LE


BARON DE STEIN.





Das Leben des Ministers Freiherrn von Stein, von G.-H. Pertz ; 4 vol. Berlin, 1849-1851.




Les événemens accomplis en Europe dans ces dernières années, les embarras intérieurs de la confédération germanique et les périls qu’elle pouvait redouter au dehors, la rivalité de la Prusse et de l’Autriche, la crainte déjà ancienne et récemment renouvelée d’une guerre générale où les traités de 1815 seraient en jeu, toutes ces causes si diverses ont ramené l’attention de l’Allemagne sur sa longue lutte avec l’empereur. La Prusse surtout, mise à deux doigts de sa perte à Auerstædt et à Iéna, relevée bientôt par l’activité hasardeuse de quelques hommes, la Prusse, au milieu des humiliations qu’elle a subies il y a un an à peine, devait réveiller avec soin le souvenir de cette grande époque. Quelles dramatiques années de 1805 à 1815 ! quelles catastrophes terribles, suivies de prodigieux efforts ! quel mélange de patience et d’audace dans les conseils de ce pays qu’un signe de Napoléon pouvait rayer de la carte ! S’il y a eu bien des fois un ferment d’esprit révolutionnaire au sein de l’absolutisme prussien, ce n’est pas à Frédéric-le-Grand qu’il faut en rapporter l’origine. Les souverains philosophes du nord de l’Europe avaient été avertis à temps par les tragédies de 92 ; en Suède et en Danemark, dans le cabinet de Berlin et sur le trône des tsars, l’absolutisme n’avait point tardé à remplacer les généreux entraînemens produits par la philosophie du XVIIIe siècle. C’est sous la domination du vainqueur d’Iéna, c’est pour combattre efficacement sa toute-puissance, que la Prusse fit appel à des moyens désespérés. On ne peut même comparer cette situation nouvelle à la politique de Frédéric : sous le règne de l’ami de Voltaire, quand Catherine Il et presque tous les rois du Nord prenaient à l’envi sous leur patronage les novateurs disgraciés en France, tout cela se passait dans le domaine des idées. Lorsque l’Allemagne se souleva contre Napoléon, ce ne fut point de la part de la Prusse une sympathie idéale pour des principes venus de l’étranger, ce fut un appel direct aux forces révolutionnaires que le pays renfermait dans son sein. De 1809 à 1813, une nouvelle Prusse se forme. Le jour où un patriotisme aventureux appelle à son aide des élémens terribles qu’il sera plus tard obligé de combattre, ce jour-là la Prusse est marquée d’un caractère distinct entre toutes les nations européennes. Sa force et sa faiblesse, son bonheur et ses embarras, son originalité enfin est tout entière dans cette crise audacieuse, et chaque fois que le sentiment national est inquiet, c’est de ce côté-là que se tournent les regards.

Il a paru depuis un an une série de publications fort curieuses sur les hommes qui ont joué un rôle dans cette dramatique période. Ce sont ou des biographies, ou des fragmens de mémoires, ou des documens nouveaux recueillis avec soin. Un écrivain habile et exercé, M. Gustave Droysen, a raconté de la façon la plus complète la vie du comte d’Yorck ; il nous a restitué tout entière la physionomie mal connue du maréchal prussien, l’un des représentans les plus résolus de la vieille politique et l’intraitable adversaire de toutes les innovations hasardeuses. Les Mémoires du général de Müffling jettent aussi une vive lumière sur bien des points faussement appréciés. M. de Müffling est un de ces officiers prussiens qui, après la déroute d’Iéna, allèrent offrir au tsar leur activité et leurs talens. Ses Mémoires donnent sur la situation des Allemands dans l’armée russe des renseignemens inattendus, et font assister aux passions ardentes, aux luttes et aux divisions tumultueuses qui agitaient les ennemis de la France à la veille de la coalition européenne. Un autre général, M. de Wolzogen, mort en 1845, et qui, soit dans l’armée prussienne, soit dans l’armée russe, avait rempli des postes éminens de 1812 à 1814, a laissé des Souvenirs pleins d’intérêt que vient de publier son fils. Ces documens complètent et rectifient même à certains égards les ouvrages du général de Clausewitz et du duc Eugène de Wurtemberg. On annonce la publication prochaine des mémoires du général Gneisenau ; on nous promet enfin les papiers de l’homme d’état célèbre qui ne sut pas comprendre la politique de Napoléon, et qui, avec une âme généreuse et noble, avec une intelligence d’élite, avec un patriotisme à toute épreuve, contribua cependant pour une grande part aux malheurs de la Prusse : je parle du ministre de Frédéric-Guillaume III, M. le prince de Hardenberg. En attendant que ces mémoires de M. de Hardenberg soient livrés à la curiosité publique, sa biographie vient d’être l’objet d’une sérieuse étude. M. Klose a écrit avec piété la vie du prince et s’est attaché à le justifier de toutes les accusations qu’il a depuis si long-temps encourues. Tous ces travaux, tous ces documens rassemblés à la fois, comme si écrivains et éditeurs se fussent concertés à ce sujet, prouvent assez l’importance des questions en cause, et nous signalent le commencement de ce siècle comme une période décisive dans le renouvellement de la Prusse.

Le plus remarquable, le plus intéressant de ces ouvrages, et par le sujet et par la nouveauté des documens, c’est la Vie de M. le baron de Stein, qu’un érudit justement célèbre, M. G. H. Pertz, vient de donner à l’Allemagne. Le baron de Stein est le chef de la politique hardie qui appela la révolution au service des rois vaincus et précipita les peuples germaniques contre le dominateur de l’Europe. Une biographie complète de ce grand et audacieux personnage manquait à la littérature politique de la Prusse ; M. Pertz a eu l’ambition d’élever ce monument à son pays. Cette tâche difficile était pour lui comme un droit et un devoir. L’illustre homme d’état, dans les loisirs que lui avaient assurés ses disgrâces, s’était livré avec ferveur à l’étude de cette race germanique dont il plaçait si haut la destinée dans le monde ; il recherchait au fond le plus lointain du passé les titres de sa mission providentielle, et M. Pertz, le docte éditeur des Monumenta historica Germaniœ, avait compté parmi ses collaborateurs l’impétueux adversaire de Napoléon. Plus d’une fois, dans les dernières années de sa vie, le baron de Stein avait été sollicité par M. Pertz de quitter les poudreuses chroniques du Xe siècle pour la vivante histoire du XIXe ; plus d’une fois on l’avait supplié de laisser à la postérité un récit des événemens auxquels il avait pris une part si active, des efforts extraordinaires qu’il avait tentés, de ses luttes au dedans et au dehors, de ses triomphes et de ses échecs. M. de Stein, si résolu sur le théâtre de l’action, répugnait à se mettre en scène dans ses écrits. C’était le temps où se publiait chez nous toute une bibliothèque de mémoires fabriqués, où le XVIIIe siècle, la révolution et l’empire nous étaient racontés par tant de plumes ridicules ou vénales, où des célébrités de toute espèce, et les plus équivoques particulièrement, introduisaient le lecteur dans les coulisses de leur théâtre ; jamais on n’avait vu, connue de 1815 à 1830, une telle exhibition de produits suspects. On comprend que ce sévère esprit n’ait pas voulu compromettre ses souvenirs parmi ces ignobles œuvres de la vanité ou de l’intrigue, et qu’il ait mieux aimé consacrer ses derniers jours à ses chers chroniqueurs allemands du moyen-âge. En vain sa vie et ses actes étaient-ils l’objet des jugemens les plus passionnés dans de sérieux ouvrages contemporains : il n’eût pas voulu dérober une heure à son travail pour justifier ses fautes ou détruire les calomnies. Une seule fois il se crut obligé d’opposer une dénégation très vive à un passage des Mémoires de Bourienne. Les instances de M. Pertz furent inutiles ; le baron de Stein mourut au mois de juillet 1831, sans avoir laissé son testament politique et l’histoire de sa pensée.

Ce que M. Pertz n’avait pu obtenir de son glorieux ami, il crut que son devoir était de le faire. Il avait eu plus que personne les confidences de M. de Stein. D’ailleurs, les deux filles du grand ministre, Mme la comtesse de Giech et Mme la comtesse de Kielmanns-Egge, l’avaient prié expressément de rendre cet hommage à la mémoire de leur père ; elles lui avaient remis ses papiers et ses lettres, et avaient eu soin de recueillir de tous côtés les documens épars que conservaient encore des mains amies. M. Pertz se mit à l’œuvre, et, après plus de quinze années de travail, de recherches, d’informations de toute sorte, il a pu réunir sur le baron de Stein les documens les plus rares. Le point de vue où s’est placé M. Pertz ne saurait être le nôtre : en écrivant cette belle biographie, comme Tacite écrivait celle d’Agricola, professione pietatis, l’auteur a plutôt cherché le panégyrique du grand caractère que l’étude sévère de la réalité et l’appréciation impartiale d’un génie aventureux. L’histoire y est souvent défigurée, le patriotisme y a recours à des procédés un peu puérils. L’auteur, par exemple, écrira sérieusement cette phrase : « La lutte de l’Allemagne contre la France, commencée en 1792 par l’entrée de nos troupes en Champagne, s’est terminée en 1814 par la prise de Paris. » D’après cet étrange résumé d’une si merveilleuse époque, d’après cette façon cavalière de supprimer les plus grandes victoires qui aient jamais ébloui le monde, on peut deviner aisément ce que deviendra le récit de M. Pertz chaque fois que la France et l’Allemagne seront en présence. Qu’importe ? les renseignemens dont son ouvrage est plein nous fournissent les moyens de rectifier ses vues et de chercher nous-même la vérité. Le baron de Stein a été l’un des plus violens ennemis de la France ; il l’a été aveuglément d’abord, il l’a été ensuite dans des circonstances exceptionnelles et à une époque où les fureurs du patriotisme germanique n’étaient que trop justifiées : tout cela est bien loin aujourd’hui ; l’histoire seule doit nous préoccuper, et lorsque, mettant à profit tant de documens précieux, nous essaierons de retracer l’originale figure du ministre prussien, nous sommes bien assuré d’avance de la liberté de notre jugement. Le siècle a grandi ; il n’y a place, en de telles matières, ni pour un enthousiasme factice, ni pour un dénigrement passionné.

I.

Au bord de la Lahn, dans le duché de Nassau, s’élève un de ces châteaux de l’ancienne Allemagne, où l’on distingue encore, malgré les changemens des mœurs et les transformations successives des bâtimens, toute la physionomie d’une forteresse. C’est le château des seigneurs de Stein. Là vivait depuis des siècles une des plus vieilles familles de la noblesse franconienne. Ses traditions et ses titres remontaient aux origines mêmes de la féodalité. À toutes les grandes époques de l’histoire d’Allemagne, les barons de Stein sont à leur poste, à cheval sur les champs de bataille ou siégeant dans les conseils. Pendant tout le moyen-âge, l’empire n’a pas de serviteurs plus dévoués, la chevalerie n’a pas de soldats plus dignes. Ces fiers burgraves semblaient déjà considérer la France comme une irréconciliable ennemie. Au commencement de la guerre de cent ans, on les voit mettre leur épée au service d’Edouard III, et un siècle plus tard ils marchent contre nous dans les rangs de Charles-le-Téméraire. Les événemens de la réforme portèrent d’assez rudes coups à leur puissance ; ils avaient adopté la confession de Luther, et pendant la guerre de trente ans, au milieu de l’ardente lutte de l’Autriche contre la France et la Suède, leur situation de protestans au sein d’un pays catholique les exposa plus d’une fois à de cruelles persécutions. La diminution de leur fortune territoriale et le cours des événemens publics avaient peu à peu transformé cette forte race de seigneurs féodaux en une famille de conseillers antiques et d’administrateurs. C’est sous cet aspect que se présente à nous, vers la moitié du XVIIIe siècle, Charles-Philippe, baron de Stein, conseiller-chevalier du Rhin et conseiller intime de l’archevêque-électeur de Mayence.

C’était un homme intègre et franc, étranger aux choses de l’esprit moderne, et n’ayant subi dans l’attitude et les sentimens héréditaires de sa race que les transformations inévitables. Il passa plus de quarante ans à la cour de l’électeur, sans inimitiés, sans intrigues, aussi simple au milieu des ruses de la vie officielle que l’étaient jadis ses ancêtres à l’abri de leurs créneaux. L’administration des forêts et des haras, la chasse, les meutes, tout ce qui lui rappelait la libre vie des temps féodaux, c’était là le champ où se déployait son activité. Sa femme, Caroline Langwerth de Simmern, esprit supérieur, âme bienveillante et forte, lui avait donné dix enfans, qu’elle éleva avec une sollicitude passionnée. De ces dix enfans, sept seulement atteignirent l’âge où la société a le droit de faire appel à nos services. Quatre frères et trois sœurs composaient cette famille nourrie dans les traditions sévères des devoirs chrétiens et des sentimens chevaleresques. Deux des sœurs se marièrent, l’une avec M. de Westhern, conseiller intime de l’électeur de Saxe et ministre à Madrid, l’autre avec M. de Steinberg, qui remplit aussi de hauts emplois diplomatiques au service du roi de Hanovre. La troisième, entrée en religion, devint abbesse du couvent de Wallerstein, près d’Homberg, dans le duché de Hesse. Des quatre fils, l’aîné fut long-temps chargé de graves intérêts comme envoyé du roi de Prusse Frédéric-Guillaume II à la cour de l’électeur de Mayence. Le second prit rang parmi les officiers éminens de l’armée autrichienne sous le règne de Joseph II. Le troisième eut une vie d’aventures et fît en Amérique des voyages et des entreprises qui le ramenèrent misérable au château de ses pères, où il mourut bientôt. Le quatrième enfin, l’avant-dernier né de cette génération, était l’homme hardi destiné à représenter auprès des rois du Nord les fureurs patriotiques de l’Allemagne et à jouer un rôle si mémorable dans les plus grandes péripéties de l’épopée impériale.

Henri-Frédéric-Charles, baron de Stein, naquit au château de ses ancêtres le 26 octobre 1757. Sa mère eut une bienfaisante influence sur l’éducation de son ame. C’est à elle, et il le rappelait souvent en ses vieux jours, c’est à elle qu’il dut sa mâle piété, sa foi inébranlable, qui ne l’abandonna jamais au milieu des plus grands désastres. Envoyé dès l’âge de seize ans à l’université de Goettingue, il s’y livra avec ferveur à l’étude du droit, de l’histoire et de l’économie politique. C’était une belle époque pour entrer dans la vie. Frédéric II et Marie-Thérèse illustraient la Prusse et l’Autriche; Klopstock, Lessing, Winckelmann, Wieland, Herder, donnaient à l’Allemagne le sentiment de sa puissance intellectuelle, et Goethe grandissait pour la gloire. Des rivages de l’Amérique, le bruit de la guerre de l’indépendance arrivait jusqu’au sein de l’Europe et éveillait bien des échos au fond des cœurs. Dans les grands événemens qui s’accomplissaient autour de lui, le fils des seigneurs féodaux puisa surtout des leçons de vertu pratique. Ni les rêves de la poésie, ni les spéculations de la métaphysique, ni les utopies d’un vague enthousiasme n’arrêtèrent long-temps sa pensée; toutes ses émotions avaient besoin de se traduire en actes, et le jeune étudiant ne demandait aux choses de l’esprit qu’une gymnastique pour fortifier l’ame.

Sorti de Goettingue à vingt ans, il passa trois ans à voyager. Il séjourna çà et là dans les principales villes d’Allemagne, parcourut la Bavière, l’Autriche, visita même une partie de l’Italie et alla s’établir à Berlin. Quoiqu’il fût le dernier des fils du baron de Stein, un conseil de famille l’avait investi du droit d’aînesse; c’était sur lui que comptait l’orgueil paternel pour relever la fortune de tous. A quelle cour d’Allemagne le jeune gentilhomme devait-il proposer ses services? Ses parens auraient voulu le voir à Vienne, car, aux yeux d’une ancienne famille, c’était chez les Habsbourg que la tradition et le respect plaçaient toujours le véritable gouvernement de l’Allemagne ; lui, au contraire, il comprenait bien que, si le passé était l’apanage de l’Autriche, le présent et l’avenir appartenaient à la Prusse : là étaient la jeunesse, l’espérance, l’audace, le désir et la nécessité d’agir, là devaient se nouer et se dénouer pendant long-temps les destinées des nations germaniques. Il n’hésita pas et partit pour Berlin. Frédéric II y régnait encore. Stein lui fut présenté par M. de Heinitz, ministre d’état, et quelques jours après, au mois de février 1780, il entrait dans l’administration des mines. Ces fonctions toutes spéciales exigeaient beaucoup d’activité, d’exactitude et de patience ; il y rendit de grands services et fut envoyé bientôt dans la Marche avec les attributions de directeur. Cette vie de labeur exact et sans éclat ne convenait pas à une intelligence de cette valeur et eût promptement découragé une ame moins forte ; il y vit surtout une bonne discipline pour lui-même. C’était une occasion d’accomplir un devoir sans bruit, de dépenser beaucoup de talent et de zèle pour une récompense médiocre. Il aimait ce joug et s’y pliait noblement, soutenu par une vague confiance dans son étoile et ne doutant pas des compensations de l’avenir.

