné un bras nerveux pour frapper et détruire, il lui a accordé un cœur, généreux pour aimer et consoler… Nous sommes la forme, elle est le sentiment, Je n’entends point prétendre, Joaquin, qu’aucune désillusion n’ait assombri mon existence. J’ai vu mon amour indignement méconnu ; de tristes réveils ont fait évanouir mes plus beaux songes !… Oui, c’est vrai, mais la cause première de mon malheur était ma propre imprudence. Tels que notre éducation nous a faits, nous avons un déplorable penchant à chercher le bonheur dans l’éclat du rang, dans la splendeur de la fortune. Au lieu de nous adresser à la vraie femme, nous portons nos vaniteuses adorations à la créature sans sexe et sans cœur que le stupide caprice de la mode a mise en évidence pour un jour ! peut-être bien aussi, est-ce un hommage involontaire et instinctif que nous rendons à la vertu, en n’osant pas franchir le seuil paisible de ces calmes demeures où s’épanouissent, au milieu des douces joies de la famille, ces frêles et chastes enfants qu’un regard trop tenace ferait rougir, et qui, devenues épouses, se changent en lionnes indomptables et vaillantes, dès qu’il s’agit de l’honneur de l’homme dont elles portent le nom !… Quoi qu’il en soit, et quels qu’aient été les mécomptes de ma vie, je n’en ai pas moins toujours eu la conviction que toute femme qui n’a pas une tache au front y porte une couronne.

M. d’Ambron s’était exprimé avec une enthousiaste conviction qui donnait un charme et une force extraordinaires à sa parole. Joaquin Dick, impassible, avait rallumé une cigarette.

— Ainsi, comte, dit-il froidement, vous ne seriez pas éloigné d’épouser la señorita Antonia ?

Cette question ne parut causer aucun étonnement au comte.

— Il faut à ma nature le bonheur sans bornes d’un amour sincère, ou le fracas éclatant de la gloire, répondit-il après un moment de réflexion. Si je rencontrais sur ma route l’amour que je rêve, je renoncerais aisément à la gloire.

— Quand même la personne qui vous offrirait cet amour serait d’une condition à ternir, par son alliance, l’éclat de votre blason.

— Encore une fois, Joaquin, nous ne nous comprenons pas. Si Antonia était telle que j’ai cru la voir, telle que je la vois encore, je n’hésiterais pas un instant à lui offrir mon nom. Ma noblesse engage, à mes yeux, mon honneur et non mon bonheur.

À ces paroles le Batteur d’Estrade se leva vivement ; et, s’avançant vers le comte d’Ambron :

— Monsieur, lui dit-il, quand je suis entré ce matin chez vous, vous ne m’avez pas tendu votre main… et vous avez eu raison… Vous êtes un vrai gentilhomme, je ne suis pas digne de votre amitié ! Voilà dix-huit ans que nul sentiment humain n’a fait battre mon cœur ! J’espérais mourir sans avoir à estimer un homme… La fatalité ne l’a pas voulu ! Je dois peut-être porter, dès ici-bas, la peine de mes fautes, et le respect que vous m’inspirez est déjà pour moi un commencement de châtiment ! Ne m’interrompez pas, comte !… Cet aveu m’est à la fois salutaire et cruel… Je ne vous cacherai pas qu’en commençant cet entretien, j’espérais vous trouver tout autre que vous ne vous êtes montré…

Cependant, mon repentir n’est pas encore bien complet… je ne vois en vous qu’une exception au reste de mes semblables… Je n’en suis pas encore au remords… mais j’éprouve déjà des doutes… des doutes, moi, Joaquin ! Oui, oui, des doutes… Monsieur d’Ambron, vous avez loyalement tenu votre promesse ; vous ne m’avez rien caché… je suivrai votre exemple : ma franchise sera égale à la vôtre !… je suis prêt à déchirer pour vous le voile qui couvre mon passé !… Un dernier mot. Me promettez-vous, lorsque vous me connaîtrez tel que je suis, que vous me direz, sans aucun ménagement, votre opinion sur mon compte ? Quant à votre discrétion, ce serait vous faire injure que de vous la demander… j’ai, depuis hier, votre parole !…

Il y avait, dans la façon dont le Batteur d’Estrade accentua ces phrases brèves et hachées, un accent de sincérité et de douleur qui impressionna vivement le comte. Il comprit combien cet homme, ordinairement si orgueilleux, si cruellement railleur, et doué d’une si fière indépendance, avait dû souffrir avant de se résoudre à une pareille démarche.

— Joaquin, dit-il, si vos actions n’ont abouti qu’à faire votre malheur personnel, elles ne sont pas des fautes. Par exemple, je ne blâmerai jamais l’homme qui se ruinera pour satisfaire ses goûts, si cet homme n’a pas de femme ou d’enfants, et qu’il sache ensuite courageusement et noblement supporter la misère. Le bonheur est si rare et si fugitif sur la terre, qu’on ne doit pas en vouloir à ceux qui, l’ayant momentanément à leur portée, l’escomptent au détriment de leur avenir… Ma morale n’a rien de l’âpre et farouche vertu de Caton !… J’accorde à chacun le droit d’écouter ses propres passions et de leur obéir, en tant que cette faiblesse ne portera préjudice qu’à soi seul, et n’aura aucun contre-coup dans la famille ou la société. Vous le voyez, je ne suis pas un juge sévère : vous pouvez parler devant moi sans crainte !…

Joaquin Dick secoua lentement la tête.

— Vous venez de me condamner à l’avance, répondit-il ; car si j’ai cruellement souffert, je me suis bien impitoyablement vengé. N’importe, vous avez ma parole, je ne reculerai pas. Écoutez-moi.