Le Barreau de Paris pendant la guerre

Le Barreau de Paris pendant la guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 782-805).
LE BARREAU DE PARIS
PENDANT LA GUERRE

Une triple cérémonie consacrée par le Barreau de Paris à la mémoire de ceux de ses membres tombés au champ d’honneur a rappelé sur le Palais de Justice une attention qui, depuis bientôt deux ans, en avait été détournée par l’irrésistible force des événemens.

Le 22 mai dernier, à quelques minutes d’intervalle, le Cardinal Archevêque de Paris et le Président de la République gravissaient les marches de nos escaliers. Le prince de l’Eglise accueillait en la chapelle de Saint-Louis le chef de l’Etat, leurs mains s’unissaient et se serraient. Ensemble ils s’avançaient vers l’autel, leurs deux cortèges se suivant de si près qu’ils se fondaient presque en un seul. Puisque le Palais de Justice a fourni le terrain de cette rencontre, puisqu’il a été le théâtre de cette manifestation de concorde et de paix, l’heure semble favorable à une esquisse rapide de ce que fut, au moins pour le Barreau, la vie judiciaire depuis le jour de la mobilisation.


Une année judiciaire normale se termine en langueur. L’assoupissement précède le sommeil. La fête du 14 juillet a entr’ouvert les portes du Palais. Quelques-uns, devançant la date officielle des vacances, s’y sont glissés discrètement sans faire leurs adieux. Les audiences deviennent courtes ; les magistrats se font grondeurs, malgré quoi les avocats se font de plus en plus rares. On n’engage plus d’affaires de longue haleine. On se borne bientôt à celles qui ne méritent pas méditation et qui se peuvent juger « sur le siège. » La lassitude gagne les plaideurs eux-mêmes. Et quand, le 31 juillet, on pousse le dernier verrou de la dernière audience, l’opération est silencieuse et passe inaperçue. La Justice est endormie pour deux mois ; quelques gardes demeurent avec mission d’écarter de son sommeil tous bruits importuns...

Il en fut autrement au mois de juillet 1914. Jamais fin d’année ne fut plus tumultueuse. Un procès criminel, dont je me refuse le droit de rien dire, en fut cause. Dix jours de suite, les passions surchauffées allumèrent une série d’incendies, provoquèrent de bruyantes explosions. Le rideau se baissa sur une scène d’émeute. Il s’en fallut de peu qu’on n’en vint aux mains. La salle d’audience s’était vidée le dernier soir avec la violence d’un bassin de retenue dont on ouvre les écluses, et le flot des vociférations s’était répandu dans les galeries obscures. C’est en claquant à se briser que se fermèrent, en cette nuit de juillet, les portes du Palais de Justice. Ce fut dépourvu de majesté : ce fut d’une tristesse profonde.

Déjà, lors des dernières audiences, les rumeurs alarmantes venues de la frontière avaient contribué à irriter les nerfs, à susciter les inquiétudes. Si vraiment l’orage éclatait, serait-ce donc sur une France en proie aux déchiremens intérieurs et qui venait de donner dans le raccourci d’une salle d’audience le spectacle de ses divisions ? Quelle résistance pourrait-elle offrir ? A quelle discipline se pourrait-elle plier ? Mais à la guerre on ne voulait pas croire, on ne croyait pas. Alors que tout semblait compromis, on espérait encore. Le jeudi soir, il semblait que les dés fussent jetés. Le vendredi matin, un téléphone informé m’avisait que tout s’était arrangé dans la nuit. On pouvait quitter Paris : je partais pour la campagne... Jamais encore je n’avais salué l’approche des vacances d’un tel soupir de soulagement. C’est que jamais je n’avais éprouvé tel besoin de substituer au spectacle des passions humaines celui d’un champ de blé que dore le soleil, d’un bois qui chante ou d’un ruisseau qui joue sur les cailloux... Cela devait être court.

Le lendemain même, à cinq heures du soir, l’affiche annonçant la mobilisation m’apprenait que les vacances étaient terminées, j’entends le repos de l’esprit et la trêve des soucis. Je ne devais cependant revoir le Palais de Justice qu’un mois plus tard.

Ce jour-là, on m’aurait fait sauter de surprise, si l’on m’eût rappelé qu’un mois tout juste s’était écoulé depuis l’heure où je l’avais quitté. Au cadran des saisons, peut-être. Au cadran de ma vie, des années.


Dès le seuil, les transformations opérées par la guerre apparaissent.

En temps de paix, les vacances ont pour effet de livrer le Palais de Justice aux ouvriers, qui pendant le mois d’août descellent des dalles et des pierres, et pendant le mois de septembre les remettent en place. A celui qui s’étonnait de l’inutilité de ces travaux, on expliquait leur destination ; ils servaient à épuiser les crédits affectés à l’entretien du Palais et qui auraient risqué d’être diminués à l’exercice suivant au cas où l’exercice écoulé se fût présenté avec des économies.

En septembre 1914, pas d’ouvriers ; mais, spectacle inhabituel, des avocats. J’ai peine à les reconnaître. Ils n’ont pas de robe ; ils portent l’uniforme. Ce sont les mobilisés qui ont été, à raison de leur âge, affectés aux services auxiliaires du Gouvernement de Paris, du ministère de la Guerre, de la Justice militaire. Après quelques serremens de main, quelques propos rapidement échangés, je me rends à notre Grand Quartier, je veux dire au cabinet du bâtonnier : modeste réduit, difficile à trouver pour les profanes, dont l’exiguïté et la simplicité ont toujours paru suffisantes aux occupans successifs, puisque les plus grands et les plus hauts s’en sont accommodés.

Affluence. On semble tenir conseil. Le bâtonnier préside. Car Me Henri Robert est là. Il n’a pas un jour quitté Paris, où il était retenu par son devoir. Il ne s’agissait pas seulement de faire acte de présence pour le bon renom de l’Ordre et pour l’exemple. Il fallait, en outre, par la création ou l’extension de certains services dont je parlerai, mettre l’Ordre des avocats au service de la population parisienne, qui réclamait des conseils et un guide. Il fallait à des infortunes de toutes sortes prêter assistance. Il fallait enfin, si Paris devait subir l’horrible épreuve de l’occupation, trouver à son poste celui qui, par fonction et par état, doit en tout temps et contre toutes les formes de l’oppression personnifier la défense. Ce sera l’honneur de Me Henri Robert d’avoir eu la juste conception des obligations de sa charge et d’avoir, de pied et de cœur fermes, associé l’Ordre des avocats à la destinée de Paris.

C’est donc dans son cabinet que, à l’heure où j’arrive, on discute les dernières informations recueillies et qu’on échange des prévisions. De quart d’heure en quart d’heure, la porte s’ouvre pour un nouvel arrivant qui apporte un nouveau renseignement. Car les agens de liaison n’ont en aucun temps manqué entre le barreau, le Parlement, le Gouvernement. L’ennemi avance, mal contenu par notre armée en retraite. On a vu des uhlans à Gonesse. Le départ du Ministère et du Parlement est imminent : ce sera sans doute pour la nuit prochaine.