Il y avait plus d’une heure pourtant où sa tâche lui semblait bien lourde, sa solitude bien triste, et où cette active intelligence aspirait à un meilleur emploi de ses forces. L’occasion ne se fit pas attendre. Joseph II, pour relever la puissance de l’Autriche ébranlée par la guerre de la succession de Bavière, avait introduit des innovations hardies dans le droit public de l’Allemagne. Des archevêchés, des évêchés, des abbayes, indépendans jusque-là, étaient dépouillés de leurs privilèges, et sous ces réformes qui flattaient l’esprit du XVIIIe siècle se dissimulaient habilement de graves desseins politiques. Joseph II réservait ces postes importans à des princes de sa famille et se préparait ainsi une majorité certaine dans les collèges de l’empire. Pour accomplir des transformations si sérieuses, le jeune empereur avait compté sur l’assentiment de Catherine II, occupée alors de son établissement en Crimée et de ses progrès vers la Turquie ; l’Angleterre luttait contre l’Amérique ; la politique des ministres de Louis XVI n’inquiétait pas le frère de Marie-Antoinette, et le seul ennemi qu’il pût redouter, Frédéric II, n’était-il pas affaibli par l’âge ? On veillait cependant à Berlin. Attentif à tous les mouvemens de l’Autriche, Frédéric II signala le premier à ses ministres les projets de son jeune rival. Il y apporta même une impétuosité singulière ; son ardent génie se réveillait une dernière fois pour défendre l’œuvre de tout son règne. Ne pouvant compter ni sur la Russie, ni sur l’Angleterre, ni sur la France, il résolut de s’adresser à l’Allemagne elle-même : un traité devait réunir tous les petits états et protéger leur indépendance contre les envahissemens de l’Autriche. Tandis que Frédéric II posait avec ses ministres les bases de cette convention, un événement inattendu vint redoubler leur activité et précipiter le dénoûment. L’électeur de Bavière n’avait pas de postérité. Joseph II lui fit proposer d’échanger ses possessions, la Bavière et le Haut-Palatinat, contre les possessions de l’Autriche en Hollande; le titre de royaume de Bourgogne, attribué à ces nouveaux états, et une somme d’argent considérable dédommageraient le prince électeur et assureraient l’égalité de l’échange. En même temps, le plus proche parent de l’électeur, le prince Charles, duc de Deux-Ponts, était averti de cette négociation par le comte Romanzoff, ministre de Russie, et sommé d’y acquiescer dans le délai de huit jours. Le duc Charles n’oublia pas que Frédéric II lui avait déjà conservé une fois son héritage de Bavière : c’est à Berlin qu’il s’adressa, et quelques jours après M. de Romanzoff, tout étonné d’une telle hardiesse chez un souverain sans pouvoir, recevait du duc de Deux-Ponts une protestation formelle contre les projets de l’Autriche et la complaisance de l’électeur. Les ministres de Frédéric II ne pouvaient plus hésiter davantage. Un traité fut conclu (1785) entre la Prusse et les principaux états du nord et du centre de l’Allemagne. Restaient encore les princes ecclésiastiques qu’il était plus difficile de détacher de l’Autriche et d’allier à une ligue de souverains protestans. L’ambition de Joseph II et les alarmes qu’elle excitait vinrent en aide au plan de Frédéric. Le plus influent des princes ecclésiastiques, un des personnages les plus considérables de l’Allemagne, l’archevêque de Mayence, archichancelier de l’empire, s’adressa lui-même au roi de Prusse, et lui fit demander si, dans le cas d’une guerre avec l’Autriche, il pouvait compter sur son appui. Frédéric résolut aussitôt d’établir à Mayence le siège des négociations qui devaient compléter l’alliance des états menacés, et le jeune baron de Stein, dont la famille avait laissé tant de souvenirs en ce pays, fut choisi pour mener à bien cette importante affaire.

Les conférences furent longues et le succès vivement disputé. Il ne s’agissait pas seulement de régler un cas fortuit; c’était toute une révolution dans la politique intérieure de l’Allemagne, l’adhésion de l’archichancelier devant entraîner celle des autres princes ecclésiastique et faire passer à la Prusse la suprématie que l’Autriche possédait encore. Les efforts de Stein ne furent pas infructueux. Les négociations, qui avaient duré près d’un an, se terminèrent, au mois d’octobre 1785, par l’accession de l’électeur de Mayence à la ligue de Frédéric II. Le glorieux capitaine de la guerre de sept ans terminait ainsi son œuvre, et le dernier acte de sa carrière devait assurer pour long-temps la supériorité de l’Allemagne du nord. Ce n’est pas un médiocre honneur pour le baron de Stein d’avoir été son auxiliaire intelligent et dévoué; cet épisode est le digne commencement d’une telle vie. A vingt-huit ans, le baron de Stein s’associe avec audace à la suprême pensée du grand Frédéric ; vingt ans plus tard, il est poursuivi par Napoléon, et il soulève l’Europe contre le puissant empereur. L’amitié de Frédéric, la haine de Napoléon, ces deux événemens forment dans sa destinée un dramatique contraste et lui impriment son vrai caractère.

Frédéric II mourut l’année d’après, et le fils aîné de son frère lui succéda sous le nom de Frédéric-Guillaume II. Malgré le succès qu’il avait obtenu à Mayence, Stein avait peu de goût pour la diplomatie. Il manquait à cette forte et impétueuse nature la patience obstinée qu’il faut pour construire chaque jour ce tissu de Pénélope dont les mailles sont rompues chaque nuit. Stein rentra dans l’administration des mines avec une autorité supérieure et y accomplit de fécondes réformes. C’est au milieu de ces travaux que le surprit 89.

Il est trop certain que le baron de Stein n’a jamais partagé l’enthousiasme de ses plus illustres compatriotes pour la régénération de la France. De secrètes antipathies le rendaient volontiers défiant. Son patriotisme ombrageux, son sentiment si vif de l’antique moralité allemande, le mettaient sur ses gardes. Il avait toujours eu horreur de la légèreté qu’il nous attribuait ; la France devait être éternellement pour lui la France du cardinal Dubois et du roi Louis XV. Il ne vit pas qu’il y avait là une nation abandonnée de ses gouvernans, livrée à elle-même, livrée à ses ressentimens et à son délire, et obligée, par un concours de circonstances inouies, de créer seule une société nouvelle au milieu du plus effroyable chaos. Pardonnons-lui sa haine ; elle était surtout chez lui la souffrance d’une ame enthousiaste froissée dans ce qu’elle avait de plus cher. Si les peuples germaniques eussent été alors plus solidement constitués, si le grand idéal que Stein se faisait de son pays n’avait pas sans cesse obsédé son cœur comme une espérance irréalisable, il eût été certainement plus impartial et plus juste ; sa partialité contre nous, c’est précisément le fond même de sa nature, c’est l’originalité de toute sa vie.

Nos sanglantes tragédies révolutionnaires suivaient leur cours, et l’Allemagne, éblouie d’abord par les grandes journées de 89, indignée bientôt et comme déconcertée par le spectacle de tant de forfaits, était retombée dans son apathique insouciance. Nul esprit public, nul sentiment de la patrie ; chaque état ne songeait qu’à s’agrandir aux dépens de ses voisins. Au milieu de cette nation réduite en poudre, voyez ce jeune homme qui semble avoir recueilli la dernière inspiration de Frédéric II mourant ! Seul peut-être au sein de la somnolence universelle, il sait encore ce que signifie le mot de patrie ; seul il possède un sentiment énergique de la grandeur de l’Allemagne et de la place qu’elle doit occuper dans le monde. Cette passion qui l’enflamme, il voudrait qu’elle brûlât tous les cœurs. Il se multiplie, il est partout. il écrit mémoires sur mémoires, il prêche le réveil du patriotisme, il le prêche aux souverains d’abord, sauf à s’adresser plus tard, s’il le faut, aux instincts démocratiques et à déchaîner les tempêtes. Quand la guerre est ouverte entre la France et la Prusse, bien qu’il ne croie pas aux heureux résultats de la campagne, il demande et obtient la mission d’administrer l’armée. Il ferait volontiers, au milieu de ces régimens sans enthousiasme, ce que faisaient les commissaires de la république auprès de nos immortelles armées de 92 et de 93; il unirait l’activité intelligente d’un Carnot aux impatiences des envoyés de la convention : il décréterait la victoire. Il s’efforcera du moins de propager les sentimens qui l’animent. N’eût-il fait autre chose pendant la terrible période qui s’ouvre pour l’Allemagne en 1792, son nom aurait sa place marquée dans l’histoire de ce pays.

Stein assiste à la première campagne contre la France; il est auprès de son roi et du duc de Brunswick au camp de Mayence; il voit de près les divisions qui affaiblissent l’armée, les jalousies des généraux, l’hostilité de la Prusse et de l’Autriche; il voit se former, chez les Prussiens surtout, le parti qui veut la paix, ce parti contre lequel il luttera toute sa vie. Les généraux de Kalkreuth et de Manstein, le diplomate Lucchesini, sont à la tête de ce mouvement. Tout languit dans l’armée prussienne; les vieux officiers ne peuvent s’habituer à l’idée de combattre sous le même drapeau que les Autrichiens; les plus jeunes ne cachent pas leurs sympathies pour les principes de 89. Le roi seul croit à la nécessité de la guerre, et Stein l’entretient avec feu dans ses résolutions. Stein est-il un politique? est-ce un esprit supérieur qui juge bien l’état de l’Europe et les relations réciproques des peuples? Nullement. Il ne possède ni la grandeur des vues ni l’impartialité. Ce n’est pas un homme d’état supérieur, c’est un patriote, un patriote enthousiaste et fougueux, qui met ses colères au service de sa politique dans une période de crise. Aveuglé par cette passion, il commettra bien des fautes, il obéira à des entraînemens illégitimes, et attirera sur sa patrie les dernières infortunes; mais un jour, après vingt ans d’efforts, de rancunes, de fureurs mal contenues, il réussira enfin, il communiquera sa colère à des millions d’hommes, et préparera la chute d’un puissant empire.

Rien de plus inique assurément que la guerre de 1792. La Prusse et l’Autriche, en attaquant la France, n’avaient pour elles ni la politique ni le droit, et les découragemens de l’armée auraient dû être un avertissement assez clair; mais est-il question, aux yeux de Stein, d’habileté ou de justice? Il ne voit qu’une seule chose en Allemagne, l’affaiblissement de l’esprit public; si la guerre peut mettre fin à ces défaillances du patriotisme, si la guerre peut relever le sentiment national, la guerre est sainte. On a de lui une foule de lettres, datées de 92 et de 93, où ces idées éclatent avec une singulière franchise. « Nous ne triompherons pas dans cette guerre, — écrit-il le 5 mars 1793 à Mme de Berg, intelligence d’élite à qui il confiait toutes ses pensées, — nous ne triompherons pas, mais nous ne succomberons pas non plus... Je m’attends à une lutte de bien des années; qu’importe, si l’influence nous en est salutaire? Cette lutte, elle nous rendra le courage et l’énergie, elle réveillera en nous le sentiment de la vie active, et augmentera nos répugnances pour l’odieuse nation des Français. » Réveiller l’Allemagne et la soulever contre la France, c’est l’inspiration qui se retrouve à chaque ligne de ce qu’il écrit.

Au milieu de ces émotions, le baron de Stein s’était marié. Il avait épousé, le 8 juin 1793, la comtesse Wilhelmine de Walmoden-Gimborn, fille de M. de Walmoden, général au service du Hanovre. Il donne quelques mois au bonheur domestique, et reprend avec plus d’ardeur ses fonctions actives. Il retourne au camp de Mayence, et ses lettres à Mme de Berg nous peignent avec une vivacité expressive les sentimens des chefs; le prince Louis est le seul qui ait de l’enthousiasme; tous les autres ne font que se plaindre des fatigues et de l’ennui du camp. Pendant les campagnes de 1794 et des premiers mois de 1795, chargé de pourvoir à l’entretien de l’armée que commandait le général Mollendorf, le baron de Stein vit de près la démoralisation des troupes, leurs implacables haines contre les alliés allemands, leurs secrètes sympathies pour la France, et même rattachement des jeunes officiers aux théories républicaines. La honte redoublait chez lui les ardeurs du patriotisme. Il faut le voir ainsi, dévoué seul à la cause nationale au milieu de l’entraînement universel, pour comprendre quels trésors de colère s’amassaient tumultueusement dans son ame. L’heure de l’action n’avait pas encore sonné; il portait son joug en silence, continuant dans l’ombre ses pacifiques travaux, rendant au pays tous les services que lui permettaient ses fonctions, et consolé, si un tel mot peut lui convenir, par le témoignage d’une conscience altière. Il a exprimé plus d’une fois l’amère et stoïque volupté que ressent un cœur intègre à se voir seul dans la ligne du devoir, quand un pays entier est prêt à s’abandonner lui-même. Après la paix de 1795 et le traité de Lunéville, c’est ce sentiment qui le soutient encore et le sauve du désespoir.

De 1795 à 1802, Stein remplit de hautes fonctions administratives; en 1802, il reçoit et incorpore à la Prusse les principautés que lui attribue le remaniement de l’Allemagne par Napoléon, et le 27 octobre 1804 Frédéric-Guillaume III, qui depuis sept ans avait remplacé sur le trône son père Frédéric-Guillaume II, lui confie le ministère des travaux publics, du commerce et des douanes. À cette date commencent les réformes qui ont illustré le nom de Stein et qui sont la part la plus durable de son œuvre. On peut se donner ici le spectacle de l’irrésistible pouvoir des idées. Il est curieux de voir comme la révolution de 89 a dompté ses plus violons adversaires et les a obligés de proclamer ses doctrines. Quelle était l’inspiration fondamentale du baron de Stein? La haine de la révolution et de la France. Eh bien! voilà le fils des barons féodaux qui, pour relever son pays, va demander aux nouveaux principes la force dont il a besoin; infidèle aux préjugés de sa naissance, le partisan du passé est devenu un des soldats de l’avenir. Le détail des réformes financières et commerciales dues à l’énergique initiative du ministre prussien est longuement exposé par M. Pertz; l’esprit moderne est là, esprit de justice, d’équité, et le droit commun succède à la stérile et mensongère liberté, à la liberté privilégiée du moyen-âge. Ces mêmes réformes qu’il applique ici à une administration particulière, il les introduira, cinq ans plus tard, dans la politique générale du royaume. Plus il s’initiera aux secrets des affaires publiques, plus il se rapprochera de cette révolution française qui lui avait apparu d’abord comme un triomphe de l’esprit du mal sur des droits consacrés par Dieu. La faiblesse de l’Allemagne l’instruira; pour régénérer ce pays, un seul moyen est efficace, la réforme de l’administration et des lois d’après les principes de la justice éternelle. Le droit historique, sans qu’il se l’avoue lui-même, perdra sans cesse de sa valeur aux yeux de l’impétueux ministre. Plus d’une fois, assurément, il essaiera de se rejeter en arrière, il tâchera de mettre d’accord les innovations que lui dicte son patriotisme et les anciennes institutions féodales que regrette sa pensée hautaine; mais cette confusion de sentimens n’éclatera guère qu’après la victoire : pendant toute la durée de la lutte, le baron de Stein, en dépit de l’influence contraire de son éducation et de ses préjugés, représente, comme les hommes mêmes qu’il combat, les changemens accomplis dans le monde depuis 89.

On sait comment la quatrième coalition interrompit ces pacifiques travaux. Les intrigues de l’Angleterre ne permirent pas au faible et irrésolu Frédéric-Guillaume III d’embrasser la politique de Napoléon. La duplicité des négociations si justement reprochées à la Prusse recouvrait surtout les embarras de l’inintelligence et de la faiblesse. Pour s’associer aux hardis projets de l’empereur, pour s’allier avec la France et assurer la paix européenne en opposant un rempart à l’Autriche et à la Russie, Frédéric-Guillaume III avait besoin de posséder doublement les facultés qu’il n’avait pas. Des intrigues sans nombre l’entouraient : ici, il était retenu par les menaces de l’Angleterre ou les caresses du tsar; là, il avait affaire aux passions nationales qui commençaient à s’enflammer de plus en plus, soutenues par des hommes comme le baron de Stein et revêtues d’une singulière poésie par les paroles ardentes et les démarches romanesques de la belle reine Louise. Le parti de la paix n’était pas composé de manière à raffermir l’esprit ébranlé du roi. On n’y voyait pas de politiques dignes de ce nom, de sévères intelligences capables de braver l’impopularité en vue d’un patriotisme mieux compris. C’étaient en général des caractères frivoles, des âmes égoïstes ou pusillanimes, qui ne cherchaient dans la paix que la satisfaction de leurs vulgaires intérêts et le maintien de leurs privilèges. Environné de tels adversaires et de tels amis, dépourvu de conseillers sérieux, livré à ses irrésolutions naturelles, Frédéric-Guillaume III pouvait-il éviter les fautes qui ont failli précipiter la Prusse au fond de l’abîme? Parmi ceux qui ont eu le plus de part aux imprudences du gouvernement prussien, la première place est au baron de Stein. Les documens que M. Pertz a recueillis sur ce point, et qu’il cite complaisamment à la gloire de son héros, doivent être appréciés d’une façon toute différente par l’historien impartial.

