Le Banquet (trad. Cousin)/Notes Additionnelles

Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin
Tome sixième
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BANQUET.

Schleiermacher remarque fort bien que la présence d’Aristophane dans la compagnie des amis intimes de Socrate prouve qu’il n’y a jamais eu de haine véritable entre le comique et le philosophe ; et quand on voit la citation tout-à-fait amicale que Platon fait ici du passage des Nuées, on peut supposer qu’il ne lui restait nulle rancune des traits qu’Aristophane avait lancés contre son maître, comme d’ailleurs le prouve à merveille le beau dystique de Platon sur Aristophane. Je suis aussi très-convaincu que jamais Aristophane n’eut aucune mauvaise intention contre Socrate, et que dans les Nuées, qui furent jouées vingt-trois ans avant accusation, il ne songeait pas le moins du monde à préparer cette accusation. Si c’est là la seule induction que l’on veut tirer du Banquet, je l’accepte, et là-dessus je suis complètement de l’avis de Wolff, Symp., Introduction, p. 42 ; — d’Ast, pag. 317  ;— du Quarterly Rewiew, n° 42 sept. 1819, pag. 271 ; — de Prinsterer, Prosopographia platonica, pag. 177. Mais, abstraction faite des intentions d’Aristophane, si on veut conclure du Banquet que la pièce des Nuées n’eut aucune influence sur le procès de Socrate et ne s’y rapporte d’aucune manière, je n’en conviens nullement. Tout concourut dans la mort de Socrate, comme il arrive toujours dans les événemens nécessaires. Il faut compter, 1° les ressentimens du peuple lettré et des beaux esprits du temps, que Socrate avait soulevés en démasquant leur ignorance ; 2° les ombrages de la toute-puissance démocratique, qu’irritait l’impassible équité de Socrate ; 3° le courroux longtemps contenu du pouvoir sacerdotal, qui, après avoir vu d’assez mauvais œil les études et les opinions physiques de Socrate, fort suspectes de tendre plus ou moins directement à ruiner le paganisme, c’est-à-dire l’ordre social tout entier (témoin l’affaire d’Anaxagore et de plusieurs autres physiciens), éclata enfin lorsqu’il vit Socrate proclamer, à la place des divinités consacrées, une providence supérieure qui se manifeste dans la nature par les causes finales auxquelles se rapportent les phénomènes extérieurs, et dans l’homme, dans Socrate, par exemple, par la voix intime de la conscience, organe immédiat et incorruptible de la divinité, unique intermédiaire (c’est le sens du mot Δαίμων), qui dispense de recourir à l’intermédiaire officiel de la religion établie et de ses ministres. Ce fut surtout l’accusation d’impiété qui accabla Socrate : la religion menacée rallia autour d’elle l’état compromis et l’art insulté. Or, les réponses équivoques de l’Apologie ne sont rien moins que satisfaisantes sur l’article de l’impiété, et il y a quelque chose d’absurde aujourd’hui à vouloir défendre Socrate d’avoir été en effet peu orthodoxe, et le premier héraut de la révolution dont il fut le martyr, et à laquelle il a attaché son nom. Si Socrate avait eu la piété de Xénophon, il serait mort dans son lit ; mais l’adorateur impie d’un dieu inconnu, le prophète d’une foi nouvelle devait finir comme il a fini. Disons-le nettement : en attaquant le paganisme, sur lequel reposait l’état dans l’antiquité, Socrate ébranlait l’état ; devant l’état il était coupable. Or Aristophane, excellent citoyen, gardien et vengeur de l’état et de la religion, qui du haut de son théâtre comme d’une tribune combattait sans pitié, avec les armes redoutables du ridicule, tout ce qui lui paraissait contraire aux intérêts de la patrie et à l’ordre établi, Aristophane, sentinelle vigilante y devait jeter un cri d’alarme à la nouvelle direction des études de la jeunesse athénienne, et à l’apparition d’oisifs novateurs occupés des cieux plus que de la patrie, et dans les cieux trouvant des astres à la place des dieux du pays. Or, Socrate était au premier rang de ces novateurs ; Aristophane les persifla au nom de l’état dans la personne de Socrate. Encore une fois, dans l’antiquité, la religion, l’état et l’art se prêtaient une force mutuelle, et la première comédie avait une mission très-sérieuse. La haute bouffonnerie d’Aristophane couvre des pensées profondes. Assurément Aristophane n’eut pas l’intention de dresser l’acte d’accusation de Socrate, pas plus que Socrate n’eut l’intention de faire une révolution : mais dans l’histoire il ne s’agit pas des intentions des hommes ; il s’agit de leurs actes, de leur caractère général et de leurs effets réels et inévitables. Socrate était l’organe d’innovations qui devaient triompher, mais dont le jour n’était pas venu ; Aristophane était le défenseur vigilant et infatigable de la cause attaquée par Socrate. Les deux personnes pouvaient se voir et s’aimer même ; les deux causes étaient ennemies, et la plus forte accabla l’autre. D’abord, la religion menacée se suscita pour vengeur un poète qui attaqua les innovations dans la personne de Socrate, seulement par le ridicule ; enfin, le mal s’accroissant et le ridicule poétique étant impuissant, la religion appela l’état à son secours pour la délivrer de leur impitoyable adversaire, sauf à Aristophane et à Socrate, dans l’intervalle de la représentation des Nuées à l’accusation capitale, à souper, ensemble chez Agathon.

