Le Barbier de Séville/Lettre modérée sur la chute et la critique du Barbier de Séville

Le Barbier de Séville ou La Précaution inutile, Texte établi par Édouard Fournier, LaplaceŒuvres complètes (p. 67-74).

LETTRE MODÉRÉE
SUR
LA CHUTE ET LA CRITIQUE DU BARBIER DE SÉVILLE


(L’auteur, vêtu modestement et courbé, présentant sa pièce au lecteur.)


Monsieur,

J’ai l’honneur de vous offrir un nouvel opuscule de ma façon. Je souhaite vous rencontrer dans un de ces moments heureux où, dégagé de soins, content de votre santé, de vos affaires, de votre maîtresse, de votre dîner, de votre estomac, vous puissiez vous plaire un moment à la lecture de mon Barbier de Séville : car il faut tout cela pour être homme amusable et lecteur indulgent.

Mais si quelque accident a dérangé votre santé ; si votre état est compromis ; si votre belle a forfait à ses serments ; si votre dîner fut mauvais, ou votre digestion laborieuse, ah ! laissez mon Barbier ; ce n’est pas là l’instant : examinez l’état de vos dépenses, étudiez le factum de votre adversaire, relisez ce traître billet surpris à Rose, ou parcourez les chefs-d’œuvre de Tissot sur la tempérance, et faites des réflexions politiques, économiques, diététiques, philosophiques ou morales.

Ou si votre état est tel qu’il vous faille absolument l’oublier, enfoncez-vous dans une bergère, ouvrez le journal établi dans Bouillon avec encyclopédie, approbation et privilège, et dormez vite une heure ou deux.

Quel charme aurait une production légère au milieu des plus noires vapeurs ? Et que vous importe en effet si Figaro le barbier s’est bien moqué de Bartholo le médecin, en aidant un rival à lui souffler sa maîtresse ? On rit peu de la gaieté d’autrui, quand on a de l’humeur pour son propre compte.

Que vous fait encore si ce barbier espagnol, en arrivant dans Paris, essuya quelques traverses, et si la prohibition de ses exercices a donné trop d’importance aux rêveries de mon bonnet ? On ne s’intéresse guère aux affaires des autres que lorsqu’on est sans inquiétude sur les siennes.

Mais enfin tout va-t-il bien pour vous ? Avez-vous à souhait double estomac, bon cuisinier, maîtresse honnête, et repos imperturbable ? Ah ! parlons, parlons : donnez audience à mon Barbier.

Je sens trop, monsieur, que ce n’est plus le temps où, tenant mon manuscrit en réserve, et semblable à la coquette qui refuse souvent ce qu’elle brûle toujours d’accorder, j’en faisais quelque avare lecture à des gens préférés, qui croyaient devoir payer ma complaisance par un éloge pompeux de mon ouvrage.

Ô jours heureux ! Le lieu, le temps, l’auditoire à ma dévotion, et la magie d’une lecture adroite assurant mon succès, je glissais sur le morceau faible en appuyant sur les bons endroits : puis, recueillant les suffrages du coin de l’œil, avec une orgueilleuse modestie je jouissais d’un triomphe d’autant plus doux que le jeu d’un fripon d’acteur ne m’en dérobait pas les trois quarts pour son compte.

Que reste-t-il, hélas ! de toute cette gibecière ? À l’instant qu’il faudrait des miracles pour vous subjuguer, quand la verge de Moïse y suffirait à peine, je n’ai plus même la ressource du bâton de Jacob ; plus d’escamotage, de tricherie, de coquetterie, d’inflexions de voix, d’illusion théâtrale, rien. C’est ma vertu toute nue que vous allez juger.

Ne trouvez donc pas étrange, monsieur, si, mesurant mon style à ma situation, je ne fais pas comme ces écrivains qui se donnent le ton de vous appeler négligemment : lecteur, ami lecteur, cher lecteur, bénin ou benoist lecteur ou de telle autre dénomination cavalière, je dirais même indécente, par laquelle ces imprudents essayent de se mettre au pair avec leur juge, et qui ne fait bien souvent que leur en attirer l’animadversion. J’ai toujours vu que les airs ne séduisaient personne, et que le ton modeste d’un auteur pouvait seul inspirer un peu d’indulgence à son fier lecteur.

Eh ! quel écrivain en eut jamais plus besoin que moi ? Je voudrais le cacher en vain : j’eus la faiblesse autrefois, monsieur, de vous présenter, en différents temps, deux tristes drames : productions monstrueuses, comme on sait ! car, entre la tragédie et la comédie, on n’ignore plus qu’il n’existe rien ; c’est un point décidé, le maître l’a dit, l’école en retentit, et pour moi j’en suis tellement convaincu, que, si je voulais aujourd’hui mettre au théâtre une mère éplorée, une épouse trahie, une sœur éperdue, un fils déshérité ; pour les présenter décemment au public, je commencerais par leur supposer un beau royaume où ils auraient régné de leur mieux, vers l’un des archipels, ou dans tel autre coin du monde : certain après cela que l’invraisemblance du roman, l’énormité des faits, l’enflure des caractères, le gigantesque des idées et la bouffissure du langage, loin de m’être imputés à reproche, assureraient encore mon succès.

Présenter des hommes d’une condition moyenne accablés et dans le malheur ! Fi donc ! on ne doit jamais les montrer que bafoués. Les citoyens ridicules, et les rois malheureux, voilà tout le théâtre existant et possible ; et je me le tiens pour dit, c’est fait ; je ne veux plus quereller avec personne.

J’ai eu la faiblesse autrefois, monsieur, de faire des drames qui n’étaient pas du bon genre ; et je m’en repens beaucoup.

Pressé depuis par les événements, j’ai hasardé de malheureux Mémoires, que mes ennemis n’ont pas trouvés du bon style ; et j’en ai le remords cruel.

Aujourd’hui je fais glisser sous vos yeux une comédie fort gaie, que certains maîtres de goût n’estiment pas du bon ton ; et je ne m’en console point.

Peut-être un jour oserai-je affliger votre oreille d’un opéra, dont les jeunes gens d’autrefois diront que la musique n’est pas du bon français ; et j’en suis tout honteux d’avance.

Ainsi, de fautes en pardons, et d’erreurs en excuses, je passerai ma vie à mériter votre indulgence, par la bonne foi naïve avec laquelle je reconnaîtrai les unes en vous présentant les autres.

Quant au Barbier de Séville, ce n’est pas pour corrompre votre jugement que je prends ici le ton respectueux : mais on m’a fort assuré que, lorsqu’un auteur était sorti, quoiqu’échiné, vainqueur au théâtre, il ne lui manquait plus que d’être agréé par vous, monsieur, et lacéré dans quelques journaux, pour avoir obtenu tous les lauriers littéraires. Ma gloire est donc certaine, si vous daignez m’accorder le laurier de votre agrément, persuadé que plusieurs de messieurs les journalistes ne me refuseront pas celui de leur dénigrement.

