Le Bal du comte d’Orgel/Partie 2



— Comme tu es rentré tard, dit Mme Forbach à François quand celui-ci, à neuf heures, entra dans la salle à manger où ils prenaient leur petit déjeuner en commun. Je t’ai entendu, ajouta-t-elle. Il devait être au moins une heure du matin.

Mme Forbach possédait l’innocente coquetterie des vieilles gens qui prétendent avoir le sommeil léger. Elle et son fils Adolphe habitaient depuis trente ans le rez-de-chaussée de cette vieille maison de l’île Saint-Louis. Mme Forbach avait soixante-quinze ans. Elle était aveugle. Son fils Adolphe avait toujours eu l’apparence d’un vieillard. Il était hydrocéphale.

François de Séryeuse apportait sa jeunesse dans cette maison, dont il n’avait jamais remarqué le tragique, tant ces deux êtres eux-mêmes ne le ressentaient point. Il écoutait sans surprise cette aveugle lui dire : « Comme tu as mauvaise mine ! » car la vie de François apparaissait incroyable à une femme qui toute la sienne s’était couchée à neuf heures.

Dès que François atteignit un âge l’autorisant à quelque liberté, Mme de Séryeuse imagina cette combinaison : lui donner une chambre chez les Forbach. Elle leur versait une mensualité pour le logement et les repas de son fils. Mme Forbach d’abord s’était récriée, la trouvant excessive. Mme de Séryeuse avait tenu bon. Elle était heureuse de saisir ce prétexte pour aider un peu ces vieux amis des Séryeuse, et encore plus pour pouvoir exercer un contrôle sur son fils. Celui-ci d’ailleurs ne se plaignait nullement de la combinaison. Au contraire, elle lui apportait un équilibre.

Mme Forbach avait été mariée en 1850 au hobereau prussien von Forbach, un alcoolique, collectionneur de virgules. Cette collection consistait à pointer le nombre de virgules contenues dans une édition de Dante. Le total n’était jamais le même. Il recommençait sans relâche. Il fut aussi un des premiers à collectionner des timbres, ce qui à l’époque semblait fou.

Au bout de quinze ans, un monstre vint consoler la pauvre femme de ce mariage. Non seulement elle refusa de croire à la monstruosité de son fils, mais encore elle disait de cet hydrocéphale : « Il a le front de Victor Hugo. »

Lors de sa grossesse, Mme Forbach s’était retirée à Robinson chez des amis. L’heure de la délivrance approchant, on avait mandé une sage-femme. Celle-ci ne put arriver. On appela le médecin du village. Mme Forbach déclara qu’elle aimait mieux accoucher comme les bêtes, que recevoir l’assistance d’un homme. « Mais un docteur n’est pas un homme », lui disait-on. Elle criait de plus belle. Il fallut bien qu’elle se rendît. Quelques années après, Mme Forbach, ayant appris la mort du médecin de Robinson, avoua que cette mort la soulageait. Seules les saintes avouent ces pensées-là.


Souvent, en face d’elle, François regrettait ses plaisirs. Mais ce matin, il était si joyeux de sa rencontre, il ressentait un tel besoin d’en parler, même de façon indirecte, qu’il raconta son équipée à Robinson. Il se dit aussitôt que si on l’interrogeait, il serait bien embarrassé pour dépeindre ce village. Mais Robinson éveillait en Mme Forbach une foule de souvenirs. Loin d’interroger, elle parla.

François de Séryeuse connaissait ces souvenirs. Chez les Forbach la conversation se réduisait à fort peu. C’était toujours la même. Mais elle reposait François des racontars de la ville. À force de les avoir entendus, ces souvenirs étaient presque siens. Adolphe Forbach, lui, était sûr d’avoir été de ces parties de campagne antérieures à sa naissance.

On finissait par se croire non en face d’une mère et d’un fils, mais d’un vieux ménage.

Ce ménage avait bien organisé sa vie infirme ; l’économie de son bonheur émerveillait François. Il tirait un enseignement profond de ces deux êtres qui n’avaient besoin de rien ! À quoi eussent servi ses yeux, à Mme Forbach ? Elle vivait de souvenirs. Tout ce à quoi elle tenait, elle le connaissait par cœur. Parfois François assis à côté d’elle feuilletait un album plein de photographies de M. de Séryeuse. Sa mère les lui cachait. Car il était officier de marine ; il était mort en mer et Mme de Séryeuse évitait à son fils tout ce qui eût pu lui donner le goût d’une carrière maudite. Mme Forbach réprouvait un peu Mme de Séryeuse de cacher à son fils des reliques. C’est qu’elle ignorait l’inquiétude des mères ; même ce qu’elles craignent lui aurait été un bonheur auquel elle ne pouvait prétendre, puisque son malheureux Adolphe ne pouvait faire seul un pas dans la vie.