C’est ainsi qu’il faut concilier le passage du Banquet et celui de l’Apologie. Dans le Banquet les individus seuls sont en présence et conversent amicalement ; dans l’Apologie les causes mêmes sont aux prises, et on peut placer Aristophane très-justement parmi ceux qui ont amené le triste dénoûment qui se prépare. En effet comment supposer que les Nuées n’aient pas préparé le peuple et le magistrat à voir dans Socrate un citoyen équivoque, un novateur dangereux, digne du sort d’Anaxagore et de Prodicus ? Les Nuées ne soulevèrent pas l’accusation contre Socrate, mais lui frayèrent la voie. Ce qui avait produit la comédie l’accrédita, et quand le temps fut venu, la convertit en accusation, La seule différence est celle du premier acte d’un drame à son dernier.

On insiste, et on soutient que l’effet des Nuées dut être d’autant moindre, et se perdre d’autant plus aisément dans l’espace de vingt-trois années, que les traits d’Aristophane ne portaient évidemment pas sur Socrate, et que le Socrate des Nuées ne ressemblait en rien au Socrate réel. Et on répète avec une confiance parfaite les mots de Socrate dans l’Apologie, « qu’on l’accuse à faux de s’occuper de physique et d’astronomie, et qu’il n’en sait pas un mot et n’y a jamais pensé. » Mais contre l’Apologie nous avons un témoignage sans réplique, le Phédon où Socrate avoue que dans sa jeunesse il était très-passionné pour les recherches de physique. Il faut lire avec soin ce passage du Phédon, car c’est une défense véritable des Nuées. Socrate s’y donne pour avoir été à peu près tel que le grand comique le représente, avec l’exagération et la haute bouffonnerie propres à la première comédie. Mais tard, il est vrai, Socrate renonça à ses premières études et quitta les spéculations physiques et cosmologiques pour la philosophie morale, jusqu’alors fort négligée. Lui-même nous raconte dans le Phédon comment l’étude des phénomènes extérieurs considérés en eux-mêmes ne le satisfit pas, et comment il chercha un point de vue plus élevé et plus intellectuel. Ce point de vue fut le Νοῦς d’Anaxagore, qui devint pour Socrate et par Socrate la vraie Providence. De là l’étude des lois morales substituée à celle des lois physiques et toute la seconde époque de la vie de Socrate. La première justifie les Nuées ; la seconde n’était pas propre à en détruire l’effet ; car les nouvelles études de Socrate achevèrent ce qu’avaient commencé les premières » et si la physique d’Anaxagore lui avait fait ébranler les divinités du soleil et de la lune, le sentiment d’une Providence partout présente et surtout dans l’âme lui enseigna à les remplacer avec avantage. — La conséquence de tout ceci est qu’il ne faut point se révolter contre ce qui a été, car ce qui a été était ce qui devait être. Platon peut avoir rendu justice à la grâce supérieure du génie d’Aristophane, et Aristophane peut avoir rend justice à l’excellent caractère de Socrate, sans que pour cela les choses aient moins suivi leur cours. Socrate dans sa vieillesse fut traduit devant l’aréopage ; Socrate jeune avait été traduit devant le peuple par Aristophane : c’était toujours le même Socrate, et l’esprit qui inspira Aristophane et celui qui entraîna l’aréopage était aussi le même esprit.

