Le Batteur d'estrade (Duplessis)/I/X

A. Cadot (Tome IIp. 1-5).

LE BATTEUR D’ESTRADE
PAR PAUL DUPLESSIS
DEUXIÈME SÉRIE
Séparateur


X

LE GUET-APENS.


Huit jours s’étaient écoulés depuis que le Batteur d’Estrade avait quitté le rancho de la Ventana, et M. Henry habitait toujours la ferme. Panocha, revenu de Guaymas, mettait tous ses soins à fuir le jeune homme, et, par conséquent, ne le gênait en rien par sa présence. Quant à doña Antonia, il aurait été difficile de dire si le séjour prolongé de son hôte lui était agréable ou pénible, tant ses manières vis-à-vis de lui étaient restées simples, naturelles, dénuées de toute affectation. Elle ne semblait ni l’éviter, ni le rechercher. Du reste, depuis le départ du Batteur d’Estrade, un changement notable se remarquait dans la charmante enfant : son insouciante et espiègle gaieté d’autrefois avait fait place sinon à la mélancolie, du moins à la réflexion et au recueillement. Il devait s’opérer un grand travail dans son esprit.

Si Antonia était changée, M. Henry, lui, n’était plus reconnaissable. La transformation qu’il avait subie était si complète, que la jeune fille s’en était elle-même aperçue. Son regard fixe, sec et hautain, était devenu rêveur, humide et tendre ; la brusquerie anguleuse de ses mouvements s’était fondue en un laisser-aller plein, d’abandon ; et sa voix, ordinairement nette et impérieuse, s’était voilée et avait pris, les accents d’une véritable douceur.

Il était neuf heures du matin ; le ciel resplendissant de lumière et sans un seul nuage qui tachât son azur, promettait une journée magnifique. M. Henry, assis dans le jardin de la ferme, au pied d’un bananier qui le recouvrait de ses gigantesque éventail de verdure, était plongé dans cette espèce d’extase que les Orientaux nomment kief et qui laisse flotter l’esprit entre la réalité et le songe. Bientôt, ses paupières à moitié closes, se relevèrent, son œil s’anima, et une contraction nerveuse plissa ses sourcils : la réalité reprenait le dessus.

— Encore quinze jours de ce régime, murmura-t-il, et je ne serai plus bon qu’à parader avec une houlette et à souffler dans un chalumeau. Je reconnais maintenant combien j’avais tort quand je me moquais jadis des œuvres de M. de Florian. Oui, c’était un grand poète et un profond observateur que cet aimable dragon ; et je ne m’étonne plus maintenant que M. de Penthièvre le tînt en si haute estime. Plaisanterie à part, je joue depuis une semaine un rôle d’autant plus ridicule, qu’il n’entre ni dans mes habitudes ni dans mes moyens. Moi, amoureux et amoureux timide ! Allons donc, cela n’a pas le sens commun. Quoi ! je serai resté huit jours en tête-à-tête avec une enfant de dix-sept ans, sans oser risquer une déclaration, sans mener à bonne fin une aussi facile entreprise ? Mais, c’est de la folie, de l’absurdité, de l’idiotisme ! Si encore j’avais affaire à une coquette émérite, toute cuirassée d’égoïsme et de glace, mon inaction s’expliquerait jusqu’à un certain point. Quand on a devant soi un formidable ennemi à combattre, on a le droit d’attendre le moment opportun pour l’attaque. Mais Antonia, une espèce de campagnarde, moins que cela même, une espèce de sauvage naïve, crédule et sans aucune expérience des choses d’ici-bas ! c’est à en mourir de honte ! Allons, ma résolution est irrévocablement prise. Voilà assez de temps perdu. Je veux que la journée d’aujourd’hui voie se terminer au gré de mes désirs, cette déplorable et trop longue pastorale.

Le jeune homme fut troublé dans ses réflexions par l’arrivée de la personne qui en était l’objet, par Antonia. Il se leva vivement et s’avança à sa rencontre.

— Señorita, dit-il en s’inclinant devant elle, l’agréable promenade que je viens de faire dans le jardin m’a mis en appétit d’exercice ; j’ai fort envie de partir pour la chasse. Inutile d’ajouter, que si, par hasard, vous aviez formé de votre côté un projet semblable, je serais ravi de vous avoir pour compagne de mes dangers et pour témoin de mes exploits.