Je risque une question : « Paris ne court aucun danger, n’est-ce pas ? » Silence. J’insiste : « Mais le camp retranché ? » Cette fois, on sourit, et je lis sur les visages l’apitoiement provoqué par mon innocente candeur.

J’étais désormais sans illusions.


Plusieurs fois, au cours de septembre, je renouvelai ma visite. Je retrouvais chaque fois les mêmes visages amis. Les entretiens suivaient dans leur courbe les événemens. Sans nous l’avouer en clair langage, nous attendions l’occupation. C’était même cette pensée qui nous ramenait au cabinet du bâtonnier, pour nous y sentir les coudes. Nous n’avons pas cru, pour cela, être des héros. Nous participions avec simplicité à la bonne tenue de la population parisienne. La rue nous donnait un exemple facile à suivre. La curiosité y dominait l’émotion, les spectacles ne manquaient pas ; ensemble nous allions voir.

Les voies grandes et petites, vides de toutes voitures à perte de vue. La visite quotidienne des Taubes planant avec une insolente sécurité au-dessus de la ville et faisant miroiter complaisamment leurs grandes ailes dans le ciel sans nuages. Les boulevards s’animant à quatre heures d’une foule grouillante. Les kiosques assiégés dans l’attente des journaux du soir. Les attroupemens aux portes de Paris pour y voir les travaux de défense. Les enfans émerveillés devant les arbres abattus, les barrières en planches et les fossés. Les plus grands expliquant aux plus petits comment les chevaux des uhlans ne manqueraient pas ou de rouler dans le fossé ou de s’embrocher sur les branches couchées et taillées en pointe, pendant qu’abrités derrière les cloisons de sapin, nos fantassins décimeraient l’assaillant. Tout ce monde enfin grave, recueilli, confiant, prêt à l’épreuve ou refusant d’y croire, un Paris plus beau que je ne le vis jamais. Après dix jours d’incertitude, Paris comprit que l’étreinte était brisée et qu’il était définitivement sauvé.

A la fin de septembre, nous étions avisés qu’à la date traditionnelle du 2 octobre, la rentrée judiciaire aurait lieu suivant le rite accoutumé.

C’était autrefois, avant la suppression de la messe du Saint-Esprit, dite Messe rouge, une très imposante solennité. Quand se groupaient les compagnies judiciaires dans le cadre incomparable de la Sainte-Chapelle, quand s’avançait vers l’autel le cortège de l’Archevêque de Paris et que se déployait dans sa majesté la pourpre cardinalice, quand montaient entre les dentelles de pierre les chants liturgiques, c’était, pour ceux mêmes qui demeuraient indifférens à l’appel adressé par la justice humaine à la justice divine, d’une souveraine beauté. La laïcisation exigeait, paraît-il, cette suppression. C’est dommage.

Surtout depuis la guerre. Quand nous avons vu s’allonger la liste de nos morts, une pensée est venue. Ne serait-il pas possible de rouvrir un jour ces portes closes, dont l’accès n’était plus permis depuis des années qu’aux touristes autorisés, et de célébrer là un service à la mémoire des avocats tombés au champ d’honneur ? Ne serait-ce pas le lieu, le seul ? On hésitait à le demander, parce qu’on craignait de ne pas l’obtenir. Ce fut obtenu. Je dirai ce qu’a été en 1916, non pas la Messe rouge, mais la Messe tricolore.

Par d’autres côtés, la rentrée judiciaire de 1914 échappait à l’habituelle banalité. Et d’abord, qui s’y trouverait ? A défaut des jeunes qui étaient aux armées, les anciens auraient-ils répondu à l’appel ? Etaient-ils rentrés à Paris ? Aucun devoir impérieux ne semblait les y rappeler. L’audience solennelle ne serait sans doute qu’une cérémonie sans lendemain. Les avocats ne pensaient pas plus à plaider que les magistrats à juger : il ne s’agissait donc pour eux que d’un acte de présence. Et pourtant, on se disait qu’il serait de bon exemple et de bonne tenue d’être là et d’y être en nombre. Y sera-t-on ? C’est la question qu’on se pose en arrivant au Palais.

Avant de se rendre processionnellement à l’audience, le Conseil de l’Ordre se réunit en sa salle des délibérations. Nous nous comptons. Sur vingt membres qui composent le Conseil, quatorze sont présens. Le quorum est mieux qu’honorable, surtout si l’on observe que deux des absens ont la bonne excuse. L’un est ministre de la Guerre, l’autre est mobilisé. Et en tête du cortège qui se forme, à côté du bâtonnier se dresse la haute silhouette de notre glorieux doyen, M. Bétolaud, de taille si droite et d’allure si ferme qu’à le voir hors des atteintes de l’âge, on le croit à l’abri des coups de la mort. Il va pourtant tout à l’heure prêter son dernier serment d’avocat et dans six mois il laissera vide sa place à la table du Conseil.

La première Chambre de la Cour où nous entrons pour nous asseoir au banc des avocats n’est pas déserte : elle est silencieuse. Ce n’est plus l’agitation bruyante des bavardages qui se croisent, des propos échangés sur l’emploi des vacances, sur le sort d’une affaire que l’un veut plaider à huitaine et que l’autre veut remettre à quatre semaines, sur le mouvement judiciaire qui vient de porter un magistrat à la Cour de cassation et un autre à la présidence d’une Chambre de la Cour. Les soucis sont ailleurs et plus graves. On apprend que déjà plus de trente avocats sont tombés au champ d’honneur, que celui-ci a perdu son fils en Lorraine, que celui-là a eu le sien tué sur la Marne, qu’on est sans nouvelles de X... et que Y... doit être prisonnier. Mais on sait aussi que tout ce jeune barreau rivalise de courage et de belle conduite, qu’il écrit de son sang une page de notre histoire auprès de laquelle pâliront tous les recueils de plaidoiries. Tristesses et fiertés se mêlent. La Cour fait son entrée.

Le premier président, M. Forichon, paraît. Il a, drapé dans son hermine, le grand air qui sied aux solennités. Mais comme il est pâle ! Son visage est de cire. Est-ce l’émotion qu’expliqueraient les circonstances ? Est-ce une altération grave de la santé ? Les deux, sans doute : il mourra dans le cours de l’année, laissant au barreau, qu’il accueillait avec prévenance et courtoisie, d’unanimes regrets.

Derrière lui, les robes rouges se succèdent et se pressent. Les sièges se garnissent et quand se ferme la porte d’accès, quand l’audience solennelle est proclamée ouverte, on n’aperçoit pas de vides. Les absences sont rares. Les magistrats sont à leur poste. La Cour est au complet, ou peu s’en faut.

Discours et allocutions qu’inspire l’esprit de guerre. Le premier président et le procureur général ont, sans emphase ni longueur, prononcé les paroles attendues d’hommage aux morts, de salut à nos troupes, de confiance en la victoire. Et l’audience solennelle est levée : elle a été ce qu’il fallait qu’elle fût.


