Le Barreau et la défense devant les tribunaux étrangers

Le Barreau et la défense devant les tribunaux étrangers
Revue des Deux Mondes3e période, tome 60 (p. 387-409).

LE
BARREAU ET LA DÉFENSE
DEVANT LES TRIBUNAUX ÉTRANGERS

Il y a quinze années à peine, quelques juristes français obtenaient du dévoûment et de la courtoisie d’un certain nombre de juristes étrangers la communication des travaux parlementaires, des lois, des règlemens de leur pays au fur et à mesure de leur apparition. Ces relations s’étendirent bientôt, les documens affluèrent de toutes parts, et l’on vit naître une publication qui aujourd’hui s’impose à l’attention de ceux qui, élevant leurs regards au-dessus des frontières, s’intéressent au mouvement législatif des divers pays. Sous l’impulsion d’hommes jeunes, ardens, pleins de l’énergique volonté qu’elle exigeait, l’œuvre a grandi rapidement; elle témoigne de ses labeurs, de la vitalité de ses efforts dans un recueil déjà considérable qui permet de saisir l’ensemble des réformes accomplies en dehors de notre territoire et d’en étudier la marche[1].

Au nombre de ces réformes, il en est une, la libre défense devant les tribunaux, qui s’est répandue et généralisée d’une surprenante façon dans ces dernières années. Le jour n’est pas encore bien éloigné où, essayant ici même de donner une idée du barreau à l’étranger, nous n’avions guère à constater que son avilissement et la triste dépendance où il était, tantôt de la magistrature, et tantôt du pouvoir. À cette heure, en le suivant sur la même carte, que d’heureux changemens à constater ! Partout où l’appareil de la justice s’est amélioré, le barreau s’est affermi et a été constitué sur de plus larges bases. Bientôt, il faut l’espérer, cette essentielle et primordiale garantie de la liberté humaine, la défense, ne fera plus défaut à aucun peuple. L’Orient lui-même a compris que, s’il n’est pas de justice sans de véritables tribunaux, il n’est pas de tribunaux dignes de ce nom sans le concours du barreau, et là où la dénomination d’avocat manquait à la langue, parce que l’avocat était chose inconnue, avocat désormais existe et exerce son ministère. Ajoutons que, dans cette importante réforme, le barreau étranger s’est rapproché autant qu’il était en lui du barreau français, dont il a emprunté les règles. Or, par une coïncidence singulière, c’est dans le temps même où il sert ailleurs d’exemple que le barreau est devenu chez nous l’objet de certaines critiques. Sont-elles fondées? Les législations étrangères se seraient-elles méprises dans leur choix et ne mériteraient-elles pas aussi quelque reproche ? Le point vaudrait tout au moins d’être vérifié. Certes, le barreau français a eu ses mauvais jours; il a traversé plusieurs phases et l’oppression lui est venue de plus d’un côté; le trouvant presque aussi vieux que la société qu’elle entreprenait de rajeunir, la révolution du dernier siècle lui a fait connaître, sans le vouloir, les plus dures épreuves, mais, somme toute, il en est sorti en reprenant possession de ses franchises. Toutefois, ces épreuves elles-mêmes sont encore des enseignemens, aussi bien pour nous que pour ceux qui se sont inspirés de notre régime, et il faut d’abord en parler.


I.

L’ancien barreau français jouissait d’une puissante autonomie, et mettait à l’accomplissement de sa tâche un dévoûment, une science qui n’ont pas été dépassés. On s’étonnera toujours que la plus libérale des assemblées ait désorganisé ce barreau, alors surtout que, dans ses essais, la justice avait besoin d’être entourée de plus de garanties ? Était-il au nombre des institutions qui sollicitaient des réformes, après avoir fait leur temps sous un régime qui disparaissait sans retour? Était-il moins utile dans la nouvelle constitution du pays? Comment s’expliquer que l’assemblée constituante, qui, pour le dire en passant, comptait beaucoup d’avocats, ait voulu s’inscrire contre la première des libertés, celle de la défense? Elle avait emprunté, à Paris, Tronchet, Target, Treilhard, Camus ; à Rouen, Thouret; à Rennes, Chapelier; à Grenoble, Chabroud; à Nancy, Régnier; à Douai, Merlin; à Bordeaux, les plus illustres avocats de la Gironde. L’ancien barreau avait-il manqué à ses devoirs et fallait-il qu’il en portât la peine ? Jamais on ne l’a prétendu. Sa constitution non écrite, mais toute libérale, n’avait donné prise à aucune des réclamations du temps. Il y a plus : dans la nouvelle organisation judiciaire, c’est sur le barreau qu’on jetait les regards; seuls, les avocats semblèrent digues de composer les tribunaux ; et, en effet, ils y figurèrent en si grand nombre que la barre en parut déserte. Il suffit au surplus de relire les débats de cette époque pour être bien convaincu que, dans la pensée de l’assemblée constituante, le barreau ne fut point l’objet d’une disgrâce. Il n’est pas un orateur qui ne rende hommage à l’utilité et à la pureté de ses talens. On l’idéalise au contraire. Dans la séance du 13 décembre 1790, le rapporteur du comité de constitution, Dinocheau, en parle dans des termes qui touchent au lyrisme : « Nous avons trouvé dans la nature même des choses, dans les grands principes des nations libres, dans l’utilité publique, dans le droit imprescriptible du talent et du courage, qu’il fallait donner à la liberté de la défense une plus grande latitude. Sous une constitution bienfaisante et dont les maximes fraternelles rapprochent tous les hommes, les relations de confiance et d’intérêt doivent resserrer encore ces liens ; il n’est pas un seul d’entre eux qui n’ait le droit de défendre un autre citoyen : Homines interest alterum hominem beneficio affici. Ce patronage, connu des Romains, prit sa source dans les fondemens mêmes de la société. Heureux celui que la nature et le travail ont destiné à devenir le protecteur de ses semblables, et à exercer le plus noble des ministères! Tels seront les défenseurs officieux. Les ci-devant avocats qui ne rempliront pas les places pourront suivre cette belle carrière ; elle les ramène à leur institution primitive, et l’éloquence, consacrée à la défense des citoyens, montrera d’avance à la nation les hommes qui doivent un jour soutenir ses droits dans l’assemblée des législateurs. »

Les ci-devant avocats allaient donc devenir des « défenseurs officieux » devant les nouveaux tribunaux. Assurément il était facile de prendre dans l’ancien barreau, si solidement organisé, si merveilleusement préparé au plus noble des ministères, pour parler comme le rapporteur, des défenseurs habiles et intègres et de les offrir au choix des plaideurs. Mais ces hommes, qui les remplacerait un jour? Quelles garanties donneraient ceux qui ne sortiraient pas de cette grande école, car le libre concours allait être admis à la barre des tribunaux? Observons l’assemblée dans la poursuite de son utopie. Voilà les tribunaux organisés, il n’y a plus que des tribunaux de première instance, qui se servent réciproquement de tribunaux d’appel; Paris en compte six, qui sont installés, au Palais de Justice (dans la première chambre actuelle de la Cour d’appel), au grand Châtelet, au couvent des Petits-Pères (place des Victoires), au couvent des Minimes (place Royale), dans les bâtimens de l’ancienne abbaye de Sainte-Geneviève et à l’abbaye, de Saint-Germain-des-Prés. La pompe n’a point été négligée, mais au costume des parlemens en a succédé un que le décret d’organisation décrit dans les plus petits détails. Les juges porteront l’habit noir et, auront la tête couverte d’un chapeau rond à la Henri IV, relevé par devant et surmonté d’un panache de plumes noires. Le commissaire du roi aura le même habit et le même chapeau, à la différence qu’il sera relevé en avant par un bouton et une ganse d’or. Les greffiers ne sont pas oubliés, mais sont traités avec plus de simplicité. Les huissiers ont eux-mêmes une tenue sévère et sont armés d’une canne noire à pomme d’ivoire. Quant aux avocats, ils n’auront point de costume : « Les hommes de loi ci-devant appelés avocats ne devant former ni ordre ni corporation, n’auront aucun costume particulier dans leurs fonctions. » Après avoir perdu leur titre, ils perlaient leur robe; ils perdaient en même temps leur organisation par cette incise glissée dans, une affaire d’habillement. Jusque-là, en effet, l’ancien barreau subsistait dans sa constitution ; les corporations étaient supprimées depuis plus d’une année, et nul n’avait imaginé de le comprendre dans cette suppression.

