Le Batteur d'estrade (Duplessis)/I/III

A. Cadot (tome Ip. 11-15).

III

JOAQUIN DICK.

L’arrivée, ou, pour être plus exact, l’apparition de ce voyageur nocturne constituait un fait si bizarre, si extraordinaire, que les aventuriers restèrent un moment sans lui adresser la parole. Chacun l’examinait avec une avide curiosité. Sa taille svelte, souple et dégagée, ne dépassait guère cinq pieds trois pouces ; elle indiquait plutôt l’agilité que la force. Son visage ovale avait cette expressive immobilité qui distingue la race asiatique ; on ne devait connaître les passions qui agitaient le cœur de cet homme qu’à leur subite explosion. Quant à son âge, il eût été assez difficile de le préciser ; l’aisance et la légèreté de sa marche indiquaient la jeunesse, mais les rides de son front et certains plis qui, de l’extrémité de ses yeux, s’écartaient en rayonnant jusque sur ses tempes et sur les pommettes de ses joues, disait qu’il avait dépassé la quarantaine.

Son teint, primitivement d’un blanc mat, bruni par le soleil, avait ces tons chauds et riches, particuliers au sang maure et castillan. Ses vêtements étaient ceux d’un pauvre ranchero, ou fermier de l’intérieur des terres. Il portait une courte veste et un large pantalon de gamuza ou peau de daim ; au lieu de la bota vaquera, une paire de grandes guêtres, en toile épaisse, lui montait jusqu’à mi-jambe. Il tenait à la main une carabine à deux coups, de fabrication anglaise et de très-gros calibre.

Après avoir salué les aventuriers d’une légère et familière inclination de tête, comme s’ils eussent été pour lui d’anciennes connaissances, le nouveau venu avait allumé un cigare, et s’était assis par terre à quelques pas du brasier ; son laisser-aller donnait à penser qu’il ne soupçonnait pas ce qu’il y avait d’étrange dans son arrivée, et qu’il ne se doutait pas qu’on dût lui en demander l’explication.

Ce fut M. Henry qui entama la conversation.

— Mon ami, dit-il en français, comment se fait-il que vous vous trouviez, à cette heure, dans le beau milieu de la forêt Santa-Clara ? Qui êtes-vous, d’où venez-vous ? Êtes-vous seul ou avez-vous des compagnons de voyage ? Quel est votre nom ?

Tandis que le jeune homme adressait ces nombreuses questions au pauvre diable vêtu de gamuza, celui-ci échangeait avec Grandjean un rapide regard. Si M. Henry eût observé en ce moment le Canadien, il se serait difficilement expliqué l’expression de joie contenue que reflétait le visage, ordinairement impassible, du géant. Ce ne fut qu’après avoir humé une longue bouffée de la feuille de tabac grossièrement roulé qu’il tenait entre ses lèvres, que l’inconnu répondit à son interlocuteur :

— Je ne me rends pas compte, dit-il en espagnol, de l’étonnement que vous-cause ma présence en ce lieu. Quoi de plus naturel que de rencontrer un chasseur dans une forêt ? Vous désirez savoir qui je suis ? regardez mon costume. Mon nom ? on m’appelle Joaquin Dick… D’où je viens ? je l’ignore ; je traîne mon existence au hasard… Si je suis seul ? oui…

Cette réponse insignifiante et laconique parut causer aux Mexicains une impression profonde : Traga-Mescal entr’ouvrit les yeux, et oublia un instant son rôle de dormeur.

— Quelqu’un de vous connaît-il cet homme ? dit M. Henry en s’adressant aux Mexicains, dont l’émotion ne lui avait pas échappé.

— Nous connaissons tous sa seigneurie de réputation, répondit l’un d’eux. Qui n’a pas entendu parler de Joaquin, le célèbre Batteur d’Estrade ?

Au respect mêlé de crainte avec lequel le Mexicain prononça ces paroles, M. Henry regarda une seconde fois le voyageur nocturne. Joaquin Dick supporta ce nouvel examen d’un air parfaitement indifférent.

— Ne serait-ce pas une indiscrétion, señor, reprit le jeune homme après une pause, que de vous demander qui vous vaut la grande réputation dont vous jouissez, et quelle est cette réputation ?