— Non, je vous remercie, señor don Enrique ! Depuis quelque temps, la chasse n’a plus pour moi d’attrait.

— Dois-je chercher la cause de cette indifférence, señorita ?

La question de M. Henry parut troubler la jeune fille.

— Cette cause est fort simple, dit-elle, c’est que je suis dans une veine de paresse. J’ignore comment cela se fait, mais depuis un mois mes occupations et mes plaisirs d’autrefois me fatiguent ; et m’ennuient.

— S’avouer que l’on a un défaut, c’est s’engager à le corriger. Allons, señorita, un peu de courage ; faites un effort sur vous-même et venez avec moi. Je suis persuadé que notre petite excursion vous délivrera de votre paresse et de votre ennui. Et puis, je ne vous le cacherai pas ; dussiez-vous m’accuser d’égoïsme, si j’insiste tellement, c’est que je ne serais pas fâché d’avoir un compagnon de chasse car je ne connais nullement les environs du rancho.

— Eh bien ! soit, je vous accompagnerai.

— Quand partirons-nous ?

— Il est déjà bien tard ; ce sera, si vous le voulez, après la sieste.

— C’est convenu ! Cependant la matinée est le moment le plus favorable pour rencontrer du gibier. Pourquoi ne pas nous mettre en route tout de suite ?

— C’est que, dans deux heures, la chaleur du soleil ne sera déjà plus supportable.

— C’est vrai, mais rien ne nous empêchera de nous réfugier alors dans la forêt. Le gibier, lui aussi, aime à faire sa sieste dans les bois ! Qui sait si, tout en nous reposant, nous ne trouverons pas l’occasion de placer heureusement une balle ?

— Vous avez raison, señor ; je connais justement un endroit ombragé et où nous n’aurions rien à craindre des insectes venimeux ni des serpents.

— Alors tout est pour le mieux, nous pouvons partir.

M. Henry avait soutenu ce court dialogue avec un air d’indifférence admirablement bien simulé.

— Désirez-vous que nous emmenions Panocha, demanda Antonia, prête à s’éloigner, il nous aidera à rapporter le gibier ?

— Voilà une excellente idée, señorita, s’écria le jeune homme ; mais, j’y songe… Non, non, laissons Panocha au rancho. Ce brave garçon est d’une extrême susceptibilité, surtout devant les étrangers ; il croirait que l’on exige de lui un acte de servilité et serait cruellement mortifié, ce qui me contrarierait fort ; car, au demeurant et malgré ses petits travers, c’est une excellente nature d’homme que ce Panocha ! honnête et doux au possible, si je ne me trompe !

— Andrès est excellent !

Dix minutes après cette conversation, M. Henry et Antonia, armés de leurs carabines, sortaient ensemble du rancho et passaient devant le susdit Panocha, qui, appuyé contre le mur, fumait gravement sa cigarette.

Le Mexicain eut un regard de vipère ; mais, se composant aussitôt un mielleux sourire et un humble maintien, il salua profondément son ancien adversaire.

Vers les onze heures, M. Henry, qui jusqu’alors avait laissé une entière liberté à sa charmante compagne de chasse, se rapprocha insensiblement d’elle, de façon à la rejoindre sans toutefois avoir l’air de montrer nul empressement.

— Señorita, dit-il, votre prophétie s’est réalisée. La chaleur de l’atmosphère n’est plus supportable au soleil. Ne m’avez-vous pas parlé tantôt d’un abri ombragé et privé de serpents que vous connaissez dans les environs ?

— Ouï, señor, c’est ce bois… là… à cent pas de nous. Désirez-vous que nous nous y réfugiions ?

— Oh ! bien volontiers !

Le bois dans lequel pénétrèrent les deux jeunes gens présentait un coup d’œil enchanteur. Des arbres d’une prodigieuse grosseur, mais assez clair-semés, le couvraient littéralement d’un toit de feuillage assez épais pour garantir le sol de la brûlure du soleil, mais non pas assez touffu pour empêcher l’air de circuler librement à travers les branches. La terre, garnie d’une mousse fine et serrée, assez semblable à un tapis de velours émeraude, n’offrait aucun refuge aux reptiles et aux insectes, et permettait au voyageur un doux et tranquille repos. Il n’y a guère de forêts au Mexique qui ne possède de semblables oasis.

