Le Bal des victimes/Chapitre 22

XXII

Depuis plus de trente ans, le petit manoir des Roches n’avait plus ni pont-levis ni fossés.

On y entrait, du côté de la forêt, par une porte à deux vantaux qui ouvraient sur un large vestibule.

Diane et son père, en 1791, avaient prudemment fait gratter l’écusson des Jutault, taillé au-dessus de la porte et peint sur le manteau des cheminées.

L’aspect intérieur, du moins pour ceux qui ne pénétraient qu’au rez-de-chaussée, était celui d’une habitation bourgeoise.

Cadenet souleva le marteau de la porte et frappa deux coups.

Tout aussitôt une fenêtre s’ouvrit au-dessus, montrant une tête de femme, et une voix anxieuse demanda :

— Est-ce vous, Henri ?

— Non, mademoiselle, répondit Machefer.

Diane, car c’était elle, reconnut le compagnon de son hôte, et disparut précipitamment de sa croisée.

La porte s’ouvrit, et, en entrant, Cadenet se trouva en présence de mademoiselle de Vernières.

Diane lui prit la main.

— Ah ! mon cher Cadenet, dit-elle, nous vous attendons avec impatience, Hélène et moi.

— Madame Solérol a déjà de mes nouvelles, dit Cadenet en baisant respectueusement la main de mademoiselle de Vernières.

— Vous êtes allé aux Saulayes ?

— Non, mais j’y ai envoyé Jacomet.

— Et Henri ? l’avez-vous vu ? où est-il ?

— Ma foi, répondit Cadenet, nous ne l’avons vu, ni Machefer ni moi ; mais nous savons où il est.

— Aux Saulayes, sans doute ? fît tristement mademoiselle de Vernières.

— Justement.

Mademoiselle Diane avait ouvert la porte d’un petit salon dont elle avait fait son boudoir, et qui se trouvait au rez-de-chaussée.

Elle fit-entrer Cadenet et Machefer.

— Figurez-vous, leur dit-elle, que j’ai passé une nuit d’angoisses.

— Pourquoi ?

— À cause de Henri.

— Mais, mademoiselle, dit Cadenet en souriant, vous savez bien qu’il va tous les soirs aux Saulayes ?

— Oui, mais il rentre bien avant le jour.

— Les amoureux oublient que le temps marche, dit Machefer à son tour.

— Oh ! j’ai des pressentiments noirs.

— Quelle singulière idée !

— Et puis, le capitaine est avec lui.

— Raison de plus pour que vous soyez tranquille, dit Cadenet. Mais je dois vous dire qu’il n’en est rien… le capitaine n’est pas avec Henri.

— Ils sont sortis ce matin après déjeuner.

— D’accord.

— Et le capitaine n’est pas rentré ?

— Le capitaine est dans la maison de Jacomet.

Ce nom fit tressaillir Diane.

— Avec Lucrèce, la fille du fermier Brulé.

— Elle ! s’écria Diane, elle est donc revenue ?

— Oui, mademoiselle.

— Mais, quand ?… comment ?… demanda mademoiselle de Vernières avec agitation.

— Il paraît que la ferme brûle.

— Quelle ferme ?

— La Ravaudière.

— Ô mon Dieu !… s’écria mademoiselle de Vernières, mais Henri était avec le capitaine… et si ce dernier est avec Lucrèce…

— Mademoiselle, répondit Cadenet, il s’est passé tant de choses étranges dans le pays cette nuit, que je vais vous les exposer rapidement.

Et Cadenet raconta l’incendie de la ferme, les demi-mots prononcés par Jacomet, puis le rêve étrange de Myette ; ensuite leur course à travers la forêt, course au bout de laquelle ils avaient trouvé le bûcheron blessé et mourant ; enfin, l’arrivée de Bernier dans la cabane ; de Bernier dont les vêtements étaient en lambeaux, les cheveux et la barbe brûlés, et qui était arrivé portant Lucrèce évanouie dans ses bras.

Diane écoutait pâle et frémissante.

— Cadenet, dit-elle tout à coup, vous me connaissez bien, vous ?