Au commencement de 1806, Napoléon, vainqueur à Austerlitz et maître de la monarchie des Habsbourg, offrait encore son alliance à la Prusse et voulait en faire un état puissant, qui sût, par sa neutralité, contenir la Russie et l’Autriche. Aucun rôle, à ce qu’il semble, ne devait mieux convenir à ce pays, que le grand Frédéric avait si vigoureusement associé aux entreprises et aux destinées de l’esprit moderne. Comment l’homme d’état qui avait débuté sous Frédéric ne sut-il pas comprendre la pensée de Napoléon? Une erreur généreuse sans doute, mais bien impolitique et bien funeste, est le secret de sa conduite : son amour passionné de l’Allemagne l’empêcha de voir nettement les nécessités nouvelles qui résultaient de la transformation de l’Europe. S’il eût aimé les principes des sociétés modernes autant qu’il chérissait sa patrie, il eût mieux apprécié les difficultés de sa tâche et se fût efforcé de concilier des devoirs contraires; le malheur de son esprit et la cause de toutes ses fautes, c’est qu’il appartenait du fond du cœur à l’école féodale. Qu’eût-il fallu en Prusse pour changer peut-être les destinées du monde? Un homme tel que le baron de Stein, ardent, énergique, résolu, animé comme lui de l’enthousiasme patriotique, mais issu d’une autre école et dévoué à ces principes de 89 qui avaient renouvelé tous les peuples. Ces principes, M. de Stein s’y rattachait forcément en certaines circonstances; il n’était pas librement inspiré de leur esprit et ne travaillait pas à les mettre d’accord avec ses devoirs de citoyen allemand : il préféra une politique moins compliquée, une politique plus conforme à la simplicité de ses passions. C’était une ame tout d’une pièce, c’était le type du grand seigneur patriote. Pendant la campagne d’Autriche terminée par la foudroyante victoire d’Austerlitz. Pendant les mois si agités de 1806 qui précèdent la rupture de la Prusse avec la France, au moment où le comte d’Haugwitz négocie à Paris avec Napoléon et rapporte le traité d’alliance du 15 février, à l’heure enfin où les passions prussiennes s’enflamment de plus en plus et étouffent à Berlin la voix des conseillers de la paix, le baron de Stein est auprès du trône l’interprète infatigable des colères du peuple et de l’armée.

Le roi de Prusse, timide, embarrassé, très porté à se défier de lui-même, avait coutume d’examiner en particulier les rapports de ses ministres, et, au lieu de les examiner seul, il faisait ce travail de concert avec son secrétaire, M. Lombard, esprit plus élégant que solide, homme de mœurs dissipées, ayant cette grâce légère qui n’est souvent que le fruit de la corruption, avec cela diplomate habile et de la race du XVIIIe siècle. Il lui avait fallu bientôt un autre secrétaire pour compléter ce conseil intime : ce fut M. Beyme, un des magistrats éminens du royaume, jurisconsulte sévère et laborieux, que séduisirent sans peine les caressantes prévenances de M. Lombard. M. Lombard était devenu, par son intimité avec le roi, un des personnages considérables de l’état. Le plus habile diplomate de la Prusse, M. le comte d’Haugwitz, sachant bien tout ce qu’on devait craindre des irrésolutions du roi, s’était attaché, avec sa grâce supérieure, à dominer M. Lombard. Tous deux d’ailleurs se ressemblaient par plus d’un point : spirituels, fins, menant de front les plaisirs et les affaires, ils n’eurent pas de peine à s’entendre, et ce fut bientôt M. le comte d’Haugwitz qui dirigea le conseil intime et gouverna Frédéric-Guillaume. C’étaient donc les partisans de la paix, les amis de l’alliance française, qui étaient seuls écoutés du souverain ; les autres n’avaient pas même le droit de parler, puisque MM. Lombard et Beyme, résumant leurs travaux, n’en prenaient que ce qui pouvait convenir à leurs vues. Toutes les fautes commises par le roi depuis un an, toutes les misères amassées sur la Prusse par la faiblesse et la duplicité de ses chefs, rendaient plus intolérable encore la situation du ministère, dépossédé de ses droits par ce conseil occulte. Le baron de Stein surtout, associé comme ministre à une politique qu’il ne pouvait combattre et qu’il maudissait, ne se faisait pas faute de dénoncer en paroles brûlantes l’influence des conseillers intimes. Le roi prêtait souvent l’oreille à ces plaintes; souvent aussi ces sollicitations hautaines déconcertaient son ame indécise, et, dans un mouvement d’impatience, il en réprimait les hardiesses.

Le 10 mai 1806, M. de Stein avait fait déposer entre ses mains, par l’entremise de la reine, un mémoire d’une singulière vigueur, et qui exprime bien les sombres frémissemens de l’opinion publique. Irrité des menées tortueuses du cabinet de Berlin, le vainqueur d’Austerlitz n’avait pas négligé les occasions d’humilier la Prusse. Par malheur, ces humiliations ne s’adressaient pas seulement à Frédéric-Guillaume III ; elles frappaient un peuple justement fier et qui n’avait pas perdu le souvenir du grand Frédéric. Ce peuple, déconcerté quelque temps par la révolution française, jaloux d’ailleurs de la puissance de l’Autriche et faisant peu de cas de la communauté allemande, commençait à ressentir profondément les atteintes portées à la patrie; il s’indignait de l’abaissement de l’Allemagne, il avait des cris d’enthousiasme pour la belle reine Louise, qui prenait un costume d’officier de dragons et passait l’armée en revue; il avait des explosions de colère contre les ministres et les diplomates. Ces passions, que le baron de Stein avait tant contribué à propager dans les masses, il en était naturellement l’organe; c’est au nom du patriotisme révolté qu’il osait parler au roi. « Sire, lui disait-il, votre gouvernement n’est pas celui d’une grande nation. Vous avez des employés, des agens, des directeurs, vous n’avez pas de ministres. La plupart des hommes qui ont votre confiance sont des traîtres ou des caractères vils. » Dans son mémoire, le baron de Stein demandait une réforme administrative en même temps que le renvoi des principaux membres du cabinet prussien. Cinq ministères devaient être constitués, la guerre, les affaires extérieures, la police générale, les revenus publics, la justice. Un conseil d’état devait écouter les rapports des ministres, et le roi déciderait après avoir pris l’avis de tous les membres. Les conseillers de cabinet rédigeraient les décrets; chaque jour les ministres seraient tenus de se réunir dans le bureau des conseillers de cabinet pour délibérer sur les affaires à porter en conseil d’état. En un mot, tout se ferait en commun; plus d’influence occulte et irresponsable, plus d’intrigues, plus de surprises possibles; rien qui pût intercepter aux yeux du roi la lumière des faits; le roi serait au centre même de l’état. L’audacieux réformateur terminait par ces paroles :


« Cette nouvelle constitution de l’état ne peut réussir qu’après l’éloignement des hommes présentement investis de la confiance royale, car ces hommes sont perdus dans l’opinion publique, et il en est même dont le nom est marqué des stigmates du déshonneur. Si sa majesté ne se décidait pas à opérer les réformes proposées ici, si le roi continuait à agir sous l’influence du même cabinet, il faut s’attendre à deux résultats inévitables : ou bien l’état se dissoudra de lui-même, ou bien il perdra son indépendance. A plus forte raison ne devra-t-on compter désormais ni sur l’estime ni sur l’affection des sujets. Les causes et les hommes qui nous ont conduits au bord de l’abîme achèveront de nous y précipiter ; ils nous feront une situation telle que le fonctionnaire intègre n’aura plus que deux partis à prendre : abandonner une place couverte d’une honte qu’il n’a pas méritée et se résigner à ne pouvoir plus rendre aucun service, ou bien prendre part avec désespoir à la confusion générale. Quiconque étudiera d’un regard attentif la dissolution de la république de Venise, la ruine de la monarchie française et de la royauté de Sardaigne trouvera sans peine dans ces faits si lumineux la justification des plus sinistres pressentimens. »


On sait que, pendant l’année 1806, le peuple de Berlin, en proie à toute la rage du patriotisme humilié, se porta chez l’habile diplomate qui employait ses efforts à détourner la rupture de la Prusse et de la France, et brisa à coups de pierres les fenêtres de son hôtel. Ce diplomate était M. le comte d’Haugwitz. Le baron de Stein, dans l’étrange mémoire qu’on vient de lire, fait comme le peuple soulevé: il nous apparaît tel qu’un chef d’émeute à la tête de sa bande; il va briser les vitres, non pas seulement chez M. d’Haugwitz, mais chez les hommes les plus considérables de l’état, chez M. Beyme, chez M. Lombard, chez les confidens intimes et les collaborateurs du souverain dont il est lui-même le ministre; il met leurs hôtels au pillage. M. de Stein avait-il raison dans ces violens reproches qu’il adresse aux trois conseillers de Frédéric-Guillaume, surtout au secrétaire intime et au ministre des affaires étrangères? Il est évident que la passion a dicté ses paroles, et que, si le jugement contient au fond des vérités, l’exaspération du patriote doit nous mettre en défiance. M. Lombard et M. le comte d’Haugwitz étaient avant tout des hommes d’esprit, des caractères souples et insinuans; tous deux avaient rempli avec habileté des missions délicates. Ce qui distinguait ces deux hommes, principalement M. le comte d’Haugwitz, c’était un mélange de sang-froid et de grâce, un art merveilleux, toutes les séductions d’un esprit charmant, d’un esprit qui s’abandonne et qui se possède. Chez leur fougueux adversaire, rien de tel assurément : quelque chose comme les passions d’un janséniste teutomane, une rigidité hargneuse, un patriotisme bourru, une foi religieuse et nationale devenue du fanatisme, et qui repoussait, ainsi qu’une œuvre impie, tout accommodement avec la nécessité. Ni le comte d’Haugwitz, ni le baron de Stein, il faut bien le reconnaître, ne convenaient à la situation de la Prusse. Ce que conseillait à la Prusse une politique conforme à ses traditions et digne de son rang en Europe, c’était une alliance résolue avec les intérêts nouveaux représentés par Napoléon. Que fallait-il pour faire triompher une telle politique? Des hommes fidèles à l’esprit du grand Frédéric et pénétrés de l’amour de leur patrie. Cette union avec la France de 89, Stein la repoussait, nous l’avons dit, aveuglé par des préjugés de caste; le comte d’Haugwitz en faisait le but de ses efforts, mais son scepticisme bien connu paralysait l’action de ses talens, et si quelqu’un pouvait mener à bien cette grande affaire au milieu des passions ardentes déchaînées dans le peuple, au sein de l’armée, sur les marches mêmes du trône, ce n’était certes pas ce brillant esprit suspect aux patriotes et stigmatisé par le baron de Stein. M. de Hardenberg, qui a tant contribué, lui aussi, par un aveugle amour de son pays, à brouiller les affaires de la Prusse, avait trop subi l’influence de William Pitt, pour qu’on pût voir en lui le véritable homme d’état de l’Allemagne. Encore une fois, où était cet homme capable de donner aux intérêts de l’esprit moderne une base invincible par l’étroite union de la Prusse de Frédéric et de la France de 89? Où était l’homme assez fort pour sauver la Prusse, pour l’associer aux desseins de l’empereur et assurer la paix de l’Europe? Aux yeux de M. Pertz, c’est toujours le baron de Stein qui est le béros de la situation; en réalité, ce héros n’est nulle part à Berlin; il ne se trouve ni dans le tumultueux parti des patriotes ni dans les conseils irrésolus des diplomates.

Personne n’ignore les événemens qui suivirent l’établissement de la confédération du Rhin, la dissolution de l’empire germanique, enfin les négociations avec l’Angleterre qui amenèrent incidemment la rupture définitive de la Prusse et de la France. Par le traité du 15 février 1806, débattu à Paris avec le comte d’Haugwitz, Napoléon avait forcé la Prusse à choisir entre la guerre et l’acceptation du Hanovre. Il voulait, par ce don fatal, l’engager d’une façon irrévocable, la compromettre avec l’Angleterre et la Russie et se l’attacher en l’humiliant. Il la compromettait avec l’Angleterre en lui faisant occuper une partie du territoire anglais; il la compromettait avec la Russie en lui faisant renier à quelques mois de distance le traité conclu avec le tsar dans les caveaux de Potsdam, sur la tombe du grand Frédéric. Le traité de Paris est du 15 février 1806; au mois de juillet de la même année, Napoléon, sans consulter la Prusse, proposait à l’Angleterre la restitution du Hanovre. On le sut bientôt, quand les négociations furent rompues; le cabinet britannique ne se fit pas faute de le publier assez haut, et cette dernière humiliation infligée à la Prusse décida Frédéric- Guillaume à la guerre. Jamais faute plus grave ne fut commise, mais il était impossible de résister plus long-temps aux fureurs nationales. Le mémoire de M. de Stein avait pu révéler au roi Guillaume quelle était, dès le mois d’avril 1806, l’exaspération des esprits; un ministre du roi, un grand seigneur imbu de tous les préjugés aristocratiques, y parlait de ses collègues et de ses chefs comme l’eût fait un orateur de club : jugez quelle explosion dut provoquer trois mois après la nouvelle des offres proposées à l’Angleterre! Toute la Prusse fut entraînée. La reine, les princes Henri et Guillaume, frères du roi, le prince Louis-Ferdinand, le prince d’Orange, les généraux Rüchel et Blücher, des hommes même d’un caractère plus modéré, Jean de Müller par exemple, n’étaient pas satisfaits de l’annonce et des préparatifs de la guerre; ils craignaient les perpétuelles incertitudes du roi et voulaient l’arracher aux influences de son conseil. Le 2 septembre 1806, les princes et les généraux que je viens de nommer firent remettre à Frédéric-Guillaume un nouveau mémoire qui reproduisait en termes plus convenables, mais avec une vivacité croissante, toutes les idées exprimées au mois d’avril dans le violent factum du baron de Stein. Le comte d’Haugwitz, les conseillers Beyme et Lombard y étaient signalés comme les plus dangereux ennemis de la patrie. « Sont-ils aux gages de Napoléon? demandaient les signataires. La voix publique l’affirme; nous, nous ne saurions le dire, car l’argent n’est pas le seul mobile qui puisse pousser au mal; ce qui est certain, c’est qu’ils sont de connivence avec lui pour perdre la Prusse; c’est qu’ils sont disposés à acheter la paix par des concessions déshonorantes; c’est que, la guerre une fois déclarée, ils prendront les mesures les plus maladroites et les plus molles pour en finir plus tôt, et si vous prescrivez vous-même des préparatifs sérieux, si vous confiez l’armée à des généraux résolus, votre action sera paralysée, vos généraux seront trahis infailliblement. » Le nom du baron de Stein était parmi les signataires de ce mémoire rédigé par le grand historien Jean de Müller; on le trouve toujours à la tête de ce parti passionné qui fit taire jusqu’au bout, pendant cette fatale année 1806, tous les conseils de la raison, arracha la Prusse aux brillantes destinées que lui préparait l’empereur, et faillit la précipiter dans l’abîme.

La guerre ne fut pas longue. « L’inimitié de la France, avait dit Napoléon dans sa proclamation à l’armée, est plus terrible que les tempêtes de l’Océan. » Le 8 octobre, les troupes françaises entrent en Saxe; le 10, le prince Louis-Ferdinand est battu et tué à Saalfeld; le 14, l’armée prussienne tout entière est écrasée dans deux batailles, à Auerstaedt et à Iéna. A Iéna, l’empereur avait vaincu et dispersé les troupes du prince Hohenlohe; à Auerstaedt, le maréchal Davoust avait culbuté le corps d’armée du généralissime, le vieux duc de Brunswick, accompagné du roi. En quelques jours tout était fini, et le sort de la monarchie prussienne était entre les mains de l’empereur.

Le baron de Stein était malade à Berlin quand on reçut la nouvelle de ces désastres. Il se hâta d’envoyer à Stettin et à Koenigsberg l’argent des caisses de l’état; c’est avec ces ressources que la guerre fut continuée jusqu’à la paix de Tilsitt; un seul jour de retard eût tout perdu. Lui-même, très souffrant encore, il quitta Berlin le 20 octobre, cinq jours avant l’arrivée du maréchal Davoust, huit jours avant l’entrée triomphale de Napoléon. Le roi de Prusse, réfugié à l’extrémité de ses états, s’occupait de négocier la paix. Une conférence ministérielle eut lieu à Graudenz pour établir les propositions qui seraient faites au vainqueur; M. de Hardenberg n’y avait pas été appelé, et M. d’Haugwitz venait de donner sa démission : de tous les ministres présens à cette réunion, Stein était le plus considérable. Les conditions portées à l’empereur par les deux envoyés du roi de Prusse, M. de Zastrow et M. de Lucchesini, furent rejetées avec dédain; Napoléon fit répondre par Duroc qu’il voulait toutes les places de la Silésie et toutes celles de la Vistule, étant bien sûr, si on ne les lui livrait pas, d’y entrer en maître avant peu de jours. Il faut rendre cette justice aux conseillers de cette folle guerre, qu’ils payèrent bravement de leur personne et que la défaite n’abattit pas leur courage : le prince Louis-Ferdinand était mort en héros ; le prince Hohenlohe avait fait des prodiges de valeur à Iéna ; le général Rüchel, arrivé le dernier sur le champ de bataille et cerné de tous côtés par nos armes victorieuses, avait cherché inutilement la mort dans une attaque désespérée ; il reçut une balle en pleine poitrine, et, emporté dans les bras de ses soldats, il survécut à ses blessures. Le baron de Stein ne se laissa pas décourager non plus ; il vit, et cette fois il voyait juste, que la Prusse ne pouvait plus compter sur l’amitié de Napoléon, et qu’il fallait à tout prix éviter de s’aliéner les deux dernières ressources de la monarchie vaincue, la Russie et l’Angleterre. Livrer Dantzig, Varsovie et Breslau, c’était amener immédiatement Napoléon sur les frontières de la Russie, sans laisser le temps au tsar de réunir ses troupes. Stein le comprit et s’opposa de toutes ses forces à un armistice conclu sur ces bases. Le roi se rendit aux raisons du fougueux ministre ; il résolut de supporter courageusement son infortune et de s’unir pour jamais à ces cabinets de Saint-Pétersbourg et de Londres, dont il avait tour à tour voulu et déserté l’alliance. « Que ferez-vous, disait le roi au baron de Stein, si je suis contraint de passer en Russie ? — Sire, répondit le ministre, mon devoir est de suivre votre majesté partout où le sort la conduira. » Il ne voyait pas sans une joie amère, au milieu de tant de désastres, la Prusse arrachée pour long-temps à l’alliance française et liée aux deux puissances de qui il attendait, au fond de son cœur ulcéré, la vengeance et les représailles de l’Allemagne.