Pourquoi donc les avocats ne devaient-ils former ni ordre ni corporation? Cette idée était venue à Bergasse, qui l’avait exprimée dans son projet d’organisation judiciaire, et, chose à remarquer, elle était loin de répondre à un sentiment, d’hostilité contre les avocats. Voici ce qu’il avait dit : « Toute partie aura le droit de plaider sa cause elle-même, si elle le trouve convenable, et afin que le ministère des avocats soit aussi libre qu’il doit l’être, les avocats cesseront de former une corporation ou un ordre, et tout citoyen ayant fait les études et subi les examens nécessaires pour exercer cette profession ne sera plus tenu de répondre de sa conduite qu’à la loi. » Mais il n’était plus là pour expliquer toute sa pensée lorsque vint la discussion du projet; il s’était éloigné de l’assemblée après les journées des 5 et 6 octobre 1789. Il n’est pas douteux, toutefois, qu’il n’avait d’autre but que de rendre plus libre le ministère de l’avocat. Il lui semblait donc que, la preuve d’une certaine aptitude étant faite, tout était dit, et que l’avocat ne devait être, à tout prendre, qu’un homme instruit dans les lois.. Il supprimait d’un coup la condition que l’ancien barreau, le barreau romain lui-même, tenait pour la plus essentielle, l’honorabilité. ou tout au moins il ne s’en préoccupait point, et nul n’avait le droit de rechercher si celui qui se présentait à l’audience était le vir bonus d’autrefois, ou quelque aigrefin capable de tromper tout ensemble les cliens et la justice. L’ordre, qui jusque-là avait maintenu le barreau dans le respect de ses devoirs et la règle de la plus rigoureuse probité, était supprimé, conformément à la conception de Bergasse, et c’est en présence d’avocats d’un nouveau genre, rendus absolument libres, déliés de toute obligation professionnelle, que les tribunaux allaient fonctionner. Le titre de défenseur officieux appartint à qui voulut le prendre, et tout le monde le prit.

L’expérience se fit, et elle fut lamentable. Tout aussitôt, en effet, le prétoire des tribunaux fut envahi par des personnages dont on ignorait l’origine, et les débats n’offrirent plus de sécurité. Ce qui restait d’anciens avocats s’éloigna d’audiences où ils n’avaient à rencontrer le plus souvent que des inconnus, que des hommes suspects à qui ils n’osaient communiquer leurs pièces, et dont ils n’avaient eux-mêmes à attendre aucune communication. Quelques-uns essayèrent d’accompagner leurs cliens à ces audiences; saisis de dégoût, ils finirent par se retirer sans retour. Du nombre était Berryer père. Il a dit, dans ses Souvenirs, à quels dangers, à quelles ruses étaient livrés les plaideurs, à quels pièges était exposée la justice. Il a raconté les scènes burlesques dont il fut témoin. Se trouvant en face d’un adversaire qui croit bien faire en lisant toutes les pièces de son dossier, il lui fait poliment remarquer qu’il peut se dispenser de ces lectures, mais il en reçoit cette réponse: « J’aime lire, moi. » Sur quoi, le président, pour couper court à une interminable plaidoirie, déclare que la cause est entendue, que le tribunal examinera lui-même les pièces et jugera. Dès 1797, et même avant, des plaintes s’élevaient de toutes parts, et le pouvoir était mis en demeure de venir au secours des citoyens obligés de s’adresser à la justice. Un orateur, Riou, disait au conseil des cinq-cents : «Autrefois, on avait une garantie authentique de la probité, de la bonne conduite, de la capacité de ceux qui étaient chargés de l’instruction des affaires ou de la défense des parties. Aujourd’hui, l’ignorance s’assied à côté du légiste, et l’inexpérience présomptueuse et cupide rivalise avec le talent éprouvé par l’étude et couronné par le succès. » Il ne trouvait pas d’expression pour flétrir assez ces défenseurs officieux à qui la loi n’avait même pas imposé de diplôme. « L’improbité et le charlatanisme occupent les avenues de tous les tribunaux et ne connaissent plus ni tarif dans les vacations, ni pudeur dans les honoraires. Ces sangsues infâmes mettent chaque jour les citoyens à contribution [2]. » Pison du Galand les traite de vampires. L’empire voulut faire cesser ces plaintes en reconstituant le barreau.

L’historique du barreau, à cette époque, est tout entier dans le préambule du décret qui le rétablit. La rédaction en avait été confiée à Siméon, ancien avocat au Parlement d’Aix, Il faisait partie de la section de législation du conseil d’état ; mais, appelé à organiser le duché de Westphalie, il fut remplacé dans ses fonctions de rapporteur par Treilhard. L’un et l’autre avaient vu les défenseurs officieux à l’œuvre ; Treilhard avait été pris parmi les avocats comme juge du tribunal du quatrième arrondissement de Paris. Les autres membres de la section avaient eu le même spectacle sous les yeux. La rédaction primitive de ce préambule ne diffère point, au fond, de celle qui fut définitivement adoptée par le conseil d’état, mais elle dit plus nettement ce qui était dans l’opinion de tous. Après la destruction des archives du conseil d’état par la commune, elle offre d’autant plus d’intérêt qu’on ne la retrouve que dans les rares épreuves des feuilletons qui turent alors distribués aux membres de la section. Elle débutait par un hommage à l’ancien barreau : « Lorsque nous rétablîmes les écoles de droit par la loi du 29 ventôse an XII, nous eûmes particulièrement en vue de rendre à la profession d’avocat son ancien lustre ; nous ordonnâmes à cet effet la formation du tableau des avocats, moyen que l’expérience avait montré comme l’un des plus propres à maintenir la probité, la délicatesse, le désintéressement, le désir de la conciliation, l’amour de la vérité et de la justice, un zèle éclairé pour les faibles et les opprimés, bases essentielles de leur état. » De tout temps, le barreau s’était montré jaloux de sa propre discipline et l’avait exercée avec une rigueur salutaire. Fallait-il la lui rendre ? Oui, mais en laissant aux tribunaux un droit de surveillance qui s’exercerait surtout dans les cas d’appel. Était-ce en souvenir de Linguet que cette réserve était faite ? On pourrait le croire, bien que la tempête de palais qu’il avait soulevée fût apaisée depuis longtemps et n’eût laissé qu’une bien faible trace dans les esprits. Mais le droit d’appel parut sans doute une mesure d’équité en faveur de l’avocat frappé d’une peine disciplinaire. L’ancien barreau ne l’admettait point, et le parlement avait repoussé l’appel de Linguet rayé du tableau. Le préambule ajoutait ensuite : « Si, dans les beaux jours du barreau, les avocats se sont toujours fait un devoir de maintenir eux-mêmes une discipline sévère entre leurs collègues et de ne souffrir sur le tableau que ceux qui sont dignes d’y figurer, il n’en faut pas moins rappeler les règles qu’ils observaient, et conserver en même temps aux tribunaux la surveillance qui leur appartient naturellement sur une profession qui a tant de rapports avec eux et qui est regardée comme le séminaire de la magistrature. » C’est par l’action combinée du conseil des avocats et de la magistrature que le barreau serait ramené à ses anciennes traditions et qu’on purgerait les tribunaux des intrus, des hommes tarés qui en avaient pris la place. « Nous voulons, disait enfin le préambule, garantir sa liberté, son indépendance et sa noblesse en posant les bornes qui la séparent de la licence, de l’insubordination et de la corruption. » Si ce dernier mot a été effacé de la rédaction officielle, il reste néanmoins comme l’énergique expression des sentimens du conseil d’état sur la tourbe des agens d’affaires qui s’était emparée des tribunaux depuis le jour où l’assemblée constituante lui en avait si imprudemment ouvert les portes jusqu’à celui où le gouvernement impérial vint la lui fermer avec le décret du 14 décembre 1810.