Va-t-elle donner le signal d’une reprise normale des travaux judiciaires ? Personne ne le croit. C’est impossible et pour beaucoup de raisons.

Une affaire de quelque importance ne peut venir à la barre qu’après un travail de préparation à peine soupçonné du public et dont aucun avocat ne se sent en ce moment capable. Où trouverait-on les longues heures de méditation et de recueillement indispensables au classement d’un dossier, aux recherches de législation et de jurisprudence, à la composition d’une plaidoirie ? Il faudrait, pour y réussir, un empire sur soi-même qu’on se reprocherait comme un témoignage d’indifférence. L’esprit est assez libre pour un avis, pour un conseil : il ne se prêterait pas à l’effort prolongé, qui serait dix fois en un jour coupé par les nouvelles militaires, l’arrivée d’une lettre du front, la visite d’un blessé, la séance d’une œuvre de guerre, la révélation d’une infortune à secourir.

La sélection s’est d’ailleurs opérée spontanément et par le fait des plaideurs. La vie nationale a été brusquement interrompue par la guerre. Banques, industrie, commerce, tout s’est arrêté. Comment les conflits d’intérêts naitraient-ils de l’inactivité générale ? Comment aurait-on à rechercher l’interprétation d’un contrat, quand il ne s’en passe plus ou que les marchés antérieurs à la guerre ont cessé de recevoir exécution ? Comment discuter un différend sur une liquidation de succession, quand il est impossible d’opérer un partage, quand toute base d’évaluation manque, quand les valeurs mobilières ne sont plus cotées, quand les immeubles sont sans revenus ? Les décrets, en interdisant avec raison d’engager ou de suivre aucune instance contre un mobilisé, en prescrivant la suspension de tous les délais, ont imposé ou facilité l’arrêt des procédures. Puis, si ce n’est pas le justiciable, c’est son avocat qui est mobilisé : son avocat qui avait étudié et connaissait l’affaire et dont on doit respecter et protéger le cabinet pendant qu’il expose sa vie pour le salut commun. Tout concourt donc à faire le vide autour de la barre. Les audiences ne se tiendront que pour la forme ; elles se fermeront quelques minutes après avoir été ouvertes ; et il en sera ainsi pendant de longs mois.

Le Palais sera-t-il pour cela désert ? Le cabinet de l’avocat sera-t-il sans visiteurs ? Non pas. La guerre a chassé une clientèle : elle en amène une autre, si différente et si nombreuse qu’il faudra, pour la recevoir et la satisfaire, créer toute une organisation et faire appel à toutes les bonnes volontés !

C’est qu’on a dû, dès la déclaration de guerre, pour prévenir des paniques et pourvoir aux plus urgens besoins, prendre une série de mesures qui, sous forme de lois, de décrets, d’arrêtés et de circulaires, ont réglé provisoirement et en vue de la guerre les plus graves questions : baux à loyer et à ferme, assurances, prorogation des échéances, limitation des retraits de fonds dans les banques, allocations et secours de chômage, réquisitions, précautions contre les sujets des Puissances ennemies, etc. Le temps de la réflexion manquait, tant les événemens s’étaient précipités, tant avait été brusque l’agression de ceux qui se défendent aujourd’hui d’avoir voulu et préparé la guerre. Dans la crainte d’un oubli, on multiplia les textes.

Je ne sais si on pouvait faire mieux, je suis certain qu’on ne pouvait faire plus. Les dispositions se succédaient, se répétant indéfiniment, se contredisant, s’enchevêtrant, arrivant en quelques jours à dépasser en volume le Code civil, en quelques semaines les cinq Codes réunis. « Nul n’est censé ignorer la loi, » a proclamé, en un jour d’ironie, le législateur satisfait. Personne n’était plus capable désormais de la connaître. Le flot montait, le mascaret s’avançait, menaçant de tout submerger. Comme des naufragés qui se précipitent vers les canots de sauvetage, les malheureux Parisiens prirent en formations serrées le chemin du Palais de Justice, dans l’espoir d’y obtenir les éclaircissemens nécessaires.

Un service de consultations gratuites a été, il y a une quinzaine d’années, institué par les soins du bâtonnier Pouillet. Il fonctionnait deux fois par semaine. Il suffisait d’inscrire son nom sur un registre pour être convoqué à l’un de ces deux jours devant un bureau, composé de trois avocats de bonne volonté, qui entendait les explications et fournissait les lumières sollicitées.

Dès qu’il fut rappelé à la population de Paris que l’Ordre des avocats se tenait à sa disposition, l’affluence fut telle qu’il fallut sacrifier l’ancien système, renoncer au registre et à l’inscription préalable, tenir ouverts chaque jour cinq ou six bureaux et requérir l’assistance des gardes pour maintenir l’ordre. Ce fut d’autant plus difficile que, si les cliens accouraient innombrables, l’effectif des avocats était par la mobilisation réduit des deux tiers. A défaut des jeunes qui, en temps normal, assumaient cette charge, il fut fait appel aux anciens, et l’on put ainsi résister à cet assaut de clientèle.

Ce fut, surtout dans les premiers jours, un défilé un peu tumultueux d’amateurs de conseils, — et de gratuité, — qui ne méritaient pas tous un égal intérêt. Parmi la foule qui s’entassait dans l’étroit local dont nous disposions, les femmes dominaient, beaucoup ayant par nécessité amené leurs enfans qu’elles ne pouvaient quitter, quelques-unes laissant supposer, par une mise plus soignée ou par un bijou mal dissimulé, qu’elles ne menaient pas contre la misère une lutte trop douloureuse. C’est que, l’anonymat étant devenu la règle, il s’était vite trouvé des esprits avisés pour apercevoir le parti qu’ils en pouvaient tirer. Avec un souci d’administration économe que n’embarrassait pas le scrupule, des rentiers confortables s’étaient dit qu’il y avait tout avantage à prendre une consultation au Palais de Justice plutôt que dans le cabinet d’un avocat. Il est ainsi plusieurs fois arrivé qu’après avoir éclairé sa cliente anonyme sur les effets du moratorium, l’avocat lui ait demandé le chiffre de ce loyer qu’elle désirait ne pas payer et ait appris alors que la location était de dix mille francs et plus. Pour essayer de porter remède à un abus qui retombait sur les pauvres en détournant d’eux le temps qui leur était réservé, le bâtonnier a rappelé par une affiche exposée en belle place que les consultations gratuites n’étaient données qu’aux personnes nécessiteuses. Ce fut, je crois, sans résultat. Et il n’importe. L’essentiel était de ne pas laisser un indigent dans l’embarras. Quand on fait la charité à un riche, la honte n’est pas pour celui qui donne.

