Le Baron Nothomb
Revue des Deux Mondes3e période, tome 53 (p. 682-693).
LE
BARON NOTHOMB

Le 16 septembre de l’an dernier, la Belgique a perdu l’un de ses hommes d’état les plus éminens, M. le baron Nothomb, qui succombait à une attaque d’apoplexie foudroyante, au moment où il allait se rendre à Carlsruhe pour assister au mariage de la princesse Victoria de Bade avec le prince royal de Suède. Né en 1805, dans un village du Luxembourg, il avait, à l’âge où d’autres finissent leurs études, pris une part considérable à la fondation d’un royaume, et depuis 1845 il n’avait pas cessé de représenter son gouvernement comme ministre plénipotentiaire à Berlin. Au lendemain de sa mort, plus d’un journal prussien lui a rendu ce témoignage qu’on aurait peine à remplir le vide qu’il laissait dans le corps diplomatique, où tout le monde faisait le plus grand cas de son caractère, de sa sagacité, de ses connaissances laborieusement amassées. Peu de jours après, M. Rothan, dans son beau livre sur l’affaire du Luxembourg, disait de lui : « C’était un homme de grande valeur, d’une expérience consommée, le type accompli du représentant d’un état neutre, sans passion, sans parti-pris, rond d’ailleurs, toujours pi et à obliger ses collègues, mais de force à les bien juger et à deviner les secrets de leurs portefeuilles. » Il était resté trente-six ans à Berlin, et lui-même expliquait le secret de son inamovibilité à l’un de ses compatriotes, M. Théodore Juste, qui, après avoir écrit sa biographie, vient de la compléter en publiant les Souvenirs du baron Nothomb. Il lui écrivait en 1874 : « J’ai pour principe, sans manquer de dignité et sans montrer de morgue, de ne me brouiller et de ne me familiariser avec personne. Ce n’est qu’à cette double condition qu’on peut durer. » La Belgique a senti ce qu’elle perdait. Mais ce n’est pas seulement à son pays dont il fut l’utile et zélé serviteur, que le baron Nothomb a laissé de durables regrets, c’est à tous ceux qui l’ont connu et pratiqué, à ceux qu’il honorait de son amitié, dont il n’était pas prodigue. Court de taille, rond, replet, vif d’allures, il abritait derrière ses immobiles lunettes des yeux toujours en mouvement, accoutumés à déchiffrer toutes les écritures et tous les visages. Ce qu’il pouvait y avoir de redoutable dans la précision de son regard était corrigé par la bonhomie et le charme du sourire, et il joignait à une certaine rudesse d’écorce cette chaleur d’âme sans laquelle on ne fait rien qui vaille, Il me racontait lui-même que, lorsqu’il fut dépêché comme commissaire auprès de la conférence de Londres pour en obtenir une Belgique que pût agréer le roi Léopold, une Belgique « plus belle que celle de Marie-Thérèse, » il ne vit pas Londres, ni ses brouillards, ni le temps qu’il faisait. « J’étais, me disait-il, comme un amoureux. » Jusqu’à la fin, il conserva la faculté d’être amoureux, s’il est vrai que rien ne ressemble autant à l’amour qu’une curiosité passionnée. De quelque question qu’il s’agît, grande ou peine, il en voulait voir les dessous et le fond, et après avoir vu, il concluait. Aussi logicien que curieux, il démêlait en toute chose le point principal, et à qui ne le démêlait pas il disait : « Permettez, ce n’est pas là l’affaire, laissez-moi vous l’expliquer. » Aussi quel informateur il était! Que de fois ses collègues ou ses amis se disaient : « Il faudra demander cela à Nothomb ! »

Personne n’eut plus que lui la passion des idées claires et le goût d’éclaircir celles des autres; on l’obligeait en le questionnant. Personne non plus n’alliait davantage le goût de la règle et de la méthode à cette inquiétude de l’esprit qui fait les conquérans. « Le monde appartient aux inquiets, » dit un proverbe italien. Il avait une mémoire prodigieuse, où tout était merveilleusement classé, et ses tiroirs aussi étaient une merveille. Il en était fier, il se plaisait à les montrer, mais il fallait les admirer de loin, il ne souffrait pas qu’on y touchât. Tous les documens qu’il avait rassemblés s’y trouvaient numérotés, étiquetés, chacun à son rang et dans sa liasse. Il tirait à lui le bouton, il allongeait la main, et lui eût-on bandé les yeux, il était sûr de ramener aussitôt la pièce dont il avait besoin.