L’élaboration de ce décret fut longue et agitée : commencée en 1806, elle dura quatre années, contrariée qu’elle était par les idées peu favorables du chef de l’état. En dehors de la répulsion qu’il ressentait pour les hommes de loi en général, Napoléon ne voyait dans le barreau reconstitué qu’une phalange d’ennemis politiques et de conspirateurs. Lorsque Cambacérès lui présenta le premier projet du décret, conçu dans un sens tout à fait libéral, cédant à ses violens préjugés, il le lui renvoya avec cette note, qui obligea de le remanier : « Tant que j’aurai l’épée au côté, je ne signerai jamais un décret aussi absurde. Je veux qu’on puisse couper la langue à un avocat qui s’en servirait contre le gouvernement. » Treilhard mourait quelques jours avant la publication du décret modifié, regrettant de n’avoir pu le tenir plus près des anciennes traditions. Il portait à coup sûr la marque autoritaire du soldat, mais contenait d’importantes dispositions : le conseil et le bâtonnier étaient rétablis. L’élection directe des membres du conseil et du bâtonnier, proposée par la section de législation, conformément au passé, était rejetée, mais le procureur général ne pouvait désigner les membres du conseil que sur la double liste qui lui était présentée par le barreau, et le bâtonnier que sur la liste des membres du conseil, auxquels l’action disciplinaire était rendue, à la charge d’appel devant la cour. Linguet, rayé du tableau pour sa conduite et ses continuelles attaques, n’aurait eu rien à dire avec un pareil décret. Il en eût appelé au parlement, et le conseil de l’ordre eût sans doute échappé à ses furibondes diatribes. Le décret de 1810 fut remplacé par l’ordonnance du 20 novembre 1822, qui laissa réellement au barreau le soin de composer son tableau comme il l’entend, de n’y « souffrir que ceux qui sont dignes d’y figurer » et étendit le droit disciplinaire. Elle donna surtout force obligatoire aux « usages observés dans le barreau relativement aux droits et aux devoirs des avocats dans l’exercice de leur profession. » Une autre ordonnance du 27 août 1830 lui a rendu l’élection du conseil et du bâtonnier.

C’est par ces longs circuits, c’est par ces lentes étapes, que le barreau en France est rentré en possession de ses traditions et des franchises qui l’avaient élevé si haut avant la révolution. Sur tout cela, l’assemblée constituante avait-elle donc voulu fermer les yeux? Berryer père, qui avait suivi avec attention les travaux de réorganisation judiciaire, dit quelque part dans ses Souvenirs : « Je n’ai jamais pu concevoir par quelle morosité l’assemblée constituante s’était décidée à anéantir l’ordre des avocats. » Berryer se trompait en recherchant ce sentiment dans l’assemblée; il n’y était pas. Mais, poussée par l’esprit d’innovation qui tourmentait, la plupart de ses membres, elle s’attaquait à tout le passé, quel qu’il fût, par cela seul qu’il était le passé. Sans confondre précisément l’ordre des avocats avec les corporations, elle lui avait donné une liberté qu’il ne réclamait pas, que personne ne réclamait, qui était contraire à son institution séculaire, et de ses mains avait ouvert devant les nouveaux défenseurs la voie de la licence, de l’insubordination et de la corruption, selon les termes sévères du projet de décret de 1810. Par un délire de liberté, elle rayait des lois et de la langue tout ce qui, de près ou de loin, pouvait rappeler une entrave; l’ordre des avocats lui était apparu comme une chose gênante pour les avocats, et elle l’avait supprimé. D’ailleurs, dans ses éblouissemens, ne voyait-elle pas la société ramenée à quelques lois faciles à comprendre sous le régime desquelles la fraternité devait présider à toutes les relations? « Pourquoi des tribunaux? disait un orateur. Vous supposez donc qu’il y aura des contestations et des procès ? Mais il n’y a de procès que parce qu’il y a des tribunaux; abolissez les tribunaux, il n’y aura plus de procès. » Un autre ajoutait : « Ce qu’on appelle un procès est le produit de l’ignorance ou de la mauvaise foi, et quelquefois de toutes les deux ensemble. Après le bienfait que nous préparons à la nation d’un code de lois claires et en petit nombre, accessibles à l’intelligence la plus bornée, chacun sera son propre juge et nul n’aura besoin du secours d’hommes de loi. Il n’y aurait donc à craindre que la mauvaise foi chez l’une des parties. Ah! gardez-vous de vous prêter à une pareille supposition. N’allons-nous pas régénérer les mœurs ainsi que les lois? » Dans cet ordre d’idées, il est certain que les tribunaux et les hommes de loi devenaient une superfétation. Mais cependant, s’il survenait des altercations sur lesquelles on ne pût s’accorder, le même orateur donnait le moyen de les apaiser : « Les juges de paix du canton s’empresseront, par des décisions fraternelles, de ramener la paix entre leurs concitoyens. » On touchait à l’âge d’or; l’idéal des sociétés, la paix universelle, allait régner sur la terre ; c’est par un embrassement de famille que toute contestation devait finir. Tant de mansuétude dans les mœurs, de clairvoyance dans les esprits, de bonne foi chez les citoyens étaient bien loin cependant de rassurer tout le monde, et justement impatienté par l’étalage de pareilles rêveries, Chabroud répondait sèchement : « Tant que les hommes subsisteront, il y aura des procès; il faudra donc que l’on plaide et que les tribunaux interviennent. » Sur ce point, l’expérience s’est chargée de dissiper les illusions. L’assemblée constituante s’était égarée, mais, dans ses erreurs, elle nous apparaît encore avec le désir sincère qu’elle avait de servir la liberté. Le violent démenti qu’elle a reçu a longtemps pesé sur la justice, on ne saurait l’oublier. Le barreau a reconquis son indépendance péniblement, mais il est maître de son tableau et ne relève ni de la magistrature, ni du pouvoir. C’est sous ce régime que se sont révélés, dans le passé, des jurisconsultes d’une éclatante renommée, des orateurs comme Gerbier; dans le siècle présent, pour ne parler que des morts, des hommes comme les Dupin, Berryer fils, Mauguin, Paillet, Bethmont, Chaix d’Est-Ange, Dufaure, Jules Favre, tant d’autres, sans compter ceux que chaque cour, chaque tribunal pourrait ajouter au barreau de Paris. On conçoit qu’en réorganisant leurs tribunaux, les divers états aient eu la pensée de puiser à cette source, afin de placer à côté de la justice un barreau digne d’elle. Sous ce rapport, les travaux de la Société de législation comparée offrent un véritable intérêt.


II.

Il ne saurait être question de la Belgique et de l’Angleterre. Dans ces deux pays, il existe depuis longtemps un barreau fortement organisé. La Belgique a traversé nos épreuves et subi nos vicissitudes, car elle devenait française en 1795 et était; soumise à nos lois. Elle a connu les défenseurs officieux ; comme nous, elle a vu ses tribunaux envahis par des agens de la pire espèce, — avocats sous l’orme, suivant une heureuse expression, — dont elle fut également délivrée par le décret de 1810. C’est après 1830 qu’à notre exemple, elle est entrée dans une voie plus large. Les dispositions rigoureuses et pesantes du décret impérial, atténuées dans l’usage, firent place à un arrêté, du 5 août 1836, qui, confondant les grandes traditions françaises avec celles que la Belgique elle-même trouvait dans son propre passé, a posé les règles protectrices des franchises dont le barreau y jouit depuis cette époque.