— Mon Dieu ? señor, répondit Joaquin Dick, mon existence est si solitaire, que quand l’occasion se présente d’échanger quelques paroles avec des êtres humains, je suis loin de la repousser ! Il est si doux de vivre parmi les hommes ! On trouve auprès de ses semblables tant de générosité, de franchise et de charité !…

L’accent indéfinissable avec lequel le Batteur d’Estrade nuança ces mots, tenait tellement le juste milieu entre l’onction et le sarcasme, que M. Henry ne sut auquel de ces deux sentiments il devait les attribuer.

— Ma célébrité, si célébrité il y a, reprit Joaquin Dick, provient de la façon dont j’accomplis ma tâche, dont j’exerce ma profession. Le Batteur d’Estrade, vous ne l’ignorez pas, señor, est l’avant-garde extrême, je pourrais presque dire sacrifiée, de toutes les excursions dans la Prairie… Quand part de Saint-Louis, par exemple, ou de tout autre point attenant à la frontière, soit une colonie d’émigrants, soit une troupe d’aventuriers ou de chasseurs, la première chose à laquelle on songe, c’est à se procurer de bons batteurs d’estrades. Du reste, notre mission est si rude, si difficile et si dangereuse, que peu d’hommes sont aptes à la bien remplir. Nous devons pressentir, deviner et déjouer les ruses des tribus ennemies, indiquer la route à suivre, trouver les gués des rivières, pourvoir à la nourriture de ceux que nous escortons, en un mot, éloigner d’eux tout péril ; et si la fatalité se joue de nos efforts et trompe nos prévisions, nous offrir comme premières victimes aux dangers que nous n’avons su ou pu éviter ! C’est donc à un certain sang-froid dans les heures suprêmes, à une prompte et presque infaillible appréciation des événements imprévus, enfin à des ressources acquises par une longue expérience, que je dois d’être connu des hardis compagnons qui fréquentent les terres indiennes. Quant à ma réputation, elle est celle d’un homme qui fait bon marché de sa vie, et n’hésite jamais, lorsqu’il s’agit de venger une injure, à se servir de son couteau !

Un silence de près d’une minute suivit ces paroles de Joaquin Dick.

— Joaquin, dit enfin M. Henri, nous reprendrons plus tard ce sujet de conversation, j’ai, pour l’instant, quelques autres questions à vous adresser…

— Et qui vous assure que je daignerai y répondre ? demanda le Batteur d’Estrade en changeant subitement de ton. Ma condescendance à satisfaire votre curiosité vous a induit, je le vois, en erreur. Vous oubliez, señor, que je ne suis, ni votre compagnon ni votre serviteur ! Ici, dans le désert, la civilisation n’a pas d’écho. La richesse, la naissance et l’éducation ne jouissent d’aucun privilège ! Ici, entre les hommes que réunit le hasard, il n’existe qu’une seule distinction : celle du courage ! Le brave commande, le lâche obéit ! Nous reprendrons plus tard ce sujet de conversation, avez-vous dit ?… Savez-vous si, dans une heure, je serai encore auprès de vous. De quel droit disposez-vous ainsi de ma personne et de ma volonté ?

Les Mexicains, qui connaissaient la violence du caractère de M. Henry, espérèrent un instant que la réponse du Batteur d’Estrade donnerait lieu à un orage ; leur prévision ne se réalisa pas.

— Señor Joaquin, répondit froidement le jeune homme, vous vous méprenez étrangement sur mes intentions. Je n’ai jamais songé à attenter à votre liberté. Je veux bien admettre que le prestige qui partout ailleurs s’attache à la richesse, soit ici sans force ; mais je ne croirai jamais que vous soyez sourd à la voix de l’intérêt, la cupidité est un sentiment trop humain, trop puissant, trop indépendant de la civilisation, pour que vous vous en débarrassiez en franchissant les montagnes Rocheuses. Or, je ne vous cacherai point que j’avais, que j’ai encore le désir de vous attacher momentanément à mon service. C’est donc à l’arrière-pensée de vous faire réaliser un bénéfice, et à la certitude que vous ne me refuseriez pas, qu’il faut attribuer le ton dont j’ai usé vis-à-vis de vous.