Mais il n’était pas de ces hommes qui, à force d’aimer l’ordre, redoutent tout ce qui pourrait déranger leurs habitudes et se tiennent en garde contre l’imprévu. Ses souvenirs lui étaient chers, mais il savait s’en affranchir, il n’était pas le prisonnier de sa mémoire. Il eut toute sa vie l’esprit ouvert aux nouveautés. Toute sa vie il eut l’amour des voyages; il en faisait un chaque année, on prétendait même dans sa famille que ses malles étaient toujours bouclées. La tête fraîche, le pied léger, il se mettait en route tantôt pour les pays du Nord, tantôt pour le Midi, pour la Corse, pour l’Algérie, pour Tunis, pour l’Egypte, pour la Palestine, d’où il revint en disant : « Désormais la Bible sera pour moi un livre de voyage. » Il aimait à voir, il aimait à revoir. Au printemps de 1881, peu de mois avant sa mort et déjà profondément atteint, il avait amené à Paris l’un de ses petits-fils et il me disait : « Je le mènerai tout à l’heure de la Bastille à la Madeleine sur une impériale d’omnibus. On peut faire le tour du monde sans y voir rien de pareil. » Quelques années auparavant, il écrivait à M. Juste : « Je ne sais quel est le désœuvré qui a fait insérer dans le Journal de Bruxelles que j’aspire au repos et que je désire jouir de ma pension de retraite. Je suis de ceux pour qui le travail, c’est la vie. Quand je me reposerai, c’est que je serai mort. Le grand spectacle du monde m’intéresse d’ailleurs plus que jamais. Le découragement n’entrera jamais dans mon âme, que les épreuves de la vie émeuvent sans l’ébranler.» La mort ne devrait frapper que ceux qui sont blasés sur le plaisir de vivre et sur le grand spectacle du monde. Il est dur de s’intéresser à la pièce et de n’en pas voir la fin; il est vrai qu’elle ne finit jamais.

Rester jeune jusqu’au bout, jeune en dépit de tout, et avoir été sage dès l’âge de vingt-cinq ans, c’est un sort réservé à peu de mortels, et ce fut le partage de M. Nothomb. Le plus jeune membre du congrès belge de 1830, cet homme d’état presque imberbe, comme le remarquait jadis M. de Loménie, étonna les têtes grises dès les premiers jours par la fermeté de son jugement, par la vigueur de sa parole, par la précoce maturité de sa raison. A l’âge des illusions, des résolutions téméraires, des emportemens de l’esprit et de la volonté, il avait compris que la Belgique ne pouvait exister qu’avec l’agrément de la France et de l’Europe, qu’il fallait s’accommoder avec tout le monde, s’abstenir de tout ce qui pouvait mettre en péril la paix générale, adhérer aux protocoles l’oreille basse, mais sans se plaindre, renoncer à toute conquête sur la Hollande, adopter en dépit des brouillons le système de la monarchie constitutionnelle et, après avoir fait de l’opposition contre le pouvoir, faire du pouvoir contre l’anarchie, en s’arrangeant de telle sorte que la révolution de 1830 fût la dernière, comme l’avait été pour les Anglais celle de 1688. En matière de révolutions, il n’y a que la dernière qui soit bonne.

La sagesse prévalut, et la Belgique s’en est bien trouvée; sa constitution est aujourd’hui la plus ancienne de l’Europe. C’est une justice que lui rendait M. Nothomb dans la préface qu’il écrivit en 1876 pour une nouvelle édition de son remarquable Essai historique et politique. Il y disait qu’en proclamant la neutralité du nouveau royaume, la conférence n’avait pas entendu « donner au monde le spectacle d’un peuple de sourds-muets, consigné au centre du continent ; » on lui avait demandé seulement de n’être ni agressif, ni turbulent, ni hargneux. Il ajoutait que, renfermée dans les frontières étroites qu’on lui avait assignées, la Belgique avait su vivre et que, savoir vivre, c’est avoir droit à la vie, qu’elle n’avait jamais contristé ses patrons et ses amis par ses déraisons politiques, qu’on ne lui avait jamais surpris la main dans aucune intrigue, qu’elle ne s’était compromise par aucune innovation inconsidérée et qu’elle avait toujours fait honneur à sa signature.