Le barreau n’a pas d’ailleurs en cette circonstance obligé des ingrats. Dès le début de 1915, alors qu’en trois mois, du 1er octobre au 31 décembre, ii avait été donné 30 000 consultations gratuites, le bâtonnier recevait la visite de M. Denys Cochin, président, et de M. Groussier, vice-président du groupe des députés de Paris, qui venaient exprimer au barreau leur reconnaissance pour l’assistance ainsi prêtée à la population parisienne. L’Ordre des avocats a trouvé dans cette démarche une récompense pour le passé et un encouragement pour l’avenir. Au 1er janvier 1916, le nombre des consultations s’élevait à 112 500. Six bureaux, composés de deux avocats au moins, n’ont cessé de se réunir chaque après-midi, et les membres du Conseil de l’Ordre se sont entendus pour que chaque jour l’un d’eux présidât au service.

Pour se montrer digne de la reconnaissance qui lui a été témoignée, l’Ordre ne doit pas commettre d’ingratitude ; et c’en serait une que de ne pas ajouter que, si le barreau a pu apporter, dans la mesure de ses forces, sa part contributive d’assistance aux épreuves parisiennes, l’honneur en revient surtout au bâtonnier Henri Robert, dont l’esprit d’initiative est demeuré sans cesse en éveil, dont toutes les conceptions ont été généreuses, dont l’activité a été inlassable, et qui, pour le seconder, a trouvé un incomparable agent d’exécution, ayant droit à l’honneur puisqu’il a participé à la peine, chef d’état-major ponctuel, assidu et fidèle. Ecrivons son nom, c’est de simple justice : M. Achille Raux.


Nous avions d’autres devoirs. Nous nous sommes efforcés de les remplir. Notre confraternité s’est trouvée en effet soumise à une assez difficile épreuve ; nous avons dû conjurer une crise financière.

L’Ordre des avocats de Paris a une réputation dangereuse : on le croit riche. La vérité, dont il n’a pas à se cacher, est qu’il boucle péniblement son budget. Ses recettes normales consistent en cotisations annuelles versées par ses membres. En y ajoutant les revenus de son modeste patrimoine, il peut, sans perdre l’équilibre, assurer ses services administratifs de secrétariat et de bibliothèque et alimenter sa caisse de secours et de pensions. La guerre a affolé nos balances : le plateau des recettes s’est enlevé avec la légèreté ‘un avion, le plateau des dépenses sous une lourde charge a piqué à terre.

Ce double résultat s’explique trop bien.

Le recouvrement des cotisations ne pouvait décemment s’opérer sur les mobilisés. Il y a dans la tranchée quelques occupations pressantes qui ne laissent pas le loisir d’envoyer tous les semestres un mandat à la caisse de l’Ordre. Il faut bien aussi reconnaître que le prêt et la solde ont, pour qui les touche, de plus utiles emplois. Donc peu ou pas de recettes.

Mais la source des dépenses a commencé à couler avec un débit chaque jour accru. Dépenses nécessaires, dépenses sacrées, qui ne comportaient ni hésitation, ni recul.

C’est que, si l’Ordre n’est pas riche, l’avocat ne l’est pas davantage. Sur une douzaine de noms que des circonstances heureuses ont mis en vedette et désignés à la faveur de la clientèle et que la légende pare d’une auréole d’or, on juge deux mille avocats. On ignore ce qui se dépense de travail, de science du droit et de talent pour maintenir dans cet ensemble la dignité d’une vie médiocre et serrée. Survient la guerre. Les uns partent, laissant derrière eux femmes et enfans. Les autres restent : mais leur clientèle est dispersée et ne se renouvelle pas. Le carnet d’honoraires demeure fermé. La guerre se prolonge, les réserves s’épuisent. C’est l’embarras, puis la gêne qu’on n’avoue pas, qu’il faut s’ingénier à découvrir. Par de bienfaisantes et amicales indiscrétions, le trésorier est informé. Il va au-devant de l’infortune signalée ; il prend la main qui ne se serait pas spontanément tendue ; il éprouve à l’ouvrir une résistance que doucement il violente pour y glisser l’obole confraternelle. Personne n’en saura rien, la dignité est sauve, et un peu de chaleur rentre au logis visité. Si la façon de donner vaut par le tact et la discrétion du donateur, l’Ordre est assuré que sa manière est bonne, puisque son trésorier est M. Busson-Billault.

Le barreau de Paris ne pouvait pas limiter son assistance à sa propre famille. L’occupation ennemie a chassé devant elle les populations de la Belgique et du Nord de la France. Les exilés sont refoulés vers Paris. Les grands barreaux belges sont dispersés. Leurs avocats ont pris des résolutions différentes. Les uns sont restés pour défendre contre l’envahisseur, au risque de l’emprisonnement et de la vie, les derniers vestiges des libertés confisquées ; et l’on sait comment ils s’en sont acquittés, avec quelle indomptable fierté un Theodor a bravé un von Bissing qui n’a trouvé qu’une forteresse allemande pour étouffer cette voix importune. Les autres ont suivi en France leur gouvernement. Ils cherchent auprès de nous un refuge, une occupation, un emploi. Nous les accueillons, nous les autorisons à plaider. Mais à quoi bon ? On ne plaide pas. Le bâtonnier avise. Dans les administrations publiques ou privées, des vides se sont produits, des emplois peuvent être trouvés. Il s’en trouve. Avocats de Belgique, avocats du Nord, peu à peu se casent et s’emploient. Il a fallu de la patience et du temps. Il a fallu faciliter l’attente ; avec la même discrétion, le nécessaire a été fait. Nous allions ainsi droit à la faillite. Nous y allions, le cœur léger. Donner d’abord, compter ensuite. Telle fut notre règle. C’est le renversement des principes ; mais avant de penser au lendemain, il faut être sûr qu’on pourra terminer la journée. La crainte du déficit est sagesse en temps de paix ; c’est une désertion en temps de guerre. Puis, même en comptabilité, il y a des miracles. Et le miracle s’est produit.

Le plateau des recettes s’est chargé de sommes imprévues. Libéralités anonymes. Quelle en était l’origine ? Je n’aurais pas le droit de le dire, si je le savais. Il est permis de supposer que les donateurs appartiennent au barreau et que les plus fortunés ont voulu contribuer à faire rentrer la sérénité dans l’âme du trésorier. Nous aussi donc, nous avons tenu et nous tiendrons, sans espérer toutefois que cette expérience victorieuse arrête le cours des traditionnelles et faciles plaisanteries que les faiseurs de bons mots continueront d’aiguiser contre la pseudo-confraternité des avocats.


Lorsqu’en octobre 1914 il avait clé décidé d’un accord à peu près unanime que la guerre serait la trêve des plaideurs, personne n’en prévoyait la durée. C’était au plus la perspective d’une année perdue. Mais les mois s’écoulent. Les alternatives de succès et de revers se compensent, sans que paraisse se rapprocher la décision. La patience des plaideurs se lasse. Quelques-uns reparaissent. On les reçoit comme d’anciennes connaissances depuis longtemps perdues de vue. La mémoire fait effort pour ressaisir le fil embrouillé de leur différend. Le dossier se retrouve avec quelque peine : la poussière reste aux doigts qui le touchent. On interroge. Vraiment ce divorce ne peut-il pas attendre encore ? Le client donne ses raisons : il voudrait en finir et avoir audience.