Ces explications parurent produire une certaine impression sur Joaquin Dick ; un sourire qu’il eût été, au reste, assez difficile de traduire, éclaira son visage, et ce fut d’une voix adoucie qu’il répondit :

— Caramba ! voilà ce que j’appellerai parler d’or. Oui, señor, vous avez cent fois, mille fois raison, batteurs d’estrades, aventuriers et chasseurs, nous ne sommes jamais insensibles à un lucre honnête. Que ne vous êtes-vous tout d’abord placé sur ce terrain ? Nous nous serions entendus tout de suite. Maintenant me voici prêt à répondre à vos questions… Ne vous gênez pas !…

À la cupide satisfaction montrée par le Batteur d’Estrade, le Canadien Grandjean ne put retenir un mouvement de vive surprise.

— C’est impossible !… je rêve ! murmura-t-il entre ses dents. Bon ! ne voilà-t-il pas que je le juge !… comme s’il était possible de savoir ce que pense ou ce que veut le señor Joaquin !… Il a plus d’esprit dans son petit doigt que moi dans tout mon cerveau ! Que je suis donc joyeux de cette rencontre !

M. Henry ne perdit pas de temps pour mettre à profit la bonne volonté du Batteur d’Estrade, il s’empressa de commencer son interrogatoire.

— Y a-t-il longtemps que vous vous trouvez dans la forêt Santa-Clara ? lui demanda-t-il.

— Huit jours.

— Qu’y faites-vous ?

— Je chasse… J’ai même effrayé tantôt l’un de vos gens, qu’y s’est sottement sauvé à mon approche. Eh, parbleu !… le voici en personne. C’est ce grand corps mal bâti, ajouta Dick en désignant Grandjean.

Le Canadien salua.

— Quel motif a pu vous déterminer à vous aventurer seul dans ces parages, surtout lorsque cette témérité ne devait vous rapporter aucun bénéfice ? reprit M. Henry.

— Votre étonnement prouve, señor, que vous ne m’appréciez pas encore comme je mérite de l’être, dit Joaquin. Pourquoi la célébrité s’attacherait-elle à mon nom, si je ressemblais au commun des hommes ?… Je ne suis pas, je vous le répète, un serviteur vulgaire, mais bien un véritable batteur d’estrade ! C’est encore plus par goût que par nécessité que j’ai choisi ma profession, et c’est avec amour que je l’exerce !… Je n’ai jamais laissé échapper l’occasion d’explorer une solitude, d’étudier un pays inconnu !… Le hasard m’a conduit près du monte Santa-Clara, je me suis empressé d’entrer dans cette périlleuse forêt, réputée imprenable… le succès a couronné mon audace : maintenant, Santa-Clara n’a plus pour moi de mystères !…

— D’où veniez-vous lorsque vous êtes arrivé ici ?

— D’un endroit dont le nom doit vous être inconnu, des bords du rio ou rivière Jaquesila.

Soit distraction, soit calcul, le Batteur d’Estrade, en prononçant ces mots, se pencha vers le foyer, y prit un tison enflammé et se mit à raviver son cigare à moitié éteint ; il ne put donc pas remarquer le mouvement de surprise, presque de stupéfaction, que la mention de la rivière de Jaquesila causa à M. Henry.

— Maintenant, señor, reprit Joaquin en entrecoupant ses paroles d’ondoyantes bouffées de fumée, daignez m’apprendre de quelle sorte sont les services que vous attendez de moi, et quels bénéfices doivent en être la récompense… Je ne vous dissimulerai pas que ce sujet de conversation me plairait infiniment.

Ce fut après une courte hésitation que M. Henry répondit :

— Señor Joaquin, la langue française vous est-elle familière ?

— Non !… J’ai bien appris et retenu quelques mots de français et d’anglais pendant divers séjours que j’ai faits au Canada, mais je ne possède pas suffisamment ces deux idiomes pour soutenir une longue conversation, et surtout pour discuter une affaire. Employez, je vous prie ; la langue espagnole.