Le barreau anglais a-t-il été constitué avant le nôtre ? On peut en douter. Mais la question d’origine aurait pour le moment peu d’intérêt. Qu’il suffise de constater qu’il a, comme le nôtre, de profondes racines dans le passé et qu’il a comme lui traversé les siècles sous l’égide de traditions formées par la nécessité de garantir les citoyens devant la justice. Chose qui ne saurait surprendre, cette nécessité a amené le barreau anglais à s’organiser de la même manière que le nôtre et à demander son indépendance aux mêmes règlemens, à la même discipline. De tout temps maître de son tableau, il l’a défendu avec une remarquable énergie contre les envahissemens de la magistrature et du pouvoir. Il a été grandement récompensé : il a vu surgir de ses rangs des hommes d’un grand talent et d’une fière probité, des argumentateurs de premier ordre et d’une magnifique éloquence comme Erskine ; mais il n’a point eu à passer par les expériences de notre assemblée constituante ; envoyant ce qui s’accomplissait sur le continent, il s’est cantonné dans son autonomie et s’y est plus fortement attaché. Grâce à cette attitude pleine de prudence et de bon sens, le barreau anglais n’a souffert d’aucune des crises qui ont troublé le nôtre, et si l’on s’étonne qu’il porte encore la perruque de crin blanc empruntée, dit-on, par la cour de Charles II à Versailles, on admire en revanche qu’il respecte les mêmes règlemens qu’à cette époque et que la fixité de ses institutions ait résisté à tous les assauts, au grand profil de son autorité devant les tribunaux. Les avocats anglais n’ont pas cessé d’être regardés comme les plus fermes appuis de la constitution. Dans son Essai sur l’histoire du gouvernement, le comte John Russell leur rend cet hommage et repousse les attaques dirigées contre leur influence politique. S’il est des exemples d’hommes qui, alléchés par les brillantes rémunérations que la couronne a attachées à la profession d’homme de loi, se sont faits les instrumens de la tyrannie et de la corruption, « ce n’est là, dit-il, en aucune manière, l’attribut exclusif des hommes de loi, » et il rappelle que lord Strafford, qui vendit son pays pour une place ou une pairie, était gentillâtre ; que le faux lord Bolingbroke, qui trahit son bienfaiteur et voulut rétablir le despotisme, était un bel esprit et un homme à la mode.

Et puis, dans ces pays privilégiés, la liberté politique a puissamment secondé le barreau. Il n’a point eu cette bonne fortune dans d’autres contrées et a perdu l’éclat et la force ; il s’est abaissé avec les institutions, car le despotisme ne fait point d’avocats, le despotisme ne crée que des praticiens, et ce sont des praticiens qu’offraient encore la plupart des états il y a quelques années ; nous l’avons démontré ici même[3]. Aujourd’hui, on ne saurait parcourir les mêmes contrées sans être frappé du progrès qui s’est accompli presque partout dans l’ordre judiciaire et des efforts qui ont été tentés, avec plus ou moins de bonheur, pour la liberté de la défense. En 1866, la Russie elle-même, cédant au mouvement, établissait auprès des tribunaux qu’elle réorganisait, des fondés de pouvoirs assermentés qui devraient justifier d’un diplôme et de la connaissance des lois de la procédure. Un conseil spécial, élu par l’assemblée générale des fondés de pouvoirs et renouvelé chaque année, est chargé de prononcer sur les admissions et sur les cas disciplinaires; il peut aller jusqu’à la suspension et la radiation, sauf appel au tribunal du ressort. L’individu exclu de la compagnie ne peut plus exercer sa profession sur aucun point de l’empire. Le tableau des assermentés, qui est limité aux besoins de chaque localité, est soumis à l’approbation du souverain. Dans la crainte de ne point trouver assez d’hommes capables d’être fondés de pouvoirs assermentés, on avait admis auprès des tribunaux où ils manqueraient, des gens non assermentés, sortes de défenseurs officieux à peu près semblables à ceux que nous avons connus en France. Il en résulta un tel désordre dans la justice, et de tels périls pour les plaideurs, qu’un règlement du 25 mai 1874 a soumis ces défenseurs aux tribunaux, lesquels vérifient leur capacité, les admettent, les suspendent, ou les excluent, selon les cas. Des fondés de pouvoirs, assermentés ou non, à l’institution d’un barreau libre, il y a loin assurément : c’est toujours un premier pas, le dernier se fera sous l’influence de la nécessité, avec les exigences naturelles de la défense devant les tribunaux.

Les États-Unis sont allés plus loin. En 1871, une association du barreau s’est fondée à New-York ayant pour objet, dit la loi d’organisation, « de maintenir la dignité et l’honneur de la profession d’avocat, d’aider à l’administration de la justice, et d’entretenir de bonnes relations entre les membres du barreau. » Elle a un président, deux vice-présidons, deux secrétaires et un trésorier, un comité exécutif chargé d’administrer les affaires de l’ordre et un comité d’admission de vingt et un membres, tous élus dans l’assemblée générale annuelle du second jeudi de janvier. Nul ne peut être membre de l’association s’il n’est présenté par le comité d’admission. Les candidats au barreau doivent être présentés au comité d’admission par deux membres de l’association. Ils sont soumis à une enquête secrète et confidentielle où toute communication est reçue. Si le comité d’admission refuse le candidat, il n’est point présenté à l’assemblée générale, qui vote sur les présentations du comité. Tout membre peut être suspendu ou radié pour misconduit dans ses rapports avec l’association ou dans l’exercice de sa profession. L’assemblée décide en dernier ressort. Le barreau d’Amérique fait de louables efforts pour se constituer et offrir à la défense des plaideurs des hommes honnêtes et capables. Il jouit pour les admissions d’un pouvoir très étendu, qu’il exerce avec sévérité. C’est par là qu’il parvient à chasser du prétoire les agences qui es aient de se substituer à la défense des parties, lesquelles restent libres de se présenter elles-mêmes ou de se faire défendre par qui bon leur semble. Il marche hardiment dans cette voie avec l’appui ostensible des tribunaux, qui ne voient de sûreté pour les justiciables que dans le barreau organisé.

Depuis la loi du 6 juillet 1868 sur l’organisation judiciaire, le barreau autrichien est en possession d’un conseil, librement élu par les avocats, qui prononce sur les admissions au tableau et sur les cas de discipline. Il a aussi son bâtonnier. Les conditions d’admission sont rigoureuses. Les exercices préparatoires de la profession sont élevés à sept années. Une année est consacrée à l’exercice judiciaire ; trois années à l’obtention du grade de docteur auprès des tribunaux; les trois dernières sont passées auprès des tribunaux ou en collaboration avec des avocats. Le candidat subit un examen professionnel. Une loi du 1er avril 1872 a organisé le conseil de discipline, les peines sont variées ; elles vont de l’avertissement à la radiation, en passant par l’amende jusqu’à 100 florins, la réprimande par écrit devant le conseil réuni, la perte temporaire du droit d’élection et d’éligibilité, la suspension. L’appel est admis devant l’assemblée générale des avocats. La cour suprême statue en dernier ressort, s’il y a suspension ou radiation. C’est l’organisation du barreau français dans ses grandes lignes, sans toutefois que le barreau autrichien en ait acquis toutes les franchises. La Hongrie est restée en arrière. Une loi du 4 décembre 1874 lui a bien donné une chambre d’avocats à laquelle est attribuée une certaine autorité, mais, dans l’exercice de sa profession, l’avocat subit encore bien des entraves. Il doit justifier d’un pouvoir et tenir écriture de ses opérations. Il faut remarquer que ce pays sort à peine de l’agence, qui avait été jusque-là le fléau des tribunaux. C’est malgré tout un progrès.