— Que pensez-vous de mon hospitalité, señor ? dit la jeune fille, en s’asseyant gracieusement au pied d’un arbre.

Le jeune homme s’inclina sans répondre. Son teint pâle, l’oppression de sa poitrine, la mobilité de ses narines et par-dessus tout la flamme de son regard, disaient qu’il était en proie à Une émotion violente. Il jeta par terre le gibier qu’il avait tué, appuya sa carabine contre le tronc d’un arbre, et, après une hésitation courte, il prit lentement place auprès d’Antonia.

— Ne m’avez-vous pas fait l’honneur de m’adresser tout à l’heure la parole, señorita ? dit-il.

— Oui, señor, je vous demandais ce que vous pensiez de ce bois ?

— Je pense, Antonia que les plus splendides beautés de la nature ne sont rien à côté de vous, qui en êtes la merveille !

La jeune fille parut n’attacher aucune importance à cette réponse, et pourtant elle frissonna.

— Qu’avez-vous, Antonia ? reprit vivement M. Henry.

— Je ne sais… J’ai froid…

— Froid, par ce temps ? Peut-être est-ce ce passage sans transition du soleil à l’ombre ?

Antonia resta un instant silencieuse ; puis tout à coup elle se leva brusquement.

— Ce n’est pas froid que j’ai, murmura-t-elle.

— Quoi donc ?

— J’ai peur…

Le jeune homme s’était également levé.

— Peur ? répéta-t-il en essayant de sourire ! Permettez-moi, doña Antonia, de m’étonner de cette réponse. Quel danger pouvez-vous courir ici ?

— Aucun… je le sais… mais que voulez-vous, señor ?… l’impression que j’éprouve l’emporte sur mon raisonnement et sur ma volonté.

— Je le concevrais encore, si vous aviez un motif, quelque puéril qu’il fût…

Antonia poussa un cri étouffé, et, interrompant M. Henry.

— Adieu, señor ! dit-elle.

— Quoi ! vous songeriez à vous remettre en route malgré la mortelle chaleur du ciel ? Soyez assurée que je ne vous laisserai pas commettre une pareille imprudence. Un rayon de soleil de midi tue, vous ne l’ignorez pas, aussi sûrement qu’une balle de fusil.

La jeune fille, sans tenir compte de cet avertissement, se disposait à reprendre sa carabine qu’elle avait déposée par terre ; mais, le jeune homme, se plaçant devant elle et la saisissant doucement par le bras :

— Antonia, lui dit-il d’un ton qui dénotait une froide et irrévocable détermination, j’emploierai, dans votre intérêt, la force s’il le faut pour vous retenir ; vous ne partirez pas !

Au contact de la main qui effleurait le contour arrondi de son bras, la pauvre enfant se recula avec une précipitation pleine d’effroi.

— Mais, c’est vous, señor, qui me faites peur ! s’écria-t-elle.

Un long silence suivit ces paroles.

— Je vous fais peur, Antonia ? reprit M. Henry avec un accent mêlé d’ironie et d’étonnement ; que craignez-vous donc de moi ?

— Je ne le sais.

— Que je vous vole ?

— Ah ! señor !…

— Que je vous tue ?

— Non, non… À quoi vous servirait ce crime ?

— Eh bien ! alors, quelle est donc la cause d’une terreur si peu flatteuse pour moi ?

— Je ne la devine pas ! Oubliez, señor, je vous en prie, l’aveu qui s’est échappé de mes lèvres ; je reconnais que j’ai tort, mille fois tort ; mais, que voulez-vous ? je ne me comprends pas moi-même ; il faut que je sois folle, insensée ! Oui, je déclare que vous êtes un caballero d’honneur ; je n’ai jamais eu à me plaindre de vous en aucune façon, mon bon sens me dit que je n’ai rien à redouter de votre caractère ; et pourtant, je vous le répète, vous me faites peur, bien peur !