Si la Belgique a vécu et prospéré par sa sagesse, elle en est surtout redevable au roi Léopold et aux habiles conseillers qui l’ont aidé à traverser les années difficiles, alors que l’enfant était occupé à faire ses dents. Il y eut même des cas où M. Nothomb fut encore plus sage que son judicieux et avisé souverain. Les Cobourg sont sujets à des échappées d’imagination; leur bon sens est mêlé d’un peu de romantisme, ils ont des envies de faire grand que leur raison a souvent peine à réprimer. Léopold Ier était tenté quelquefois de trouver le pays sur lequel il régnait bien petit et la constitution qui lui était imposée un peu gênante. Quand il allait à Berlin, il traitait volontiers ce thème; certain de trouver de l’écho, il méditait « de ces satanées petites constitutions, diese verfluchten kleinen Constitutionen, » qui tiennent les rois de court et à l’étroit. Plus d’une fois aussi, il se prit à regretter la couronne de Grèce. Il prétendait que, personnellement, il aurait mené à Athènes une existence moins agréable qu’à Bruxelles, mais qu’il aurait assuré à sa dynastie un plus grand avenir. Il aimait à croire qu’il aurait su profiter des circonstances, habituer les chefs d’état de l’Occident à compter avec lui dans toutes les péripéties de la question d’Orient, et qu’à force d’habileté il serait parvenu à restaurer à son profit l’empire de Byzance.

Malgré ses regrets, ce souverain très constitutionnel finit par renfermer ses ambitions dans le petit royaume confié à sa garde. Mais lorsque, en 1838, le roi de Hollande, qui avait jusqu’alors protesté contre les décisions de la conférence, se résigna mélancoliquement à adhérer au traité des vingt-quatre articles, il fallut se résoudre à lui resituer le Limbourg avec la meilleure partie du Luxembourg et renoncer à une possession provisoire dont on s’était fait une douce habitude. Alors les têtes s’échauffèrent, les bilieux se répandirent en lamentations, les sanguins mirent flamberge au vent; on parlait de déclarer la guerre à toute l’Europe plutôt que de céder un pouce de territoire, et le roi Léopold, en ouvrant la session des chambres, prononça une parole imprudente qui faillit mettre le feu aux poudres. La situation de ses ministres devint fort embarrassante; il leur fut difficile de conjurer cette crise. Rien n’est plus impopulaire que le bon sens, quoiqu’on l’appelle le sens commun. Mais M. Nothomb savait mépriser la popularité; comme il le disait, il avait rencontré plus d’une fois sur son passage, au coin d’une rue, « cette grande prostituée qui offre ses faveurs au premier venu,» et il l’avait éconduite. Ce fut lui qui, par sa vigoureuse éloquence, fit entendre raison aux deux chambres : «La guerre! s’écriait-il, et contre qui ? La guerre ! et avec quelles chances de succès ? La guerre ! et par quels moyens ? Vous avez contre vous la Hollande, contre vous la Confédération germanique, contre vous les cinq grandes puissances… Entreprendre une guerre agressive de quelque côté que ce soit, c’est vous précipiter dans les aventures et vous mettre au ban de l’Europe. Pour tenter de ces choses comme assemblée nationale, il faut s’appeler la convention ; pour faire de ces choses comme prince, il faut s’appeler Napoléon, et quand on ne réussit pas, on s’appelle dans l’histoire le congrès belge de 1789. »

Après avoir été successivement secrétaire-général du département des affaires étrangères et l’orateur du gouvernement dans toutes les questions importantes, puis ministre des travaux publics, puis ministre de l’intérieur, le baron Nothomb quitta Bruxelles pour Berlin, donna en 1848 sa démission de député à la chambre des représentans et résolut de se confiner pour le reste de sa vie dans l’exercice de ses fonctions diplomatiques. Un jour que je lui demandais si cette décision ne lui avait pas coûté, il me répondit qu’il avait regretté pendant longtemps les émotions de la tribune et le délicieux supplice des discussions publiques. Il ajouta en souriant : « Que voulez-vous ? J’étais trop raisonnable, et rien n’est plus déraisonnable que de prétendre avoir raison contre tout le monde. » Il appartenait à cette classe de libéraux à qui il répugne beaucoup de mettre leur talent au service des passions d’une secte. Il avait été l’un des chefs de ces unionistes qui désiraient qu’on évitât tout conflit avec l’église et qui étaient disposés à ne lui tenir tête que dans les grandes choses, à la satisfaire dans les petites. Or, en Belgique, la question religieuse est devenue le fond de la querelle des partis. M. Nothomb estimait que « lorsqu’un groupe de vainqueurs profite d’un jour de grande fortune pour imposer ses vues à un pays, il court risque de voir son œuvre disparaître avec la conjoncture d’où elle est née.» Il jugeait que le fond de la politique est raccommodement. Il se flatta longtemps que la lutte pourrait être ajournée, qu’on transigerait de part et d’autre, qu’après avoir fait de l’histoire, on se contenterait de faire de l’administration, que les questions de finances et de travaux publics auraient le pas sur les questions de partis. Il ne tarda pas à se convaincre du contraire ; il eut le chagrin de se voir traité de renégat par ses amis les libéraux et défendu contre eux par les cléricaux, ses ennemis. A la longue, une telle situation n’est pas tenable ; on prend son portefeuille en dégoût et on est heureux de s’en aller à Berlin.