Déjà l’un d’eux, établi dans Bouillon avec approbation et privilège, m’a fait l’honneur encyclopédique d’assurer à ses abonnés que ma pièce était sans plan, sans unité, sans caractères, vide d’intrigue et dénuée de comique.

Un autre plus naïf encore, à la vérité sans approbation, sans privilège, et même sans encyclopédie, après un candide exposé de mon drame, ajoute au laurier de sa critique cet éloge flatteur de ma personne : « La réputation du sieur de Beaumarchais est bien tombée ; et les honnêtes gens sont enfin convaincus que lorsqu’on lui aura arraché les plumes du paon, il ne restera plus qu’un vilain corbeau noir, avec son effronterie et sa voracité. »

Puisqu’en effet j’ai eu l’effronterie de faire la comédie du Barbier de Séville, pour remplir l’horoscope entier, je pousserai la voracité jusqu’à vous prier humblement, monsieur, de me juger vous-même, et sans égard aux critiques passés, présents et futurs ; car vous savez que, par état, les gens de feuilles sont souvent ennemis des gens de lettres ; j’aurai même la voracité de vous prévenir qu’étant saisi de mon affaire, il faut que vous soyez mon juge absolument, soit que vous le vouliez ou non, car vous êtes mon lecteur.

Et vous sentez bien, monsieur, que si, pour éviter ce tracas, ou me prouver que je raisonne mal, vous refusiez constamment de me lire, vous feriez vous-même une pétition de principe au-dessous de vos lumières : n’étant pas mon lecteur, vous ne seriez pas celui à qui s’adresse ma requête.

Que si, en dépit de la dépendance où je parais vous mettre, vous vous avisiez de jeter le livre en cet instant de votre lecture, c’est, monsieur, comme si, au milieu de tout autre jugement, vous étiez enlevé du tribunal par la mort, ou tel accident qui vous rayât du nombre des magistrats. Vous ne pouvez éviter de me juger qu’en devenant nul, négatif, anéanti : qu’en cessant d’exister en qualité de mon lecteur.

Eh ! quel tort vous fais-je en vous élevant au-dessus de moi ? Après le bonheur de commander aux hommes, le plus grand honneur, monsieur, n’est-il pas de les juger ?

Voilà donc qui est arrangé. Je ne reconnais plus d’autre juge que vous, sans excepter messieurs les spectateurs, qui, ne jugeant qu’en premier ressort, voient souvent leur sentence infirmée à votre tribunal.

L’affaire avait d’abord été plaidée devant eux au théâtre ; et ces messieurs ayant beaucoup ri, j’ai pu penser que j’avais gagné ma cause à l’audience. Point du tout ; le journaliste, établi dans Bouillon, prétend que c’est de moi qu’on a ri. Mais ce n’est là, monsieur, comme on dit en style de palais, qu’une mauvaise chicane de procureur : mon but ayant été d’amuser les spectateurs, qu’ils aient ri de ma pièce ou de moi, s’ils ont ri de bon cœur, le but est également rempli : ce que j’appelle avoir gagné ma cause à l’audience.

Le même journaliste assure encore, ou du moins laisse entendre, que j’ai voulu gagner quelques-uns de ces messieurs, en leur faisant des lectures particulières, en achetant d’avance leur suffrage par cette prédilection. Mais ce n’est encore là, monsieur, qu’une difficulté de publiciste allemand. Il est manifeste que mon intention n’a jamais été que de les instruire : c’étaient des espèces de consultations que je faisais sur le fond de l’affaire. Que si les consultants, après avoir donné leur avis, se sont mêlés parmi les juges, vous voyez bien, monsieur, que je n’y pouvais rien de ma part, et que c’était à eux de se récuser par délicatesse, s’ils se sentaient de la partialité pour mon barbier andalou.

Eh ! plût au ciel qu’ils en eussent un peu conservé pour ce jeune étranger ! nous aurions eu moins de peine à soutenir notre malheur éphémère. Tels sont les hommes : avez-vous du succès, ils vous accueillent, vous portent, vous caressent, ils s’honorent de vous ; mais gardez de broncher dans la carrière ! au moindre échec, ô mes amis, souvenez-vous qu’il n’est plus d’amis.

Et c’est précisément ce qui nous arriva le lendemain de la plus triste soirée. Vous eussiez vu les faibles amis du Barbier se disperser, se cacher le visage ou s’enfuir : les femmes, toujours si braves quand elles protègent, enfoncées dans les coqueluchons jusqu’aux panaches, et baissant des yeux confus ; les hommes courant se visiter, se faire amende honorable du bien qu’ils avaient dit de ma pièce, et rejetant sur ma maudite façon de lire les choses tout le faux plaisir qu’ils y avaient goûté. C’était une désertion totale, une vraie désolation.

Les uns lorgnaient à gauche, en me sentant passer à droite, et ne faisaient plus semblant de me voir. Ah dieux ! d’autres, plus courageux, mais s’assurant bien si personne ne les regardait, m’attiraient dans un coin pour me dire : Eh ! comment avez-vous produit en nous cette illusion ? car, il faut en convenir, mon ami, votre pièce est la plus grande platitude du monde.

— Hélas, messieurs ! j’ai lu ma platitude, en vérité, tout platement comme je l’avais faite ; mais, au nom de la bonté que vous avez de me parler encore après ma chute, et pour l’honneur de votre second jugement, ne souffrez pas qu’on redonne la pièce au théâtre : si, par malheur, on venait à la jouer comme je l’ai lue, on vous ferait peut-être une nouvelle tromperie, et vous vous en prendriez à moi de ne plus savoir quel jour vous eûtes raison ou tort : ce qu’à Dieu ne plaise !

On ne m’en crut point : on laissa rejouer la pièce, et pour le coup je fus prophète en mon pays. Ce pauvre Figaro, fessé par la cabale en faux-bourdon et presque enterré le vendredi, ne fit point comme Candide : il prit courage, et mon héros se releva le dimanche avec une vigueur que l’austérité d’un carême entier, et la fatigue de dix-sept séances publiques, n’ont pas encore altérée. Mais qui sait combien cela durera ? Je ne voudrais pas jurer qu’il en fût seulement question dans cinq ou six siècles, tant notre nation est inconstante et légère.