— Antonia, si le langage que vous me tenez en ce moment sortait de la bouche d’une autre femme, je n’y verrais qu’un motif de gaieté, et j’y répondrais par des plaisanteries ; venant de vous, il m’affecte profondément !… Toutefois votre défiance, à la fois si vague et si injurieuse, m’est précieuse, en ce sens qu’elle me permet d’aborder franchement un sujet qui nous intéresse également tous les deux et que je n’ai osé, je ne sais pourquoi, traiter jusqu’à ce jour !… Antonia, je vous aime !…

— Vous m’aimez ! répéta la jeune fille avec stupeur ! oh ! non… cela n’est pas !

— Enfant, poursuivit M. Henry avec une violence passionnée, je vous aime comme jamais personne ne saurait et ne pourrait vous aimer. Écoutez-moi, Antonia. Vous ne connaissez rien à la vie… je ne suis pas un homme ordinaire… mon amour est pour vous un triomphe et un bonheur dont il vous est difficile de comprendre la portée. Dans ma patrie, en France, la terre des splendeurs et du plaisir, je compte parmi les plus nobles familles… À mon nom, s’ouvrent toutes les portes des plus illustres salons… j’ai le droit de me présenter et d’être reçu partout, et cela, non pas parce que le hasard m’a protégé à ma naissance, mais bien parce que ma tête dépasse la foule, et qu’il n’est pas un homme qui ose soutenir la fixité de mon regard ! pas un qui ne tremble devant ma colère ! Moi, qui mendie un de vos sourires, Antonia, j’ai vu les femmes les plus fières briguer comme une grande faveur l’honneur d’attirer mon attention ! Antonia, vous ne soupçonnez pas non plus les trésors de grâce et de beauté qui brillent en vous. Vous passez misérablement dans une triste solitude une existence qui, en France, serait un perpétuel enchantement. Appuyée à mon bras, forte par mon amour, invincible par votre beauté, que rehausserait encore l’éclat de superbes parures, vous seriez la reine adulée et incontestée de toutes les fêtes !… Vous auriez un peuple de gentilshommes, de caballeros, à vos genoux. Eh bien ! cette existence de joies et d’enivrements, il ne tient qu’à vous qu’elle soit la vôtre ! Dans six mois d’ici, je dois être riche à millions ; et vous, ma maîtresse bien aimée, vous partagerez cette étonnante et prodigieuse fortune !

Antonia avait écouté M. Henry sans essayer de l’interrompre. L’air à la fois distrait et attentif de la jeune fille donnait à supposer qu’elle poursuivait la solution d’un problème, plutôt qu’elle ne cherchait un sens aux paroles de son interlocuteur.

M. Henry attendit pendant quelques secondes.

— Eh bien ! Antonia, reprit-il, vous vous taisez ?… Ne m’auriez-vous pas compris ? La nature vous aurait-elle prodigué les dons de la beauté au détriment des clartés de l’intelligence ? Mais non… tout en vous est exceptionnel, l’âme comme le visage !… Vous réfléchissez, sans doute, à la nouvelle existence que je vous propose, aux enchantements qui vous attendent, et votre imagination, qui n’a pu encore se développer dans la misérable vie que vous menez, reste troublée, fascinée, confondue aux éblouissantes perspectives qu’elle entrevoit.

— Señor, répondit Antonia, je suis bien ignorante, il est vrai, des choses de la vie… Le peu que je sais, je l’ai appris dans les livres qui me viennent de ma mère. Cependant si les nuances de votre langage ont pour moi une certaine obscurité, je saisis le fond de votre pensée… Ce que vous souhaitez, c’est mon malheur et ma honte !…

— Antonia…

— Je vous ai patiemment écouté, señor, laissez-moi donc vous répondre. Il est possible, comme vous venez de le dire, que Dieu ait refusé la clarté à mon intelligence ; en revanche, dans sa bonté infinie, il m’a accordé la conscience du bien et du mal. Oui, il y a en moi, je vous le répète, un sentiment que je ne saurais définir, qui me guide dans toutes mes actions, et qui, jusqu’à présent, ne m’a pas encore trompée. Je n’ai jamais eu à revenir sur une impression première. J’ai toujours su distinguer les bons des méchants ou du moins ceux qui me souhaitaient du bien de ceux qui me voulaient du mal. Cela doit vous paraître étrange. Je vous jure pourtant que c’est vrai. Combien de fois n’ai-je pas été étonnée moi-même, presque effrayée, en voyant se réaliser des pressentiments que j’avais d’abord repoussés comme étant extravagants, insensés ! Si, tout à l’heure, vous m’avez causé une frayeur aussi vive, c’est que vous aviez de méchantes intentions ; lesquelles ? je l’ignore…