Si le baron Nothomb n’eut pas à se repentir de la décision qu’il avait prise, s’il se trouva bien de son exil volontaire, la Belgique n’eut aussi qu’à s’en féliciter. Elle a eu d’excellens ministres de l’intérieur, elle n’a guère eu de diplomates qui l’aient aussi bien servie que son ministre plénipotentiaire à Berlin. Comme on l’a dit, le métier de diplomate comprend trois parties bien distinctes et également importantes : l’information, le conseil et la négociation. Le représentant d’un petit état neutre n’est pas appelé souvent à négocier; mais quand ce petit état est une Belgique, dont l’existence est étroitement liée au système général de l’Europe et à qui l’isolement serait funeste, il lui importe beaucoup d’être toujours bien informé et toujours bien conseillé. Pendant trente-six ans, on a su exactement à Bruxelles ce qu’on avait à attendre ou à redouter du gouvernement prussien. On avait à Berlin une sentinelle toujours attentive et toujours clairvoyante, un homme d’un jugement suret prompt, dont les avis et les conseils inscriraient une confiance absolue.

Ce fut surtout après Sadowa et pendant le sourd conflit qui était le prélude d’une lutte ouverte que M. Nothomb redoubla d’attention; il ne cessa pas un moment de veiller au grain. Comme l’a si bien dit M. Rothan, « il avait l’ouïe trop fine et la vue trop pénétrante pour ne pas se rendre compte de la partie qui se jouait entre la France et la Prusse aux dépens de son pays. Il lisait dans le jeu du ministre prussien; il savait que la Belgique était son atout principal et que s’il mettait peu d’empressement à s’en dessaisir, les circonstances pourraient bien un jour ou l’autre être plus fortes que son habileté. » M. Rothan a raconté aussi comment le baron Nothomb, pour couvrir son pays contre de fâcheuses surprises, imagina « de le placer par des liens de famille sous l’égide personnelle du roi de Prusse. « Il partit incontinent pour Bruxelles, et sans prévenir sa cour ni son gouvernement, il dit à brûle-pourpoint au comte de Flandre, qui avait peu de goût pour le mariage : « Il faut vous marier, monseigneur. — Peste ! et avec qui donc, je vous prie ? — Avec la princesse Marie de Hohenzollern ni plus ni moins. — La connaissez-vous? — Non. — Eh bien, alors? — Je suis renseigné, je vous la garantis charmante. » En me contant cette histoire, M. Nothomb y ajoutait un détail piquant. Le comte de Flandre, qui soupçonnait que son mariage agréerait médiocrement à l’empereur Napoléon, tenait à le lui annoncer lui-même de Berlin. Craignant de ne pas recevoir de réponse, il désirait qu’on ne sût pas qu’il avait écrit et que sa lettre ne passât point par les mains de l’ambassadeur de France. Il demanda à M. Nothomb s’il se chargerait de la faire tenir au destinataire par une voie sûre et secrète. M. Nothomb lui en donna l’assurance et il jeta la lettre dans la première boîte qu’il rencontra sur son chemin. Peu de jours après, la réponse arrivait, ce qui prouve que les moyens les plus simples sont quelquefois les meilleurs et que, dans certains cas, les princes inquiets pour la sûreté de leur correspondance feront bien de recourir à la boîte.

