Le Banquet (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
Le BanquetHachetteTome 1 (p. 274-276).


CHAPITRE III.


Chacun des convives loue ce qu’il préfère.


En ce moment, le jeune garçon ayant accordé la cithare sur la flûte, se met à jouer de son instrument et à chanter. Tout le monde applaudit. Alors Charmide : « Pour moi, mes amis, dit-il, je crois, comme Socrate à propos du vin, que ce mélange de jeunes sujets et de sons endort les chagrins et éveille l’amour. » Socrate, de son côté, reprenant la parole : « Il me semble, mes amis, dit-il, que ces gens sont en état de nous divertir ; mais je suis sûr que nous pensons valoir mieux qu’eux. Ne serait-il pas honteux, nous trouvant réunis, de ne pas essayer de nous être utiles aussi bien qu’agréables ? — Eh bien, s’écrient plusieurs des convives, indique-nous quels discours nous devons aborder qui produisent cet effet. — Pour ma part, dit Socrate, je désirerais fort que Callias nous tînt parole ; car il nous assurait que, si nous soupions ensemble, il nous donnerait un échantillon de son savoir. — Volontiers, pourvu que vous tous veniez mettre en commun ce que chacun sait de bon. — Il n’y a personne ici, répliqua Socrate, qui se refuse à dire ce qu’il croit le plus avantageux pour les autres. — Pour moi, reprit Callias, je vais vous faire part d’une connaissance que je prise fort : je me crois capable de rendre les hommes meilleurs. » Alors Antisthène : « Sera-ce en leur enseignant un art manuel ou la probité ? — Oui, si la probité fait partie de la justice. — Par Jupiter, dit Antisthène, c’est une vertu qui ne prête point à la controverse : quelquefois le courage et la prudence semblent nuisibles à nos amis et à l’État, mais la justice ne s’associe jamais à l’injustice[1]. — Lors donc, reprit Callias, que chacun de nous aura dit ce qu’il sait d’utile, moi aussi je me ferai un plaisir de vous révéler le secret de mon art et ce qu’il opère. Mais toi, Nicératus, dis-nous quelle est la science qui te rend fier. — Mon père, dit Nicératus, désirant que je devinsse honnête homme, m’a forcé à apprendre toutes les œuvres d’Homère, et je pourrais en ce moment vous réciter l’Iliade tout entière ainsi que l’Odyssée. — Ignores-tu donc, dit Antisthène, que tous les rapsodes savent par cœur ces deux poëmes ? — Comment l’ignorerais-je, quand je les entends presque tous les jours ? — Connais-tu pourtant une engeance plus inepte que celle des rapsodes ? — Ma foi, je n’en vois guère, dit Nicératus. — Il est bien évident, dit Socrate, qu’ils ne comprennent pas le sens des vers[2] ; mais toi qui as donné beaucoup d’argent à Stésimbrote[3], à Anaximandre[4] et à quelques autres[5], pour en savoir les passages les plus estimés. Et toi, Critobule, continua-t-il, qu’est ce qui te rend fier ? — La beauté. — Comment, tu prétends donc avec ta beauté nous rendre meilleurs ? — Oui, et si j’échoue, il est clair que je suis le dernier des hommes. — Et toi, Antisthène, de quoi es-tu fier ? — De ma richesse, » dit-il. Hermogène lui ayant demandé s’il avait beaucoup d’argent, celui-ci jura qu’il n’avait pas une obole. « Mais tu as beaucoup de terres ? — À peu près ce qu’il en faudrait à Autolycus pour se rouler dans la poussière[6]. — Écoutons aussi ce que tu vas dire, Charmide : et toi qu’est-ce qui te rend fier ? — Moi, c’est ma pauvreté ! — Par Jupiter, dit Socrate, voilà une chose aimable. Elle n’est nullement sujette à l’envie ; elle ne soulève pas de disputes, on la conserve sans gardien, et en la négligeant on la fortifie. — Et toi Socrate, dit Callias, quel est l’état qui te rend fier ? » Alors Socrate se faisant un visage plein de gravité : « Celui d’entremetteur[7], » dit-il. Tout le monde éclatant de rire : « Vous riez, dit-il, mais moi je suis sûr que ce métier me vaudrait beaucoup d’argent, si je voulais m’en servir. — Pour toi, dit Lycon à Philippe, il est certain que tu te piques de faire rire. — À plus juste titre, je crois, que le comédien Callippide, qui se vante insolemment d’arracher des larmes à un grand nombre de spectateurs. — Et toi, Lycon, dit Antisthène, de quoi donc es-tu fier ? — Ne savez-vous pas tous, dit Lycon, que c’est de mon fils que voici ? — Et ce fils, dit quelqu’un, il est évident qu’il est fier d’être vainqueur ? » Alors Autolycus : « Non, par Jupiter, » dit-il en rougissant. Tout le monde, enchanté d’entendre sa voix, tourne les yeux vers lui, et quelqu’un lui demande : « Mais alors de quoi donc es-tu fier, Autolycus ? — De mon père ! » Et en même temps il se penche sur le lit. Alors Callias le regardant : « Ne sais-tu pas, Lycon, dit-il, que tu es le plus riche des hommes ? — Par Jupiter, je l’ignore ! — Quoi ! tu ignores que tu ne voudrais pas changer ton fils contre les trésors du grand roi ? — Me voilà pris en flagrant délit d’être, à ce qu’il paraît, le plus riche des hommes. — Et toi, Hermogène, dit Nicératus, de quoi donc es-tu fier ? — D’avoir des amis vertueux et puissants, et qui, malgré cela, ne me négligent point. » À ce mot, tous le regardèrent, et bon nombre lui demandèrent s’il les leur désignerait. Il dit qu’il s’en ferait un vrai plaisir.



  1. Il y a dans tout ce passage quelque obscurité, probablement une lacune dans le texte.
  2. Cf. Mém., IV, ii, et l'Ion de Platon.
  3. Tout porte à croire qu’il s’agit ici de Stésimbrote de Thrase, dont il est question dans Plutarque, Vies de Thémistocle, de Cimon et de Périclès, et sur lequel on peut consulter les Historiens grecs de Vossius, p. 43, édit. Westermann. — Cf. l'Ion, Platon, chap. ii, p. 296 de l’édition spéciale de Stalbaum.
  4. Sur Anaximandre, voyez également Vossius, Hist.gr., p. 54 de la même édition.
  5. Par exemple Métrodore de Lampsaque, Glaucon on Glaucus de Rhegium. Voy. les notes de Stalbaum sur le chapitre ii de l'Ion de Platon.
  6. Voy. Lucien, Anacharsis, particulièrement, 2, 8, t. II, p. 195 de notre traduction.
  7. Le mot grec μαστροπεία, employé par Socrate, a une signification dont le français n’ose pas rendre toute l’énergie.