II.

L’heure est venue où l’homme qui a déjà, soit comme fonctionnaire spécial, soit comme ministre de Frédéric-Guillaume III, tenu une si grande place dans les affaires de son pays, va enfin être appelé au seul poste qu’ambitionnait son impérieuse ardeur, à celui de ministre dirigeant. Une période nouvelle s’ouvre dans la vie du baron de Stein ; ce n’est pas du reste sans des difficultés bien graves encore et sans des luttes bien singulières que M. de Stein va être chargé des affaires générales de la Prusse. Cette place, il hésitera à la prendre, il l’abandonnera ensuite, il la reprendra plus tard sur les instances des plus hauts personnages, il la perdra enfin sur un ordre de Napoléon ; mais à ce dernier moment sa puissance ne décroîtra pas : retiré en Russie, il continuera d’agiter l’Europe, et on peut dire que, depuis la bataille d’Iéna jusqu’à la bataille de Waterloo, de 1806 à 1815, ce n’est plus comme simple ministre ni comme chef d’opposition, c’est comme directeur et organisateur d’un grand parti européen que M. de Stein se présente à nous. Quelques jours après les conférences où le baron de Stein décida le roi de Prusse à continuer la guerre, le 20 novembre 1806, Frédéric-Guillaume lui fit offrir, par le conseiller Beyme et le général Köckeritz, le ministère du comte d’Haugwitz. Stein paraît hésiter; il allègue son inexpérience des formes diplomatiques et ne dit pas encore le vrai motif, à savoir la nécessité d’une réforme complète dans l’organisation ministérielle, réforme qu’il avait si impérieusement demandée dans son mémoire du mois d’avril et dont le roi ne voulait pas. Le roi insiste, et, croyant avoir tourné la difficulté, par une lettre du 29 novembre il le nomme ministre intérimaire des relations extérieures. Une lettre du conseiller Beyme était jointe comme un commentaire aux paroles du monarque : « Je vois en vous, lui disait-il, celui que la Providence a réservé pour le salut de la monarchie prussienne. » Le roi ne connaissait pas toute l’obstination du baron de Stein; l’inflexible ministre refusa de rendre, même provisoirement, les services qu’on réclamait de son zèle; il voulait faire plier Frédéric-Guillaume et n’entrer aux affaires étrangères qu’après avoir renversé le cabinet intime dont il détestait l’influence. Sa lettre de refus est une reproduction opiniâtre des exigences hautaines exprimées dans son mémoire. Bien plus, il écrit encore un nouveau mémoire, un nouveau plan de réforme, concerté avec le général Rüchel et le prince de Hardenberg. Le roi pense désarmer cette volonté intraitable en instituant un ministère composé de trois membres qui délibéreront en commun et agiront directement avec le roi; il donne la guerre au général Rüchel, l’intérieur à Stein, les affaires étrangères au général de Zastrow. Ce n’est pas assez; le cabinet intime n’est pas supprimé, Beyitie et Lombard sont toujours Là, et le comte d’Haugwitz, quoique retiré en apparence de la politique active, conservera son influence secrète; le baron de Stein exige la suppression du cabinet, l’éloignement absolu de toutes les créatures du comte d’Haugwitz et le retour de M. de Hardenberg, dont le concours lui est indispensable. « Si le roi, s’écrie-t-il, persiste dans ses défiances à l’égard d’un tel homme, comment pense-t-il que je puisse être assuré de ma liberté d’action? » Nouvelles instances de la part du roi, nouveaux refus des trois ministres nommés.

Cependant l’armée française avançait toujours vers les extrémités de la Prusse. Lannes et Davoust venaient de battre les Russes à Pulstuk, et Bernadotte occupait les routes de Kœnigsberg. La famille royale se retire aux derniers confins du pays, à l’embouchure de la Dange, dans la petite ville de Memel. Stein, veillant au lit de mort d’un de ses enfans, atteint lui-même de cruelles souffrances, se disposait à partir pour suivre le roi dans sa fuite, lorsqu’il reçut une lettre de Frédéric-Guillaume où la colère trop justifiée du monarque éclatait avec violence. Le même jour, M. de Stein envoya au roi sa démission. La retraite du baron de Stein fut considérée comme un malheur public dans le parti de la guerre, et ce parti, malgré de si effrayans désastres, c’était encore l’immense majorité de la Prusse. Les cabinets de Saint-Pétersbourg et de Londres y virent une victoire de M. d’Haugwitz; ils furent persuadés que les partisans de l’alliance française allaient reprendre le dessus. C’est ainsi que l’indécision de Frédéric-Guillaume et un concours fatal de circonstances lui enlevaient tour à tour les auxiliaires dont il ne pouvait se passer. Il n’avait pas su, en présence de Napoléon, s’élever au-dessus des aveugles passions de ses sujets; il allait maintenant exciter la défiance de ses alliés et ralentir leur zèle. M. de Stein recevait de toutes parts des témoignages de sympathie pour sa personne et d’indignation contre le cabinet du roi. Il quitta la Prusse. « Qu’irais-je faire à Memel ou à Kœnigsberg? écrivait-il à l’ardent patriote Niebuhr. Assister à des actes ridicules, voir de près les hontes de la patrie, et demeurer là, immobile, sans rôle, sans action possible, comme le journalier qui va et vient sur la place, attendant qu’on lui loue son travail ? » Il partit donc, jetant ce dernier adieu de colère et ce dernier regard de mépris au conseil qui avait causé, selon lui, tous les malheurs de la Prusse et qui menait la monarchie à sa perte. Il se retira dans ses biens du duché de Nassau. Là, calmée un peu par la distance, délivrée du spectacle qui blesse son irritable ardeur, sa pensée retourne vers la Prusse et poursuit obstinément ses plans de réforme. Le phénomène que nous avons déjà signalé dans le développement de ses idées politiques se reproduit ici d’une manière éclatante. Son patriotisme le débarrasse des préjugés de caste et le rend sympathique aux principes modernes. Ces principes, il les devine d’instinct, il semble les découvrir. Ce n’est point par tactique et en se faisant violence qu’il admet un droit nouveau; sa passion patriotique l’inspire, et, certaines réformes lui apparaissant comme l’unique moyen de salut, il les proclame. Un mémoire écrit par lui au mois de juin 1807 est le complément de celui qu’il adressait au roi l’année précédente. Il suppose le conseil intime détruit, il suppose le ministère mis en communication directe avec le roi, et se demande par quels moyens on le mettra aussi en communication avec le peuple. Il construit alors tout un système de gouvernement représentatif. « Ranimons, s’écrie-t-il en terminant, ranimons le sentiment de l’existence commune; utilisons des forces qui sommeillent ou qui sont dissipées en petites choses; que l’esprit de la nation et l’esprit de l’autorité fassent alliance! Sauvons la patrie, sauvons l’indépendance et l’honneur national! » Belles paroles sur les lèvres de ce grand seigneur, et qui peignent l’homme tout entier : le réformateur politique n’est jamais chez lui que l’auxiliaire du patriote; plus de privilèges, plus de droits féodaux; relevons le peuple pour relever l’Allemagne !

Tandis qu’il travaillait ainsi en silence, le tsar voulut l’arracher à sa retraite et lui confier en Russie les plus hautes fonctions politiques. Stein était prêt à accepter, lorsque des événemens inattendus s’opposèrent à son départ. Les conférences de Tilsitt avaient associé Alexandre aux desseins de Napoléon ; les deux empereurs étaient d’accord pour se partager la domination de l’Europe et assurer la paix générale. Le traité de Tilsitt fut un nouveau coup, une nouvelle humiliation pour la Prusse. Le roi, dans sa détresse, oublia ses rancunes, et, pressé par la reine Louise, pressé par les princes et les généraux de la cour, il se décida à rappeler le baron de Stein. M. de Hardenberg avait été nommé ministre des affaires étrangères au commencement de 1807 ; plus modéré sans doute que le baron de Stein, il avait été cependant bien plus en vue comme adversaire de Napoléon ; il avait le premier combattu et fait échouer les projets de la France vis-à-vis de la Prusse ; c’était à lui enfin, à lui seul que Napoléon attribuait la ruine de cette politique à laquelle il attachait tant de prix, et sa colère était devenue de la haine. En signant le traité de Tilsitt, le vainqueur exigea de la Prusse que M. de Hardenberg quittât le ministère. Notre ambassadeur à Berlin, M. de La Forêt, si bien informé de l’esprit de cette cour et de toutes les passions qui l’agitaient, ne semble pas avoir apprécié exactement l’influence du baron de Stein. Peut-être ne voyait-il en lui qu’une nature impétueuse, mais maladroite, dont une diplomatie habile aurait facilement raison. Il n’en demeure pas moins étrange que la rentrée de M. de Stein aux affaires et sa nomination au poste le plus important de la politique aient été conseillées à Frédéric-Guillaume par Napoléon. « Vous exigez absolument que je me sépare de M. de Hardenberg, lui faisait dire le roi de Prusse ; il faudra donc que je m’adresse pour le remplacer au comte de Schulenbourg-Kehnert ou au baron de Stein. » Il espérait que cette alternative donnerait à réfléchir, et qu’à tout prendre la modération de M. de Hardenberg plairait mieux à l’empereur que l’impétuosité de M. de Stein. — Prenez le baron de Stein, répondit simplement l’empereur, c’est un homme d’esprit.

C’est au mois de septembre 1807 que le baron de Stein, malade depuis plusieurs mois, put se mettre en route pour Memel. Il avait parcouru la plus grande partie de la Prusse ; il était resté quelques jours à Berlin, et partout il avait vu les désastres de la guerre, les champs dévastés ou incultes, l’agriculture anéantie, le commerce devenu impossible, les autorités françaises maîtresses de tous les pouvoirs. Lorsqu’il arriva à Memel le 30 septembre, il trouva le roi profondément découragé. Frédéric-Guillaume se croyait poursuivi par une destinée impitoyable ; toutes ses entreprises, pensait-il, étaient condamnées d’avance, et, pour sauver le pays d’une ruine imminente, il était résolu à abdiquer. Quant à la reine, si elle était en proie à l’affliction la plus vive, il s’en fallait bien que son courage fût abattu; ses douloureuses préoccupations n’avaient pu éteindre chez elle les flammes sacrées de l’espérance. Stein prit immédiatement les affaires. Il avait été investi d’une autorité sans exemple; il était le chef du cabinet, il recevait les rapports de tous les ministres, conférait avec eux, leur donnait ses ordres, et quatre fois par semaine présentait les décrets et règlemens à la signature du roi. A lui seul, il remplaçait ce conseil de cabinet qu’il avait si violemment attaqué; mais son action était régulière et publique : aidé des autres ministres, soutenu et éclairé par des fonctionnaires qui recevaient eux-mêmes la lumière des différens degrés de la hiérarchie, il représentait et gouvernait la Prusse.

Ce système représentatif était bien celui qu’avait toujours rêvé le baron de Stein; il ne restait plus qu’à en élargir la base. Quand il était simple gouverneur de province, il avait opéré maintes réformes où brillait l’esprit de 89; il va maintenant appliquer les mêmes principes à la réorganisation de la monarchie tout entière. Le baron de Stein n’a qu’une pensée : bien que l’armée française occupe encore la plus grande partie du royaume, bien que la Prusse soit vaincue, son armée en déroute, ses finances dispersées, il veut relever sa patrie et la ramener sur le champ de bataille. Il fera alliance avec l’Angleterre, avec la Russie, il armera l’Europe; mais d’abord il faut remettre la Prusse sur ses pieds.

Trois grandes réformes furent opérées sans délai : la réforme des lois territoriales, la réforme des municipalités, et la réforme militaire. Les nobles seuls jusque-là pouvaient posséder des biens-fonds; une loi du 9 octobre 1807 détruisit ce privilège; le vasselage de la glèbe fut aboli; bourgeois et paysans, tous les citoyens furent autorisés à acquérir, à posséder, à faire valoir la terre; les nobles à leur tour, la loi le déclarait hautement, ne dérogeaient plus en s’occupant d’industrie et de commerce; il n’y avait plus de distinctions arbitraires et odieuses, plus de prérogatives, plus de castes; les bases de l’égalité civile étaient fondées. Il ne suffisait pas que la terre fût accessible au travail de tous; attachés au pays par la propriété, les citoyens devaient y être plus intimement unis encore par le droit de participer à l’administration de leurs communes. Les municipalités furent déclarées électives. Tous les habitans soumis à de certaines conditions de cens, mais sans aucune distinction de naissance ou de culte, choisirent eux-mêmes leurs magistrats. L’armée enfin fut régénérée aussi par les vrais principes démocratiques; les grades d’officiers, réservés jusque-là aux hommes de race noble, devinrent, comme la terre et les magistratures municipales, la récompense du mérite personnel, le prix du courage et des services rendus. En introduisant ces innovations fécondes, le baron de Stein ne pouvait toutefois se décider à sacrifier complètement la noblesse; il voulait qu’elle demeurât un corps à part, sans privilèges il est frai, mais investie toujours de cette autorité que donnent la fortune et les lumières; il voulait, dis-je, en faire un corps à part, une classe d’élite où l’état pût recruter des serviteurs dévoués, habiles, et qui fût capable de donner de grands exemples aux classes inférieures; il rêvait une aristocratie conforme à tout ce que renferme un tel titre, une légion de vertu et d’honneur, régie par une sévère discipline et excluant de son sein tout membre qui souillerait la communauté. Ce n’étaient là chez lui que des projets destinés à compléter un jour son système; l’essentiel du moins était fait; les fondemens étaient assis, et les Prussiens, divisés jusque-là et comme parqués dans des catégories odieuses, commençaient à vivre de la vie d’une nation. En même temps, d’importantes opérations financières réparaient peu à peu les désastres de ces funestes années. Le général Scharnhorst, ministre de la guerre, s’associait énergiquement à l’œuvre du baron de Stein. Ce n’était pas assez d’avoir régénéré l’armée, il fallait l’augmenter sans bruit et préparer des ressources pour l’avenir, sans violer ouvertement le traité de Tilsitt, qui limitait à quarante-deux mille hommes les forces militaires de la Prusse. Un règlement secret du 31 juillet 1808 organisa sur toute la surface de la monarchie une sorte d’armée mystérieuse, recrutée, instruite, exercée régulièrement dans chaque village, et prête à se lever au moindre signal. Le général Scharnhorst était devenu l’ami dévoué de M. de Stein; il disait un jour au général d’Hoffmann : « Je ne connais que deux hommes qu’aucune puissance humaine ne fait trembler, c’est Stein et Blücher. » Il s’était donné sans réserve à ce ministre intrépide, qui animait tout autour de lui et qui semblait l’ame même de la Prusse se relevant du fond de la tombe.

À cette période d’activité enthousiaste appartient une œuvre aussi étrange qu’audacieusement conçue, la création du Tugendbund. Au moment où M. de Stein prenait la direction des affaires, au mois d’octobre 1807, un jeune magistrat de Braunsberg, M. Henri Bardeleben, lui avait adressé un écrit intitulé l’Avenir de la Prusse, où il engageait tous les citoyens à oublier leurs divisions, à se serrer autour du pouvoir et à ne former qu’un grand parti national. Peu de temps après, Bardeleben avait organisé avec quelques officiers et quelques savans une association singulière. Ils mettaient leurs efforts en commun, disaient-ils, pour combattre chez eux, chez les autres, chez le gouvernement, toute pensée d’égoïsme. Ils se donnaient le titre d’Association scientifique et morale (sittlich wissenschaftlicher Verein). Les premiers membres étaient, avec le fondateur, le général Gneisenau, le général Grollmann, le professeur Krug. Peu à peu leur nombre s’éleva jusqu’à vingt. Ils présentèrent au roi les statuts de leur société et la liste des membres; le roi approuva tout. Bientôt on ne compta plus les affiliés par vingt, mais par mille et par centaines de mille. L’association était formidable ; elle couvrait la Prusse, et de la Prusse étendait ses réseaux sur l’Allemagne entière. Le conseil général siégeait à Kœnigsberg ; des conseils provinciaux, des chambres de district, des assemblées locales formaient une vaste machine dont tous les rouages étaient mus par une pensée unique. Le but constant des chefs était de restaurer la force et la moralité allemandes. Malgré toutes les précautions possibles, une telle association ne pouvait échapper long-temps à l’œil vigilant de l’administration impériale. Créé en 1808, le Tugendbund fut dissous en 1810 sur l’ordre exprès de l’empereur. Qu’importait cependant cette dissolution? Un ordre suffisait-il pour disperser ces forces populaires ? On pouvait bien déchirer les statuts, on n’était pas maître d’arrêter le travail des masses. La persécution ne fit que rendre ce travail plus secret, c’est-à-dire plus redoutable. C’est à dater de ce jour que le Tugendbund pénètre dans les profondeurs souterraines, et que le mouvement à demi national, à demi révolutionnaire de 1813 prépare son explosion.