Puis voici des difficultés qui dérivent de l’état de guerre et qui doivent recevoir solution immédiate. Exemple : les mises sous séquestre. La maison menacée dépêche à un avocat celui de ses représentans qui a le moins d’accent allemand, pour expliquer l’inconcevable méprise et comment jamais à Paris n’exista commerce plus ardemment français que celui de ces braves gens, victimes d’une basse et calomnieuse dénonciation. L’avocat éconduit le visiteur malgré ses protestations, appuyées de l’exhibition d’un portefeuille agréablement gonflé, et lui conseille de présenter lui-même ses explications au procureur de la République et au président du Tribunal. Le naturalisé court au Palais de Justice pour tenter de sauver sa firme. Il y retrouvera en nombre ses compatriotes.

Le Palais va reprendre ainsi une apparente animation. Les salles d’audience seront un peu moins silencieuses ; le cabinet du président du Tribunal sera assiégé. C’est là que tout aboutit ; c’est là que va s’organiser l’administration des milliers de maisons allemandes restées audacieusement ouvertes en pleine guerre au cœur de Paris, c’est là que sont prises les mesures urgentes d’humanité en faveur de détresses qui appellent à l’aide.

L’audience des référés est dans la fièvre. La loi ne permet au juge des référés que de prendre des mesures provisoires qui n’engagent en rien le fond du litige. Ce sera pour le président du Tribunal un titre à la reconnaissance publique d’avoir à maintes reprises franchi délibérément les limites de sa compétence, d’avoir volontairement oublié les dispositions de la loi pour assurer par exemple à une femme et à des enfans abandonnés les ressources qu’un homme indigne leur refusait, se croyant abrité par sa situation de mobilisé. M. Monier aura été l’homme qui convenait à sa fonction et à l’état de guerre. Dans le labyrinthe des lois et des décrets, si compliqué par les textes nouveaux, il a pris un bon guide : il a suivi son cœur.

Une de ses ordonnances a fait récemment quelque bruit C’est l’ordonnance qui interdit aux sujets Allemands l’accès du prétoire. La Cour de Paris avait consacré le principe contraire, motivant son arrêt par des considérations où le raisonnement juridique s’affinait jusqu’à la subtilité. M. Monier ne s’embarrasse pas de ces finesses. Il estime qu’il y a une jurisprudence de guerre et, à tour de bras, il la forge, faisant sonner le marteau et jaillir sous ses coups les étincelles dont quelques-unes ricochent jusqu’à la Cour elle-même. Son ordonnance a été critiquée par les juristes qui voudraient élever la sérénité du magistrat au-dessus de tous les conflits. Elle a plu aux braves gens d’esprit plus simple qui aiment la vigueur dans la légitime défense et qui ne comprennent pas qu’on applique avec élégance l’algèbre du droit à des ennemis qui ont pour règle la violation des traités et des lois. Ceux-là louent le Président du Tribunal de la Seine et lui savent gré d’une énergie que n’a pas abattue la plus douloureuse des épreuves personnelles. En compensation des commentaires inévitables de la Salle des Pas-perdus, M. Monier a eu pour lui l’opinion publique et une bonne presse. Ceci vaut bien cela.


Dans cette timide reprise de la vie du Palais, le principal élément devait être fourni par l’Assistance judiciaire : clientèle exigeante qui n’aime pas et qui ne doit pas attendre, soit qu’il s’agisse de pourvoir à la défense d’un accusé, soit que le débat n’ait que le caractère civil.

L’influence de la guerre s’est ici fait sentir pour augmenter notablement le nombre des affaires criminelles et correctionnelles, pour réduire au contraire celui des affaires civiles. Si on compare deux périodes consécutives de dix-huit mois, celle qui précède immédiatement la guerre (1er janvier 1913 au 31 juillet 1914) et celle qui la suit (1er août 1914 au 31 décembre 1915) le chiffre des affaires criminelles et correctionnelles passe de 12210 à 17 350. Le chiffre des affaires civiles s’abaisse de 16 710 à 6 700.

Ce second résultat n’est pas pour surprendre : il a son explication dans les faits que nous avons déjà notés.

Le premier pourrait prêter à l’erreur et faire supposer un accroissement de la criminalité depuis la guerre. Il n’en est rien. La Cour d’assises ne tient plus qu’une session sur deux. Les quatre Chambres correctionnelles sont réduites à deux. Mobilisation, état de siège, police plus sévère ont eu raison de nos apaches. Le gros contingent que nous avons chiffré est fourni par les trois Conseils de guerre qui siègent en permanence, et la plupart des prévenus ont à répondre de délits militaires.

Et chacune de ces affaires a eu son avocat !

Comment a-t-on fait ? Tout le monde s’y est mis. Plus de jeunes gens ; mais les femmes et les anciens. La loi, qui a admis les femmes à l’exercice de la profession d’avocat, n’a plus depuis la guerre de détracteurs au Palais. Nos confrères femmes se sont prodiguées. Elles ont assuré en grande partie le service de la défense devant les Conseils de guerre. Elles l’ont fait à la satisfaction de tous, et l’hommage rendu à leur intelligence, à leur assiduité, à leur dévouement a été général. Elles ont ainsi conquis le droit de cité qu’avant la guerre quelques- uns leur refusaient encore. Il faut le dire aussi bien de celles qui se montrent rarement au Palais que de celles qui suivent les audiences. Car nous savons que les premières n’ont quitté la robe d’avocat que pour prendre la blouse d’infirmière, ou se consacrer avec un complet désintéressement à des ouvroirs et à des soupes populaires. Elles ont été toutes, chacune à sa façon, de bonnes ouvrières de la défense nationale.

D’autre part, les anciens de l’Ordre se sont spontanément offerts, et chacun d’eux a tenu à honneur de réclamer son dossier d’assistance judiciaire. Il en est plus d’un qui pour l’exemple est sorti de la retraite. Des voix qu’on n’avait pas entendues depuis dix ans à la barre se sont élevées pour répondre par le sacramentel : « Aux ordres du Tribunal, » à l’appel d’un placet rouge, couleur réservée à l’Assistance judiciaire ; et j’ai vu les magistrats lever des yeux étonnés pour s’assurer que leur oreille ne les avait pas trompés et que c’était bien, chargé d’honneurs et d’années, un des doyens de l’Ordre qui était à la barre, apportant à un indigent le concours qu’un riche n’aurait pas obtenu.


Dans cette vaste jachère, la récolte devait être et fut maigre pour la chronique judiciaire. L’attention publique n’était pas tournée vers le Palais, et rien n’était de nature à l’y ramener. Dans le cours de ces deux années, deux fois seulement les curieux d’audiences à scandale purent croire qu’un régal se préparait pour eux, et qu’à défaut de la Cour d’assises le Conseil de guerre le leur offrirait, On se précipita aux premières audiences du procès Desclaux et du procès des réformes frauduleuses. Grandes affaires, croyait-on. Il fallut déchanter.

Une affaire criminelle ne se classe parmi les causes célèbres que si le crime dépasse les prévisions, si les passions s’y mêlent, si le mobile est discutable, s’il suscite l’indignation des uns ou la pitié des autres. Elle tombe dans le mépris, l’indifférence et l’oubli, si elle n’inspire que le dégoût.