Toutefois, le ministre de Belgique connaissait trop son monde pour se flatter que le mariage dont il s’était avisé fût une garantie suffisante; si M. de Bismarck avait jugé qu’il fût de son intérêt de livrer la Belgique aux convoitises de l’empereur, des considérations de famille ne l’eussent point arrêté. Mais M. Nothomb le savait homme à gagner une partie sans se servir de ses atouts; il se plaît à les considérer comme un fonds de réserve et, certain de les retrouver, il n’a garde d’y toucher tant que ses petites cartes lui suffisent. M. Nothomb jugeait aussi que le danger ne serait sérieux que le jour où il y aurait un pacte écrit, et il n’ignorait pas que M. de Bismarck est très avide de l’écriture des autres, mais très avare de la sienne. Il cherchait à sonder M. Benedetti, il tournait autour de lui, il eût donné beaucoup pour pouvoir fouiller pendant cinq minutes dans son portefeuille et dans ses tiroirs. Il lui disait : « S’il n’y a rien d’écrit, vous n’aurez rien. » Après la déconvenue du Luxembourg, M. Benedetti lui dit : « Êtes-vous convaincu maintenant que je n’avais pas de pacte écrit? — Parfaitement, lui répliqua-t-il, aussi vous avez lire la courte paille. »

Il était trop bon Belge pour que la conservation de son pays, à l’affranchissement duquel il avait travaillé, ne fût pas son intérêt le plus cher. Quand il aurait eu le cœur moins patriote, il n’eût pas renoncé facilement à croire que les petits pays ont un rôle à jouer, qu’il serait fâcheux de les voir disparaître. Il disait que la Belgique avait le double avantage de n’être pas française, ce qui la préservait des révolutions, et de parler français, ce qui lui permettait d’avoir commerce avec son grand voisin. Les petites nations qui ont leur idiome ou leur dialecte particulier sont en danger de mal comprendre ce qui se dit autour d’elles, de se replier sur elles-mêmes et de sentir un peu le renfermé un petit peuple qui parle une des grandes langues de l’Europe a des communications avec tout l’univers et l’agrément de pouvoir lui raconter ses affaires de famille. Le baron Nothomb écrivait à M. Juste, le 26 mars 1871 : « Dans ma carrière, déjà longue, je n’ai rencontré que deux Français acceptant l’indépendance de la Belgique : Louis-Philippe et Guizot, aussi n’étaient-ils pas réputés être des Français. On leur trouvait un air étranger : ils respectaient les droits d’autrui. » A vrai dire, il comprenait très bien que son pays fût un objet de convoitise, que beaucoup de Français reprochassent au roi Louis-Philippe d’avoir manqué d’audace alors qu’il tenait dans ses mains l’outre des tempêtes et qu’il pouvait souiller la révolution aux quatre coins de l’Europe. Cette riche et florissante Belgique, aussi fière de son agriculture que de son industrie, ne peut s’étonner qu’on la juge bonne à prendre, et pourquoi s’en fâcherait-elle? Une femme ne se fâche pas de se savoir désirée; si elle est honnête autant que coquette, elle joint au plaisir d’allumer des passions celui de se défendre, cela fait un bonheur complet.

Ce que le baron Nothomb condamnait énergiquement, c’étaient les menées souterraines, qui scandalisaient son honnêteté. D’autre part, il avait trop de franchise et de rigueur dans l’esprit pour pouvoir goûter les demi-mesures qui créent des situations fausses. Nous tenons de lui que, lorsqu’il fut question à Vienne de donner une satisfaction à l’empereur Napoléon en lui laissant toute liberté de conclure avec la Belgique une union douanière, il combattit avec toute la vivacité de son caractère et de sa logique cet arrangement qui ressemblait à une cote mal taillée et que M. de Beust semblait voir de bon œil. Il déclara qu’une union douanière était inconciliable avec l’indépendance politique, que lorsqu’il se fait une révision des tarifs, c’est l’un des contractans qui décide, que si l’on conclut des traités de commerce, un seul peut négocier, que l’union douanière mène fatalement à l’union militaire et à la médiatisation, et que l’unité germanique est sortie du Zollverein. Et il s’écriait : « Qu’on nous prenne si on veut nous prendre ! Mais qu’on ne fasse pas de nous un Waldeck! Nous valons mieux que cela. »

