Éditions Prima (Collection gauloise ; no 39p. 2-5).

II


Donc, après la matinée, ces demoiselles, se retrouvent au petit bar. On cause entre amis de la maison.

Il n’est question ni de la politique intérieure, ni de l’extérieure ; ni de littérature, ni des pièces nouvelles. Si les chefs du gouvernement venaient au petit bar. — ils y viennent peut-être — ils comprendraient que l’indifférence du peuple fait la force du Régime ; et si les écrivains et les auteurs dramatiques se rendaient compte de l’ignorance de ces demoiselles et de leurs amis, ils prendraient une grande leçon de modestie en méditant la parole de Saint-Jean : Vanitas vanitatum et omnia vanitas ; tout n’est que vanité.

Les conversations traitent surtout de l’amour ; et aussi de l’argent. L’idée d’argent est liée étroitement à l’idée d’amour dans la minuscule cervelle de ces demoiselles. Car la vie chère a tué le « béguin ». Que les temps sont changés !

— Il faut avoir beaucoup de « pèze », aujourd’hui, pour entretenir un homme et même pour s’offrir un béguin déclare Marie-Louise qui connaît le prix des choses.

Évidemment, « l’homme entretenu » est devenu un luxe coûteux ; quand au « béguin » gratuit, il représente un manque à gagner ; donc un déficit dans le budget.

Et Marie-Louise conclut :

— Tout le monde n’a pas les moyens d’Odette Rénier.

La grande artiste intéresse vivement mes jeunes camarades du bar. Elles la jugent très jolie. Avec des restrictions, naturellement puisqu’elles sont femmes,

— Elle a bien trente-cinq ans, déclare Yvette.

— À ce qu’il paraît qu’elle a des colliers de perles magnifiques, dit Loulou.

— C’est pas moi qu’aurais jamais cette veine-là ! dit encore Marie-Louise, J’ai pourtant de belles jambes aussi.

Je n’ose expliquer à Marie-Louise que les belles jambes ne suffisent pas toujours et qu’il faut encore un grand talent, un travail forcené, énormément de veine et un certain nombre d’années pour devenir une grande vedette. Je n’ose pas ; d’autant plus que je soupçonne Marie-Louise de connaître une intéressante histoire sur Odette Rénier. Et j’essaie d’attraper l’histoire au passage, puisque je viens là pour ça.

— Elle s’offre des béguins, Odette Rénier ? Vous savez ça, vous Marie-Louise ?

Et Marie-Louise répond avec fierté :

— Tiens ! J’ai été une fois chez sa manucure ! C’est elle-même qui m’a raconté l’aventure du petit clerc.

— Voyons l’aventure du petit clerc ?

— C’était un clerc de notaire, un débutant, très gentil garçon, paraît-il, et très sérieux. Seulement, voilà : un beau jour, il va au théâtre. Il voit jouer Odette Rénier. Elle faisait un rôle d’amoureuse. Au ii, elle portait une robe de charmeuse rose, sans corset, décolletée jusqu’aux reins. Elle avait l’air nue, là-dedans. Mon clerc, qui s’appelait Julien, prend feu pour Odette Rénier.

— Faut dire aussi qu’elle avait un joli rôle, interrompt Loulou, Je l’ai vue, moi. Elle était épatante.

— Tu comprends, dit Marie-Louise à Loulou, le petit Julien écrit à Odette Rénier. Elle ne répond pas. Elle en reçoit tous les jours des lettres d’amour.

— Moi aussi, dit Loulou. Les messieurs me donnent rendez-vous à la sortie.

— Seulement le petit clerc expliquait à Odette Rénier qu’il l’adorait, qu’il l’adorait pour toujours. Et il lui envoyait des fleurs.

— Moi, on ne m’envoie pas de fleurs et on me demande seulement à passer une heure à l’hôtel avec moi.

— Bref, il essaie de tous les moyens pour avoir Odette. À la fin, il lui propose cinq mille francs ! Cinq mille francs pour une nuit d’amour.

— Il était riche, ton clerc.

— Tu vas voir ! Attends !

Et Yvette déclara avec simplicité.

— C’est pas à moi qu’on offrirait cinq mille balles.

— T’es trop gourde !

Yvette réplique. Je suis obligé d’intervenir pour ramener la paix et connaître la fin de l’histoire. La voici, telle du moins que la raconte Marie-Louise. Peut-être est-ce une histoire apocryphe.

Odette Rénier accepta les cinq mille francs. Elle invita le jeune clerc chez elle. Il y dîna, il y coucha.

Il était très gentil, ce petit Julien, très tendre, très amoureux, avec un air un peu mélancolique. Sans doute parce que cette belle nuit devait demeurer unique pour lui.

Le lendemain matin, il voulut prendre un bain. Il alla dans la salle de bain. Ses vêtements étaient demeurés sur un fauteuil. Il les y avait lancés, pêle-même, la veille. Le portefeuille, dégonflé, gisait par terre. Les cinq billets se trouvaient sur la cheminée.

Odette Rénier ramassa le portefeuille d’où s’échappait une lettre avec l’adresse des parents du petit clerc et cette suscription : « À remettre après ma mort ».

Du coup, la belle Odette devina quelque drame et ouvrit l’enveloppe qui n’était point collée. Le petit clerc expliquait qu’il avait dérobé cinq mille francs à son patron pour coucher avec Mlle Odette Rénier. Et qu’il allait se jeter à la Seine après avoir passé une nuit d’amour.

Elle ne broncha pas. Elle remit le portefeuille et la lettre dans la poche du veston. Et quand le jeune Julien rentra dans la chambre elle lui tendit les cinq billets, l’embrassa et lui dit :

— Reprends-les, bêta. Tu ne comprends donc pas que je t’aime… Et reviens après-demain. Je serai seule. Nous passerons la nuit ensemble.