— Prenez garde, enfant, s’écria le jeune homme d’une voix qu’il s’efforça de rendre calme, mais qui vibrait de passion et de colère, prenez garde, enfant ! la soumission et les prières peuvent parfois me désarmer : les obstacles ne font que m’irriter. Ne me poussez pas, par une méfiance insultante, dans la voie de la violence… Vous auriez à vous en repentir amèrement plus tard… Croyez-moi, Antonia ; fiez-vous à mon amour…

— Votre amour, señor, interrompit la jeune fille, avec un effroi mêlé d’indignation qui fit resplendir son divin visage, oh ! je vous en conjure, ne parlez pas ainsi !…

Vous prétendez que vous appartenez à une illustre famille… et vous ne reculez point devant le mensonge… Un vrai caballero ne saurait être un menteur !…

— Ainsi, vous doutez de mon amour ? demanda le jeune homme avec un sourire qui fit instinctivement tressaillir Antonia.

— Je n’en doute pas, señor, je le nie !

— Alors, comment appelez-vous le sentiment qui m’entraîne vers vous ?

— Un crime ! señor !…

— Un crime !

— Oui, un crime ! répéta avec force la jeune fille, car vous n’avez jamais eu à vous plaindre de moi, et cependant vous rêvez mon malheur !

— Eh bien ! soit. Au fait, cela simplifie beaucoup la question. Je suis un infâme, capable des plus odieuses actions… c’est convenu… Après ?

Antonia regarda tristement M. Henry, et d’un ton de compassion :

— Je vous plains, señor, dit-elle lentement ; vous devez être bien malheureux !

Pendant quelques instants, le jeune homme resta comme accablé ; mais bientôt, les pommettes de ses joues livides se colorèrent, l’éclat de ses yeux redoubla d’intensité, et ses lèvres pâles, minces et brûlantes frémirent sous la contraction de ses nerfs violemment excités.

— J’ai pu accepter vos craintes et vos soupçons, Antonia, reprit-il en scandant pour ainsi dire chacune de ses paroles, mais je ne saurais en faire de même pour votre commisération et votre dédain… Regardez-moi bien… je suis calme… Je m’exprime posément… tranquillement… sans éclat… n’est-il pas vrai ? Eh bien ! savez-vous ce que signifie ma modération ? Que je serai pour vous inexorable, sans pitié… que ne pouvant vous faire partager mon amour, je vous l’imposerai. À défaut de votre sourire, j’aurai vos larmes… Ah ! vous vous êtes imaginé, ma belle enfant, que vous aviez affaire à une espèce de Panocha. Vous avez pris ma retenue pour de la timidité, de la gaucherie ; et votre petit orgueil de ranchera s’est exalté outre mesure à la pensée que vous repousseriez les hommages d’un caballero ? Parbleu ! vous vous êtes étrangement trompée !

— Mon Dieu ! que veut cet homme ? murmura Antonia.

M. Henry la contempla pendant quelques instants avec une sinistre admiration, si l’on peut s’exprimer ainsi ; puis, reprenant la parole, mais cette fois sans se contraindre, et en laissant librement vibrer sa voix :

— Enfant, que tu es donc belle ! s’écria-t-il. Ah ! si j’étais capable d’aimer, je sens que je serais fou de toi !…

Alors le jeune homme, par un geste plus rapide que la pensée, saisit la main d’Antonia, et la retenant malgré les efforts de la pauvre enfant pour se dégager :

— À quoi bon cette indignation, dit-il avec moins d’emportement, elle nuit à ta beauté sans affaiblir mon amour !…

— De grâce, señor, laissez-moi ! le contact de votre main me glace le sang… Il me semble que je suis liée par l’étreinte d’un reptile venimeux.

Cette imprudente exclamation fut la goutte d’eau qui fait déborder la coupe trop pleine. Toutes les mauvaises et impétueuses passions du jeune homme éclatèrent.

— Ah ! misérable ! s’écria-t-il en serrant avec une violence frénétique la main d’Antonia dans les siennes, ce dernier outrage met le comble à la mesure ! Tout à l’heure tu as prononcé le mot « crime »… tu pourrais bien, ainsi que tu le prétends, posséder en effet la prescience de l’avenir.