Quand il découvrit en 1870 que s’il n’y avait pas eu de pacte écrit, on en avait du moins griffonné la minute, il se mit en colère, il traita ces négociations de brigandage, et pour la première fois de sa vie la passion obscurcit la netteté de sa vue et faussa son jugement. Après nos premiers revers, il ne pensa point que la France fût morte, il laissa aux imbéciles le plaisir de fêter son enterrement; mais il la crut trop abattue par ses désastres pour être en état de rien sauver, même son honneur. Le 30 septembre, il écrivait à l’une de ses filles, qui s’est retirée depuis sa jeunesse dans l’un des couvens du faubourg Saint-Germain, que les Allemands ne tarderaient pas à détruire les forts, qu’ensuite ils battraient en brèche le mur de la grande enceinte, qu’au lieu de s’engager dans une guerre de rues, ils s’en prendraient à un quartier, au travers duquel ils s’ouvriraient un large passage jusqu’au cœur de la capitale, que, Paris pris, ils lui donneraient un général pour gouverneur, que, si la province continuait de se battre, ils occuperaient quelques grandes villes, même Lyon et Toulon, et que « peut-être verrait-on un lieutenant-général de France de par le roi de Prusse. » Par sa généreuse résistance, Paris a fait mentir ces prophéties. Pendant plusieurs mois il a retenu les Allemands au pied de ses remparts, il les a réduits à le bloquer, aucun de ses forts n’a été emporté d’assaut, et quand la famine l’a contraint d’ouvrir ses portes, son vainqueur était trop fatigué de la guerre, trop désireux d’en finir pour songer à prendre Toulon. — « Si je trouvais un chat qui pût traiter avec moi au nom de la France, avait dit M. de Bismarck, je traiterais dès aujourd’hui, mais il faut trouver le chat. » — On a fini par le trouver, il avait bon œil et bonne griffe, il a réussi à sauver Belfort et tout ce qui pouvait être sauvé, et, le ciel soit loué ! il n’y a pas eu de lieutenant-général de France de par le roi de Prusse.

Malgré ses rancunes, le baron Nothomb se consola bien vite et sans peine d’avoir été mauvais prophète. Ce Belge était un Européen ; il sentait qu’une France considérée et puissante est nécessaire à l’équilibre du monde. Mais nourri dans le culte de la monarchie constitutionnelle, il n’admettait pas qu’aucun autre régime pût rendre ses forces « à la noble blessée » et la remettre sur pied. « Il n’appartient qu’à M. de Bismarck, nous disait-il, de souhaiter le maintien de la république en France. Toujours contestée, tenue en échec par la coalition des partis monarchiques, incapable de s’asseoir solidement, elle n’aura jamais en Europe ni crédit ni alliances. » Ce qu’il redoutait surtout dans le régime républicain, c’est l’instabilité des hommes et des institutions. Il avait remarqué, dans son Essai, « qu’une constitution exposée à être altérée du jour au lendemain dans ses parties essentielles n’est pas une constitution, qu’un peuple toujours à la veille de charger les bases de son gouvernement n’est pas un peuple, que son existence est plus précaire que celle des tribus du désert, qui emportent au moins quelques idées d’ordre, quelques principes en quelque sorte héréditaires dans les plis de leurs tentes, et que la révolution doit user de son pouvoir constituant comme ce législateur de l’antiquité qui, après avoir donné des lois à sa patrie, s’exile dans des régions inconnues. » Aussi se défiait-il infiniment des prétendus apôtres du progrès, qui remettent tout en question. « L’individu, ajoutait-il, peut se faire une existence purement philosophique. Vivant au jour la journée, sondant toutes les questions jusque dans leur source, ne jetant l’ancre dans aucun système, épuisant toutes les hypothèses humaines, il peut se complaire dans cette anarchie intellectuelle. Au milieu du scepticisme le plus absolu, l’homme subsiste; mais l’existence sociale n’est qu’artificielle : la nation qui doute cesse d’être, l’association se dissout le jour où elle vient à nier les traditions et les principes en vertu desquels elle s’est formée. »

Quand je le revis à Paris quelques années plus tard, il convint que la prospérité financière de la France sous le régime de la république était pour lui un sujet de prodigieux étonnement. « C’est une chose bien étrange, me disait-il, que la prospérité alliée au désordre dans les idées. La France est un fou qui administre supérieurement sa fortune. » Ce mot me rappela ce que me disait peu de mois auparavant M. Canovas del Castillo: « Il est dur de devoir son salut à la tempérance des fous. » Puissions-nous conserver longtemps encore la réputation d’administrer supérieurement notre fortune! Mais appliquons-nous aussi à prouver que nous ne sommes pas fous, d’autant que les folies ne sont pas toujours généreuses, il en est de fort plates. La république est tenue de démontrer qu’elle est capable et d’être sage et de sauvegarder la dignité de la France. Point de folies au dedans, point de platitudes au dehors, sa gloire et sa durée sont à ce prix.