M. Henry jeta un oblique coup d’œil sur les Mexicains ; puis après une nouvelle et presque insaisissable hésitation :

— Mon intention était d’abord de vous entretenir en particulier, Joaquin, dit-il, mais j’ai changé de résolution en songeant au dévouement de ceux qui m’accompagnent. L’attachement que ces braves gens me témoignent mérite toute ma reconnaissance, et ce serait mal agir que de reconnaître leur loyauté par des soupçons. Je m’expliquerai donc devant ces estimables caballeros.

L’ironie de ce langage était si flagrante, si peu dissimulée, que les Mexicains la comprirent à merveille ; néanmoins, ils parurent accepter comme réels les compliments moqueurs du jeune homme.

— Quant à vous, Joaquin, continua M. Henry, prêtez-moi toute votre attention, et ne répondez à mes questions qu’après avoir mûrement réfléchi !…

— Parlez, j’écoute !

— Le motif qui m’a conduit dans ces lointains parages est un voyage d’exploration. J’ai besoin, peu vous importe pourquoi, d’étudier et de connaître à fond le vaste département de Sonora et l’immense territoire habité, ou, pour être plus exact, possédé par la puissante tribu des Indiens Apaches. Croyez-vous qu’il me soit possible de pénétrer plus avant avec chance de succès ? Je dois ajouter que mes serviteurs manifestent déjà les craintes les plus vives au sujet de notre retour à Guaymas, et déclarent que je commettrais une folie insigne en m’obstinant à poursuivre ma route. Ils prétendent que nous sommes égarés et menacés de mourir de faim. Que me conseillez-vous ? De retourner lâchement sur mes pas, ou de continuer hardiment mon chemin ?

— La façon dont vous venez de formuler votre question indique clairement la réponse que vous souhaitez, dit Joaquin ; mais je vous ai promis la vérité, et je ne dois pas tenir compte de vos désirs. Si, par continuer hardiment votre chemin, vous entendez doubler le golfe de Californie, ou bien vous enfoncer dans l’Apacheria, alors oui, vos serviteurs ont raison de blâmer votre témérité, car ce projet insensé est d’une exécution impossible ! Vous obstiner, ce serait courir à une mort certaine.

— C’est, en effet, l’Apacheria que je veux traverser.

— En ce cas, il est inutile que nous poursuivions notre entretien.

— Pourquoi cela ?

— Parce que je ne saurais plier ma volonté aux caprices d’un fou, répondit le Batteur d’Estrade d’un ton ferme et froid.

— Eh bien ! j’admets pour un instant que mon projet soit inexécutable, dit le jeune homme pensif, que dois-je faire ?

— Regagner au plus vite le point dont vous êtes parti.

— Vous oubliez, señor Joaquin, que nous sommes égarés, et, dans cette position, fuir me présente, avec moins de gloire, les mêmes dangers que pousser en avant.

— Vous êtes égarés ? répéta le Batteur d’Estrade en haussant les épaules d’un air de mépris, allons donc ! qui prétend cela ?

— Mes serviteurs.

— Vos serviteurs sont des drôles qui veulent exploiter votre crédulité, ou bien qui ont l’intention de vous faire tomber dans un piège, répondit tranquillement Joaquin Dick. Je vous jure, moi, qu’ils connaissent parfaitement leur chemin et qu’ils ne seront nullement embarrassés pour regagner Guaymas… Dieu me pardonne ! poursuivit le Batteur d’Estrade sans tenir compte des regards tout à la fois furieux et embarrassés des Mexicains, je n’ai jamais vu une collection plus complète de méchantes figures ! Quelle singulière idée vous avez eue de choisir de pareils auxiliaires !… Ce sont là tous gens à potence que la loi de Lynch ferait brancher, sans même songer à s’enquérir de leurs antécédents, tant ils portent le crime écrit sur leurs visages.

Des murmures menaçants, proférés par les Mexicains assis à terre autour du foyer, accueillirent l’audacieuse réponse du Batteur d’Estrade.

— Qui ose élever la voix quand je parle ? continua Joaquin impassible. Avez-vous oublié mon nom, ou ne connaissez-vous pas la réputation de mon couteau ? Vous vous taisez ?… bien !… Allons, enfants, rassurez-vous… Je n’ai nullement l’intention de vous demander compte du passé… Que m’importent le sang qui tache vos mains, les forfaits qui pèsent sur votre conscience ! Je ne suis pas, moi, le vengeur de la société. Pillez, volez, assassinez, cela m’est on ne peut plus indifférent. Seulement n’exigez pas, lorsque je traite une affaire de nature à me donner un honnête profit, que, par considération pour des bandits de votre espèce, j’use de ménagements préjudiciables à mes intérêts.