Or aucun de ces deux procès ne peut étonner qui veut bien réfléchir. Il fallait prévoir que la guerre n’exercerait pas du jour au lendemain son action purificatrice. Quand le favoritisme et la camaraderie ont pénétré dans les mœurs, au point de constituer le régime normal, il n’est pas de tourmente capable d’en amener la disparition universelle. Il était inévitable qu’il se rencontrât des continuateurs du système pour tenter de s’attribuer, malgré la guerre et en vue de la guerre, des fonctions, des honneurs et de l’argent. Ils ont commis une double erreur de temps et d’adaptation. Ils auraient été, il y a deux ans, assurés à peu près de l’impunité et couverts par leurs camarades et leurs protecteurs. Aujourd’hui ils échouent sur les bancs du Conseil de guerre.

Ils y sont une quarantaine dans cette affaire des réformes frauduleuses. Piteuse exhibition. Rebuts et déchets d’humanité. Le troupeau des exploités parqué autour des exploiteurs.

Les uns, pâlots, résignés, presque heureux. Que risquent-ils ? Les foudres du commissaire du gouvernement ? ils les préfèrent aux marmites. Une condamnation ? elle les met à l’abri. Pourvu qu’elle soit assez longue, c’est autant de pris sur la tranchée. Un avocat a eu au cours des débats l’idée de proposer au Conseil de guerre de remettre l’affaire et d’envoyer au front tous les accusés. Un frisson a secoué les pauvres hères. Quelle perspective ! Ils se seraient rendus à la première attaque ; mais alors, c’était le camp de captivité en Allemagne, au lieu de la douce et accueillante prison de France. Ils se sont remis dès qu’ils ont compris que c’était un effet d’audience, sans conséquences possibles, et destiné aux yeux des naïfs à les maquiller en héros. L’alerte n’en fut pas moins vive. Elle est passée. Ils n’iront pas au feu, et cela ne leur coûtera rien, et il ne faut pas le regretter. Qu’aurait-on fait de ces haillons et de ces loques au Mort-Homme ou à Douaumont ?

Les autres, les profiteurs, sans panache et sans allure. Bandits d’antichambre, de couloirs et de bureaux : le bandit de grande route a plus de couleur. Quoi ! cet escroc auquel la presse a fait une renommée, ce récidiviste qui avait le libre accès des administrations publiques, et qui se targuait de ses hautes relations : c’est ça ! C’est ce petit homme étriqué, travaillé par la couperose, à la mine inquiétante de rongeur affamé, qui avait une influence et qui, ayant des protecteurs, pouvait avoir des protégés ! Eh ! oui ; et pour affirmer son honnêteté, sa serviabilité, son universelle compétence et son efficace puissance, voici quatre-vingts témoins, jeunes ou vieux, avec ou sans uniforme, qui défilent à la barre. Témoins, il est vrai, sortis on ne sait d’où, dont on ne sait rien et dont il vaut peut-être mieux ne rien savoir.

Mais attendez. Voici « M. le Sénateur. » Il aurait passé inaperçu si le défenseur n’avait fait sonner son titre avec une complaisance qui demeura sans effet et une déférence qui ne se propagea pas. Et « M. le Sénateur » déposa. Il nous apprit qu’il avait fait la connaissance de l’accusé « au café, » et que les relations ainsi inaugurées se continuèrent heureusement, et que, le Sénateur ayant eu une plaie à la jambe, l’accusé guérit la jambe sénatoriale, et qu’il en résulta un resserrement de relations, et que l’accusé, étant tombé malade à son tour au moment où la police le recherchait, s’adressa au Sénateur pour aller se faire soigner en Suisse, etc., etc. Puis l’avocat remercia M. le Sénateur, s’excusa même.

Voilà, vu par un de ses côtés, ce qu’est un procès criminel pendant la guerre. C’est pénible et laid, mais c’est instructif. On y voit comment l’organisme national élimine les impuretés dont il s’était chargé, dont il faut à tout prix le protéger à l’avenir. Laissons l’œuvre de salubrité s’accomplir, et faisons comme le public qui est venu voir, qui est parti et qui n’est pas revenu. Détournons-nous. Justice est faite.


Ces audiences n’ont même pas constitué un arrêt dans le mal de langueur dont le Palais est atteint et qu’on diagnostique au premier examen. La Salle des Pas-perdus n’a plus cette sonorité qui, certains jours, le mercredi et le samedi, était telle que les initiés seuls pouvaient suivre sans trouble une conversation. Il semble qu’on ait matelassé ses murs et ses piliers de pierre. Les groupes s’y forment encore, mais les gestes sont las et les voix basses et graves.

Je sais bien ce qui manque. C’est le foyer auquel s’entretenait notre énergie. C’est l’ardente jeunesse qui nous communiquait son mouvement, son goût de la vie et nous entraînait vers l’avenir d’une course si rapide que le temps ne restait pas de regarder en arrière et de s’attarder dans la contemplation du passé.

On s’en aperçoit dès que l’un de nos jeunes gens, permissionnaire ou blessé convalescent, traverse le Palais pour une courte visite. C’est une minute de joyeux oubli. Un pas alerte a retenti sur les dalles. On regarde. C’est l’uniforme bleu horizon. Trois galons. La vareuse chamarrée : Croix de guerre, Légion d’honneur. Un tout jeune visage éclairé d’un large sourire. Eh quoi ! serait-ce X... ? Oui, c’est lui ; c’est ce stagiaire d’hier qui donnait par ses inexactitudes et ses fantaisies tant d’occupation au bâtonnier et qui là-bas, au feu, s’est conduit en brave. Il est mieux qu’absous de ses peccadilles : on l’entoure, on le fête. Les questions pleuvent. « Qu’a-t-il fait ? d’où vient-il ? Verdun ? les tient-on ? Quand repart-il ? » Et lui rit de bonne et franche gaieté. « Si on les tient ! rien n’est à craindre : on les aura, a dit Pétain : c’est mieux, on les a. » Et de rire encore. Les mains s’étreignent : on se quitte, on a de la chaleur pour tout un jour, surtout si rien ne vient remettre en la mémoire les noms de ceux qui, dans les mêmes conditions, sont venus prendre l’air du Palais, sont repartis et qui, trois jours après...