Les ouvrages de théâtre, monsieur, sont comme les enfants des femmes. Conçus avec volupté, menés à terme avec fatigue, enfantés avec douleur, et vivant rarement assez pour payer les parents de leurs soins, ils coûtent plus de chagrins qu’ils ne donnent de plaisirs. Suivez-les dans leur carrière ; à peine ils voient le jour, que, sous prétexte d’enflure, on leur applique les censeurs ; plusieurs en sont restés en chartre. Au lieu de jouer doucement avec eux, le cruel parterre les rudoie et les fait tomber. Souvent, en les berçant, le comédien les estropie. Les perdez-vous un instant de vue, on les retrouve, hélas ! traînants partout, mais dépenaillés, défigurés, rongés d’extraits, et couverts de critiques. Échappés à tant de maux, s’ils brillent un moment dans le monde, le plus grand de tous les atteint : le mortel oubli les tue ; ils meurent, et, replongés au néant, les voilà perdus à jamais dans l’immensité des livres.

Je demandais à quelqu’un pourquoi ces combats, cette guerre animée entre le parterre et l’auteur, à la première représentation des ouvrages, même de ceux qui devaient plaire un autre jour. Ignorez-vous, me dit-il, que Sophocle et le vieux Denys sont morts de joie d’avoir remporté le prix des vers au théâtre ? Nous aimons trop nos auteurs pour souffrir qu’un excès de joie nous prive d’eux, en les étouffant : aussi, pour les conserver, avons-nous grand soin que leur triomphe ne soit jamais si pur, qu’ils puissent en expirer de plaisir.

Quoi qu’il en soit des motifs de cette rigueur, l’enfant de mes loisirs, ce jeune, cet innocent Barbier, tant dédaigné le premier jour, loin d’abuser le surlendemain de son triomphe, ou de montrer de l’humeur à ses critiques, ne s’en est que plus empressé de les désarmer par l’enjouement de son caractère.

Exemple rare et frappant, monsieur, dans un siècle d’ergotisme où l’on calcule tout jusqu’au rire ; où la plus légère diversité d’opinions fait germer des haines éternelles ; où tous les jeux tournent en guerre ; où l’injure qui repousse l’injure est à son tour payée par l’injure, jusqu’à ce qu’une autre effaçant cette dernière en enfante une nouvelle, auteur de plusieurs autres, et propage ainsi l’aigreur à l’infini, depuis le rire jusqu’à la satiété, jusqu’au dégoût, à l’indignation même du lecteur le plus caustique.

Quant à moi, monsieur, s’il est vrai, comme on l’a dit, que tous les hommes soient frères (et c’est une belle idée), je voudrais qu’on pût engager nos frères les gens de lettres à laisser, en discutant, le ton rogue et tranchant à nos frères les libellistes qui s’en acquittent si bien, ainsi que les injures à nos frères les plaideurs… qui ne s’en acquittent pas mal non plus ! Je voudrais surtout qu’on pût engager nos frères les journalistes à renoncer à ce ton pédagogue et magistral avec lequel ils gourmandent les fils d’Apollon, et font rire la sottise aux dépens de l’esprit.

Ouvrez un journal : ne semble-t-il pas voir un dur répétiteur, la férule ou la verge levée sur des écoliers négligents, les traiter en esclaves au plus léger défaut dans le devoir ? Eh ! mes frères, il s’agit bien de devoir ici ! La littérature en est le délassement et la douce récréation.

À mon égard au moins, n’espérez pas asservir dans ses jeux mon esprit à la règle : il est incorrigible ; et, la classe du devoir une fois fermée, il devient si léger et badin que je ne puis que jouer avec lui. Comme un liège emplumé qui bondit sur la raquette, il s’élève, il retombe, égaye mes yeux, repart en l’air, y fait la roue, et revient encore. Si quelque joueur adroit veut entrer en partie et ballotter à nous deux le léger volant de mes pensées, de tout mon cœur : s’il riposte avec grâce et légèreté, le jeu m’amuse, et la partie s’engage. Alors on pourrait voir les coups portés, parés, reçus, rendus, accélérés, pressés, relevés même avec une prestesse, une agilité, propre à réjouir autant les spectateurs qu’elle animerait les acteurs.

Telle au moins, monsieur, devrait être la critique ; et c’est ainsi que j’ai toujours conçu la dispute entre les gens polis qui cultivent les lettres.

Voyons, je vous prie, si le journaliste de Bouillon a conservé dans sa critique ce caractère aimable et surtout de candeur pour lequel on vient de faire des vœux.

La pièce est une farce, dit-il.

Passons sur les qualités. Le méchant nom qu’un cuisinier étranger donne aux ragoûts français ne change rien à la saveur. C’est en passant par ses mains qu’ils se dénaturent. Analysons la farce de Bouillon.

La pièce, a-t-il dit, n’a pas de plan.

Est-ce parce qu’il est trop simple qu’il échappe à la sagacité de ce critique adolescent ?

Un vieillard amoureux prétend épouser demain sa pupille : un jeune amant plus adroit le prévient, et ce jour même en fait sa femme, à la barbe et dans la maison du tuteur. Voilà le fond, dont on eût pu faire avec un égal succès une tragédie, une comédie, un drame, un opéra, et cætera. L’Avare de Molière est-il autre chose ? le grand Mithridate est-il autre chose ? Le genre d’une pièce, comme celui de toute autre action, dépend moins du fond des choses que des caractères qui les mettent en œuvre.

Quant à moi, ne voulant faire, sur ce plan, qu’une pièce amusante et sans fatigue, une espèce d’imbroille, il m’a suffi que le machiniste, au lieu d’être un noir scélérat, fût un drôle de garçon, un homme insouciant, qui rit également du succès et de la chute de ses entreprises, pour que l’ouvrage, loin de tourner en drame sérieux, devînt une comédie fort gaie : et de cela seul que le tuteur est un peu moins sot que tous ceux qu’on trompe au théâtre, il a résulté beaucoup de mouvement dans la pièce, et surtout la nécessité d’y donner plus de ressort aux intrigants.

Au lieu de rester dans ma simplicité comique, si j’avais voulu compliquer, étendre et tourmenter mon plan à la manière tragique ou dramatique, imagine-t-on que j’aurais manqué de moyens dans une aventure dont je n’ai mis en scènes que la partie la moins merveilleuse ?

En effet, personne aujourd’hui n’ignore qu’à l’époque historique où la pièce finit gaiement dans mes mains, la querelle commença sérieusement à s’échauffer, comme qui dirait derrière la toile, entre le docteur et Figaro, sur les cent écus. Des injures on en vint aux coups. Le docteur, étrillé par Figaro, fit tomber en se débattant le rescille ou filet qui coiffait le barbier, et l’on vit, non sans surprise, une forme de spatule imprimée à chaud sur sa tête rasée. Suivez-moi, monsieur, je vous prie.

À cet aspect, moulu de coups qu’il est, le médecin s’écrie avec transport : Mon fils ! ô ciel, mon fils ! mon cher fils !… Mais avant que Figaro l’entende, il a redoublé de horions sur son cher père. En effet, ce l’était.