François était ému lorsque, tournant les feuilles de l’album, Mme Forbach, fermée à ces images mais qui portait chacune gravée dans son cœur, lui disait comme une voyante : voici ton père à quatre ans, à dix-huit. Voici son dernier portrait sur son bateau ; il nous l’avait envoyé.

« Comme je me serais entendu avec lui », soupirait-il. Ce soupir ne visait pas sa mère : car pour qu’il y ait entente ou mésentente, il faut des préoccupations communes. Or, tandis que la vie de Mme de Séryeuse était d’« intérieur », dans tous les sens du mot, celle de son fils était extérieure, épanouissait ses pétales. La froideur de Mme de Séryeuse n’était qu’une grande réserve, et peut-être une impossibilité à dévoiler ses sentiments. On la croyait insensible, et son fils lui-même la trouvait distante. Mme de Séryeuse adorait son fils, mais veuve à vingt ans, dans sa crainte de donner à François une éducation féminine, elle avait refoulé ses élans. Une ménagère ne peut voir du pain émietté : les caresses semblaient à Mme de Séryeuse gaspillage du cœur et capables d’appauvrir les grands sentiments.

François n’avait en rien souffert de cette fausse froideur, tant qu’il n’avait pas soupçonné qu’une mère pût être différente. Mais lorsque des amis lui vinrent, le monde lui donna le spectacle de sa fausse chaleur. François compara ces excès à la tenue de Mme de Séryeuse, et s’attrista. Aussi cette mère et ce fils, qui ne savaient rien l’un de l’autre, se lamentaient séparément. Face à face ils étaient glacés. Mme de Séryeuse, qui pensait toujours à la conduite qu’aurait tenue son mari, s’interdisait les larmes. « N’est-il pas normal qu’un fils de vingt ans s’éloigne de sa mère ? » se disait-elle. Manquerais-je de courage ? Et le chagrin filial de François, par cette loi même que formulait Mme de Séryeuse, se consolait dehors.

Une chose troublait François de Séryeuse : c’était la façon dont parlait de son père Mme Forbach ; car elle l’avait connu dans sa plus tendre enfance, si bien qu’elle parlait à François, traité en grand garçon, d’un enfant qui était son père. De même, des intimes des Forbach, M. de la Pallière, le Commandant Vigoureux disaient : « J’ai beaucoup connu Monsieur votre père » et lui en parlaient, comme ils parlaient de lui-même, c’est-à-dire d’un homme plein d’espérances.

François de Séryeuse, auprès de ce vieux cercle, jouissait d’un assez grand prestige : il le réconciliait avec la jeunesse. Il écoutait ces vieillards ; pour cette complaisance, on lui prédisait un bel avenir. Ce n’était point, disaient les amis de Mme Forbach, une tête brûlée, une de ces cervelles folles, qui composent la jeunesse d’aujourd’hui. De plus, on s’émerveillait de sa modestie, car, interrogé sur ses études, il ne répondait pas, détournait la conversation, la ramenait aux souvenirs. Personne chez les Forbach n’eût admis que ce jeune homme qui écoutait si bien fût un paresseux.


En dehors de ces visites, l’existence des Forbach était consacrée au « rachat des petits Chinois ». Du moins elle l’avait été jusqu’en 1914. L’enfance de François s’émerveilla de cette œuvre mystérieuse. Il savait simplement que les petits Chinois se rachètent avec des timbres-poste. Il était de tradition dans la famille de François, chez ses tantes, ses cousines, de ramasser le plus de timbres possible pour Adolphe. Celui-ci, comme son père pour les virgules, tenait un compte exact des timbres qu’on lui apportait. Dès qu’il en avait réuni un nombre suffisant, il les envoyait à l’œuvre.

Naturellement, Adolphe n’avait pas épargné la collection de von Forbach. Et c’est ainsi que dans cette œuvre égalitaire, parmi les « République Française » sans valeur, prirent place les timbres de l’île Maurice, dont un seul eût suffi pour acheter tous les petits Chinois.

La guerre de 1914 changea les occupations d’Adolphe Forbach. Ce ne fut plus des timbres que l’on porta aux Forbach, mais des journaux. Adolphe et sa mère taillaient dans les fausses nouvelles des plastrons destinés à préserver du froid. Mme Forbach tricota même des gants, des chandails, des chaussettes, des passe-montagnes.

Les Forbach déjeunaient une fois par an chez Mme de Séryeuse, le jour de l’anniversaire de la bataille de Champigny. François venait le matin les chercher dans une automobile de louage. Pour rien au monde ils n’eussent manqué cette cérémonie.

Mme Forbach et Adolphe, qui faisaient partie de la Ligue des Patriotes, applaudissaient les discours, sur les lieux mêmes où était tombé Forbach, mais de l’autre côté, car, au moment où éclata la guerre de 70, il était en Prusse pour recueillir une petite succession. Les fleurs qu’Adolphe jetait sur le monument de Champigny étaient donc à la fois celles du fils Forbach et d’un membre de la Ligue des Patriotes.