Le baron Nothomb aurait eu mauvaise grâce à détester, à dénigrer la France; il était Français par toutes les habitudes comme par toutes les préférences de son esprit. Il a passé près de la moitié de sa vie en Allemagne, il s’y était acclimaté, il s’y trouvait bien, mais c’était tout, il n’est pas devenu Allemand. Il connaissait admirablement la Prusse et il avait des raisons de l’aimer. Il avait marié l’une de ses filles à un officier prussien de mérite et d’avenir, M. de Zedlitz, aujourd’hui général-major. La terre seigneuriale qu’il avait acquise à Cunnersdorf, près de Gœrlitz, lui plaisait beaucoup. Pendant le trop court séjour que j’y fis en 1869 et qui m’a laissé les plus intéressans souvenirs, il m’expliqua avec une charmante ironie les privilèges dont il jouissait en sa qualité de propriétaire de bien noble. Il avait le droit de surveiller l’école et son mot à dire dans la nomination du pasteur. Il devait entendre les sermons d’épreuve, consulter le sentiment du troupeau. Étant catholique, il s’était déchargé de ce soin sur un délégué, choisi parmi ses voisins. Il avait également le droit de police, qu’il faisait exercer par son fermier. Il était tenu d’arrêter les rôdeurs ou les ivrognes qui troublaient la paix publique. Il me montra sa prison, je puis assurer qu’elle était vide ; je n’y aperçus qu’un sac de charbon.

Malgré les attaches qu’il avait en Prusse, M. Nothomb, qui avait été nommé baron en 1857, continua toujours de voir le monde et l’Allemagne par les yeux d’un bourgeois roman, ami des solutions claires simples et nettes, préférant la ligne droite aux courbes les mieux combinées, ne cherchant pas midi à quatorze heures, n’aimant pas que les poires tombent trop loin du poirier, estimant que toutes les fois qu’il y a conflit entre la logique et l’histoire, c’est la logique qui doit avoir le dernier mot. Il était convaincu qu’on ne trouverait jamais mieux que le code Napoléon et que la monarchie parlementaire ; hors de là il ne voyait que confusion et gâchis. Il jugeait bien les Allemands, il appréciait leurs qualités, il leur rendait cette justice que, s’ils s’accommodent facilement du régime du bon plaisir, c’est à la condition que le despotisme ait des allures patriarcales, qu’autrement ils ne le supportent pas longtemps, qu’ils exigent des compensations et qu’ils savent se les procurer. Mais il leur reprochait de vivre dans les contradictions comme le poisson dans l’eau et d’avoir le goût du compliqué. Il leur reprochait aussi de vouloir être originaux en politique, de répudier systématiquement toutes les idées et les institutions françaises ou belges. Un jour que nous avions dirigé notre promenade du côté d’un ancien moulin à vent, qu’on avait essayé de convertir en tour féodale et qui n’était ni tour ni moulin, il me dit : « Les Allemands se piquent de ne rien emprunter aux autres, de tout inventer ; on n’invente pas plus en politique qu’en amour. Il n’y a qu’une manière d’être libre de même qu’il n’y aura jamais qu’une façon de faire les enfans. « 

La première qualité du diplomate est la liberté de l’esprit et du jugement. Il peut aimer, il peut haïr, mais il faut que le désir et la joie de comprendre prévalent et sur ses aversions et sur ses sympathies. Pendant les trente-six ans qu’il est resté à Berlin, le baron Nothomb n’a jamais aliéné la liberté de son jugement. Il aimait le séjour de cette ville, dont il avait vu les rapides transformations. Berlin est à la fois une grande capitale politique et un centre de forte vie intellectuelle, ce n’est pas un lieu de plaisir, et la société n’y est que rarement ouverte aux diplomates étrangers. En 1869, on nous montra sous les Linden un Italien dont on s’occupait beaucoup. Il était arrivé depuis quelques mois, et quand on lui demandait ce qu’il était venu faire, il répondait : « Je ne suis ici que pour m’amuser. » Les Berlinois étaient persuadés que cette énorme flatterie couvrait une intrigue diplomatique, que cet homme extraordinaire qui s’amusait à Berlin avait une mission de son gouvernement, désireux de leur faire sa cour, et ils se disaient : « Aussi longtemps qu’il s’amusera, nous pouvons compter sur l’alliance de l’Italie. » M. Nothomb ne s’amusait pas à Berlin, mais il s’y plaisait beaucoup, et il est certain que, pour s’y ennuyer, il faut avoir l’esprit bien vide ou bien frivole.