Il fallait que la réputation du couteau de Joaquin Dick fût en effet bien glorieusement établie, bien généralement répandue ; car pas un des Mexicains, malgré leur impudence, n’osa donner signe de vie ; ils paraissaient paralysés par la terreur.

— Les propos que vous achevez de tenir, Joaquin, sont, si je les ai bien compris, d’une si haute gravité, dit M. Henry après avoir réfléchi pendant quelques instants, que je veux, afin d’éviter toute erreur, les résumer et les préciser.

— Résumez et précisez, señor, rien ne me presse.

— Vous prétendez, n’est-ce pas, que mes serviteurs connaissent parfaitement leur chemin et qu’ils ne sont nullement égarés ?

— Votre résumé, señor, manque de clarté dès son début. Je n’ai point prétendu, j’ai affirmé.

— Soit, je continue : la comédie que jouent ces gens vis-à-vis de moi constitue à vos yeux une preuve certaine de trahison ?

— Certes !

— Et quel but leur supposez-vous ?

— Votre question, permettez-moi de vous l’avouer, me paraît des plus naïves…

— Celui de m’assassiner ?

— Dame, on n’hérite guère que des morts ! Mais, pardon, señor, poursuivit le Batteur d’Estrade en ne donnant pas le temps au jeune homme de reprendre la parole, à quoi, je vous prie, doit aboutir cette espèce d’enquête ? À une scène de violence ? Vous auriez tort ! vous êtes seul de votre côté ! À une vigoureuse ou sentimentale réprimande ? Ce serait peine perdue ! vous avez affaire à des natures foncièrement vicieuses, à des cœurs entièrement gangrenés ! Je ne vois dans tout ceci rien qui ne soit très-naturel ! Vous, vous avez le goût des aventures périlleuses ; ces braves garçons, eux, ont la passion du vol et de l’assassinat. Chaque homme possède une marotte particulière, obéit à un instinct différent. Croyez-moi, laissez de côté toutes ces récriminations inutiles, et arrivez plutôt à l’affaire dont vous avez à m’entretenir.

Le calme inaltérable du Batteur d’Estrade pendant cette brûlante explication, la dédaigneuse et égale indifférence qu’il montrait et pour la trahison des Mexicains, et pour les dangers courus par M. Henry, lui donnaient tout naturellement le rôle de médiateur ; chacune des deux parties, assurée de sa neutralité, était disposée à accepter son intervention ; seulement, la contenance des Mexicains était aussi embarrassée, que celle du jeune homme était agressive et provoquante : les premiers cédaient à la peur ; le dernier ne faisait que se rendre à la nécessité et à la raison.

— En effet, señor Joaquin, dit enfin M. Henry, ces gens-là sont indignes de ma colère. À présent, j’arrive à ce qui vous est personnel ; Êtes-vous libre en ce moment-ci de tout engagement ?

— Parfaitement libre.

— Bien ! Quelle solde exigeriez-vous pour entrer à mon service ?

— Entrer à votre service ? répéta lentement le Batteur d’Estrade, en accompagnant ces paroles d’un singulier sourire. Qu’entendez-vous, je vous prie, par là ? Me contraindre à servir vos caprices, me rendre solidaire de vos actions bonnes ou mauvaises, ou bien seulement m’imposer une tâche débattue et déterminée à l’avance entre vous et moi ?… Ces questions semblent vous étonner ! Vous avez tort… J’ai pour principe invariable, quand je contracte un engagement, d’être d’une scrupuleuse exactitude à l’accomplir. Il est donc très-naturel que je désire connaître d’une manière positive mes obligations. Et puis mes prix diffèrent selon ce qu’on exige de moi…

— Ce sont moins vos questions que la façon et le ton dont vous me les adressez qui m’étonnent, señor Joaquin !

— Je ne vous comprends pas !

— Votre langage, je ne vous le cache pas, me paraît de beaucoup supérieur à la position que vous occupez dans le monde !