Ce Figaro, qui pour toute famille avait jadis connu sa mère, est fils naturel de Bartholo. Le médecin, dans sa jeunesse, eut cet enfant d’une personne en condition, que les suites de son imprudence firent passer du service au plus affreux abandon.

Mais, avant de les quitter, le désolé Bartholo, frater alors, a fait rougir sa spatule ; il en a timbré son fils à l’occiput, pour le reconnaître un jour, si jamais le sort les rassemble. La mère et l’enfant avaient passé six années dans une honorable mendicité, lorsqu’un chef de bohémiens, descendu de Luc Gauric[1], traversant l’Andalousie avec sa troupe, et consulté par la mère sur le destin de son fils, déroba l’enfant furtivement, et laissa par écrit cet horoscope à sa place :

Après avoir versé le sang dont il est né,
Ton fils assommera son père infortuné :
Puis, tournant sur lui-même et le fer et le crime,
Il se frappe, et devient heureux et légitime.

En changeant d’état sans le savoir, l’infortuné jeune homme a changé de nom sans le vouloir : il s’est élevé sous celui de Figaro, il a vécu. Sa mère est cette Marceline, devenue vieille et gouvernante chez le docteur, que l’affreux horoscope de son fils a consolé de sa perte. Mais aujourd’hui tout s’accomplit.

En saignant Marceline au pied, comme on le voit dans ma pièce, ou plutôt comme on ne l’y voit pas, Figaro remplit le premier vers :

Après avoir versé le sang dont il est né,

Quand il étrille innocemment le docteur, après la toile tombée, il accomplit le second vers :

Ton fils assommera son père infortuné.

À l’instant la plus touchante reconnaissance a lieu entre le médecin, la vieille et Figaro : C’est vous ! c’est lui ! c’est toi ! c’est moi ! Quel coup de théâtre ! Mais le fils, au désespoir de son innocente vivacité, fond en larmes, et se donne un coup de rasoir, selon le sens du troisième vers :

Puis, tournant sur lui-même et le fer et le crime,
Il se frappe, et…

Quel tableau ! En n’expliquant point si, du rasoir, il se coupe la gorge ou seulement le poil du visage, on voit que j’avais le choix de finir ma pièce au plus grand pathétique. Enfin le docteur épouse la vieille ; et Figaro, suivant la dernière leçon,

… Devient heureux et légitime.

Quel dénoûment ! Il ne m’en eût coûté qu’un sixième acte. Et quel sixième acte ! Jamais tragédie au Théâtre-Français… Il suffit. Reprenons ma pièce en l’état où elle a été jouée et critiquée. Lorsqu’on me reproche avec aigreur ce que j’ai fait, ce n’est pas l’instant de louer ce que j’aurais pu faire.

La pièce est invraisemblable dans sa conduite, a dit encore le journaliste établi dans Bouillon avec approbation et privilège.

— Invraisemblable ! Examinons cela par plaisir.

Son Excellence M. le comte Almaviva, dont j’ai depuis l’honneur d’être ami particulier, est un jeune seigneur, ou, pour mieux dire, était, car l’âge et les grands emplois en ont fait depuis un homme fort grave, ainsi que je le suis devenu moi-même. Son Excellence était donc un jeune seigneur espagnol, vif, ardent, comme tous les amants de sa nation, que l’on croit froide, et qui n’est que paresseuse.

Il s’était mis secrètement à la poursuite d’une belle personne qu’il avait entrevue à Madrid, et que son tuteur a bientôt ramenée au lieu de sa naissance. Un matin qu’il se promenait sous ses fenêtres à Séville, où depuis huit jours il cherchait à s’en faire remarquer, le hasard conduisit au même endroit Figaro le barbier. — Ah ! le hasard ! dira mon critique : et si le hasard n’eût pas conduit ce jour-là le barbier dans cet endroit, que devenait la pièce ? — Elle eût commencé, mon frère, à quelque autre époque. — Impossible, puisque le tuteur, selon vous-même, épousait le lendemain. — Alors il n’y aurait pas eu de pièce, ou, s’il y en avait eu, mon frère, elle aurait été différente. Une chose est-elle invraisemblable, parce qu’elle était possible autrement ?

Réellement vous avez un peu d’humeur. Quand le cardinal de Retz nous dit froidement : « Un jour j’avais besoin d’un homme ; à la vérité je ne voulais qu’un fantôme : j’aurais désiré qu’il fût petit-fils d’Henri le Grand ; qu’il eût de longs cheveux blonds ; qu’il fût beau, bien fait, bien séditieux ; qu’il eût le langage et l’amour des halles ; et voilà que le hasard me fait rencontrer à Paris M. de Beaufort, échappé de la prison du roi : c’était justement l’homme qu’il me fallait. » Va-t-on dire au coadjuteur : Ah ! le hasard ! Mais si vous n’eussiez pas rencontré M. de Beaufort ! Mais ceci, mais cela ?…

Le hasard donc conduisit en ce même endroit Figaro le barbier, beau diseur, mauvais poète, hardi musicien, grand fringueneur de guitare, et jadis valet de chambre du comte ; établi dans Séville, y faisant avec succès des barbes, des romances et des mariages, y maniant également le fer du phlébotome et le piston du pharmacien ; la terreur des maris, la coqueluche des femmes, et justement l’homme qu’il nous fallait. Et comme en toute recherche ce qu’on nomme passion n’est autre chose qu’un désir irrité par la contradiction : le jeune amant, qui n’eût peut-être eu qu’un goût de fantaisie pour cette beauté, s’il l’eût rencontrée dans le monde, en devient amoureux parce qu’elle est enfermée, au point de faire l’impossible pour l’épouser.

Mais vous donner ici l’extrait entier de la pièce, monsieur, serait douter de la sagacité, de l’adresse avec laquelle vous saisirez le dessein de l’auteur, et suivrez le fil de l’intrigue, à travers un léger dédale. Moins prévenu que le journal de Bouillon, qui se trompe avec approbation et privilège sur toute la conduite de cette pièce, vous y verrez que tous les soins de l’amant ne sont pas destinés à remettre simplement une lettre, qui n’est là qu’un léger accessoire à l’intrigue, mais bien à s’établir dans un fort défendu par la vigilance et le soupçon : surtout à tromper un homme qui, sans cesse éventant la manœuvre, oblige l’ennemi de se retourner assez lestement, pour n’être pas désarçonné d’emblée.