Phénomène inexplicable et étrange ! À mesure que croissait la fureur de M. Henry, le calme revenait à Antonia.

— Il est heureux pour vous, señor, dit-elle froidement, qu’il n’y ait pas de témoins de ce qui se passe ici, car vous seriez à jamais déshonoré.

— Déshonoré pour avoir laissé tomber mes regards sur une ranchera ?

— Non, señor, mais pour avoir abusé de votre force vis-à-vis d’une femme… regardez ma main !…

M. Henry obéit : des gouttelettes de sang, semblables à des grains de corail, perlaient sur les ongles roses de la pauvre enfant.

— Oh ! pardonne-moi ! Ta beauté m’avait rendu fou ! s’écria-t-il en jetant ses bras autour de la taille d’Antonia.

Il faudrait un pinceau et non une plume pour rendre la sublime indignation qui illumina le visage de la jeune fille.

Avec une souplesse féline et une force virile que l’on n’aurait jamais soupçonnées dans une aussi frêle et gracieuse créature, elle s’était dégagée de l’étreinte de M. Henry.

— Oh ! vous me faites horreur ! s’écria-t-elle ; mais je n’ai plus peur… car je sais maintenant que vous me tuerez !… Un danger inconnu m’effrayait… Je ne baisserai pas les yeux devant la mort…

Le regard d’Antonia était d’une si triomphante fierté, sa pose exprimait un si superbe dédain, que M. Henry hésita.

L’admiration avait remplacé en lui la colère.

— Non… je ne faiblirai pas, murmura-t-il enfin, ce serait une lâcheté et une honte !

Le jeune homme s’élança vers Antonia, lorsque, poussant tout à coup un cri qui n’avait rien d’humain et qui ressemblait au rugissement d’un tigre blessé à mort, il tomba de toute sa hauteur sur le sol.

La chute de M. Henry démasqua Panocha, qui apparut, tenant un couteau ensanglanté à la main.

Le Mexicain contempla d’un air radieux son ennemi gisant à terre.

— C’est bien flatteur pour moi, dit-il, un homme qui a tué six ours gris… Eh bien ! señorita, continua don Andrès Morisco y Malinche y Nabos en s’avançant vers la jeune fille, que la surprise et la terreur retenaient immobile à sa place, n’avais-je pas raison de vous répéter sans cesse que vos excursions aboutiraient un jour ou l’autre à quelque catastrophe ? Voyez ce qui serait advenu aujourd’hui si je n’avais pas eu la bonne idée de vous suivre de loin !

— Tu as tué cet homme, Andrès !… murmura Antonia, toute tremblante.

— Je l’espère bien, señorita… mais, rassurez-vous… s’il n’est pas mort, je l’achèverai !… Du reste, la partie était engagée entre nous depuis une semaine… je vous raconterai cela plus tard… Enfin, j’ai gagné la belle !…

— Pas encore, Panocha ! nous sommes seulement manche à manche !…

Andrès bondit comme s’il avait été piqué par un serpent.

M. Henry venait de se soulever de terre ; il s’appuyait sur son bras gauche, et de sa main droite il tenait sa carabine.

— Merci, mon Dieu ! Il vit ! s’écria Antonia en levant ses beaux yeux vers le ciel.

— Antonia, vous êtes une vaillante et sainte créature ! dit le blessé d’une voix faible. Tantôt je vous désirais… à présent je vous aime…

Alors, tournant sa tête vers le Mexicain tremblant :

— Tu as bien fait, Panocha ; je t’approuve !…

M. Henry, après avoir prononcé ces derniers mots avec une difficulté extrême, laissa tomber sa carabine et ferma les yeux ; Antonia courut vers lui.

— Vite, vite… il n’y a pas un instant à perdre, Andrès, dit-elle, va chercher des pions et fais préparer un brancard !

Panocha ne se fit pas répéter cet ordre ; il s’éloigna en courant ; il se méfiait de l’évanouissement du jeune homme.

— Oh ! murmura Antonia quand elle fut seule… et une adorable teinte rosée passait sur son visage… maintenant je comprends combien don Luis a été noble et délicat avec moi… et je sens que je l’aime !…