— Votre étonnement, señor, répondit Joaquin Dick, me prouve tout bonnement que vous êtes nouveau venu au Mexique ; car si vous aviez tant soit peu vécu parmi nous, la banale pureté de mon langage ne vous surprendrait pas. Dans notre fantasque et turbulente république, les positions changent si rapidement, qu’il y a peu de Léperos[1] qui n’aient eu ou qui n’attendent leur jour de pouvoir ! Chacun se tient prêt à gérer un ministère ou à conduire une armée. La seule différence qui existe entre le grand seigneur et le pauvre gueux, c’est que le premier est habillé en velours de soie, et le second en velours de coton… à la richesse du costume près, nous sommes tous les mêmes… affables, courtois, hommes du monde, et souvent même gens d’esprit ! Vous souriez ?… je devine votre pensée : vous prenez ma franchise pour de la fatuité ! Votre erreur provient tout bonnement de ce que vous n’êtes pas encore familiarisé avec nos mœurs… Mais, pardon… il se fait tard, et au lieu de songer à nous reposer, nous gaspillons notre temps en propos oiseux !… Si vous voulez bien le permettre, reprenons notre conversation là où nous l’avons laissée ! Qu’attendez-vous de moi, que me demandez-vous ?

— Que vous m’accompagniez à Guaymas.

— Est-ce comme guide, comme compagnon, ou comme escorte ?

— Comme serviteur, répondit le jeune homme d’un ton bref et qui marquait un commencement d’impatience.

— Voilà un mot bien vague, dit froidement le Batteur d’Estrade. Il y a le serviteur qui assassine son maître et Celui qui se sacrifie pour le sauver ; le serviteur probe et le serviteur voleur ; enfin, le serviteur qui ne vole et n’assassine pas lui-même, mais qui ne s’oppose nullement à ce que d’autres dépouillent et égorgent son patron. Or, vous conviendrez que mon salaire doit être en rapport avec la catégorie dans laquelle vous comptez me classer ; voilà pourquoi je vous demande ce que vous désirez de moi.

— Un dévouement à toute épreuve !

— Ah diable ! Alors ce sera cher. Le dévouement est un sentiment plus rare encore que le diamant n’est une chose précieuse.

— Concluons ! Votre prix ?

À cette question du jeune homme, une bizarre métamorphose s’opéra dans la physionomie du Batteur d’Estrade ; son œil voilé et atone s’illumina d’une lueur étrange ; ses traits un peu effacés prirent une indéfinissable expression de fierté et d’ironie, et le laisser-aller de sa pose fit place à un maintien d’une inconcevable dignité.

— Señor, dit-il d’une voix dont le timbre à la fois doux et mordant aurait ouvert un vaste champ aux conjectures d’un observateur, ne vous êtes-vous donc pas encore aperçu que je plaisantais ?… Nous autres batteurs d’estrades, nous ne sommes ni des valets ni des mercenaires… Quand nous entrons dans une expédition, nous prenons notre part des dangers qu’elle préssente, des bénéfices qu’elle rapporte ; mais jamais, nous ne recevons d’homme à homme un salaire !… Je me rends volontiers à vôtre prière, je vous conduirai sain et sauf à Guaymas !

Le désintéressement de Joaquin Dick parut contrarier M. Henry ; ses sourcils se contractèrent, un nuage de colère passa sur son front.

— Batteur d’Estrade, dit-il d’un ton de hauteur qui établissait entre l’aventurier mexicain et lui une ligne de démarcation bien tranchée, et toute au désavantage du premier, Batteur d’Estrade, plaisanter avec quelqu’un est le signe d’une égalité que je ne vous reconnais pas le droit de garder vis-à-vis de moi !… Je vous ai prié de me faire connaître vos intentions, mais je n’ai nullement invoqué votre générosité !… C’est un marché que je vous propose, et non un service que je sollicite… Un « oui » suivi d’un chiffre, ou un « non » sans commentaires, voilà ce que je vous demande…

Un nouveau changement s’opéra dans la contenance de Joaquin ; son regard s’éteignit ; sa tête, orgueilleusement, rejetée en arrière, s’inclina sur sa poitrine, et ce fut d’une voix traînante et monotone qu’il répondit au jeune homme :

— Señor Enrique, car tel est, je crois, votre nom, vous vous êtes trompé du tout au tout sur mes sentiments ; vous avez attribué à la générosité ce qui, de ma part, n’était qu’un scrupule ! Je tenais à soutenir aux yeux d’un étranger l’honneur de mes confrères ! Maintenant que, de vous-même, sans y avoir été aucunement provoqué, vous insistez sur la question pécuniaire, je ne serai ni assez sot ni assez insensé pour repousser vos avances ! Je ne vous cacherai pas que, de toutes les choses du monde, ce que j’estime le plus, c’est l’argent !

