Éditions Prima (Collection gauloise ; no 39p. 7-10).

IV


Mes visites au petit bar ont d’abord intrigué beaucoup ces dames. Elles se demandaient probablement pour laquelle d’entre elles venait le monsieur, Comme il ne se décidait pas à faire son choix, elles ont commencé à prendre un air vexé. Et puis, quand elles ont su que le monsieur venait là pour chercher des sujets d’histoires nous sommes devenus tout à fait bons camarades, elles et moi. Et elles m’en ont raconté ! Elles m’en ont raconté ! La plupart n’offrent d’ailleurs aucune espèce d’intérêt. Les thèmes proposés donnent une amusante idée des conceptions littéraires de mes jeunes amies du petit bar :

— Vous direz dans votre journal que l’ouvreuse nous chipe tous nos clients. Vous comprenez, monsieur, ça n’est pas juste. On se met toutes nues pour travailler ; on gagne 10 francs par jour à attraper froid ! Et puis l’ouvreuse profite de ce qu’elle est dans la salle pour donner des rendez-vous aux messieurs ; nous voyons du plateau son manège, Des fois, j’ai envie de sauter par-dessus le trou du souffleur.

Évidemment, comme sujet d’histoire, c’est un peu mince. Mais il n’en faut pas rire. J’ai lu des volumes de 300 pages qui avaient remporté un prix littéraire et qui ne comportaient pas une intrigue plus compliquée que celle de l’ouvreuse, des petites dames et des messieurs. Seulement, ces volumes là n’étaient pas drôles du tout.

— Moi, j’en connais une bonne, d’histoire, me déclare la belle Marie-Louise, qui est la Schéhérazade du bar. C’est l’histoire de Liseron qui avait un ami très riche. Mais il ne venait jamais ici. On ne le voyait jamais.

— Peut-être bien qu’il n’existait pas, déclare Lucette qui porte les cheveux courts et qui a l’air fûtée.

— Penses-tu ! Le manteau existait, lui, tu te rappelles le manteau de Liseron ? Et sa jolie montre de poignet, et tout, quoi.

Marie-Louise Schéhérazade continue, pour le monsieur :

— Nous avions toutes, il faut bien en convenir, l’envie de la situation de Liseron. Et Yvette, une petite, très gentille, pas bien riche, qui ne vient plus ici, lui répétait toujours :

— Ah ! Lili, ce que je voudrais avoir un ami comme le tien.

Mais voilà, monsieur, il fallait le trouver ! Vous ne vous imaginez pas combien c’est difficile de trouver un homme aujourd’hui.

Des fois j’ai envie de sauter par dessus le trou du souffleur (page 8).
Des fois j’ai envie de sauter par dessus le trou du souffleur (page 8).
Des fois j’ai envie de sauter par dessus le trou du souffleur (page 8).

En effet, je ne l’imagine pas. Ça n’est pas, comme disent les ouvriers, ma partie. Pour encourager la conteuse, et témoigner d’une espèce de compétence, je crois devoir expliquer :

— Oui, à cause de la guerre. Il y a maintenant plus de femmes que d’hommes.

— C’est pas tant çà, encore. Mais ceux qui restent ne s’attachent pas. Ils sont bons pour un dîner, une nuit, et c’est tout.

Je comprends que les affaires d’intérêt de cœur de ces dames vont très mal. C’est général, d’ailleurs.

— Pourtant, continue Marie-Louise, voilà mon Yvette qui arrive une fois ici avec un manteau de fourrure, comme celui de Liseron, une montre-bracelet, comme celle de Liseron, une jolie montre en « titre Fix » enfin, tout comme Liseron, quoi. Et qui lui annonce qu’elle a trouvé un ami.

— Tu sais, qu’elle lui fait, j’ai trouvé aussi un ami sérieux ; il m’a mise dans mes meubles ! Il est docteur, mon ami.

— Il est docteur ? fait Liseron. C’est drôle, le mien aussi, il est docteur. Amène nous-le au théâtre, il verra la pièce qui est amusante.

— Il ne veut pas venir.

— Comme le mien, toujours.

— Ça ne fait rien, je te le ferai connaître. Peut-être bien, monsieur, qu’Yvette n’était pas fâchée d’épater un peu, à son tour, Liseron qui nous parlait toujours de son ami. Bref, elles combinent une entrevue toutes les deux, Yvette dit :

— Amène aussi ton ami.

— Je tâcherai s’il est de retour. Il m’a annoncé son départ. Voilà trois semaines que je suis sans nouvelles.

L’ami de Liseron n’étant pas encore rentré de voyage, elle va toute seule au rendez-vous donné par Yvette qui attendait avec son ami. Et savez-vous qui c’était, le docteur d’Yvette ?

— C’était aussi le docteur de Liseron !

Et Marie-Louise me regarde avec surprise :

— Vous avez deviné ! Vous connaissiez donc l’histoire ?