Et lorsque vous verrez que tout le mérite du dénoûment consiste en ce que le tuteur a fermé sa porte, en donnant son passe-partout à Basile, pour que lui seul et le notaire pussent entrer et conclure son mariage, vous ne laisserez pas d’être étonné qu’un critique aussi équitable se joue de la confiance de son lecteur, ou se trompe au point d’écrire, et dans Bouillon encore : Le comte s’est donné la peine de monter au balcon par une échelle avec Figaro, quoique la porte ne soit pas fermée.

Enfin, lorsque vous verrez le malheureux tuteur, abusé par toutes les précautions qu’il prend pour ne le point être, à la fin forcé de signer au contrat du comte et d’approuver ce qu’il n’a pu prévenir ; vous laisserez au critique à décider si ce tuteur était un imbécile, de ne pas deviner une intrigue dont on lui cachait tout : lorsque lui critique, à qui l’on ne cachait rien, ne l’a pas devinée plus que le tuteur.

En effet, s’il l’eût bien conçue, aurait-il manqué de louer tous les beaux endroits de l’ouvrage ?

Qu’il n’ait point remarqué la manière dont le premier acte annonce et déploie avec gaieté tous les caractères de la pièce, on peut le lui pardonner.

Qu’il n’ait pas aperçu quelque peu de comédie dans la grande scène du second acte, où, malgré la défiance et la fureur du jaloux, la pupille parvient à lui donner le change sur une lettre remise en sa présence, et à lui faire demander pardon à genoux du soupçon qu’il a montré, je le conçois encore aisément.

Qu’il n’ait pas dit un seul mot de la scène de stupéfaction de Basile au troisième acte, qui a paru si neuve au théâtre, et a tant réjoui les spectateurs, je n’en suis point surpris du tout.

Passe encore qu’il n’ait pas entrevu l’embarras où l’auteur s’est jeté volontairement au dernier acte, en faisant avouer par la pupille à son tuteur que le comte avait dérobé la clef de sa jalousie ; et comment l’auteur s’en démêle en deux mots, et sort, en se jouant, de la nouvelle inquiétude qu’il a imprimée aux spectateurs. C’est peu de chose en vérité.

Je veux bien qu’il ne lui soit pas venu à l’esprit que la pièce, une des plus gaies qui soient au théâtre, est écrite sans la moindre équivoque, sans une pensée, un seul mot dont la pudeur, même des petites loges, ait à s’alarmer ; ce qui pourtant est bien quelque chose, monsieur, dans un siècle où l’hypocrisie de la décence est poussée aussi loin que le relâchement des mœurs. Très volontiers ; tout cela sans doute pouvait n’être pas digne de l’attention d’un critique aussi majeur.

Mais comment n’a-t-il pas admiré ce que tous les honnêtes gens n’ont pu voir sans répandre des larmes de tendresse et de plaisir, je veux dire la piété filiale de ce bon Figaro, qui ne saurait oublier sa mère ?

Tu connais donc ce tuteur ! lui dit le comte au premier acte. Comme ma mère, répond Figaro. Un avare aurait dit : Comme mes poches. Un petit-maître eût répondu : Comme moi-même. Un ambitieux : Comme le chemin de Versailles ; et le journaliste de Bouillon : Comme mon libraire ; les comparaisons de chacun se tirant toujours de l’objet intéressant. Comme ma mère, a dit le fils tendre et respectueux !

Dans un autre endroit encore : Ah, vous êtes charmant ! lui dit le tuteur. Et ce bon, cet honnête garçon, qui pouvait gaiement assimiler cet éloge à tous ceux qu’il a reçus de ses maîtresses, en revient toujours à sa bonne mère, et répond à ce mot : Vous êtes charmant ! — Il est vrai, monsieur, que ma mère me l’a dit autrefois. Et le journal de Bouillon ne relève point de pareils traits ! Il faut avoir le cerveau bien desséché pour ne les pas voir, ou le cœur bien dur pour ne pas les sentir !

Sans compter mille autres finesses de l’art répandues à pleines mains dans cet ouvrage. Par exemple, on sait que les comédiens ont multiplié chez eux les emplois à l’infini : emplois de grande, moyenne et petite amoureuse ; emplois de grands, moyens et petits valets ; emplois de niais, d’important, de croquant, de paysan, de tabellion, de bailli : mais on sait qu’ils n’ont pas encore appointé celui de bâillant. Qu’a fait l’auteur pour former un comédien, peu exercé au talent d’ouvrir largement la bouche au théâtre ? Il s’est donné le soin de lui rassembler dans une seule phrase toutes les syllabes bâillantes du français : Rien… qu’en… l’en… ten… dant parler : syllabes en effet qui feraient bâiller un mort, et parviendraient à desserrer les dents mêmes de l’Envie !

En cet endroit admirable où, pressé par les reproches du tuteur qui lui crie : Que direz-vous à ce malheureux qui bâille et dort tout éveillé ? et l’autre qui depuis trois heures éternue à se faire sauter le crâne et jaillir la cervelle : que leur direz-vous ? Le naïf barbier répond : Eh parbleu, je dirai à celui qui éternue : Dieu vous bénisse ! et : Va te coucher, à celui qui bâille. Réponse en effet si juste, si chrétienne et si admirable, qu’un de ces fiers critiques qui ont leurs entrées au paradis n’a pu s’empêcher de s’écrier : « Diable ! l’auteur a dû rester au moins huit jours à trouver cette réplique ! »

Et le journal de Bouillon, au lieu de louer ces beautés sans nombre, use encre et papier, approbation et privilège, à mettre un pareil ouvrage au-dessous même de la critique ! On me couperait le cou, monsieur, que je ne saurais m’en taire.

N’a-t-il pas été jusqu’à dire, le cruel, que, pour ne pas voir expirer ce Barbier sur le théâtre, il a fallu le mutiler, le changer, le refondre, l’élaguer, le réduire en quatre actes, et le purger d’un grand nombre de pasquinades, de calembours, de jeux de mots, en un mot, de bas comique ?

À le voir ainsi frapper comme un sourd, on juge assez qu’il n’a pas entendu le premier mot de l’ouvrage qu’il décompose. Mais j’ai l’honneur d’assurer ce journaliste, ainsi que le jeune homme qui lui taille ses plumes et ses morceaux, que, loin d’avoir purgé la pièce d’aucuns des calembours, jeux de mots, etc., qui lui eussent nui le premier jour, l’auteur a fait rentrer dans les actes restés au théâtre tout ce qu’il en a pu reprendre à l’acte au portefeuille : tel un charpentier économe cherche dans ses copeaux épars sur le chantier tout ce qui peut servir à cheviller et boucher les moindres trous de son ouvrage.