Rapports du Banquet aux autres dialogues.

Dans le discours d’Aristophane, l’amour est le désir de trouver sa moitié, son semblable, comme dans le discours d’Éryximaque l’amour est l’harmonie qui résulte des contrastes. Ces deux points de vue ont été examinés dialectiquement dans le Lysis. Dans le discours de Socrate et de Diotime, il est dit nettement que l’objet de l’amour n’est ni le contraire ni le semblable, mais le bon, τὸ ἀγαθὸν ϰαὶ τὸ ϰαλόν, et que le semblable, τὸ ὅμοιον, ne pourrait être appelé légitimement l’objet de l’amour qu’autant qu’on soutiendrait que ce qui est le plus semblable à notre nature est le bien lui-même. Alors le bien deviendrait τὸ οἰϰεῖον, et nous voilà ainsi ramenés au résultat du Lysis. Dans le discours d’Éryximaque, p. 266, il est question de l’amour des élémens les plus contraires, comme le froid et le chaud, le sec et l’humide, l’amer et le doux. La même phrase se trouve à peu près dans le Lysis. Au commencement du discours de Diotime, Platon montre que tout désir, tout amour, est fondé sur le besoin et la privation. Ce point important est déjà établi dans le Lysis dans les mêmes termes : τό γε ἐπιθυμοῦν, οὐ ἂν ἐνδεής ἦ, τούτου ἐπιθυμεῖ, ἦ γὰρ ; Ναὶ. Τὸ δ’ ἐνδεὲς ἄρα φίλον ἐϰείνου, οὐ ἂν ἐνδεὲς ἦ. Dans le mythe du Banquet : Θεῶν οὐδεὶς φιλοσοφεῖ οὐδ’ ἐπιθυμεῖ σόφος γινέσθαι, rappelle une phrase assez semblable du Lysis.

Dans le discours de Diotime, p. 609, 310, la phrase λήθη γὰρ ἐπιστήμης ἔξοδος rappelle celle du Philèbe, ἐστι γὰρ λήθη μνήμης ἒξοδος, si on fait attention que, dans la théorie de la réminiscence, μνήμη et ἐπιστήμη sont identiques. Voyez aussi le Phédon, chap. 20. Enfin ces divers passages supposent la discussion du Menon.

Comparez le morceau de Diotime sur la beauté absolue avec celui du mythe du Phèdre. Dans l’un, tout est obscur par l’éclat même des images ; dans l’autre, les images, qui sont sobrement employées, y participent de la lumière des idées présentées dans leur ordre successif et vraiment analytique, et sous leurs formes véritables.

Sur la doctrine des démons, dont il est question dans le discours de Diotime, voyez l’Épinomis, et surtout le commentaire de Proclus sur le premier Alcibiade, dont une partie peut servir de commentaire à cet endroit du Banquet. Proclus y soutient que Platon a puisé ce qu’il dit ici sur l’amour, comme démon intermédiaire entre l’homme et Dieu, dans la doctrine orphique, et il cite des vers d’Orphée où l’amour est appelé μέγας δαίμων. Voyez l’édition de Creuzer, p. 46-66, ou la mienne, tom. II, p. 180. Je penche aussi à croire avec Proclus, et en général avec les Alexandrins, qu’en effet le fond des idées platoniciennes a été puisé dans la doctrine pythagoricienne et les traditions orphiques. On dit que Proclus avait fait un livre intitulé : Accord d’Orphée, de Pythagore et de Platon. Je souscrirais volontiers à tout ce qu’annonce un pareil titre, pourvu qu’après l’accord on signalât les différences.