M. de Stein, assure M. Pertz, n’a jamais fait partie du Tugendbund, il ne l’a jamais autorisé ; c’est à l’insu de son ministre que le roi aurait approuvé les règlemens de l’association. L’opinion commune, que personne n’a démentie jusqu’à ce jour, est contraire aux assertions de M. Pertz. En Allemagne M. le docteur Schlosser, M. Armand Lefebvre en France[1], ont regardé le Tugendbund comme une des œuvres de M. de Stein. Que le ministre n’ait pas eu l’idée première de cette franc-maçonnerie germanique, qu’il n’ait pas donné à ses statuts une approbation officielle et directe, qu’il n’ait jamais été inscrit sur ses listes, rien de plus facile à admettre ; mais comment croire qu’il n’ait pas vu avec joie une association dont la pensée était si conforme à la sienne ? Comment supposer qu’il lui ait refusé son appui ? Pendant une année entière, depuis le mois d’octobre 1807 jusqu’au mois de novembre 1808, M. de Stein gouverne la Prusse ; il la gouverne pour la préparer à la guerre ; il écrit mémoires sur mémoires afin d’établir la nécessité d’une grande insurrection de l’Allemagne entière ; il exprime avec une franchise audacieuse ce que les affiliés du Tugendbund répètent tout bas dans leurs conciliabules ; il le dit au roi, aux ministres, aux généraux, aux chefs de l’association. L’exemple des Espagnols l’excite ; il imagine des plans, il calcule ses ressources et range ses hommes en bataille. La première de toutes ces ressources, celle qu’il invoque sans cesse avec un incomparable enthousiasme, c’est la colère des peuples allemands. Un chef du Tugendbund eût-il tenu un autre langage? Plus tard, après la chute de l’empire, quand le Tugendbund fut devenu un embarras pour les souverains de l’Allemagne, quand l’élément révolutionnaire se dégagea de l’élément national et voulut se faire sa part, le gentil homme put regretter les imprudences du patriote : M. de Stein désavoua toute participation au Tugendbund. M. Pertz a tort de s’attacher à ce désaveu; les documens qu’il cite lui-même en si grand nombre sont la réfutation péremptoire de sa thèse. Inscrit ou non sur les listes de la franc-maçonnerie tudesque, M. de Stein en était l’ame. Napoléon fut bientôt informé de ces audacieux projets. Le 21 septembre, au moment où M. de Stein allait se rendre à Erfurt auprès de l’empereur de Russie, espérant que par son entremise il obtiendrait des autorités françaises un délai pour le paiement des contributions de guerre, le Moniteur an 8 septembre arriva à Kœnigsberg. Ce fut un coup de foudre. On lisait en tête du numéro à l’article Prusse :


« Un assesseur prussien, nommé Koppe, était désigné comme un agent d’intrigues. Le maréchal Soult ayant été dans le cas de le faire arrêter et conduire à Spandau, on a saisi ses papiers, où on a trouvé l’original de la lettre qu’on va lire. Nous croyons devoir la publier comme un monument des causes de la prospérité et de la chute des empires; elle révèle la manière de penser du ministère prussien, et elle fait connaître particulièrement M. de Stein, qui a pendant long-temps exercé le ministère, et qui est aujourd’hui presque exclusivement chargé de la direction des affaires. On plaindra le roi de Prusse d’avoir des ministres aussi malhabiles que pervers. »


A la suite de ces terribles paroles, le Moniteur publiait, avec la traduction en regard, le texte allemand d’une lettre signée de M. de Stein. Elle était datée du 15 août et écrite de Kœnigsberg à M. le prince de Sayn-Wittgenstein, à Doberan. C’est un de ces appels patriotiques comme le fougueux ministre en adressait alors de mille côtés. Entretenons le feu, déchaînons la colère des peuples, voilà le résumé de tous ses discours. Un passage, que j’emprunte à la traduction du Moniteur, exprime une sorte de regret de voir l’insurrection allemande devancée par l’Espagne : « L’exaspération, écrivait le ministre de Frédéric-Guillaume, augmente tous les jours en Allemagne; il faut la nourrir et chercher à travailler les hommes. Je voudrais bien qu’on pût entretenir des liaisons dans la Hesse et dans la Westphalie, qu’on se préparât à de certains événemens, qu’on cherchât à maintenir des rapports avec des hommes d’énergie et bien intentionnés, et que l’on pût mettre ces gens-là en contact avec d’autres. Dans le cas où votre altesse pourrait me donner des renseignemens à cet égard, je la prie de vouloir bien me renvoyer M. Koppe ou un autre homme de confiance. Les affaires de l’Espagne font une impression très vive; elles prouvent ce que depuis long-temps on aurait dû entrevoir. Il serait très utile d’en répandre les nouvelles d’une manière prudente... »

On comprend l’impression produite en Allemagne par les paroles du Moniteur. Les troupes françaises occupaient encore la Prusse; un frère du roi, le prince Guillaume, était à Paris, sollicitant de M. de Champagny l’adoucissement des charges imposées à son pays. Ces malheureux Prussiens n’ont pas de quoi manger, disait l’empereur Alexandre à M. de Caulaincourt, et M. de Stein allait partir pour Erfurt afin d’intéresser plus vivement encore l’allié de son souverain aux infortunes de la Prusse, et tout à coup le Moniteur, avec l’accent du maître, signalait la lettre de l’imprudent agitateur comme une des causes qui amènent la chute des empires. À cette effrayante menace, à ces dures paroles contre des ministres aussi malhabiles que pervers, il est facile de voir que l’exemple de l’Espagne invoqué par l’homme d’état prussien était pour Napoléon un sujet d’inquiétude et de colère. Cette préoccupation éclata encore quelques semaines après d’une façon inattendue. Le Moniteur du 21 novembre 1808 contenait le troisième bulletin de l’armée d’Espagne, daté de Burgos, 13 novembre. Après avoir raconté la défaite des troupes espagnoles, l’auteur du bulletin se tourne subitement vers la Prusse et apostrophe M. de Stein :


« Les jeunes étudians de Salamanque qui croyaient faire la conquête de la France, les paysans fanatiques qui rêvaient déjà le pillage de Bayonne et de Bordeaux et se croyaient conduits par tous les saints apparus à des moines imposteurs, se trouvent déchus de leurs folles chimères. Leur désespoir et leur consternation sont au comble. Ils se lamentent des malheurs auxquels ils sont en proie, des mensonges qu’on leur a fait accroire, et de la lutte sans objet dans laquelle ils sont engagés.

Il faudrait que les hommes comme M. de Stein, qui, au défaut de troupes de ligne qui n’ont pu résister à nos aigles, méditent le sublime projet de lever des masses, fussent témoins des malheurs qu’elles entraînent et du peu d’obstacles que cette ressource peut offrir à des troupes réglées... »


Étranges ressouvenirs et qui révèlent bien une préoccupation irritée ! Le grand homme sentait l’aiguillon de ses fautes et commençait à douter de sa fortune. Avec le sûr coup d’œil du génie, il voyait déjà l’Europe soulevée, il voyait des masses d’hommes succéder aux armées régulières, il voyait les forces morales, le sentiment patriotique, l’amour passionné de l’indépendance, passer des Français aux autres peuples européens; la politique du baron de Stein lui inspirait de confuses alarmes; de là ce dédain qui déguise mal la colère. Pour conjurer l’orage, M. de Stein n’avait plus qu’à offrir sa démission au roi. Frédéric-Guillaume hésita quelques semaines, voulant par là sauver sa dignité. Il se décida pourtant, et le Moniteur du 18 décembre portait en tête ces simples mots, qui sont comme l’enregistrement d’une satisfaction publiquement faite : « La gazette de Kœnigsberg du 27 novembre annonce officiellement la retraite du ministre d’état baron de Stein, qui a reçu sa démission sur la demande qu’il en a faite au roi. »

C’est le 24 novembre 1808 que Frédéric-Guillaume accepta la démission de M. le baron de Stein. Le jour même où il quittait la direction des affaires, le ministre adressait à tous les fonctionnaires de la Prusse une circulaire éloquente où il rappelait tout ce qu’il avait fait déjà pour le salut de l’Allemagne, et annonçait les projets ultérieurs qui auraient été le complément de son œuvre. Plus il travaille à la restauration de sa patrie, plus les principes de 89 s’imposent naturellement à sa pensée. Ce testament politique du grand patriote renferme les innovations les plus hardies. Ce ne sont plus seulement des réformes qu’il désire, c’est une transformation complète de l’état; il veut une grande représentation nationale. «Tous les systèmes représentatifs essayés chez nous jusqu’ici, s’écrie-t-il enfin, ont été complètement défectueux. Voici le plan nouveau que j’avais adopté : tout citoyen actif, qu’il possédât cent mesures de terre ou n’en possédât qu’une seule, qu’il fût agriculteur ou fabricant, qu’il exerçât une profession indépendante ou remplît une fonction publique, tout citoyen actif devait avoir le droit de suffrage et être représenté dans les conseils du roi. »

Un esprit aussi actif, un novateur si résolu, et qui, au moment où sa carrière politique semblait brisée, entretenait encore si vaillamment les espérances du patriotisme, devait continuer à tenir en éveil une police soupçonneuse. Le parti français à Berlin, le comte Voss, le prince d’Hatzfeld, bien d’autres encore, ne se faisaient pas faute de dénoncer M. de Stein comme le plus grand ennemi de la Prusse et de la paix générale. Ces rapports allaient trouver Napoléon en Espagne; inquiet d’une guerre impolitique, troublé peut-être au fond de sa conscience hautaine, irrité à coup sûr des blâmes assez peu déguisés de la France et des espérances manifestes du peuple allemand, le vainqueur d’Austerlitz était de plus en plus entraîné à des actes de domination violente. Stein se disposait à partir pour Breslau, où l’évêque lui offrait chez lui une retraite, lorsque, dans les premiers jours de janvier, le nouveau ministre français auprès du gouvernement prussien, M. de Saint-Marsan, arrivait à Berlin, portant le décret dont voici le texte :

« 1er Le nommé Stein, cherchant à exciter des troubles en Allemagne, est déclaré ennemi de la France et de la confédération du Rhin.

« 2° Les biens que ledit Stein posséderait, soit en France, soit dans les pays de la confédération du Rhin, seront séquestrés. Ledit Stein sera saisi de sa personne partout où il pourra être atteint par nos troupes ou celles de nos alliés.

« En notre camp impérial de Madrid, le 16 décembre 1808.

« NAPOLEON. »

Ce décret était une sorte de consécration pour l’homme d’état déclin. Son nom, connu seulement jusque-là des politiques et de l’armée, devint pour l’opinion tout entière un symbole national. En voyant le dominateur de tant de peuples déclarer la guerre à un simple particulier, l’Allemagne comprit quelle était la valeur de cet homme et ce qu’elle pouvait attendre de lui. Stein quitta la Prusse en toute hâte. Traqué par la police, il réussit à s’enfuir en Autriche, et il y passa, à Prague d’abord, puis à Brünn, toute l’année 1809. Là, on le pense bien, sa haine contre Napoléon et son dévouement à l’indépendance de son pays vont s’exaltant toujours. Lacour de Vienne était en 1809 ce qu’avait été en 1806 la cour de Frédéric-Guillaume III. Les passions du peuple, partagées par les généraux et les princes, poussaient l’empereur François à la guerre. Seul l’archiduc Charles, qui devait commander l’année, hésitait à jouer sur les hasards d’une campagne le sort de la monarchie autrichienne. On ne l’écouta pas. Tandis qu’en Prusse le prudent ministre Altenstein répondait mal aux vœux enthousiastes de son prédécesseur, celui-ci, tourné uniquement vers l’Autriche, applaudissait aux colères et aux préparatifs de ce pays. Un brillant publiciste viennois, moins intéressant que le baron de Stein, puisque ses pamphlets étaient payés, mais d’une sincérité pourtant incontestable, M, de Gentz, entretenait avec l’homme d’état prussien une correspondance très active. Il est difficile de croire que M. de Stein n’ait pas contribué pour une grande part à l’exaltation de l’Autriche et à cette guerre de 1809, où tant d’efforts, tant de ressources, tant de talens militaires vinrent échouer à Wagram devant le génie de l’empereur. Ces désastres n’abattent pas le courage altier du patriote; il est plus que jamais occupé des moyens de régénérer l’Allemagne. Retiré à Brünn, il écrit (1810) un remarquable mémoire sur la nécessité d’arracher l’Autriche au joug du moyen-âge. Au moment où Napoléon, aveuglé par sa fortune, semble ne plus se confier que dans le droit de la force, le baron de Stein s’applique à rassembler, à féconder toutes les richesses intellectuelles et morales de sa patrie. « Que d’écrivains en Allemagne! que de savans ! que de professeurs aimés de la jeunesse! quelles généreuses phalanges d’étudians dans les universités! Voilà les ressources qu’il faut mettre à profit. Si la génération actuelle doit vivre et mourir sous le joug, pensons à la génération qui se lève; transformons-la par les moyens qui nous restent encore; rendons l’éducation libérale et forte, rendons la science patriotique! » Ainsi par le M. de Stein en son éloquent manifeste, et il semble déjà qu’on entende les étudians de Fichte entonner les hymnes de Théodore Koerner.

C’est le privilège des génies enthousiastes de pouvoir se consoler du présent en vivant d’avance au sein de l’avenir. M. de Stein avait à Brünn un ami, le général Pozzo di Borgo, qui s’associait à son espoir opiniâtre. « Napoléon ne gouverne pas, lui écrivait un jour le général; il joue avec l’univers, ludit in orbe terrarum; mais cela n’est permis qu’à Dieu, car Dieu seul est éternel. » L’univers commençait à comprendre, en effet, que les entreprises de ce génie extraordinaire étaient trop gigantesques pour se maintenir. Mille symptômes apparaissaient, sinistres avertissemens pour nous, promesses de libération pour les peuples frémissans. A Paris comme à Vienne, on ne croyait plus à la longue durée d’une telle fortune. Quand l’étonnante journée de Wagram et le mariage de Napoléon avec Marie-Louise parurent dissiper ces signes funestes, le baron de Stein, avec la clairvoyance de la haine, persista dans ses prophéties de ruine. « Le nombre des hommes qui vous ressemblent, lui écrivait encore le général Pozzo di Borgo, devient moins considérable chaque jour. Qu’importe? dans trente ans d’ici, tout sera bien changé... » Trente ans! M. de Stein ne doutait pas que le terme assigné par la Providence aux épreuves de l’Europe ne dût être plus prochain. Tout un recueil de pensées politiques et morales, écrites par lui dans sa retraite et publiées pour la première fois par son consciencieux biographe, nous montre son ame invincible, convoquant à son aide tous les exemples et tous les arrêts de l’histoire; on dirait qu’il les range en bataille pour une dernière journée qui va décider de tout; il anticipe, dans le domaine des choses de l’esprit, sur la lutte sanglante de Waterloo, il prononce la condamnation suprême. Parmi ces pensées, il en est de fort belles, il en est de mesquines; l’amour et la haine, l’enthousiasme et le ressentiment s’y croisent et produisent des inspirations de valeur très inégale; ce qui en fait surtout le dramatique intérêt, c’est cette foi imperturbable dans les catastrophes qui affranchiront son pays. Les choses présentes n’ont plus de prise sur M. de Stein, tant son imagination goûte déjà par avance les consolations et les vengeances qu’elle appelle ! Le mariage de Marie-Louise l’a indigné, la mort de la reine de Prusse remplit son ame de douleur; mais, qu’ils excitent son affliction ou sa colère, il n’est pas d’événemens qui puissent désormais l’ébranler. Les persécutions seront-elles plus fortes que sa constance? Sa sœur, la chanoinesse de Wallerstein, a été expulsée de son abbaye, conduite brutalement à Francfort, forcée de se rendre à Paris à pied. Lui-même il a été traqué comme un malfaiteur; ses biens sont confisqués, et le roi de Prusse, pour ne pas se compromettre, ose à peine lui adresser, dans les termes les plus secs, une lettre de condoléance. Si la persécution redouble, Mme de Stein, dans une supplique désespérée, implore pour ses enfans la clémence de Napoléon; Marie-Louise lui promet son appui; M. de Champagny et le duc de Bassano ne négligent rien pour fléchir le maître : tout cela est vain; M. de Stein reste sous le coup du décret qui l’a frappé. Que lui importe? il est plus libre dans son action. Dépouillé de ses biens, chassé de l’Allemagne, il n’a plus d’asile qu’en Russie. C’est là qu’il faut le suivre pour assister, dans le sein de la dernière coalition européenne, à toute une partie peu connue de l’histoire de nos malheurs. Cet avenir que le proscrit invoquait avec une confiance exaltée, il va le préparer lui-même, assis aux conseils du tsar. C’est en 1812 que Napoléon avait durement repoussé les prières de Mme de Stein; deux ans plus tard, hélas! le baron de Stein, établi à Paris, administrait la France au nom des rois coalisés.


III.

Le 19 mai 1812, le prince Ernest de Hesse-Philippsthal remettait à Stein une lettre où l’empereur Alexandre l’invitait à lui communiquer ses plans, soit par écrit, soit en venant le trouver à Wilna. La guerre était alors comme déclarée. Napoléon venait d’arriver à Dresde, et il avait réuni autour de lui tous les princes de la confédération du Rhin. Les préparatifs d’Alexandre n’inspiraient pas de bien sérieuses inquiétudes : l’Europe croyait que la campagne de Russie serait terminée, comme les guerres de Prusse et d’Autriche, par quelque victoire écrasante qui déciderait de tout en quelques heures. Un autre homme que le baron de Stein eût hésité; Stein n’hésite pas ; il adresse ses remerciemens au tsar, et le 27 mai, deux jours après que Napoléon est parti de Dresde pour rejoindre la grande armée, il quitte Prague et se dirige par Lemberg et Brody vers la frontière russe.