En 1878, l’Allemagne et la Suisse se sont avancées vers une meilleure organisation. L’Allemagne avait un barreau assujetti à des règles différentes suivant les états. Ici, le barreau était libre; là, il était fermé et relevait du ministre de la justice. Tantôt l’avocat était avoué, tantôt les deux professions étaient séparées. Presque partout s’étaient élevées les plaintes les plus vives. Un président de chambre à la cour suprême de Bavière écrivait : « En exerçant leur profession, les avocats se tiennent absolument pour dégagés de toute honnêteté dans la procédure, et c’est sans la plus légère émotion, sans le moindre scrupule qu’ils mentent, trouvant pour excuse les vieux us et coutumes. » Depuis l’unification de l’empire, une loi du 1er juillet 1878 a posé une réglementation uniforme. C’est une sorte de transaction entre le régime de la liberté et celui de la subordination qui régnait antérieurement. Il y a auprès de chaque tribunal supérieur une chambre d’avocats qui élit un conseil de neuf membres auquel est confiée la discipline. Ce conseil donne son avis sur l’admission des avocats, qui est prononcée par l’administration de la justice. Le tribunal supérieur exerce un droit de révision sur les opérations du conseil.

Les différens cantons de la Suisse sont loin de se ressembler, mais, dans chacun, la défense a appelé l’attention du gouvernement. Le canton de Genève a demandé à la loi du 22 juin 1878 plus de liberté pour le barreau sans qu’il ait trouvé encore celle qu’il réclame. Là, les avocats sont soumis à une commission composée de dix-neuf membres pris tant dans la magistrature, depuis le président, de la cour de cassation jusqu’au juge de paix, désigné par le sort, que dans le grand conseil et le conseil d’état. Trois membres seulement sont nommés par les avocats. Ce n’est donc point encore le barreau qui surveille, c’est une commission composée d’élémens variés, et qui ne puise quelque force que dans l’élection, à laquelle sont soumises toutes les fonctions dans ce pays. Dans le canton de Vaud, c’est le tribunal qui a été chargé de la discipline en vertu de la loi du 25 novembre 1880. Dans celui de Thurgovie, le conseil de gouvernement, allant à une autre extrémité y avait proposé de rendre libre la profession d’avocat; mais le grand conseil a refusé de sanctionner ce projet, parce qu’il était « contraire à l’intérêt des plaideurs. » Une loi du 11 avril 1880 a maintenu le barreau sous la tutelle da tribunal et la haute surveillance du tribunal suprême du canton. On aura tout dit sur la marche des choses dans ce pays en rappelant qu’il n’y avait jamais eu d’avocats dans le canton d’Appenzell et qu’une loi de 1880 y a établi un barreau assujetti aux mêmes réglementations que dans les autres contrées de la Suisse.

Le même mouvement de réforme et d’affranchissement s’est manifesté en 1874 en Italie, en 1877 en Espagne, en 1879 dans les Pays-Bas, en 1880 en Suède. Si ce n’est pas encore à l’indépendance que l’on touche dans ces pays, on s’en rapproche, et c’est un progrès visible sur le passé. À ce mouvement il faut associer l’Orient, si fermé naguère à l’œuvre de la justice. Dans l’empire ottoman, une loi du 13 janvier 1876 a parlé du barreau avant que la dénomination d’avocat lût entrée dans la langue et lui a tracé quelques règles. On peut voir auprès des tribunaux un conseil de discipline composé d’un président, d’un vice-président et de quatre membres, tous élus par leurs confrères, chargé notamment d’intervenir entre les avocats et l’autorité pour tout ce qui tient à l’exercice de la profession. Mais, à côté des tribunaux ottomans, il existe des tribunaux consulaires, seuls compétens quand les parties sont étrangères, et des tribunaux mixtes, chargés de juger les différends qui s’élèvent entre étrangers et Ottomans, composés de trois juges ottomans et de deux assesseurs étrangers. Devant ces tribunaux sont admis les avocats étrangers. Il s’est donc établi à Constantinople une société entre avocats de nationalités diverses, destinée à assurer la défense devant ces juridictions ainsi que devant les tribunaux de commerce. En 1870, ils ont arrêté des statuts calqués sur les règles et les usages des barreaux libres et ont pris pour devise : Forum et jus, la belle citation empruntée par Berryer à Tacite dans une cause célèbre.

Suivant l’ordre des dates, viendrait enfin le Canada avec la réglementation la plus large. Dans la session de 1881, le parlement a voté une importante loi sur le barreau. Une association générale désignée sous le nom de « barreau de la province de Québec » se divise en quatre sections, celles de Québec, Montréal, Trois-Rivières et Saint-François. L’association générale, ou l’ordre, peut faire des règlemens « pour maintenir l’honneur, la dignité, la discipline du barreau, et assurer le contrôle du tableau général des avocats de la province. » Chaque section peut aviser, par des règlemens particuliers, à son administration intérieure. Le conseil général, chargé des intérêts de l’ordre entier, et les conseils de chaque section, sont librement élus par le barreau, et ne relèvent d’aucune autorité dans l’exercice de leur mandat, qu’il s’agisse d’admissions ou de cas disciplinaires. La réglementation entre dans les plus petits détails sur toute chose, mais en cela même elle ne tend qu’à l’indépendance de la profession. C’est pour ainsi dire la codification des traditions de notre ancien barreau appliquée à l’organisation particulière du pays.

Il nous resterait à parler du Brésil et du Portugal, si l’on n’en était encore dans ces deux pays à la période d’élaboration. Dans la session parlementaire de 1880, un projet de loi sur le barreau a été présenté au Brésil par MM. Saldanha Marinho et Baptista Pereira, députés, et renvoyé aux commissions judiciaires. Cette même année, un projet de même nature a été déposé à la chambre des députés portugaise par M. Francisco Beirao. Dans son rapport, il rappelle que l’avocat doit se montrer digne de sa mission par son désintéressement, par son amour de l’étude, par son zèle à défendre les intérêts qui lui sont confiés. « C’est à ce prix, dit-il, qu’il trouvera l’ordre tout entier pour le soutenir dans une attaque injuste. » Il dessine à grands traits l’historique des barreaux étrangers et déclare que c’est à la France qu’il s’est adressé pour trouver le meilleur modèle à suivre. Le développement du projet indique, en effet, que nos règlemens et nos traditions ont été amplement consultés pour l’admission au stage, l’inscription au tableau et l’application des peines disciplinaires. Mais, ainsi que le règlement du Canada, celui du Portugal entre dans de minutieux détails sur la profession. Est-il nécessaire d’aller aussi loin et de soumettre à la sanction législative des points qui pour la plupart se rattachent à la discipline intérieure ? M. Paul David, qui rend compte du projet soumis à la chambre portugaise, ne le pense pas. Il distingue les rapports du barreau avec les tribunaux des relations des avocats entre eux : que ces rapports, qui doivent se combiner avec les lois de la procédure, soient traités législativement, on peut l’admettre; mais pour le reste, c’est-à-dire pour l’organisation intérieure du barreau, aucun règlement n’est nécessaire : « Nous ne croyons pas à l’efficacité d’une immixtion quelconque de l’autorité gouvernementale dans la partie interne de l’existence du barreau. La profession d’avocat exige l’indépendance la plus complète, l’ordre doit être maître de son tableau, il peut apporter dans la procédure qu’il suit, dans son organisation intérieure, telle ou telle modification qu’il croira utile. Devra-t-il recourir aux chambres pour obtenir l’homologation de ce changement? C’est une idée contraire à son institution[4]. » M. David a raison, et c’est par la considération même qu’il exprime qu’après avoir posé quelques règles générales, l’ordonnance de 1822 a renvoyé le barreau français à ses traditions fortement assises dans le passé. Toutefois le Brésil et le Portugal, ne trouvant pas selon toute apparence ces us et coutumes dans leur propre fonds, ont préféré les fixer dans une codification. L’avenir dira si les véritables franchises du barreau n’y rencontreront pas quelque gêne.