Passerons-nous sous silence le reproche aigu qu’il fait à la jeune personne, d’avoir tous les défauts d’une fille mal élevée ? Il est vrai que, pour échapper aux conséquences d’une telle imputation, il tente à la rejeter sur autrui, comme s’il n’en était pas l’auteur, en employant cette expression banale : On trouve à la jeune personne, etc. On trouve !…

Que voulait-il donc qu’elle fît ? quoi ? Qu’au lieu de se prêter aux vues d’un jeune amant très-aimable et qui se trouve un homme de qualité, notre charmante enfant épousât le vieux podagre médecin ? Le noble établissement qu’il lui destinait là ! et parce qu’on n’est pas de l’avis de monsieur, on a tous les défauts d’une fille mal élevée !

En vérité, si le journal de Bouillon se fait des amis en France par la justesse et la candeur de ses critiques, il faut avouer qu’il en aura beaucoup moins au delà des Pyrénées, et qu’il est surtout un peu bien dur pour les dames espagnoles.

Eh ! qui sait si Son Excellence madame la comtesse Almaviva, l’exemple des femmes de son état, et vivant comme un ange avec son mari, quoiqu’elle ne l’aime plus, ne se ressentira pas un jour des libertés qu’on se donne à Bouillon sur elle, avec approbation et privilège ?

L’imprudent journaliste a-t-il au moins réfléchi que Son Excellence ayant, par le rang de son mari, le plus grand crédit dans les bureaux, eût pu lui faire obtenir quelque pension sur la Gazette d’Espagne, ou la Gazette elle-même, et que, dans la carrière qu’il embrasse, il faut garder plus de ménagements pour les femmes de qualité ? Qu’est-ce que cela me fait à moi ? l’on sent bien que c’est pour lui seul que j’en parle.

Il est temps de laisser cet adversaire, quoiqu’il soit à la tête des gens qui prétendent que, n’ayant pu me soutenir en cinq actes, je me suis mis en quatre pour ramener le public. Et quand cela serait ! Dans un moment d’oppression, ne vaut-il pas mieux sacrifier un cinquième de son bien que de le voir aller tout entier au pillage ?

Mais ne tombez pas, cher lecteur… (monsieur, veux-je dire), ne tombez pas, je vous prie, dans une erreur populaire qui ferait grand tort à votre jugement.

Ma pièce, qui paraît n’être aujourd’hui qu’en quatre actes, est réellement, et de fait, en cinq, qui sont le premier, le deuxième, le troisième, le quatrième et le cinquième, à l’ordinaire.

Il est vrai que, le jour du combat, voyant les ennemis acharnés, le parterre ondulant, agité, grondant au loin comme les flots de la mer, et trop certain que ces mugissements sourds, précurseurs des tempêtes, ont amené plus d’un naufrage, je vins à réfléchir que beaucoup de pièces en cinq actes (comme la mienne), toutes très bien faites d’ailleurs (comme la mienne), n’auraient pas été au diable en entier (comme la mienne), si l’auteur eût pris un parti vigoureux (comme le mien).

Le dieu des cabales est irrité, dis-je aux comédiens avec force :

Enfants, un sacrifice est ici nécessaire.

Alors, faisant la part au diable, et déchirant mon manuscrit : Dieu des siffleurs, moucheurs, cracheurs, tousseurs et perturbateurs, m’écriai-je, il te faut du sang : bois mon quatrième acte, et que ta fureur s’apaise !

À l’instant vous eussiez vu ce bruit infernal qui faisait pâlir et broncher les acteurs, s’affaiblir, s’éloigner, s’anéantir ; l’applaudissement lui succéder, et des bas-fonds du parterre un bravo général s’élever en circulant jusqu’aux hauts bancs du paradis.

De cet exposé, monsieur, il suit que ma pièce est restée en cinq actes, qui sont le premier, le deuxième, le troisième au théâtre, le quatrième au diable, et le cinquième avec les trois premiers. Tel auteur même vous soutiendra que ce quatrième acte, qu’on n’y voit point, n’en est pas moins celui qui fait le plus de bien à la pièce, en ce qu’on ne l’y voit point.

Laissons jaser le monde ; il me suffit d’avoir prouvé mon dire ; il me suffit, en faisant mes cinq actes, d’avoir montré mon respect pour Aristote, Horace, Aubignac et les modernes, et d’avoir mis ainsi l’honneur de la règle à couvert.

Par le second arrangement, le diable a son affaire ; mon char n’en roule pas moins bien sans la cinquième roue ; le public est content, je le suis aussi. Pourquoi le journal de Bouillon ne l’est-il pas ? — Ah ! pourquoi ? C’est qu’il est bien difficile de plaire à des gens qui, par métier, doivent ne jamais trouver les choses gaies assez sérieuses, ni les graves assez enjouées.

Je me flatte, monsieur, que cela s’appelle raisonner principes, et que vous n’êtes pas mécontent de mon petit syllogisme.

Reste à répondre aux observations dont quelques personnes ont honoré le moins important des drames hasardés depuis un siècle au théâtre.

Je mets à part les lettres écrites aux comédiens, à moi-même, sans signature, et vulgairement appelées anonymes : on juge à l’âpreté du style que leurs auteurs, peu versés dans la critique, n’ont pas assez senti qu’une mauvaise pièce n’est point une mauvaise action, et que telle injure convenable à un méchant homme est toujours déplacée à un méchant écrivain. Passons aux autres.

Des connaisseurs ont remarqué que j’étais tombé dans l’inconvénient de faire critiquer des usages français par un plaisant de Séville à Séville, tandis que la vraisemblance exigeait qu’il s’étayât sur les mœurs espagnoles. Ils ont raison : j’y avais même tellement pensé, que, pour rendre la vraisemblance encore plus parfaite, j’avais d’abord résolu d’écrire et de faire jouer la pièce en langage espagnol ; mais un homme de goût m’a fait observer qu’elle en perdrait peut-être un peu de sa gaieté pour le public de Paris, raison qui m’a déterminé à l’écrire en français : en sorte que j’ai fait, comme on voit, une multitude de sacrifices à la gaieté, mais sans pouvoir parvenir à dérider le journal de Bouillon.

Un autre amateur, saisissant l’instant qu’il y avait beaucoup de monde au foyer, m’a reproché, du ton le plus sérieux, que ma pièce ressemblait à On ne s’avise jamais de tout. — Ressembler, monsieur ! Je soutiens que ma pièce est On ne s’avise jamais de tout lui-même. — Et comment cela ? — C’est qu’on ne s’était pas encore avisé de ma pièce. L’amateur resta court ; et l’on en rit d’autant plus, que celui-là qui me reprochait On ne s’avise jamais de tout est un homme qui ne s’est jamais avisé de rien.