Il arriva le 12 juin à Wilna. Le tsar avait manifesté le désir de lui donner un ministère, les finances ou l’instruction publique; Stein refuse de prendre officiellement aucune part à l’administration de la Russie; il ne s’occupera que des affaires allemandes; sa qualité d’étranger pourrait lui créer des obstacles; il ne veut pas soulever de défiances; il faut qu’il reste libre, aimé et considéré de tous, pour mener à bien son entreprise. Cette discrétion n’était pas hors de propos. Les curieux documens rassemblés par M. Pertz nous montrent la cour et le gouvernement du tsar livrés à des influences de toute sorte. Le tsar avait trente-cinq ans; il apparaît au baron de Stein comme un noble cœur, mais irrésolu et sans force. Autour de lui s’agite un état-major de princes et de généraux dont Stein nous rend les physionomies avec une singulière vigueur. Est-il un spectacle plus piquant que celui d’un homme ardent, convaincu, poursuivi d’une pensée unique, et jeté tout à coup au milieu d’une foule d’esprits ambitieux et frivoles? Telle est la situation du représentant de l’Allemagne à la cour de Russie; éclairé par l’idée qu’il porte en lui, il juge tous ces hommes avec une sagacité impitoyable; l’austère patriote devient un portraitiste plein de verve. Ici c’est le plus intime confident de l’empereur, son beau-frère, le jeune prince George d’Oldenbourg, honnête, laborieux, instruit, mais rempli pour lui-même d’une béate admiration, et persuadé qu’il est à la fois le poète, le capitaine et l’homme d’état du siècle. Là c’est le ministre des affaires étrangères, le vieux comte Romanzoff, diplomate du temps de Catherine II, tout façonné à la française, tout fardé de grâces apprises et de coquetteries surannées, la vieille marquise du Marais, comme l’appelaient les jeunes attachés de M. de Caulaincourt. Romanzoff représente à la cour du tsar l’enthousiasme pour Napoléon; quand il raconte une anecdote sur sa majesté l’empereur et sa majesté l’impératrice douairière, c’est du vainqueur de Friedland et de sa mère qu’il veut parler, — ce qui ne l’empêche pas d’exposer avec un sourire triomphant les procédés dont il faut se servir pour battre sa majesté l’empereur dans une négociation. Un autre personnage non moins bizarre, c’est le plus influent des ministres, Speransky, fils d’un pasteur, qui avait mené une existence de hasard dans sa première jeunesse; chanteur d’abord, espèce de Figaro ou de Gil Blas, mais Gil Blas septentrional, plein de qualités sérieuses et volontiers tourné au mysticisme, il était entré modeste employé dans une chancellerie, et s’y était élevé aux plus hauts postes. Devenu l’homme d’état le plus accrédité de l’empire, il avait conservé ses mœurs simples et accru ses penchans au mysticisme. Un aventurier célèbre dans la littérature allemande, Fessler, ancien moine autrichien, puis pasteur protestant et missionnaire en Russie, avait conquis beaucoup d’ascendant sur cette vive imagination. Initié par Fessler aux secrets de l’illuminisme allemand, Speransky s’occupait beaucoup de franc-maçonnerie et de sociétés secrètes. Plusieurs propos bizarres, révélés par un de ses amis et qui arrivèrent dénaturés sans doute aux oreilles de l’empereur, furent causé de son éclatante disgrâce; il fut arrêté la nuit et conduit en exil par un agent de police. L’empereur, qui l’aimait singulièrement, s’était cru trahi par un de ses plus intimes conseillers, et l’on vit dès-lors se développer chez lui ces irrésolutions et ces défiances que nous peint si vivement M. de Stein. Quant aux généraux qui entourent le tsar, ce sont de braves militaires et de médiocres esprits. Barclay de Tolly a du sang-froid, du courage, mais n’exigez de lui aucune élévation dans les idées; d’ailleurs son influence est presque nulle. Les deux autres chefs de l’armée, le prince Bagration et Tormassow, le regardent comme un étranger, et, quoique ses inférieurs, ils lui tiennent à peine par un fil. S’il y a dans l’armée un penseur élevé et profond, c’est le général Phull; malheureusement il est Wurtembergeois et ne parle pas la langue russe; pourquoi faut-il aussi qu’il sache si peu agir sur les hommes, qu’il les repousse au contraire par sa hauteur, par ses railleries mordantes, et rende inutiles les sérieux dons qu’il a reçus?

Le baron de Stein avait raison de ne pas se hasarder, avec sa rudesse teutonique, au milieu de ces brillantes élégances et de ces vanités hautaines; aussi bien sa tâche lui suffisait. Il ne perd pas de temps : huit jours après son arrivée, il adresse au tsar un mémoire très étendu sur la situation de l’Allemagne et sur le moyen d’employer les forces secrètes de ce pays à la ruine de la France. Les mémoires, les plans, les grandes conspirations officielles, c’est là de plus en plus son occupation et sa chimère. Son cerveau est une fournaise : chaque fois que Napoléon fait un pas, chaque fois que la situation change, sa stratégie infatigable déploie de nouvelles ressources. Aujourd’hui il s’agit de soulever l’Allemagne par la presse : toujours entraîné davantage dans les voies de la révolution, le champion de la féodalité va faire de la Russie un foyer de publications libérales. Les plaintes et les protestations des peuples ne peuvent plus se faire entendre sur le continent : il n’y a plus de libraires en Allemagne pour imprimer les pamphlets ; il n’y a ni en Prusse ni en Autriche un journal qui ose parler avec franchise ; la Russie imprimera les protestations, la Russie dictera le journal qui sera répandu secrètement dans les contrées allemandes, et qui murmurera aux oreilles des nations des paroles à demi révolutionnaires. Un des moyens proposés au tsar par M. de Stein, c’est d’imprimer et de distribuer de tous côtés le pamphlet de Maurice Arndt, l’Esprit du temps. Ce n’est pas assez : il faut que Maurice Arndt soit appelé en Russie, qu’on lui commande des brochures et des chansons patriotiques, qu’on les fasse lire, qu’on les fasse chanter partout, qu’on en couvre l’Allemagne. Les esprits une fois préparés, une proclamation du tsar aux peuples germaniques leur révélera les desseins de la Russie ; Alexandre s’annoncera comme le libérateur de l’Allemagne opprimée, et tous les Allemands qui servent sous les drapeaux de la France seront sommés, au nom de l’honneur, de venir se joindre à l’armée russe. Le tsar approuve tous ces projets : Arndt est appelé auprès du baron de Stein, le journaliste Kotzebue se joint à lui pour inonder le pays de libelles, le général Barclay de Tolly fait une proclamation à l’Allemagne, et la légion germanique est formée.

Cependant la guerre de 1812 a commencé. De juin à septembre, les batailles se succèdent. Maîtres du Niémen, établis à Wilna et à Witepsk, les Français sont vainqueurs à Smolensk, à Valontina, à Borodino ; toutefois ils ne sont vainqueurs qu’à demi, jamais l’empereur n’a rencontré une telle résistance. Les Russes se retirent, mais l’enthousiasme presque sauvage dont cette guerre nationale les enivre fait échouer les plus savantes combinaisons. C’est une guerre sans pitié. À défaut de conceptions puissantes, la destruction et la mort planent au-dessus de l’armée de Barclay et de Kutusof comme des furies vengeresses. Le génie et l’art sont d’un côté, de l’autre est la barbarie, une barbarie furieuse et résolue à tout. Pendant cette lutte effroyable, Stein partage toutes les passions de l’armée russe, il la suit dans tous ses mouvemens ; il se retire, comme elle, de Wilna à Smolensk, de Smolensk à Moscou, mais en se vengeant, à son exemple, par les moyens qui lui sont propres. L’armée russe brûle le pays devant les pas du conquérant ; lui, il soulève l’Allemagne derrière ses bataillons. Il entretient une correspondance infatigable; sa pensée semble partout présente, et partout il sème la vengeance et la haine. Stein n’a jamais été plus beau qu’en ces heures d’exaltation. La victoire est incertaine, qu’importe? l’action le console. Jusque-là il s’épuisait à armer l’Europe contre la France, et, ne réussissant pas à enflammer chez les autres les passions qui remplissaient son ame, il maudissait le genre humain; aujourd’hui cette lutte acharnée double sa foi et ses forces. Si l’on voulait peindre le baron de Stein, si l’on voulait rendre cette tête carrée, ce regard sombre, cette physionomie où éclatent la rudesse et la ténacité, c’est ce moment qu’il faudrait choisir : on le verrait, l’œil en feu, l’éclair au front, lisant un bulletin de Kutusof, et, peu soucieux de la défaite, devinant dans les victoires mêmes de l’empereur le premier ébranlement de sa fortune. Stein était depuis plusieurs semaines à Saint-Pétersbourg, quand Napoléon entra à Moscou. Quelques jours après, un matin, il était assis avec Arndt et déjeunait frugalement : «Vous savez la nouvelle? lui dit-il; tout Moscou a brûlé! Nous allons être forcés sans doute de fuir encore plus loin; ce n’est pas la première fois que je fuis et que je perds mon bagage. Misérable espèce humaine! vous ne sauriez croire combien il y a déjà de visages allongés autour de nous. Pour moi, je ne me suis jamais senti plus gai! » Et en effet, au milieu de ces affreuses péripéties, le dur Teuton avait des accès de gaieté enthousiaste.

Il est curieux de comparer les lettres de Stein pendant cette période à ce journal si éloquent, si passionné, écrit à la même époque par Mme de Staël, lorsqu’elle fuyait Napoléon et allait chercher la liberté en Russie. Les derniers chapitres des Dix Années d’exil sont un précieux commentaire des sentimens du baron de Stein. Tous les deux ils parlent souvent des mêmes choses, ils décrivent les mêmes tableaux, ils peignent et apprécient les mêmes hommes, et voyez quelle différence d’inspiration ! Une amertume profonde assombrit les ardentes pages de Mme de Staël; une joie meurtrière éclate dans les lettres de M. de Stein. Cette différence toutefois est un enseignement de plus. L’un et l’autre, la noble exilée par sa tristesse, le ministre prussien par ses cris de joie, ils peignent admirablement la situation de l’Europe à la veille des catastrophes qui allaient renverser l’empire. M. de Stein avait vu Mme de Staël à Saint-Pétersbourg pendant le mois d’août 1812. Il l’apprécie dans ses lettres avec une rare pénétration. Ses paroles sur cette femme illustre sont, conformes aux témoignages les plus sérieux et aux jugemens les plus accrédités. L’auteur de Corinne, sa personne, son entretien, son attitude à la cour de Russie, les sentimens qui l’animent, tout cela est décrit, reproduit, analysé avec une singulière finesse. Cette saine nature volontiers portée à l’emphase, ce fonds de simplicité cordiale et ce besoin de dominer et de plaire, cette physionomie qui serait un peu commune dans le bas du visage si elle n’était relevée par l’éclat extraordinaire des yeux, rien n’est omis dans le portrait que nous retrace M. de Stein. Mme de Staël voulut lui lire un fragment de son livre sur l’Allemagne, et tout naturellement, pour plaire à un tel homme, elle choisit le chapitre sur l’enthousiasme. Stein fut ravi de ces magnifiques paroles qui répondaient si bien à la situation de son ame. « Quelle profondeur ! écrit-il à sa femme; quelle noblesse de sentimens! quelle sublimité de pensées! et comme elle sait les exprimer avec une éloquence qui va au cœur! » Il y revient sans cesse, tant cette lecture l’a ému, et deux jours après il en envoie une copie à Mme de Stein : « Tu les liras, ajoute-t-il, ces belles paroles, avec autant de bonheur que j’en ai éprouvé à les transcrire. »

Cet enthousiasme du baron de Stein était souvent exposé à de cruels mécomptes. Ardent et illuminé comme il l’était, il lui arrivait maintes fois de surfaire les hommes. Il vit bientôt que les Russes eux-mêmes n’étaient pas aussi passionnés qu’il les aurait voulus. La prise et l’incendie de Moscou avaient abattu bien des courages. Stein craignait d’ailleurs l’influence de cette catastrophe sur les lâches cabinets de Vienne et de Berlin, au moment où il fallait entraîner l’Allemagne à une dernière et décisive coalition avec l’Europe du nord. Le comte Munster, ancien ministre du Hanovre, habitait alors l’Angleterre, et y prenait une part active aux négociations diplomatiques; il nourrissait les mêmes espérances que Stein, et, quoique moins ardent, il semblait travailler comme lui à une insurrection des contrées allemandes. Désabusé un instant sur le compte d’Alexandre, incapable je ne dis pas de résignation, mais de la plus simple patience, Stein ne voit plus en Europe qu’un seul homme dévoué à sa cause : c’est le comte Münster. Il le sollicite, le presse, le met en demeure d’agir. Tout à coup on apprend que l’armée française quitte Moscou et va opérer sa retraite vers l’Allemagne. C’est la première fois que l’empereur échoue dans ses gigantesques projets. Victorieuse par le secours des élémens plutôt que par la force de ses armes, la Russie fait éclater une joie frénétique. Stein triomphe aussi, mais ce n’est pour lui que le commencement de la victoire. Étonnés d’un succès dont ils savent bien que le mérite n’est pas à eux, les généraux russes ont hâte de terminer la guerre; ce n’est pas seulement Romanzoff qui veut la paix, Kutusof la demande aussi, et toute l’armée partage son désir : qui poussera cette armée malgré elle? Ce sera le baron de Stein. « Sans son impérieuse influence, a dit le général Phull, nous n’aurions pas repassé le Niémen. »

C’est Stein, en effet, qui s’empare désormais de l’esprit d’Alexandre, et qui va diriger pendant dix-huit mois les plus tragiques événemens de l’histoire. Au moment où la Russie s’arrête, où la Prusse et l’Autriche ont peur de leurs propres pensées et n’osent s’avouer ce qu’elles désirent, Stein réunit d’une main vigoureuse tous ces élémens dispersés. Sans titre, sans autorité officielle, il dirige comme un grand ministère. Il a ses agens à Berlin, à Vienne, à Londres. Il prépare les négociations, il va au-devant des obstacles, il multiplie les ressources, surtout il s’adresse aux peuples, et active sourdement les feux souterrains dont l’explosion est imminente. Des plus hauts rangs jusqu’aux derniers, sa vigilante sollicitude n’oublie rien. Il parle à chacun son langage; ardent, généreux, chevaleresque avec Alexandre, ironique et hautain avec Romanzoff, diplomate avec les cabinets de Prusse et d’Autriche, révolutionnaire avec les masses, il convoque le ban et l’arrière-ban, il soulève toutes les passions, il déchaîne toutes les forces pour écraser l’empereur. Des généraux qu’il a connus naguère moins résignés, Gneisenau, Walmoden, ont remis l’épée au fourreau et voyagent paisiblement en Europe: il leur adresse des mercuriales à la fois affectueuses et sévères. Tout est permis à celui que Steffens appelle le grand Allemand, et tout fléchit devant sa parole.

Stein a entraîné la Russie; les troupes de Kutusof sont déjà aux frontières et vont entrer en Prusse. Placé entre les ordres de Napoléon et les prières d’Alexandre, Frédéric-Guillaume III voudrait obéir à sa parole; il voudrait demeurer fidèle au conquérant qui avait eu un instant la pensée d’anéantir la monarchie prussienne et qui l’a épargnée. Inutiles efforts! Frédéric-Guillaume n’est plus le maître. La Russie d’un côté, de l’autre l’exaltation de ses peuples dominent sa faiblesse. En vain semble-t-il résolu à maintenir loyalement son alliance avec Napoléon: son armée, qui a combattu les Russes sous nos drapeaux, passe bientôt à l’ennemi. Sollicité par Alexandre, le général Yorck, qui couvre le passage du Niémen, se décide à cette trahison que justifie à ses yeux l’imminence du péril. « Les Français sont vaincus, lui écrivait le tsar; si la Prusse veut que la défaite de Napoléon lui profite, qu’elle se décide enfin et vienne à nous! » Yorck n’hésite plus à violer sa foi; le 27 décembre, il se met en marche afin d’opérer sa jonction avec les Russes, et le 30 il écrit au roi pour obtenir le pardon de son crime ou offrir sa tête à la justice. La défection d’Yorck entraîne la défection de Bulow. Désormais l’impuissance du cabinet de Berlin est publiquement constatée. Le général Yorck est mis en jugement; le prince d’Hatzfeld va porter à Paris les protestations de Frédéric-Guillaume; tout cela n’y fait rien, un élan irrésistible entraîne l’Allemagne du nord sous la bannière du tsar. Il n’y a plus ni sermens ni honneur militaire; le patriotisme, irrité par tant d’humiliations, ne recule devant aucune vengeance. On peut dire que l’esprit de Stein est partout. Si ce fougueux homme d’état eût été un politique plus clairvoyant, il aurait dû craindre pour la Prusse et pour l’Allemagne entière cette prodigieuse influence de la Russie; non, l’enthousiasme d’une guerre nationale le précipite en aveugle dans de nouveaux périls. Afin de venger le long abaissement de sa patrie, il consent à la placer sous un joug plus redoutable. Pour long-temps l’avenir est engagé, long-temps les passions tudesques seront exploitées par une diplomatie savante, et la Russie tiendra l’Allemagne entre ses mains. C’est l’inflexible Stein, c’est le tribun du patriotisme qui aura été l’instrument de cette politique.