On voit par là combien le barreau à l’étranger s’est rapproché des barreaux libres depuis quelques années. Sans doute, quelques états, à raison de leur constitution politique ou du mode d’organisation de la justice, sont restés en arrière et attendent des modifications nouvelles. Les uns mêlent encore la postulation à la défense, les autres demeurent plus ou moins sous la tutelle du pouvoir ou des tribunaux pour la défense des citoyens, qu’il s’agisse de leurs intérêts ou de leur liberté. S’il est un dernier pas à faire, il serait injuste de ne pas tenir compte de celui qui a été fait. En définitive, le barreau est partout sorti de la condition où il était ; à des degrés divers, il s’est affranchi des entraves et est à même d’offrir à la défense de sérieuses garanties. Il était soumis il y a moins de vingt années; les pays où il jouissait de l’indépendance nécessaire à sa mission étaient en petit nombre ; ils constituent aujourd’hui la règle générale. Tel est le point qui se dégage clairement des lois que nous venons de rappeler, en même temps qu’elles attestent les emprunts qui ont été faits de toutes parts à l’organisation du barreau français. Dans une occasion récente, le barreau belge a fait appel aux différens barreaux d’Europe et les a conviés à inaugurer avec lui le nouveau palais de justice de Bruxelles. En leur souhaitant la bienvenue, M. Vervoort a parlé en termes éloquens de la solidarité morale qui existe entre les barreaux de tous les pays, dont le concours à l’œuvre de la justice est partout le même et repose sur les mêmes principes de dévoûment et d’indépendance. Mais à qui revenait de répondre pour tous à ces paroles de courtoisie et de haute confraternité? C’est au représentant du barreau de Paris, M. le bâtonnier Oscar Falateuf, qu’une voix unanime déférait cet honneur. En cette circonstance, les avocats étrangers n’ont-ils pas regardé la France comme l’un des états qui personnifient au plus éminent degré la liberté de la défense, et n’ont-ils pas voulu rendre hommage à ces traditions dont se sont inspirées les réformes que nous avons indiquées? Déjà, à la cinquantaine de Berryer, célébrée à Londres par le barreau anglais, l’attorney general avait dit : « Nous avons saisi cette occasion de montrer que nous avons le sentiment de la confraternité qui doit exister entre le barreau d’Angleterre et le barreau de France, et, j’ose le dire, le barreau de tout le monde civilisé. » La réunion à Bruxelles des avocats des diverses capitales de l’Europe a donné à l’idée d’un barreau international sa première consécration, et nous serions surpris si elle n’avait pas pour résultat de hâter en toute contrée l’affermissement des droits de la défense.

Quels sont donc les reproches qui se sont formulés, dans ces derniers temps, contre l’organisation du barreau en France? C’est, a-t-on dit, une sorte de corporation fermée dont l’accès est interdit au plus grand nombre; elle constitue un monopole, ses droits sont des privilèges; et elle en abuse impunément, car l’avocat échappe aux pénalités et aux recours que le droit commun tient en réserve contre ceux qui mésusent de la parole et se permettent d’injustes attaques. Telle est bien l’accusation qu’il importe de vérifier. Elle serait grave si elle était fondée, car elle signalerait un véritable péril là où l’on est en droit d’attendre du barreau secours et protection.


III.

Peut-être faudrait-il d’abord se demander de quel côté vient ce reproche fait à l’institution elle-même. Que le barreau se renferme dans certaines restrictions, qu’il ait vis-à-vis des siens certaines exigences, qu’importe au plaideur si, en réalité, dans cette compagnie, dans cette association, comme on voudra l’appeler, il est sûr de rencontrer ce qu’il cherche, des hommes honnêtes, d’une capacité rassurante et de bon aloi? Et puis, avant de critiquer les choses, il conviendrait de s’entendre sur les mots : ceux de privilège, de monopole, de corporation fermée ont le don d’exaspérer les idées modernes, et cela se conçoit, puisqu’ils rappellent, avec des institutions tombées, autant de blessures faites à l’intérêt général, au droit commun, sans profit pour personne, si ce n’est pour ceux qui étaient appelés à jouir de la dérogation. Toutes les fois que ce qui appartient à tous est exclusivement dévolu à un seul ou à quelques-uns, cet empiétement sur le droit universel met en révolte les sentimens d’équité qui s’imposent à la conscience comme des règles sociales, et soulève des plaintes légitimes. Est-ce bien de cela qu’il s’agit? Y a-t-il véritablement privilège là où la nécessité a fait naître la mission déléguée? Tous les philosophes, tous les publicistes ont placé la défense dans les droits naturels de l’homme. Mais cette défense, permise à tous, peut rarement s’exercer par la partie elle-même. De là le secours qui vient se placer à côté du plaideur et lui fait trouver un autre lui-même. Le barreau commence juste à ce point où la défense d’autrui devient nécessaire. Il est difficile d’imaginer un état assez primitif pour que la défense des intérêts individuels y soit nulle ; mais ce qui se comprend sans peine, c’est que, dès que ces intérêts seront menacés, celui qui aura à défendre son champ, sa réputation, sa personne, songera aussitôt à celui qui, à sa place, pourra le faire avec le plus d’utilité. Ce sera d’abord le plus habile, le plus entendu ; mais cela ne suffira pas ; il faudra que cet intermédiaire soit aussi le plus considéré. Le juge ne donne pas foi à celui qui peut le tromper dans ses allégations et ses preuves. Il n’est pris qu’une fois aux paroles mensongères, et la cause sera gravement compromise s’il peut se défier de celui qui la présente. De là deux conditions essentielles, de premier ordre pour la défense d’autrui : le savoir et l’honnêteté. C’est pour répondre à ces deux conditions que le barreau s’est formé en tout pays. Offrir à la défense des intérêts de chacun les hommes les plus dévoués, les plus capables et les plus honnêtes, tel est son objet. Sorte d’institution municipale créée par la nécessité, on la voit s’établir sans qu’une loi soit venue lui donner l’existence. C’est là, comme on le sait, ce qui a toujours différencié des corporations les communes, qui existent par elles-mêmes en vertu de la nécessité; c’est là aussi ce qui a toujours établi une démarcation fondamentale entre les corporations et le barreau. Son histoire n’est guère que celle du perfectionnement successif des moyens à l’aide desquels il se met en mesure de répondre à la mission qu’il tient de la nature des choses, c’est-à-dire de la nécessité elle-même. Nous voilà assez loin, comme on le voit, d’une confrérie vivant sur le bien de tous, car c’est pour le bien de tous que celle-là est organisée auprès des tribunaux. Qui donc peut se plaindre de la discipline qui lui est imposée dans l’intérêt commun, et de l’indépendance qui lui est nécessaire pour répondre à cet intérêt? Ce n’est pas sans quelque surprise que l’on consulte les débats de l’assemblée constituante sur le point qui nous occupe, alors que les mots de privilège et de monopole donnaient le vertige à tous les esprits, alors qu’il s’agissait, non des avocats, qui ne formaient plus un ordre, mais des avoués, qui allaient rester attachés aux tribunaux. Ces mots revenaient sans cesse dans la discussion et y jetaient le trouble; mais toutes les arguties se dissipèrent devant cette simple question, qui se dégagea d’elle-même comme un trait de lumière : Oui ou non, les avoués sont-ils nécessaires? S’ils sont nécessaires, ils n’enlèvent aucun droit à personne; ils remplissent uniquement une mission qui leur est confiée dans l’intérêt public. « Avant d’établir des raisonnemens sur l’inadmissibilité des privilèges, il faut les définir, disait Chabroud. J’entends par privilège une exception d’obéissance à la loi. Lorsque la loi attribue à des citoyens quelques fonctions, ces individus n’ont point de privilège; ils ont une mission déléguée par la loi. » A quoi Tronchet, avec son autorité, ajoutait dans la séance du 16 décembre 1790 : « J’écarte cette misérable objection tirée de la dénomination de privilège. Les officiers ministériels ne sont pas une classe privilégiée, si c’est la nécessité publique qui exige que vous leur attribuiez les fonctions exclusives, mais leurs fonctions sont un privilège de la société entière. Est-il vrai que l’intérêt public exige l’existence des avoués auprès des tribunaux? Ici l’intérêt public est l’intérêt du justiciable, car c’est pour lui que les tribunaux sont établis. Si vous ouvrez la porte des tribunaux à tous les inconnus qui s’y présenteront, vous appellerez tous ces malheureux solliciteurs de procès qui ont toujours été regardés comme des pestes publiques. Vous n’avez pas le droit d’obliger un plaideur de confier ses pièces au défenseur inconnu qu’aurait choisi la partie adverse, car qui empêcherait ce dernier de disparaître avec les pièces qui lui auront été confiées? » La question fut coulée à fond, et alors passa dans la loi du 15 décembre 1790 la disposition qui admit les avoués auprès des tribunaux.