Fini donc le concours de la Conférence. Arrêté le flot des robes noires qui, sur les épaules des stagiaires, s’engouffrait le samedi dans notre Bibliothèque pour assister au tournoi d’éloquence où se trouvaient chaque année aux prises une centaine de candidats pour la conquête des douze places de secrétaires de la Conférence. Être des douze : quel orgueil ! N’en pas être : quelle déception ! Être des douze : c’est-à-dire être appelé l’année suivante à constituer aux côtés du bâtonnier le jury de jugement des nouveaux candidats. Être des douze dans cette promotion qui, de tout temps et depuis que la Conférence existe, se proclame sans modestie la grande promotion des dix dernières années. Et, parmi les douze, venir en tête, être des deux premiers, avoir en perspective l’honneur, à la rentrée prochaine, de prendre la parole après le bâtonnier, en présence du Conseil de l’Ordre, devant tout le barreau assemblé, pour y prononcer sur un sujet choisi un discours qui sera imprimé aux frais de l’Ordre. Aussi, quelle agitation aux dernières séances du concours ! Quelles délibérations passionnées avant de se mettre d’accord sur les noms et les rangs ! Tout s’apaise grâce à la paternelle autorité du bâtonnier, qui intervient d’autant plus efficacement qu’il l’a moins laissé paraître. Le jour où la liste est publiée, toutes les divisions s’effacent ; chacun des jeunes juges croit que cette liste est son œuvre : c’est tout simplement celle du bâtonnier.

Le concours de 1914 avait été brillant. Quelques jours après, les nouveaux élus fêtaient en conformité de l’usage leur nomination. Ils s’étaient, par une belle soirée de juin, réunis à diner au Bois de Boulogne. Je me trouvais, ce même soir, dans un autre restaurant du même Bois, être l’invité des deux promotions de mon bâtonnat. Il fut proposé d’aller faire une visite à nos cadets, le diner fini. Ainsi fut fait, et, bravant la curiosité des autres dîneurs, nous opérâmes au Pré-Catelan une entrée un peu tumultueuse. On fusionne, les verres se choquent, la gaieté pétille dans ces yeux de vingt ans où flambe la joie de vivre, on improvise des toasts comme il convient dans une réunion de trente avocats qui sont trop jeunes encore pour éprouver la satiété de la parole. Cela prend l’allure d’un concours. On décerne le prix au premier des élus de 1913. Il a la grâce, la finesse, la distinction et l’esprit. Quel joli discours nous est promis pour la rentrée de 1914 !

Vaine promesse qui ne sera pas tenue. Ce discours n’a pas été prononcé en 1914. Il ne le sera jamais. Voici pourquoi.

Un jour, le capitaine d’une compagnie d’infanterie demanda quatre hommes de bonne volonté pour une reconnaissance dangereuse. Il s’en présenta dix : le jeune lauréat était du nombre. On tira au sort. L’avocat ne fut pas désigné. Il s’adressa à son chef et, montrant un petit paysan qui était parmi les quatre élus du sort :

— Mon capitaine, dit-il, le camarade est marié et a deux enfans. Moi, je suis garçon. Dites-lui de me céder sa place.

Il obtint la faveur demandée, il fit la reconnaissance, il y fut tué.

Du Bois de Boulogne-au champ de bataille, de la vie à la mort, la distance pour lui fut brève : il n’avait pas perdu son élégance en cours de route.

Combien d’autres ainsi sont morts ! On dit que la mort est aveugle et qu’elle frappe au hasard. N’en croyez rien. Je vais vous prouver que la Gueuse sait choisir ses victimes. Venez avec moi. Poussons cette porte. Vous voici au seuil de notre Bibliothèque. Chapeau bas, je vous prie. Regardez.


A votre gauche, un grand tableau, surmonté des trois cou- leurs, tout encadré de fleurs. Le titre : « Liste des avocats tombés au Champ d’honneur. » Des noms et encore des noms. Comptez : 107 à la fin de mai 1916, — 107, pour qui nous n’avons trouvé provisoirement que cette forme d’hommage, insuffisante et qu’il faudra compléter. Bronze ou marbre, quel métal ou quelle pierre seront assez durs pour conserver à jamais ces noms et les vouer à la piété éternelle de ceux qui nous succéderont ?

Le culte des morts est dans la tradition du barreau. C’est la confrérie qui accompagne l’avocat à sa dernière demeure. Mais où sont les tombes de nos morts de la guerre ? Champagne ou Artois, Flandres ou Argonne, Verdun ou Alsace ? Elles n’ont pas reçu et ne recevront pas la visite du cortège confraternel. Si quelque genou a pu sur la terre fraîchement remuée laisser son empreinte, ce fut celui d’un frère d’armes, ce ne fut pas le nôtre. Quelque consolante et légère qu’en ait pu être la pression au héros endormi, comment ne souffririons-nous pas de l’inaccomplissement forcé de notre traditionnel devoir ?

107, déjà ! 107 qui ont offert à la patrie leur courte vie, qui sont tombés avec un brin de laurier à leurs lèvres sanglantes ! Combien seront-ils, quand aura sonné, sur toute l’étendue du front victorieux, le : « Cessez le feu ? »

Quelque tentation qui puisse me venir de sympathies plus vives ou de liens plus étroits, je ne cite aucun nom. Mais si, parmi ceux qui liront la liste, il se trouve un familier du monde judiciaire, il ne contredira pas la constatation. C’est bien parmi la fleur de notre jeune barreau que la faux impitoyable a passé.

Faut-il s’en étonner ? Hélas ! ce devait être.

Le jeune avocat qui, dans une profession encombrée, arrive au succès, ne peut se pousser au premier rang que par un ensemble de qualités où se doivent rencontrer la volonté, le goût de l’effort et de l’action et l’ardeur à la lutte. C’est un assaut continu aux obstacles qui barrent sa route. Il a des adversaires à vaincre, il a des rivaux à devancer. Jetez-le sur un champ de bataille. Il s’y retrouvera tout entier, généreux, ardent, voulant la victoire. Il disputait sa place à tous dans les examens et les concours : il ne la cédera pas pour une reconnaissance ou pour une attaque. Le premier à la Conférence, le premier au feu : cela se tient. Mais cela se paie, et cher. En tués et blessés, la Conférence des avocats n’est pas en retard dans ses paiemens.

Dans le cadre du tableau une palme d’argent brille : elle a une histoire que je ne saurais mieux conter qu’en copiant le procès-verbal qui constate son origine et qui fut par le barreau de Petrograd adressé au barreau de Paris. Le voici :

« Le Conseil de l’ordre des Avocats près la Cour d’appel de Petrograd dans sa séance du 5 août 1915 a statué :

« Déférer à l’examen de leur prochaine Assemblée générale des Avocats la proposition du Conseil de charger l’avocat à la Cour d’Appel V. C. Benthowski de transmettre au Conseil de l’Ordre des Avocats de Paris une palme d’argent destinée à être fixée au tableau portant les noms des confrères français tombés à l’ennemi.

« La proposition du Conseil ci-dessus relatée a été acceptée à l’unanimité par l’Assemblée générale des avocats de l’arrondissement de la Cour d’Appel de Petrograd, tenue le 20 septembre 1915. »

Une autre adresse nous vint du Canada :

« L’Association du jeune barreau de Montréal, ayant appris avec douleur les lourdes pertes subies par l’Ordre du barreau de Paris, s’associe de tout cœur à son deuil, salue les héros tombés glorieusement au champ d’honneur et, ayant scellé de son propre sang sa solidarité avec ses frères de France, exprime à l’Ordre du barreau de Paris, par l’entremise de Me Henri Robert, sa certitude du succès final des armées alliées à faire triompher les principes immuables du Droit et de la Justice, dont le barreau français a conservé intact le précieux dépôt. »

Voilà un résultat que n’a pu prévenir toute la machinerie de meurtre de nos ennemis et qu’elle a au contraire favorisé : à travers les continens et les mers, malgré les massacres et les noyades de femmes et d’enfans, les cœurs s’élançant au-devant les uns des autres, et les serviteurs du Droit communiant dans le même idéal, les mêmes espoirs et la même confiance.