Un événement moins connu que la défection du général Yorck, et qui occupe une grande place dans cette histoire, indique bien la déplorable situation de la Prusse au milieu de ces événemens terribles. Frédéric-Guillaume hésite encore ; Stein se déclarera sans attendre ses ordres et engagera son pays. Alexandre est entré dans la province de Prusse avant que Frédéric-Guillaume eût osé faire connaître sa volonté et s’allier ouvertement avec les ennemis de la France ; or, comme il y a encore des troupes françaises dans les autres parties du royaume et que les communications sont périlleuses de Kœnigsberg à Berlin, le baron de Stein est investi par le tsar de pouvoirs illimités pour l’administration de la province de Prusse. C’est lui qui veillera à l’entretien de l’armée, c’est lui qui fera rentrer les impôts, qui prendra toutes les mesures commandées par les circonstances, qui mettra sous le séquestre les biens des Français et ceux de leurs alliés, c’est lui enfin qui organisera la landsturm et la landwehr d’après les plans qu’il a conçus et fait approuver du roi en 1808. Stein exerça pendant un mois cette dictature extraordinaire ; le 7 février 1813, il quittait Kœnigsberg sur l’ordre du tsar et partait pour la Silésie. La cour de Russie s’y rendait de son côté, et quelques semaines après un traité unissait Alexandre et Frédéric-Guillaume ; la Prusse déclarait la guerre à la France. Stein était enfin arrivé à son but : la guerre de délivrance, ainsi que l’a appelée l’histoire, une guerre toute nationale, une guerre accomplie, comme une sorte de révolution, par le déchaînement des masses populaires, éclatait en Allemagne. À ce moment décisif, l’ancien ministre de Frédéric-Guillaume pouvait se dire qu’il avait tout conduit. Chassé de la Prusse une année auparavant, il y revenait en maître. Chassé sur un ordre de Napoléon pour avoir voulu substituer l’insurrection des peuples à la lutte des armées, il reparaissait en dictateur, et commençait à exécuter, sans attendre même le consentement de son roi, les audacieuses mesures dont la conception seule avait causé ses disgrâces. Malgré des obstacles sans nombre, il avait communiqué son ardeur au tsar ; il allait imposer sa pensée à Frédéric-Guillaume. Ceux qui le combattaient naguère tremblent maintenant devant lui ; il est tout-puissant, il est l’objet de l’acclamation universelle : que lui font les dangers de l’avenir, pourvu que sa passion triomphe ? C’est l’heure où Fichte prononce avec plus d’enthousiasme que jamais ses Discours à la nation allemande ; c’est l’heure où Théodore Kœrner entonne le sombre chant de la Chasse de Lutzow ; dans les villes et au fond des campagnes, à l’université, dans l’atelier de l’artisan, sur le sillon du laboureur, des millions d’hommes ressentent enfin les patriotiques ardeurs qui brûlent son ame depuis vingt ans.

La guerre de 1813 a commencé; vainqueur à Lutzen, à Bautzen, Napoléon ne remporte que de stériles triomphes. Ce ne sont plus ces étonnantes journées qui d’un seul coup terminaient une campagne : les merveilleuses combinaisons du grand capitaine viennent échouer contre ces masses innombrables qui sans cesse réparent leurs brèches. Il luttait en Russie contre des procédés barbares; il lutte en Allemagne contre les élémens révolutionnaires brutalement déchaînés. Ces forces qu’il employait jadis en les maîtrisant par son génie, il les trouve en face de lui, violentes, grossières, décidées à tout, mais purifiées, il faut le reconnaître, par le fanatisme de la patrie. Ces forces, il les personnifie surtout dans un homme. Lorsque, dans ses proclamations, il signale aux coups de ses soldats les hideuses bandes des sauvages du Don, le nom de Stein est toujours dans sa pensée à côté de ces noms maudits. La préoccupation des procédés révolutionnaires du baron de Stein est manifeste à ce moment dans tous les actes de l’empire. Ce que représentaient les armées russe et prussienne, c’est la haine de la société, le soulèvement de la canaille contre ceux qui possèdent; leur nom est anarchie. Ce langage se répète partout; il est dans les bulletins du camp impérial, dans les articles du Moniteur, dans les proclamations de l’impératrice-régente. Si Marie-Louise, après la victoire de Lutzen, demande un Te Deum aux évêques de l’empire, elle peint les contrées allemandes comme affranchies de la terreur démagogique, elle parle des actions de grâces que « l’Allemagne rend au dieu des armées pour l’avoir délivrée, par l’assistance qu’il a donnée à son auguste protecteur, de l’esprit de révolte et d’anarchie dont l’ennemi avait embrassé la cause. » Partout enfin on voit le dessein de déshonorer l’ennemi et de paralyser dans ses mains l’arme redoutable de la révolution.

Ce que n’avaient pu ni Lutzen ni Bautzen, ce n’étaient pas des proclamations qui pouvaient le faire. Stein continuait son œuvre, et l’exaltation patriotique gagnait de proche en proche toutes les contrées allemandes. Après avoir amené la Prusse dans les bras de la Russie, il lui restait à compléter la coalition en décidant l’Angleterre et l’Autriche à y prendre part. Tous ses efforts sont dirigés de ce côté. Il y réussit bientôt, grâce à cette pression qu’il exerce sur les cabinets par le déploiement des forces populaires. L’Autriche se joint à la Prusse; une nouvelle campagne commence, et, malgré la victoire de Napoléon à Dresde, l’effroyable bataille de Leipzig est le signal de nos désastres.

Le baron de Stein est l’administrateur de cette guerre dont il a été le conseiller opiniâtre. A mesure que les alliés avancent, il est chargé de tout régulariser dans les pays soumis. Il est comme un dictateur civil achevant l’œuvre des soldats. Le roi de Saxe, fidèle à celui de qui il tient sa fortune, vient d’être fait prisonnier par les alliés; Stein reçoit la mission d’organiser le royaume (octobre 1813). Il nomme un gouverneur-général, il installe un conseil de gouvernement et il y fait dominer l’influence russe. C’est un Russe, le prince Repnin, qui est gouverneur, et trois Saxons seulement siègent au conseil. Ce conseil, il le réunit immédiatement, et, se tournant vers les membres qui appartiennent à la Saxe, il leur adresse de sévères et impérieuses paroles : « Messieurs, s’écrie-t-il, la Saxe a oublié ses devoirs envers l’Allemagne; voici une occasion de réparer la honte de votre patrie. » En même temps il fait écrire à tous les employés du pays pour les délier de leurs sermons antérieurs; il touche sans hésiter et comme d’une main révolutionnaire aux choses que respecte au fond sa pensée d’homme d’état. On dirait qu’il est heureux de frapper un roi, — un roi, il est vrai, coupable à ses yeux d’avoir déserté la cause allemande. Ce n’est ni par tempérament ni par théorie que Stein devient révolutionnaire, c’est le patriotisme qui l’y pousse. On voit ici le même homme qui, au lendemain de la bataille de Leipzig, écrivait à sa femme : « Nous ne devons pas ce grand résultat à l’influence de lâches hommes d’état ou de misérables princes allemands; nous le devons à deux campagnes pleines de sang, de larmes et de lauriers. » Cette dictature qu’il vient d’exercer à Dresde, il va l’exercer quelques semaines après à Francfort (novembre 1813). Ces fonctions extraordinaires semblent son rôle naturel. Il règne en maître absolu sur toute une partie de l’Allemagne, nommant des gouverneurs-généraux, instituant des conseils d’état, levant des contributions de guerre, remaniant même dans la confédération du Rhin la carte intérieure du pays, faisant enfin, en des proportions restreintes et pour l’intérêt de la patrie allemande, ce que Napoléon avait fait jadis pour l’Europe avec tant de hardiesse et d’éclat. Or, son talent est si mâle, son activité si grande, l’idée qu’il inspire de son autorité et de son droit si prestigieuse, qu’un jour des officiers allemands et russes vont consulter à Francfort le célèbre professeur de droit politique Nicolas Vogt ; et lui demandent si, d’après les lois constitutives, le baron de Stein ne pourrait pas être élu empereur d’Allemagne.

S’il n’était pas empereur d’Allemagne, il est certain cependant que ni le roi de Prusse ni l’empereur d’Autriche n’eurent la même influence que lui, soit à Bâle, soit à Langres, dans toutes les délibérations des alliés. Le territoire de l’empire était déjà envahi; les ennemis couvraient le nord-est de la France. Hésitant et comme effrayés d’une audace qu’ils eussent pu chèrement payer, bien des personnages considérables, diplomates ou généraux, étaient alors disposés à la paix. Alexandre, agité de sentimens contraires, était entouré d’obsessions continuelles. M. de Metternich surtout, avec sa froide et spirituelle sagesse, ne négligeait aucun moyen d’arrêter l’invasion ; il voyait très nettement ce que M. de Stein, aveuglé par ses colères, était incapable de comprendre ; il voyait quelle était déjà la prépondérance de la Russie, et s’alarmait de ce protectorat superbe qui préparait de si graves embarras à l’avenir. Inutile clairvoyance ! la haine de Stein empêcha tout. À Châtillon, à Chaumont, il fit échouer les efforts de M. de Metternich et posa des conditions telles qu’il était impossible de discuter seulement sur cette base. D’ailleurs les magnifiques opérations de l’empereur dans cette immortelle campagne ne devaient-elles pas exalter sa confiance ? La guerre s’acheva, le destin s’accomplit, et le 10 avril 1814 M. de Stein écrivait à sa femme avec des cris de triomphe : « Gloire à la Providence ! gloire au tsar, son représentant, et à ses vaillans auxiliaires, les Allemands et les Russes ! nous voici à Paris depuis hier. »

Stein fit à Paris ce qu’il avait fait à Dresde et à Francfort. Administrateur presque dictatorial, il était chargé de toutes les affaires politiques et civiles. Ses pouvoirs étaient immenses. Il sentit là cependant, pour la première fois, que son action sur le tsar n’était pas sans limites. Alexandre s’appliquait à séduire, par la grâce de ses manières et l’habile générosité de ses proclamations, un grand peuple cruellement humilié, dont la vengeance pouvait encore être formidable ; Stein ne comprenait rien à ces ménagemens. Cette ardeur de représailles qu’il lui était interdit de satisfaire se donnait un libre cours dans sa correspondance intime. Les lettres qu’il écrit de Paris à Mme de Stein sont pleines d’atroces fureurs. Il ne craint pas de descendre aux plus ignobles injures contre l’empereur abattu, ne voyant pas qu’il justifie par ces violences les flétrissures imméritées que lui a tant de fois infligées le Moniteur. Il n’est guère plus content de Louis XVIII que de Napoléon ; l’humiliation de la France ne lui suffit pas, quand il voit le roi parler chez lui en maître, au lieu de condescendre à tous les désirs des vainqueurs. Ce qu’il y avait d’altier et de noble chez le baron de Stein pendant les excitations de la lutte fait place désormais à des violences indignes. L’adversité l’avait grandi ; la victoire le rabaisse au niveau de ses passions.

Lorsqu’il abandonne la France après quelques mois de séjour, ses rancunes ne sont pas moins ardentes. Il noue d’étroites relations avec Goerres, qui était alors, dans le Mercure du Rhin, le plus fougueux interprète des colères teutoniques et qui ne cessait de réclamer à grands cris l’Alsace et la Lorraine. Bientôt les affaires de Saxe deviennent la préoccupation de la diplomatie allemande et russe ; que fera-t-on du roi de Saxe, l’allié fidèle de Napoléon, vaincu comme lui et dépossédé de ses états ? L’Autriche voudrait le rétablir sur son trône ; le baron de Stein est à la tête de ceux qui demandent le châtiment du roi. C’était le moment où M. Joseph de Maistre appelait cette délibération le plus grand des scandales politiques. « Un roi, — écrivait-il de Saint-Pétersbourg à l’un de ses amis de Vienne, — un roi détrôné par une délibération, par un jugement formel de ses collègues! c’est une idée mille fois plus terrible que tout ce qu’on a jamais débité à la tribune des jacobins, car les jacobins faisaient leur métier; mais, lorsque les principes les plus sacrés sont attaqués par leurs défenseurs naturels, il faut prendre le deuil... Je serais désolé, monsieur le marquis, si l’assemblée la plus auguste, qu’on pourrait appeler un sénat de rois, venait à juger comme une loge de francs-maçons suédois. » M. de Stein, qui a bien des rapports avec Joseph de Maistre, n’éprouve pas de ces scrupules. Avant sa lutte contre le Corse (c’est ainsi qu’ils le désignent tous deux), il eût parlé comme l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg; comment penserait-il de même aujourd’hui que, pour combattre la révolution, il lui a tant de fois dérobé ses armes? Il y a en lui, selon les paroles de M. de Maistre, et le représentant d’un sénat de rois et le franc-maçon germanique. En vain retournera-t-il, par une pente toute naturelle, à ses opinions d’avant 89 : on ne l’a employé que comme un instrument de destruction; la lutte finie, il aspirerait inutilement à une autorité sérieuse. Ses hautes facultés seront devenues impuissantes par la direction même qu’il leur a donnée. Entouré d’hommages, mais suspect, il aura désormais dans les conseils de l’avenir une position équivoque. Les souverains d’abord se défieront de lui et le tiendront à l’écart; les peuples à leur tour, ceux-là même qui acclament son nom en 1815, verront plus clair au fond de sa pensée et lui retireront leur amour. Il restera seul pour voir crouler son œuvre et s’accroître les difficultés sans nombre au milieu desquelles il a jeté son pays. Telle sera la punition de ses violences.


IV.

Cette punition éclata surtout au congrès de Vienne. Les rois vainqueurs s’étaient donné rendez-vous dans la capitale de l’Autriche pour reprendre à leur manière la tâche de Napoléon et organiser l’Europe nouvelle. Les plus hautes intelligences politiques étaient réunies. On allait débattre pacifiquement, après tant et de si effroyables guerres, les intérêts des grandes puissances et l’équilibre du monde. Le baron de Stein croyait sa place marquée dans cette assemblée illustre. Ses amis, ses admirateurs lui répétaient sans cesse qu’il était l’homme indispensable; il fut appelé en effet au congrès de Vienne, mais sans caractère officiel. Depuis qu’il avait quitté la Prusse à l’appel d’Alexandre, il n’avait pas repris du service dans son pays; il ne pouvait rentrer aux affaires qu’avec le rang de premier ministre, et Frédéric-Guillaume III était trop heureux de n’avoir pas à subir cette tyrannie hautaine. Ce poste d’ailleurs était fort habilement occupé alors par M. de Hardenberg. Était-ce donc au nom de la Russie que M. de Stein avait été mandé à Vienne? Non; c’était à titre de confident et d’ami de l’empereur Alexandre. Le tsar avait voulu flatter son orgueil par cette collaboration intime, et il lui enlevait en même temps toute occasion de compromettre et d’embrouiller les affaires. L’influence de Stein paraissait immense; elle était nulle aux , eux d’un observateur attentif.

Le baron de Stein avait poursuivi depuis plus de vingt ans le rêve d’une Allemagne régénérée où l’unité du moyen-âge se relèverait sous la direction de la Prusse. Or, à l’heure où tout va se décider, quel est son appui dans ces grandes négociations? Il n’en a pas d’autre que la Russie. C’est au tsar qu’il doit faire agréer ses projets, c’est le tsar qui doit approuver la reconstruction de l’unité allemande. Il a des ambitions généreuses, il a conçu des plans où l’esprit moderne occupe une place légitime; si la Russie ne prend pas sous son patronage ce progrès libéral de la Prusse, tout est perdu. Situation étrange qui résume exactement la carrière de l’imprudent patriote et nous en révèle toutes les méprises! Cette situation n’était pas seulement celle du baron de Stein vis-à-vis de l’empereur Alexandre; toute l’Allemagne en était réduite là : c’est la fidèle image du congrès de Vienne. L’Allemagne entière, au congrès devienne, est soumise à la volonté du tsar. L’Allemagne, dont l’exaltation en 1813 a si bien servi la politique russe, retombe aujourd’hui sous la main puissante qui la faisait agir. M. de Stein avait cru soulever librement l’Allemagne et dominer l’Europe; il n’était que le jouet d’une volonté plus habile. A Berlin et à Arienne, c’étaient les partisans de la paix qui avaient eu raison; c’était M. d’Haugwitz à Berlin, c’était M. de Metternich à Vienne, qui avaient le mieux pressenti les périls de l’avenir, et les patriotes enthousiastes n’avaient relevé l’Allemagne d’un abaissement momentané que pour la soumettre à une influence dont elle n’a pas encore secoué le joug après trente ans d’efforts.