Quelques jours après (ceci est plus sérieux), chez une dame incommodée, un monsieur grave, en habit noir, coiffure bouffante, et canne à corbin, lequel touchait légèrement le poignet de la dame, proposa civilement plusieurs doutes sur la vérité des traits que j’avais lancés contre les médecins. Monsieur, lui dis-je, êtes-vous ami de quelqu’un d’eux ? Je serais désolé qu’un badinage… — on ne peut pas moins : je vois que vous ne me connaissez pas : je ne prends jamais le parti d’aucun ; je parle ici pour le corps en général. — Cela me fit beaucoup chercher quel homme ce pouvait être. En fait de plaisanterie, ajoutai-je, vous savez, monsieur, qu’on ne demande jamais si l’histoire est vraie, mais si elle est bonne. — Eh ! croyez-vous moins perdre à cet examen qu’au premier ? — À merveille, docteur, dit la dame. Le monstre qu’il est ! n’a-t-il pas osé parler aussi mal de nous ? Faisons cause commune.

À ce mot de docteur, je commençai à soupçonner qu’elle parlait à son médecin. Il est vrai, madame et monsieur, repris-je avec modestie, que je me suis permis ces légers torts, d’autant plus aisément qu’ils tirent moins à conséquence.

Eh ! qui pourrait nuire à deux corps puissants, dont l’empire embrasse l’univers et se partage le monde ! Malgré les envieux, les belles y régneront toujours par le plaisir, et les médecins par la douleur : et la brillante santé nous ramène à l’amour, comme la maladie nous rend à la médecine.

Cependant je ne sais si, dans la balance des avantages, la Faculté ne l’emporte pas un peu sur la beauté. Souvent on voit les belles nous renvoyer aux médecins ; mais plus souvent encore les médecins nous gardent, et ne nous renvoient plus aux belles.

En plaisantant donc, il faudrait peut-être avoir égard à la différence des ressentiments, et songer que, si les belles se vengent en se séparant de nous, ce n’est là qu’un mal négatif ; au lieu que les médecins se vengent en s’en emparant, ce qui devient très-positif ;

Que, quand ces derniers nous tiennent, ils font de nous tout ce qu’ils veulent ; au lieu que les belles, toutes belles qu’elles sont, n’en font jamais que ce qu’elles peuvent ;

Que le commerce des belles nous les rend bientôt moins nécessaires ; au lieu que l’usage des médecins finit par nous les rendre indispensables ;

Enfin, que l’un de ces empires ne semble établi que pour assurer la durée de l’autre ; puisque, plus la verte jeunesse est livrée à l’amour, plus la pâle vieillesse appartient sûrement à la médecine.

Au reste, ayant fait contre moi cause commune, il était juste, madame et monsieur, que je vous offrisse en commun mes justifications. Soyez donc persuadés que, faisant profession d’adorer les belles et de redouter les médecins, c’est toujours en badinant que je dis du mal de la beauté ; comme ce n’est jamais sans trembler que je plaisante un peu la Faculté.

Ma déclaration n’est point suspecte à votre égard, mesdames, et mes plus acharnés ennemis sont forcés d’avouer que, dans un instant d’humeur, où mon dépit contre une belle allait s’épancher trop librement sur toutes les autres, on m’a vu m’arrêter tout court au vingt-cinquième couplet, et, par le plus prompt repentir, faire ainsi dans le vingt-sixième amende honorable aux belles irritées :

Sexe charmant, si je décèle
Votre cœur en proie au désir,
Souvent à l’amour infidèle,
Mais toujours fidèle au plaisir ;
D’un badinage, ô mes déesses,
Ne cherchez point à vous venger :
Tel glose, hélas ! sur vos faiblesses,
Qui brûle de les partager.

Quant à vous, monsieur le docteur, on sait assez que Molière…

— Au désespoir, dit-il en se levant, de ne pouvoir profiter plus longtemps de vos lumières : mais l’humanité qui gémit ne doit pas souffrir de mes plaisirs. Il me laissa, ma foi, ma bouche ouverte avec ma phrase en l’air. — Je ne sais pas, dit la belle malade en riant, si je vous pardonne ; mais je vois bien que notre docteur ne vous pardonne pas. — Le nôtre, madame ? Il ne sera jamais le mien. — Eh ! pourquoi ? — Je ne sais ; je craindrais qu’il ne fût au-dessous de son état, puisqu’il n’est pas au-dessus des plaisanteries qu’on en peut faire.

Ce docteur n’est pas de mes gens. L’homme assez consommé dans son art pour en avouer de bonne foi l’incertitude, assez spirituel pour rire avec moi de ceux qui le disent infaillible : tel est mon médecin. En me rendant ses soins qu’ils appellent des visites, en me donnant ses conseils qu’ils nomment des ordonnances, il remplit dignement, et sans faste, la plus noble fonction d’une âme éclairée et sensible. Avec plus d’esprit, il calcule plus de rapports, et c’est tout ce qu’on peut dans un art aussi utile qu’incertain. Il me raisonne, il me console, il me guide, et la nature fait le reste. Aussi, loin de s’offenser de la plaisanterie, est-il le premier à l’opposer au pédantisme. À l’infatué qui lui dit gravement : « De quatre-vingts fluxions de poitrine que j’ai traitées cet automne, un seul malade a péri dans mes mains ; » mon docteur répond en souriant : « Pour moi, j’ai prêté mes secours à plus de cent cet hiver : hélas ! je n’en ai pu sauver qu’un seul. » Tel est mon aimable médecin.

— Je le connais. — Vous permettez bien que je ne l’échange pas contre le vôtre. Un pédant n’aura pas plus ma confiance en maladie qu’une bégueule n’obtiendrait mon hommage en santé. Mais je ne suis qu’un sot. Au lieu de vous rappeler mon amende honorable au beau sexe, je devais lui chanter le couplet de la bégueule ; il est tout fait pour lui.

Pour égayer ma poésie,
Au hasard j’assemble des traits ;
J’en fais, peintre de fantaisie,
Des tableaux, jamais des portraits.
La femme d’esprit, qui s’en moque,
Sourit finement à l’auteur :
Pour l’imprudente, qui s’en choque,
Sa colère est son délateur.

— À propos de chanson, dit la dame, vous êtes bien honnête d’avoir été donner votre pièce aux Français ! moi qui n’ai de petite loge qu’aux Italiens ! Pourquoi n’en avoir pas fait un opéra comique ? ce fut, dit-on, votre première idée. La pièce est d’un genre à comporter de la musique.

— Je ne sais si elle est propre à la supporter, ou si je m’étais trompé d’abord en le supposant : mais, sans entrer dans les raisons qui m’ont fait changer d’avis, celle-ci, madame, répond à tout.