Les palmes cueillies ou façonnées par les vivans à la mémoire des morts : c’est bien. Mais plaignons ceux qui pensent que c’est assez. Le laurier que nous posons sur une tombe se fane et se flétrit : rien de ce que nous faisons ne dure. La palme impérissable, nous n’en disposons pas. C’est à Dieu qu’il faut la demander. Nous lui avons pour nos morts adressé notre appel.

Notre prière fut respectueuse de toutes les croyances. Le culte catholique, le culte protestant, le culte israélite eurent chacun sa cérémonie. Si je retiens surtout l’une d’elles, ce n’est pas pour rompre par une préférence cette pieuse égalité, c’est que la Sainte-Chapelle où fut célébré le premier de ces trois services et le Palais de Justice sont liés par une tradition sept fois séculaire, que leurs pierres se touchent et se confondent, et que, pour entrer dans l’une des maisons, on n’a pas à sortir de l’autre. C’est une clef à tourner, une grille à pousser.

Nous l’avons éprouvé déjà en 1871. La Sainte-Chapelle remplit alors pour nous son office de guerre. Lorsque l’incendie criminel atteignit le Palais de Justice, ce fut elle qui assura le salut de nos livres. Nous nous souvenons de cet épisode tragique : le grand bâtonnier Rousse présidant au déménagement précipité de notre bibliothèque et, comme Enée portant son père Anchise (la comparaison est de lui), demandant à la chapelle de saint Louis pour nos précieux volumes un abri que les flammes ont respecté.

Depuis treize années, depuis la suppression de la Messe Rouge, la grille était restée close. Le 22 mai 1916, date qui comptera dans notre histoire, elle a glissé sur ses gonds. Il a été permis à saint Louis de nous recevoir en sa chapelle. Rien qu’à franchir ce seuil, après un si long temps et pour un tel objet, les cœurs battaient.

Décrire et raconter ? je n’ose. La Sainte-Chapelle est le chef-d’œuvre parfait qui défie la description. Décrire, c’est essayer d’embellir et de décorer. On n’embellit pas la beauté pure ; on ne décore pas la Sainte-Chapelle. On l’a bien ainsi compris et à l’occasion de cette solennité on s’est abstenu de couper par aucun ornement les lignes du monument, de compromettre par aucune tenture l’harmonie des couleurs et des contours. Un faisceau discret de drapeaux derrière l’autel ; c’était suffisant. Pour le reste, on s’en est remis à un décorateur qui fût digne de l’architecte. A Pierre de Montereau nous avons offert le soleil pour seul collaborateur. Et le soleil a bien fait les choses. A l’heure fixée, il a donné rendez-vous à ses deux bonnes ouvrières : la lumière et l’ombre. La première a fait étinceler dans les vitraux du chœur les ors et les rubis, tandis que, dans la rosace au-dessus de la porte, la seconde faisait concourir à des effets de clair-obscur les topazes, les émeraudes et les saphirs. Quelle joaillerie, dans quel écrin !

Lorsque, entouré de tout son chapitre, le Cardinal Archevêque de Paris quitta le chœur pour aller recevoir au seuil de la maison de Dieu le Président de la République, ce fut une minute de grande et sainte émotion. Ce fut, dans ce tout petit espace, la France de nos traditions, la France de notre glorieuse histoire, la France des victoires passées, des épreuves présentes et des revanches prochaines, qui apparut dans son éternelle unité.

Que ne devons-nous pas à nos morts ? Nous avions cru par nos prières alléger notre dette : nous n’avons réussi qu’à l’augmenter. Sans eux, sans leur sacrifice, nous n’aurions pas fait cette épreuve, réconfortante en sa tristesse, de notre indissoluble union, de notre foi dans nos destinées nationales. Nous n’aurions pas, pendant que l’éloquence sacrée inclinait nos têtes et dans un vol magnifique emportait nos cœurs affermis vers les plus hauts sommets des consolations éternelles, nous n’aurions pas senti palpiter dans cette étroite enceinte l’âme même de la Patrie. Ce n’est pas seulement dans ce groupe serré de familles en deuil, ce n’est pas seulement sous le bandeau blanc et les voiles de crêpe des épouses et des mères que les larmes ont coulé. Mais si les yeux se sont mouillés, ce ne fut dans la douleur ni désespoir ni faiblesse. Ce fut plutôt un suprême témoignage de reconnaissance pour ces jeunes hommes qui ont de leur sang scellé notre sainte union. C’est parce qu’ils sont morts que la France de saint Louis et de Jeanne d’Arc, la même qui combat aujourd’hui à Verdun, ne peut pas mourir et vaincra.

Face au tableau de nos deuils, la bibliothèque expose celui de nos gloires. Le mur disparait sous la profusion des fiches où sont rapportées les citations à l’ordre du jour. Impossible de les reproduire, d’énumérer seulement les noms. Le papier est rare et il en faudrait trop. Je totalise :

50 citations à l’ordre de l’armée ;
31 citations à l’ordre du corps d’armée ;
30 citations à l’ordre de la division ;
13 citations à l’ordre de la brigade ;
36 citations à l’ordre du régiment ;
37 croix de la Légion d’honneur ;
10 médailles militaires.

Nous pouvons quitter le Palais : la revue est passée.

L’usage veut qu’une revue se termine par un ordre du jour claironnant à la gloire des troupes : rompons avec l’usage. Le barreau de Paris ne réclame pas d’éloges : il a fait son devoir ; ni moins, ni plus.

Il s’est trouvé, il se trouve encore dans les bas-fonds de la démagogie des apôtres de la lutte des classes » pour opposer les uns aux autres dans l’accomplissement du devoir national, les riches et les pauvres, les laïques et les prêtres, les bourgeois et les nobles, les professions libérales et les métiers manuels. Dans leurs criminelles tentatives que l’intérêt seul inspire, dans leur besoin d’entretenir les divisions intérieures dont ils ont profité et dont ils voudraient vivre encore, ils méconnaissent ce qui aura fait la gloire de la France au cours de cette formidable tourmente, ce qui lui vaudra le salut et la victoire : l’égalité dans l’effort et le sacrifice.

Il n’a donc pas été dans mes intentions d’exalter le barreau de Paris et de prétendre que les avocats l’ont emporté sur les élèves des grandes écoles, sur les hommes de lettres ou de sciences, sur les instituteurs, sur les ouvriers ou les paysans. Le barreau ne cherche à être placé ni plus avant, ni plus haut.

Pour défendre le sol de la Patrie et tenir tête à l’agresseur, il s’est mis à l’alignement. Il entend y rester.


CHARLES CHENU.