M. de Stein avait beau entretenir chaque jour l’empereur Alexandre, il avait beau rédiger plans sur plans et mémoires sur mémoires : il n’obtenait rien de ce qu’il demandait. Le moment était venu où l’empereur, tout en le comblant d’égards, allait l’éloigner peu à peu. Dans les délibérations si longues sur la Pologne, sur la réunion de la Saxe à la Prusse, sur le rétablissement de l’empire d’Allemagne, ses projets furent tous rejetés. Il semblait travailler lui-même à décréditer son influence; jamais on ne vit absence plus complète de tact politique. Il voulait agrandir la Prusse, et, loin de lui chercher des alliés qui eussent pu soutenir ses prétentions, c’est du tsar tout seul qu’il attendait le succès de ses théories. Il ne voyait pas que le cabinet de Saint-Pétersbourg avait des intérêts absolument contraires, il ne comprenait pas la nécessité de combattre cette prépondérance écrasante. L’Autriche, l’Angleterre et la France s’étaient unies par un traité secret, le janvier 1815, pour repousser les empiétemens de la Russie; au lieu de leur venir en aide, Stein s’emporte et déraisonne. Était-ce dans un intérêt sérieusement politique qu’il voulait fortifier la monarchie prussienne par l’adjonction de la Saxe? Avait-il le dessein d’opposer à la Russie un royaume puissamment constitué? Non certes, il n’obéissait qu’aux inspirations de sa colère. Il n’est même pas impossible que les violences du baron de Stein aient engagé les représentans des puissances ennemies de la Russie dans les fautes si regrettables qui furent commises alors. Il importait à tout le continent que la Russie ne passât pas la Vistule; mais, une fois la Russie devenue maîtresse de la Pologne, il fallait, pour la sécurité de l’avenir, fortifier le centre de l’Europe en donnant la Saxe à la Prusse et les bords du Rhin à la France. Le baron de Stein voulait le premier de ces dédommagemens, mais il le voulait avec une ardeur de représailles qui souleva l’indignation de l’Autriche; ce qui devait être considéré comme une nécessité politique, Stein voulait en faire une punition solennelle infligée au roi qui avait servi Napoléon; la France et l’Angleterre, par des motifs différens, ne pouvaient se séparer ici de l’Autriche, et la Saxe fut sauvée. Quant au second point, il dépendait du premier: si la Prusse n’était pas agrandie, la France ne pouvait plus prétendre aux bords du Rhin. C’est ainsi que les passions du baron de Stein, très habilement mises à profit par une diplomatie supérieure, venaient sans cesse en aide aux combinaisons de la Russie.

Si M. de Stein ne s’apercevait pas des services involontaires qu’il rendait au tsar, il voyait bien qu’il n’avançait pas dans ses chimériques plans de restauration allemande. Son influence décroissait de jour en jour. Combien de fois ne s’est-il pas trouvé seul de son parti ! Il était seul, et pourtant, ce qui lui rendait cet isolement plus pénible, on était sans cesse obligé de s’adresser à ses lumières pour des informations de toute sorte sur l’état des différens pays qu’il avait administrés depuis plusieurs mois et que nul ne connaissait aussi bien. Chargé d’abord de l’organisation du gouvernement provisoire en Saxe, placé ensuite à la tête de l’administration centrale pendant l’invasion de la France, il était mieux renseigné que personne sur maintes affaires de détail. On le consultait, on lui demandait des notes et des rapports, et cette position, dont tout autre eût tiré bon parti, n’augmentait en rien son influence. Pendant toute la durée du congrès de Vienne, le baron de Stein, encore si écoulé la veille, n’est plus que le dépositaire de dossiers importans sur lesquels prononcera un tribunal étranger. Consulté, mais sans crédit, puissant par son rôle passé, mais isolé par ses passions haineuses, son orgueil va s’exaltant chaque jour davantage. Il est en proie à des emportemens insensés; il ne voit que des traîtres autour de lui et n’a que des paroles de mépris pour les serviteurs les plus dévoués et les plus intelligens de la Prusse. Ses fureurs descendent parfois à d’incroyables grossièretés; ici, c’est un prince allemand qu’il menace du poing dans un salon; là, c’est le ministre d’un petit état qu’il prend par les épaules et jette à la porte de son cabinet. Au moment où le congrès va finir, il n’est plus un seul personnage du corps diplomatique, depuis M. de Nesselrode et M. de Metternich jusqu’aux représentans des puissances secondaires, dont il ne se soit fait un ennemi par son arrogance ou ses mauvais traitemens. L’empereur Alexandre, pour récompenser ses services, lui confère l’ordre de Saint-Étienne et veut lui faire accorder en dotation la belle propriété du Johannisberg, donnée par Napoléon au maréchal Kellermann; M. de Hardenberg promet son concours, mais l’irritation que M. de Stein a causée est si générale et si vive, que la négociation échoue, et le Johannisberg est donné à l’Autriche. Telle était, à l’issue de ce grand drame, la situation d’un des principaux acteurs, tel était le châtiment de son orgueil.

Que devient le baron de Stein pendant la dernière période de la lutte? Sa plus cruelle punition, sans doute, est d’avoir été réduit à l’inaction, lorsque le miraculeux retour de l’île d’Elbe eut ramené de nouveau l’Europe coalisée en face des aigles impériales. Le lendemain de Waterloo, Blücher est le seul qui semble encore se souvenir de Stein; il lui écrit la nouvelle de la défaite de l’empereur avec cette soldatesque insolence qui était chez cette nature sans noblesse la vengeance des affronts subis. Blücher et Stein devaient s’entendre; l’homme qui voulait pendre Napoléon au premier arbre de la route et l’homme qui s’indignait des ménagemens du tsar étaient faits pour se communiquer leurs passions. Quand les négociations recommencent à Paris, l’isolement de M. de Stein est plus marqué que jamais. Il s’y attendait bien, et c’est pour cela qu’il tarda si long-temps à rejoindre les alliés. Il avait quitté brusquement Alexandre à Heidelberg quelques semaines avant Waterloo, et était allé visiter les bords du Rhin avec Goethe, à qui il inspirait une sorte de terreur. Quand les alliés furent installés à Paris pour la seconde fois, Alexandre s’étonna de l’absence de Stein et le manda auprès de lui. Quoique bien résolu à ne pas suivre ses conseils, il devait ce dernier souvenir à celui qui l’avait si puissamment secondé. Stein arrive et reprend avec une imperturbable audace sa tâche du congrès de Vienne : il faut démembrer la France, il faut faire un état de l’Alsace et de la Lorraine et le donner à l’archiduc Charles; mais les mémoires sans fin du baron de Stein n’étaient plus consultés comme autrefois avec une respectueuse déférence; c’est à peine si on y jetait les yeux. Stein fut plus abandonné, encore pendant les négociations de Paris qu’il ne l’avait été au congrès de Vienne. Les traités de 1815 furent conclus, traités bien humilians pour nous et justement odieux, traités généreux toutefois si on les compare aux impitoyables exigences des Blücher et des Stein.

C’est aux événemens de 1815 que s’arrête la biographie de M. de Stein. Là en effet se termine le rôle actif de ce puissant personnage; les seize dernières années de sa vie s’écoulèrent dans la retraite. Jouissant enfin d’un repos chèrement acheté, entouré des soins de sa famille, il consacrait ses loisirs à l’étude de la primitive Allemagne. Cette grandeur qu’il avait rêvée pour son pays, il la cherchait comme une consolation au fond des siècles disparus, et il avait besoin de cette consolation assurément : à mesure que ses passions s’éteignaient et que la réalité se dévoilait à ses yeux, il devait comprendre que de fautes il avait commises; il a eu tout le temps devoir les conséquences désastreuses de sa politique et l’anéantissement presque complet de l’œuvre qu’il avait cru édifier. Ses admirateurs l’ont comparé à Pitt en le félicitant d’avoir été plus heureux que cet autre adversaire infatigable de la révolution et de l’empire. De telles félicitations sont étranges. Pitt est mort en 1806, désespéré de son impuissance et laissant debout dans toute sa force la menaçante fortune de l’empereur. M. de Stein a pu assister à la chute de celui que poursuivait sa haine; mais sa patrie n’a pas profité de la victoire : les catastrophes de 1814 et de 1815, en relevant d’abord l’orgueil de l’Allemagne, lui ont été bientôt presque aussi funestes qu’à nous-mêmes, et il est impossible de ne pas attribuer ces résultats à la politique violente et maladroite de l’homme qui sacrifia tout à la vengeance. Le respectueux biographe, le panégyriste enthousiaste du ministre prussien, M. Pertz, porte sans le vouloir le même jugement, lorsqu’il termine son étude par ces tristes paroles : « L’Allemagne ne doit pas plus compter sur l’Angleterre que sur la Russie ou la France; son espoir n’est qu’en elle-même. Le jour où aucun Allemand ne servira plus sous une bannière étrangère, le jour où toutes les petites passions, où toutes les considérations secondaires s’effaceront devant le sentiment national, le jour où une volonté ferme, appuyée sur l’unanime accord des peuples germaniques, conduira nos destinées, ce jour-là seulement l’Allemagne, comme aux grands jours de sa gloire passée, redeviendra puissante et fière et sera redoutée en Europe. Jusque-là, il faut savoir souffrir et se taire. »

Cette conclusion de l’historien est la condamnation de son héros. Personne n’a plus contribué que M. le baron de Stein à la situation qui justifie de telles plaintes; son patriotisme aveugle a livré l’Allemagne à la Russie. Deux forces opposées se disputaient la plus vivace des monarchies allemandes, deux influences voulaient attirer la Prusse dans leur orbite; d’un côté était la Russie, la France de l’autre. La Prusse avait deux partis à prendre : ou bien accepter les principes de 89 comme la tradition du grand Frédéric lui en faisait un devoir, marcher de concert avec la France nouvelle et constituer l’esprit moderne en Europe; — ou bien s’allier avec la Russie et assurer le triomphe de l’absolutisme. Dans le premier cas, elle conservait sa liberté d’action, elle augmentait son importance politique et s’emparait définitivement de la suprématie en Allemagne; dans le second, elle se soumettait à la direction de la Russie et renonçait au premier rôle parmi les peuples germaniques, car, dès le jour où la Prusse, infidèle à toute son histoire, n’est plus l’état libéral de l’Allemagne et le gardien de certains principes, dès ce jour-là l’Autriche reprend ses anciens droits, la souveraineté appartient à la monarchie des Habsbourg. C’était certes une grande pensée de Napoléon que l’union de la Prusse et de la France; M. de Stein se refusa toujours à reconnaître que le patriotisme aussi bien que la politique lui ordonnaient de suivre cette voie. Après le traité de Lunéville, la lutte des deux puissances qui se disputaient l’amitié de la Prusse ne s’arrête pas un instant, et toute la carrière politique du baron de Stein se déroule autour de cette seule question. En 1805, la Russie fait signer à Frédéric-Guillaume III le traité de Potsdam; le 15 février 1806, la France, victorieuse à Austerlitz, impose à la Prusse le traité de Paris. Avant la fin de cette même aunée, la Prusse, abandonnant la France et vaincue à Iéna, se jette de plus en plus dans les bras de la Russie. Nouveaux efforts de Napoléon, essayant par des rigueurs trop légitimes ce que la bienveillance n’a pu réaliser; nouvelles intrigues de la diplomatie russe. La Russie l’emporte; c’est elle qui dirige, qui exploite l’agitation allemande de 1813, c’est elle qui domine l’Europe au congrès de Vienne. Si la France a perdu ses frontières, la Prusse et l’Autriche ne sont pas moins découvertes devant le redoutable protecteur qu’elles ont consenti à se donner. Qui a fait tout cela? qui a déchiré le traité de Paris? qui a poussé la Prusse à la guerre? qui a établi en Allemagne l’ascendant de la politique russe? M. le baron de Stein. En vain Frédéric-Guillaume et M. de Metternich comprenaient-ils tout le danger de l’exaltation de l’Allemagne, M. de Stein ne songeait qu’au présent et suivait follement ses colères. Quand on le voit travailler ainsi à la ruine de ce qu’il paraît défendre, quand on le voit dépenser tant de talent, de science, d’énergie, de patriotisme, pour engager son pays dans une embûche, on est forcé de répéter les sévères paroles que lui adressait Frédéric-Guillaume le 3 janvier 1807 : « Vous êtes un serviteur rétif, arrogant, entêté; fier de votre génie, au lieu d’avoir sans cesse devant les yeux le bien de l’état, vous notes conduit que par vos caprices, vous n’obéissez qu’à vos passions, vous n’agissez que par des motifs de haine... De tels fonctionnaires sont les plus funestes de tous. »

Voilà pour la politique étrangère ; mais son œuvre à l’intérieur, Qu’est-elle devenue ? Son œuvre est double : il a opéré de grandes réformes civiles, et il a créé ce patriotisme enthousiaste et jaloux auquel on a donné le nom de teutonisme. Ses réformes durent encore et dureront ; sans doute elles ne lui appartiennent pas en propre, il les avait empruntées aux principes de 89 ; qu’importe ? il a eu l’honneur de les introduire dans son pays ; c’est la meilleure part de sa renommée, et toutefois, alors même qu’il faisait réussir ces innovations précieuses, ne repoussait-il pas l’esprit qui doit les féconder ? Le teutonisme a brouillé tout. Le teutonisme, né sous l’influence russe, a toujours conservé la marque de cette bizarre origine ; de là des confusions inouïes. C’est le teutonisme qui a empêché le développement naturel des idées et servi de masque aux systèmes rétrogrades. Un des pamphlétaires qui avaient prêté leur plume à M. de Stein pour propager l’enthousiasme de 1813, le dramaturge Kotzebue, était, cinq ans plus tard, un des serviteurs à gages de la diplomatie russe, et l’étudiant fanatique qui le frappa de son poignard avait applaudi sans doute en 1813 aux déclamations de sa victime. Quel enseignement dans ce seul fait ! Kotzebue et Karl Sand, voilà les deux héritiers de M. de Stein, voilà les deux partis issus de sa folle entreprise, l’un qui se donne à la Russie, l’autre qui s’exalte en sens contraire et ne recule point devant l’assassinat ! Tous les désordres, toutes les contradictions fiévreuses de la pensée allemande pendant la période qui suit 1815 sont la conséquence logique de l’agitation que M. de Stein a semée. Ces promesses menteuses, ces principes absurdement mélangés, ces enivremens et ces délires patriotiques mis sous le patronage de Saint-Pétersbourg, que pouvaient-ils produire, en vérité, sinon le découragement chez les uns, la fureur chez les autres, la confusion chez tous ?

Ce n’est pas tout : le teutonisme n’a pas seulement donné naissance à un patriotisme hypocrite ou furieux, source de misères sans nombre ; il a nui même au patriotisme véritable. Qui sait si les plus tristes erreurs de l’Allemagne d’aujourd’hui ne viennent pas de là ? La génération qui a succédé aux hommes de 1813 s’est révoltée contre cet étrange parti national qui enchaînait l’Allemagne à la Russie, ou bien retournait au moyen-âge et semblait consacrer toutes ses forces à la résurrection des siècles théocratiques. Compromis par de telles équipées. le patriotisme a été renié insolemment. Trente ans après la journée de Leipzig, dans ce pays qui s’était levé comme un seul homme aux Discours de Fichte et aux chansons de Koerner, on a vu des philosophes et des poètes anéantir à coups de formules l’idée même de la patrie ou la bafouer dans des strophes sans vergogne. La vieille Allemagne n’a plus été qu’un objet de dérision. « Ne soyons plus Allemands, a-t-on dit, soyons hommes ! » De là l’humanisme, l’athéisme, et toutes les maladies morales qui ont affligé ce pays. Plus j’y réfléchis, plus je m’assure que le délire de la démagogie hégélienne est surtout une réaction contre ce teutonisme de 1813 qui avait confondu tous les principes.

Cette expérience n’a-t-elle pas été assez claire? Le souvenir du baron de Stein, resté vaguement dans la mémoire des peuples germaniques comme celui du patriote par excellence, est encore invoqué par eux aux heures de crise. En Prusse surtout, il y a comme une tradition; le gouvernement lui-même s’en inspire, et y puise, on l’a vu assez récemment, des velléités révolutionnaires. Frédéric-Guillaume IV depuis 1848 a été exposé plus d’une fois à ces tentations périlleuses, et M. de Radowitz, l’intime confident de ses pensées, a essayé de reprendre, en la modifiant, la politique de M. de Stein. Les mêmes hommes qui rêvaient une restauration féodale ont paru prêts un instant à pactiser avec l’esprit de désordre; on demandait la couronne impériale à la révolution, et on pensait à rétablir les castes. L’intérêt de la Prusse, l’intérêt de la liberté sérieuse et du progrès régulier condamnent ces entreprises. Il faut repousser à la fois et les prétentions d’un passé qui a disparu sans retour et les fantaisies révolutionnaires qui voudraient usurper sur l’avenir. L’alliance menteuse de ce double esprit ne profiterait ni aux regrets des uns, ni aux espérances des autres; l’ordre majestueux que ceux-ci vont chercher dans les siècles évanouis, la société meilleure que ceux-là attendent des âges futurs, seraient également compromis par une politique sans franchise. La Prusse a une autre tradition, c’est celle qui pendant un siècle et demi s’est perpétuée dans ses chefs, et qui a fait d’une simple province allemande une des grandes puissances de l’Europe : le respect de la liberté, le juste sentiment des choses présentes, la confiance dans les forces intellectuelles du pays, voilà le génie de la Prusse. Quant à cette tradition nouvelle, formée au commencement de ce siècle sous un prince faible et un ministre passionné, la biographie de ce ministre vient de jeter sur elle une lumière impitoyable. Ce système à demi féodal, à demi révolutionnaire, a été mis en pratique, non pas timidement comme aujourd’hui, mais d’une façon éclatante : quel jugement en portera l’histoire? Le jugement qu’elle porte sur le baron de Stein : esprit vigoureux et chimérique, intelligence supérieure à laquelle la sagacité a fait défaut, cœur généreux, mais incapable de se dompter, ce qu’il a produit après vingt ans d’efforts peut se résumer en deux mots : d’immenses travaux accomplis, des talens du premier ordre dépensés avec un prodigue enthousiasme, et finalement une influence funeste.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez le remarquable travail de M. Armand Lefebvre sur Frédéric-Guillaume III, Revue des Deux Mondes, 1er août 1840.