L’empereur Guillaume, qui le voyait de bon œil, eut plus d’une fois pour lui de gracieuses attentions. Bien venu à la cour, il avait été jadis recherché par M. de Bismarck, dans le temps où le grand ministre, encore contesté, avait besoin de tout le monde. Depuis, il a tenu à distance le corps diplomatique et fait passer en dîners parlementaires tous ses frais de représentation. Un député disposé à voter le monopole du tabac lui paraît un personnage plus important, plus digne d’être soigné qu’un ambassadeur ou un chargé de légation. Le ministre de Belgique avait pressenti dès l’origine les destinées de ce junker, qu’on avait pris à ses débuts pour « un homme moquable. « Il avait dit : « Il sera Richelieu ou Alberoni. » Plus tard il comprit mieux que personne en quoi le chancelier de l’empire allemand égalait Richelieu, en quoi il ne le valait pas.

Le 18 avril 1877, à la veille de la guerre d’Orient et peu de jours après que M. de Bismarck venait une fois de plus d’offrir et de retirer sa démission, le baron Nothomb m’écrivait : « Le chancelier a fait un profond calcul, il a gagné la partie. Un autre que lui se serait couvert de ridicule, il apparaît dans sa toute-puissance. Il a constaté que l’on ne peut se passer de lui. Est-il physiquement aussi bas qu’il se plaît à le dire? Bien des personnes en doutent. Il lui suffirait de mieux employer son temps, de mieux distribuer sa journée, de savoir se gouverner lui-même. Il se couche à quatre heures du matin, il résiste au sommeil jusqu’à sept, il quitte le lit après-midi. Déjà les affaires se sont accumulées; il les aborde avec répugnance, que dis-je? avec colère. Il est moralement plus malade que physiquement ce qui ne diminue en rien ses facultés intellectuelles... On prétend qu’un grand rôle lui est réservé dans la question d’Orient. Tout ce qu’on peut affirmer, c’est que la crainte d’une alliance franco-russe le domine; il doit donc user de complaisance pour la Russie. S’il s’agissait d’un esprit élevé, d’une âme généreuse, on pourrait se livrer à des conjectures, mais le chancelier n’est pas dominé par les intérêts de l’humanité, de l’Europe même; ce n’est qu’un homme d’état allemand. La politique n’est pour lui qu’une dynamique; il méprise les hommes, il n’a que deux objets en vue, le maintien de son œuvre et de sa personne, la grandeur de l’Allemagne et la sienne. La fortune a tout fait pour lui; il se dit profondément malheureux, et il l’est. Tout équilibre est détruit chez lui. Il a fait semblant de vouloir abandonner le pouvoir; il ne pourrait vivre sans le pouvoir. Il ne saurait se passer de l’admiration publique; ce qui le prouve, c’est l’attention qu’il donne à la presse. La moindre piqûre l’irrite. Je cherche vainement son pareil dans l’histoire. On ne peut séparer l’homme de son tempérament tel qu’il s’est développé par des succès inouïs; son pouvoir est devenu une sorte de césarisme ministériel. Il lui a plu de tenir le monde en suspens pendant quinze jours; il sait maintenant ce que vaut sa personne et surtout ce que vaut le reste du monde. »

M. Nothomb admirait autant que personne le génie diplomatique de M. de Bismarck; il regrettait seulement que l’équilibre lui manquât, et l’équilibre était, selon lui, la grande chose, le secret des santés robustes, des états raisonnablement gouvernés, des vies sagement ordonnées, comme des livres bien composés et des maisons bien construites. Il s’est toujours appliqué à conserver le sien. Il avait des goûts qui ne dégénéraient pas en fureurs, ses curiosités ne se tournaient pas en manies; il savait concilier ses habitudes avec l’amour des nouveautés, son immuable bon sens était assaisonné de belle humeur, son application minutieuse aux détails ne dérobait rien à sa passion pour les vues générales, son exactitude d’homme d’affaires ne l’empêchait point de philosopher, son caractère aussi égal que souple s’accommodait et du monde et de la vie de famille et de la solitude. « La vie, disait-il, est la science du possible comme la politique. » Il avait éprouvé de grands chagrins, vivement ressentis par la femme distinguée qu’il avait épousée le 23 mai 1836. Ils avaient perdu leurs deux filles à la fleur de l’âge; une de leurs filles, cédant à une impérieuse vocation, avait pris le voile; son père ne la voyait que dans ses courtes visites à Paris. Il sentait d’autant plus le prix de ce qu’il avait sauvé du naufrage, et sa philosophie naturelle faisait le reste. Le baron Nothomb n’a pas été seulement un homme fort remarquable et très utile à son pays, il a été un homme heureux; il y a toujours quelque mérite à l’être, il y a toujours un peu de vertu dans le bonheur.


G. VALBERT.