Le barreau, qui ne formait plus un ordre, avons-nous dit, échappait au débat; il n’y fut même pas fait allusion. On se plaît à se demander ce qui en eût été s’il avait alors conservé le lien de l’association. Aurait-on vu là une compagnie privilégiée? À cette préoccupation répondrait suffisamment la discussion qu’on vient de rappeler. Pour les hommes de cette époque, qui supprimaient les privilèges et en avaient horreur, le rétablissement d’avoués accrédités auprès des tribunaux n’impliquait nullement un privilège dans le sens vrai du mot. Or ils n’avaient pas supprimé l’ordre des avocats comme corporation ou association privilégiée; ils voulaient rendre le barreau plus libre, aussi libre qu’il doit l’être, selon la parole de Bergasse; jamais d’ailleurs il n’était apparu sous cet aspect dans le passé; ces hommes le savaient bien. Mais aujourd’hui l’ordre des avocats est reconstitué. Comment donc serait-il devenu une association privilégiée, contrairement aux idées de l’assemblée constituante sur les privilèges? Il faudrait nécessairement le demander ou à la loi de l’an XII, qui ouvrait les écoles de droit et rétablissait le tableau des avocats, ou au décret de 1810, qui reconstituait l’ordre, ou à l’ordonnance de 1822, qui l’affranchissait. Alors le problème se simplifie beaucoup, car rien absolument ne ferait sortir de ces documens la pensée, la préoccupation d’un privilège quelconque. La profession est-elle donc une carrière fermée? Nullement. Elle est ouverte à tous, mais n’y entre que celui qui est probe et capable ; à cet égard, l’exclusion n’existe que dans l’intérêt général. Il faut reconnaître que le monopole qui s’exercerait dans un intérêt général serait un étrange monopole, d’après les idées, reçues, puisque tout le monde en aurait le bénéfice, et qu’il y aurait quelque ridicule à le critiquer et à s’en plaindre. Demandons le dernier mot de cette trop longue réfutation au président actuel de la république, à M. Grévy, bâtonnier : « Ne redoutons pas, a-t-il dit, que la liberté, que l’ordre a tant servie, le répudie jamais sous le nom de privilège, puisque l’accès en est permis à tous, et que, s’il exige des garanties, c’est par une nécessité commune à toutes les professions qui touchent aux intérêts publics[5]. »

Que sont, après tout, ces querelles de terminologie sur une institution qui occupe une si large place dans tous les pays? De petites guerres sans utilité et sans profit pour personne, des critiques irritantes qui s’arrêtent à la surface des choses au lieu d’en rechercher le fond ou d’y voir ce qui y est en réalité. Ne vaut-il pas mieux se demander si le barreau tel qu’il est constitué répond à tous les besoins de la défense dans la société et se tient suffisamment à l’avant-garde pour repousser les attaques, d’où qu’elles viennent, d’en haut ou d’en bas, d’en haut surtout? C’est pour parler à tous et de tout avec une entière liberté qu’il a été fait et qu’il doit être indépendant. On peut affirmer qu’il est fort par sa constitution et que le talent ne lui fait pas défaut. Ce sont là d’incontestables avantages dont il faut s’applaudir, à la condition toutefois qu’il se renferme dans la sphère qui lui est propre, la défense, et se respecte en respectant ses adversaires, car toute l’institution est là. Sur ce dernier point, il faut le reconnaître, il y a une mesure difficile à préciser dans les devoirs de l’avocat, parce qu’elle dépend d’une loi supérieure à tout : la nécessité même de la défense. A cet égard, le temps et les circonstances jouent un grand rôle. La nécessité de l’antiquité ne serait pas la nécessité de nos jours. La nécessité actuelle a elle-même ses heures et son opportunité. Sous ce rapport, l’appréciation de l’orateur aura toujours sa large place. Si l’on prenait leurs discours à la lettre, aujourd’hui Cicéron et Hortensius, Démosthène même, courraient la chance d’être vertement réprimandés par le conseil de l’ordre. Mais ils parlaient à la foule, sur la place publique, et l’accusation était permise à tous les citoyens. Ce droit s’était converti en une industrie lucrative : la délation donnait des revenus si elle réussissait devant la justice, et, pour la faire réussir, tous les moyens étaient bons. Comment lutter contre les adversaires de cette époque, contre ces dénonciateurs intéressés, si la parole, comme le fer rouge, n’avait été là pour imprimer l’infamie à quiconque portait une fausse accusation? Quintilien, qui nous a transmis la règle du barreau romain sur ce point, blâme l’invective, mais admet l’attaque quand elle est nécessaire : « Il se rencontre, dit-il, des avocats qui vont chercher hors du sujet de quoi en plâtrer la maigreur, et, à défaut d’autres ressources, en remplissent les vides par des invectives, à tort ou à raison, peu importe, pourvu qu’ils y trouvent l’occasion de briller et de se faire applaudir. C’est une éloquence canine (eloquentia canina), comme dit Appius, que celle d’un avocat qui fait profession de médire pour autrui. Pour moi, cette manière de plaider me paraît indigne du véritable avocat; je n’admets pas qu’il se permette des personnalités offensantes, lors même qu’elles seraient fondées, à moins que la cause n’en fasse une nécessité (nisi id causa exigit). » Mais sentant bien que les cliens sont souvent les premiers à harceler leurs adversaires, étant plus jaloux de se venger que de se défendre (qui ultionem malunt quam defensionem) il engage les avocats, en cela comme en bien d’autres cas, à ne point faire leur volonté. C’est un conseil tiré de la nature des choses par un homme expérimenté. Quelle est donc cette comédie où par hasard l’avocat, entendant successivement les deux adversaires, se confond à leur répéter : « La question, s’il vous plaît! » sans parvenir à arrêter un débordement d’accusations et d’injures réciproques, tout cela pour le plus mince intérêt? C’est que si le poète est irritable, le plaideur est naturellement irrité. Chez nous, le décret de 1810, qui témoignait cependant peu de tendresse aux avocats, admet aussi les attaques « quand elles sont nécessaires, » Au barreau à mesurer son droit suivant les circonstances et à régler la portée des coups qu’il peut porter, qu’il est forcé de porter dans l’intérêt de la cause. Plein de respect pour les magistrats, pour les parties, pour les adversaires, celui que Villemain appelle le Fénelon des avocats, à raison du sentiment religieux qu’il mêlait à ses plaidoiries, Erskine ne reculait pas devant les attaques qui lui semblaient indispensables. — Berryer, Paillet, Bethmont, qui jouissent assurément de l’estime du pays, ont agi de même dans les cas où la situation le commandait, chacun avec la pente de son caractère et de son talent, Berryer dans sa fougue hautaine, Paillet avec esprit, Bethmont avec une ironie contenue qui ne détruisait pas toujours l’acuité du trait.