— Bien ! votre chiffre ?

Le Batteur d’Estrade réfléchit un instant avant de répondre.

— Vraiment, señor, dit-il, la fierté que vous venez de montrer vous vaut toute mon estime ! Refuser de me traiter en égal et en compagnon, lorsque votre sort repose presque dans mes mains, est le fait d’un caballero de naissance et de courage. Personne n’apprécie plus que moi les hommes de valeur ! J’entends me montrer digne par ma loyauté de vos grands sentiments.

— Terminons, señor Joaquin !

— Mon intention, lorsque je vous ai rencontré ce soir, était de me rendre moi-même à Guaymas ! Vous escorter, ou, si vous le préférez, vous accompagner jusqu’à cette ville, ne m’occasionnera aucun dérangement ; il ne s’agit donc pas de rémunérer mes fatigues, mais bien de savoir à combien vous estimez votre vie ?… Vous hésitez, vous vous taisez ? Ma foi, señor, quelque tort que puisse me causer ma franchise, je n’hésite pas à répondre moi-même à la question que je viens de vous adresser. Votre tempérament irascible, votre indomptable fierté et, par-dessus tout, votre extrême témérité, vous condamnent fatalement à une fin précoce. Vous sauver aujourd’hui, ce n’est probablement que prolonger de peu de jours le cours de votre existence. Vous me donnerez vingt piastres (cent francs), lorsque nous entrerons à Guaymas, et je me considérerai comme restant votre débiteur.

— Soit ! c’est un marché conclu.

— Un dernier mot. J’exige encore une chose…

— Laquelle ?

— Que vous me laissiez une entière liberté d’allures ; que vous ne me demandiez jamais d’explications…

M. Henry hésitait, lorsque Grandjean, qui depuis l’arrivée du Batteur d’Estrade avait observé un rigoureux silence, prit la parole à son tour :

— Señor, s’écria-t-il en s’adressant à M. Henry, la rencontre de Joaquin Dick est pour nous un vrai bienfait de la Providence ! Je connais beaucoup le señor Joaquin de réputation, et je vous déclare que non-seulement je servirai volontiers avec lui, mais que je lui obéirai même s’il le désire…

Le jeune homme, au lieu de répondre au Canadien, se retourna vers le Batteur d’Estrade :

— C’est entendu, dit-il, je m’en rapporte entièrement à Votre loyauté… je ne vous demanderai aucun compte de vos actions.

Joaquin Dick retira alors une cigarette de la poche de sa veste et se pencha vers le foyer ; mais tout à coup, bondissant avec l’impétuosité d’un tigre, il s’élança sur l’Indien Traja-Mescal, toujours endormi.

Un éclair brilla dans l’ombre et un cri de douleur et de rage, presque aussitôt étouffé par un râle, retentit.

— Que faites-vous ? s’écria M. Henry en s’armant instinctivement de sa carabine.


J’entre en fonctions.

— J’entre en fonctions, répondit froidement le Batteur d’Estrade. Je viens de punir un traître, qui, cette nuit même, devait vous livrer, vous et vos serviteurs, à une horde de Seris !… Eh ! l’ami, continua Joaquin Dick en se retournant vers Grandjean, si votre courage égale votre stature, vous n’êtes pas un compagnon à dédaigner ! Prenez votre rifle et venez avec moi… Il nous faut aller reconnaître la position de l’ennemi.

Le Canadien s’empressa de se rendre à l’invitation du Batteur d’Estrade.

Quelques secondes, plus tard, les deux aventuriers entraient et disparaissaient dans l’intérieur de la forêt.

  1. Le Lépero est le lazzarone mexicain.