Notre musique dramatique ressemble trop encore à notre musique chansonnière pour en attendre un véritable intérêt ou de la gaieté franche. Il faudra commencer à l’employer sérieusement au théâtre, quand on sentira bien qu’on ne doit y chanter que pour parler ; quand nos musiciens se rapprocheront de la nature, et surtout cesseront de s’imposer l’absurde loi de toujours revenir à la première partie d’un air, après qu’ils en ont dit la seconde. Est-ce qu’il y a des reprises et des rondeaux dans un drame ? Ce cruel radotage est la mort de l’intérêt, et dénote un vide insupportable dans les idées.

Moi qui toujours ai chéri la musique sans inconstance et même sans infidélité : souvent, aux pièces qui m’attachent le plus, je me surprends à pousser de l’épaule, à dire tout bas avec humeur : Eh ! va donc, musique ! pourquoi toujours répéter ? N’es-tu pas assez lente ? Au lieu de narrer vivement, tu rabâches : au lieu de peindre la passion, tu t’accroches aux mots ! Le poète se tue à serrer l’événement, et toi tu le délayes ! Que lui sert de rendre son style énergique et pressé, si tu l’ensevelis sous d’inutiles fredons ? Avec ta stérile abondance, reste, reste aux chansons pour toute nourriture, jusqu’à ce que tu connaisses le langage sublime et tumultueux des passions.

En effet, si la déclamation est déjà un abus de la narration au théâtre, le chant, qui est un abus de la déclamation n’est donc, comme on voit, que l’abus de l’abus. Ajoutez-y la répétition des phrases, et voyez ce que devient l’intérêt. Pendant que le vice ici va toujours en croissant, l’intérêt marche à sens contraire : l’action s’alanguit, quelque chose me manque ; je deviens distrait, l’ennui me gagne ; et si je cherche alors à deviner ce que je voudrais, il m’arrive souvent de trouver que je voudrais la fin du spectacle.

Il est un autre art d’imitation, en général moins avancé que la musique, mais qui semble en ce point lui servir de leçon. Pour la variété seulement, la danse élevée est déjà le modèle du chant.

Voyez le superbe Vestris ou le fier d’Auberval engager un pas de caractère. Il ne danse pas encore ; mais, d’aussi loin qu’il paraît, son port libre et dégagé fait déjà lever la tête aux spectateurs, il inspire autant qu’il promet de plaisir. Il est parti… Pendant que le musicien redit vingt fois ses phrases et monotone ses mouvements, le danseur varie les siens à l’infini.

Le voyez-vous s’avancer légèrement à petits bonds, reculer à grands pas, et faire oublier le comble de l’art par la plus ingénieuse négligence ? Tantôt sur un pied, gardant le plus savant équilibre, et suspendu sans mouvement pendant plusieurs mesures, il étonne, il surprend par l’immobilité de son aplomb… Et soudain, comme s’il regrettait le temps du repos, il part comme un trait, vole au fond du théâtre, et revient, en pirouettant, avec une rapidité que l’œil peut suivre à peine.

L’air a beau recommencer, rigaudonner, se répéter, se radoter, il ne se répète point, lui ! tout en déployant les mâles beautés d’un corps souple et puissant, il peint les mouvements violents dont son âme est agitée : il vous lance un regard passionné que ses bras mollement ouverts rendent plus expressif ; et, comme s’il se lassait bientôt de vous plaire, il se relève avec dédain, se dérobe à l’œil qui le suit, et la passion la plus fougueuse semble alors naître et sortir de la plus douce ivresse. Impétueux, turbulent, il exprime une colère si bouillante et si vraie, qu’il m’arrache à mon siége et me fait froncer le sourcil. Mais, reprenant soudain le geste et l’accent d’une volupté paisible, il erre nonchalamment avec une grâce, une mollesse et des mouvements si délicats, qu’il enlève autant de suffrages qu’il y a de regards attachés sur sa danse enchanteresse.

Compositeurs ! chantez comme il danse, et nous aurons, au lieu d’opéras, des mélodrames ! Mais j’entends mon éternel censeur (je ne sais plus s’il est d’ailleurs ou de Bouillon) qui me dit : Que prétend-on par ce tableau ? Je vois un talent supérieur, et non la danse en général. C’est dans sa marche ordinaire qu’il faut saisir un art pour le comparer, et non dans ses efforts les plus sublimes. N’avons-nous pas…

— Je l’arrête à mon tour. Eh quoi ! si je veux peindre un coursier et me former une juste idée de ce noble animal, irai-je le chercher hongre et vieux, gémissant au timon du fiacre, ou trottinant sous le plâtrier qui siffle ? Je le prends au haras, fier étalon, vigoureux, découplé, l’œil ardent, frappant la terre et soufflant le feu par les naseaux ; bondissant de désirs et d’impatience, ou fendant l’air qu’il électrise, et dont le brusque hennissement réjouit l’homme, et fait tressaillir toutes les cavales de la contrée. Tel est mon danseur.

Et quand je crayonne un art, c’est parmi les plus grands sujets qui l’exercent que j’entends choisir mes modèles ; tous les efforts du génie… Mais je m’éloigne trop de mon sujet ; revenons au Barbier de Séville… ou plutôt, monsieur, n’y revenons pas. C’est assez pour une bagatelle. Insensiblement je tomberais dans le défaut reproché trop justement à nos Français, de toujours faire de petites chansons sur les grandes affaires, et de grandes dissertations sur les petites.

Je suis, avec le plus profond respect,

Monsieur,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
L’Auteur.



  1. Luc Gauric, célèbre astronome des quinzième et seizième siècles. Il fut si célèbre, qu’à force d’erreurs et d’audace il parvint à la confiance de plusieurs papes et à l’épiscopat.

    Jules II, Léon X. Clément VII, lui témoignèrent la plus grande considération précisément dans le temps où le nord de l’Europe commençait à s’affranchir du joug de la papauté, et des superstitions qui fondaient la célébrité de Luc Gauric. Paul III le nomma évêque de Civita-Castellana.

    La plupart des princes de son temps le consultèrent. Catherine de Médicis lui fit demander ce que les astres annonçaient, et quelle serait la destinée de Henri II. Il répondit que ce roi parviendrait à une extrême vieillesse, extrema senectute, et qu’il mourrait paisiblement morbo placidissimo ; et ce prince fut tué dans un tournoi à quarante ans.

    Luc Gauric écrivit aussi un traité de miraculosa Eclipsi in passione Domini observata, quoiqu’il ne fût point arrivé d’éclipse à cette époque.

    On a dit qu’un Jean Bentivoglio, irrité de ses prédictions, qui le menaçaient d’être chassé de sa petite souveraineté, le fit pendre, sans respect de sa mitre et de sa renommée, mais c’est un conte. Luc Gauric, né dans la Marche d’Ancôme selon De Thou, et à Giffoni, dans le royaume de Naples, selon d’autres, mourut à Ferrare, vers l’an 1556, âgé de plus de soixante-dix ans.