Le palais a conservé le souvenir d’une personnalité qui fut cruelle, mais ne parut pas néanmoins dépasser la limite légitime du droit. Un ancien journaliste, devenu fonctionnaire, citait un journal en cour d’assises pour diffamation. Le défenseur posa cette thèse hardie que les plaintes de cette nature n’étaient pas permises à celui qui, toute sa vie, avait usé de la plume sans modération et sans pitié vis-à-vis de ceux qui avaient eu le malheur de lui déplaire, et, prenant l’adversaire corps à corps, il se fit son accusateur : « Un homme, dit-il, a donné au pays, a donné au monde le spectacle de tout ce que la presse peut commettre d’abus et de violences ; il a tout attaqué ; rien n’a pu préserver de ses injures, ni le talent, ni la probité, ni la noblesse de caractère, ni les services rendus à la patrie. Il n’a rien respecté, pas même la magistrature, sous l’impartialité de laquelle il vient s’abriter aujourd’hui. Il a fait à tous et à tout une guerre de tous les jours, une guerre acharnée. Il n’est pas une administration, pas un homme, pas une institution qu’il n’ait outragés. Il a appelé Casimir Perier un voleur ; le glorieux Soult, il l’a traîné dans la boue, malgré ses victoires. Les ministres, il les accusait chaque matin de ruiner le trésor. Si enfin un homme auquel la France rend hommage, si M. de Montalembert, parlant à une tribune qui n’existe plus, nous montre la révolution qui nous menace, l’anarchie qui nous envahit, dans quel langage ne le traite-t-il pas ? « Peut-on savoir, dit-il, ce que la vésicule d’un dévot renferme de fiel ? » Et la sainte indignation de l’orateur, il l’appelle « une diatribe sans talent, une colère mêlée de bave et d’eau bénite. » Enfin, le jour de la justice arrive : nous voulons user de la liberté qu’il dit nous avoir faite, et lui, — l’insulteur public, nous appelle sur ces bancs, parce que nous signalons ses dilapidations partout reconnues et partout proclamées. Il veut que vous nous condamniez ! Non, cela n’est pas possible[6]. » Le trait était aigu, direct et d’autant plus terrible que le plaignant assistait en personne à l’audience, mais il appartenait à la cause. Le jury en ressentit le foudroyant effet et acquitta le journal imprudemment poursuivi.

Mais si, sans nécessité, l’avocat se livre à des personnalités outrageantes, au dénigrement, à des invectives contre les magistrats ou contre les parties, se peut-il que la robe lui soit un refuge et qu’il trouve dans ses plis le privilège de l’impunité? S’il en était ainsi, si la liberté qu’on lui a laissée et qu’on lui veut pouvait servir à un tel usage, il faut convenir que le barreau serait bien la pire des choses. Mais il n’en est rien, quoi qu’on en ait dit. De tout temps, sous tous les régimes, l’avocat a encouru des responsabilités. Si l’antiquité laissait aux orateurs la plus grande latitude, les parlemens veillaient sévèrement aux intempérances du langage. Le doux Montesquieu ne montrait-il pas le bout de la férule aux avocats de Bordeaux quand il leur disait, à l’audience de rentrée du mois de novembre 1725 : « Avocats, la cour connaît votre intégrité, et elle a du plaisir à pouvoir vous le dire. Je sais bien que la loi d’une juste défense vous oblige souvent de révéler des choses que la honte avait ensevelies, mais c’est un mal que nous ne tolérons que lorsqu’il est absolument nécessaire.» Le décret de 1810 ne laissait rien désirer à la répression : il menaçait tout uniment du code pénal les avocats qui auraient la langue trop fourchue ou trop longue. On peut se rappeler qu’un avocat, devenu garde des sceaux à la fin de l’empire, s’est vu condamner à trois mois de suspension pour avoir dit à une audience du tribunal correctionnel de la Seine : « Le ministère public a fait appel aux passions les plus irritantes, et cela est mauvais, je le regrette. » En cela les magistrats usaient d’un texte du code de procédure avec une rigueur donnant une idée suffisante du pouvoir qui leur a été remis. Mais les droits les plus formels ont aussi été réservés aux particuliers : la loi sur la presse du mois de mai 1819 avait pourvu à tous les cas. Était-ce un plaideur qui souffrait d’une imputation ou d’une injure, le tribunal pouvait aussitôt appliquer à l’avocat des peines disciplinaires, en réservant à la partie blessée l’action réparatrice du droit commun. Si c’était un tiers, absent, ou étranger au débat, qui était atteint, la même action lui était ouverte contre l’avocat. Cette loi n’existe plus, à la vérité ; elle a été abrogée par la nouvelle loi sur la presse du 30 juillet 1881, mais celle-ci renferme les mêmes dispositions. Voici en quels termes, tout à fait rassurans, elle contient et calme les emportemens du barreau : « Les juges pourront faire des injonctions aux avocats et même les suspendre de leurs fonctions. Les faits diffamatoires étrangers à la cause pourront donner ouverture soit à l’action publique, soit à l’action civile des parties, et, dans tous les cas, à l’action civile des tiers. » Après le bruit qui s’est fait, il nous a semblé qu’il n’était point inutile de ramener les choses à la vérité et d’apporter les textes. On peut voir que le barreau ne tient rien du privilège, qu’il doit son indépendance à des règlemens sévères, qu’il n’existe et n’a été créé que pour la liberté bien entendue de tous sous les divers régimes, à travers les commotions sociales, et qu’il n’a ni prétention ni droit à l’impunité. Il n’y a point ici d’éloges à faire; il n’y avait que des préventions à dissiper, car il est dans la destinée du barreau, après avoir défendu les autres, d’avoir aussi à se défendre. Sous l’empire, c’était le ministère public qui entendait le dominer en lui opposant l’intérêt prépondérant de la société. Berryer serait de la partie et elle fut gagnée, du moins dans l’opinion publique. La presse, si étroitement liée par sa nature à la défense, lui donnait alors son appui. Se tournerait-elle contre lui sous ce régime? Nous n’y verrions qu’un malentendu regrettable, mais passager. Le barreau français se défend d’ailleurs par sa propre histoire et son attitude franchement libérale dans tous les temps. On est autorisé à dire de lui ce que disait encore John Russell du barreau anglais : « Dans le camp de la liberté, nous pouvons enregistrer une série de noms brillans qui commencent dès l’origine de notre constitution et continueront, je l’espère, jusqu’à la fin. » Par un élan aussi généreux qu’irréfléchi, l’assemblée constituante se prit à croire qu’il trouverait plus de forces dans l’anéantissement de ses traditions, de ses garanties séculaires, et elle le laissa tomber à l’heure où, devant les tribunaux civils appelés à appliquer les lois nouvelles, devant les tribunaux criminels où tant d’existences furent en péril, sa présence était le plus nécessaire. Vingt années ne suffirent point à lui rendre ses franchises. Mais, reconstitué, il est devenu à l’étranger comme le type de réglementations dans lesquelles les devoirs de la défense n’ont point été oubliés. Qu’on ne dise donc pas qu’il peut être une institution oppressive, le démenti serait trop facile à donner, puisque les magistrats, les parties et les tiers sont armés contre lui, puisqu’il n’est pas une réparation pénale ou civile qui ne puisse lui être demandée et ne soit offerte par les lois qui, tout en le voulant libre, l’ont fait responsable.


JULES LE BERQUIER.

  1. L’association a pris le titre de Société de législation comparée et a été reconnue comme établissement d’utilité publique.
  2. Moniteur du 28 novembre 1797.
  3. Voyez la Revue du 1er juillet 1861.
  4. Société de législation comparée, Bulletin de juillet 1880, p. 507.
  5. Discours prononcé à l’ouverture de la conférence, le 26 décembre 1868..
  6. Affaire de l’Assemblée nationale devant la cour d’assises de la Seine, le 3 mai 1849.