— Oh ! mademoiselle…

— Vous savez si je tremble rarement et si j’ai l’âme forte aux heures critiques…

— Vous êtes brave comme vos pères, mademoiselle.

— Eh bien ! j’ai peur…

— Vous ? et de quoi ? pourquoi ?

— J’ai peur pour Henri.

— Vous savez bien, dit Cadenet, que le chef de brigade est un misérable et un lâche.

— Et, dit Mâchefer, ce n’est pas lui qui oserait s’attaquer à Henri.

— J’ai peur… répéta Diane avec angoisse, de vagues pressentiments m’assaillent.

— Hé ! mademoiselle, dit Cadenet, rassurez-vous, Henri est aux Saulayes… il ne court aucun danger.

Diane secoua la tête, et, pour la troisième fois, elle répéta :

— J’ai peur…

— Mademoiselle, dit Mâchefer, voulez-vous que je monte à cheval et que je coure aux Saulayes ?

— J’allais vous le demander.

Diane ouvrit sa fenêtre et se pencha en dehors.

Un premier rayon de lumière blanche resplendissait sur l’Yonne, et le ciel, à l’est se teignait de belles bandes pourpre et or.

Un petit jeune homme pansait une jument dans la cour, sous la fenêtre où Diane s’était appuyée.

— Lazare, dit-elle, selle Fatma tout de suite.

— Où faut-il aller ? demanda le jeune garçon.

— À la Ravaudière. Selle, en outre, le bidet gris.

— Mais, dit Lazare, je ne puis pas monter sur deux chevaux.

Cette réflexion naïve fit sourire mademoiselle de Vernières, en dépit de ses alarmes.

— Monte sur le bidet gris, dit-elle, Fatma n’est pas pour toi.

L’enfant obéit et, après avoir attaché Fatma qui était une belle jument percheronne, renommée pour sa vitesse, il alla chercher dans l’écurie le bidet gris.

Mais Cadenet, qui avait appuyé son front aux vitres d’une autre croisée qui donnait sur la forêt, comme celle qu’avait ouverte Diane, donnait sur la cour, Cadenet se retourna brusquement et dit :

— C’est bien lui !… rassurez-vous, mademoiselle… c’est Henri !…

Diane courut rejoindre Cadenet et vit, en effet, un homme qui accourait, par une allée forestière, vers le château.

Diane aussi le reconnut.

— C’est bien Henri, dit-elle.

— Et il court comme un homme qui n’est ni blessé ni boiteux.

— Il court en homme poursuivi ! s’écria Diane.

Elle s’élança hors du petit salon et courut à la rencontre de son frère.

Mais déjà Henri était à la porte du manoir et il entra dans le vestibule, pâle, les vêtements en désordre et l’œil hagard…

Il avait son fusil en bandoulière, mais le canon, noirci au tonnerre témoignait qu’il avait fait feu de ses deux coups.

— Ils viennent… ils viennent !… dit-il, fermez les portes !

— Qui donc ? demanda Cadenet abasourdi.

— Qui donc ? répéta Diane affolée.

— Les gendarmes.

— Eh bien ! dit Cadenet, ils n’ont pas, que je sache, mission de nous arrêter ?

— Vous, non, mais moi.

— Toi ?

— Oui.

Et Henri se laissa tomber, épuisé de fatigue, sur un siège.

— Oh ! les infâmes ! les infâmes ! dit-il.

— Mais que t’est-il donc arrivé ? parle ! s’écria Diane de Vernières.

— Fermez les portes, répéta Henri, j’en ai tué deux, mais les autres me suivent… ils veulent m’emmener.

— Mais où ?

— À Auxerre… Oh ! le misérable scélérat !…

La surexcitation de Henri était si grande, que Diane, Cadenet et Mâchefer se regardaient et semblaient se demander s’il n’était pas devenu fou.

Et, en effet, on pouvait admettre cette hypothèse, si l’on songeait que Henri, était un garçon calme, froid d’ordinaire, très-brave, très-insoucieux de sa vie.

Et, cependant, il paraissait en proie à une violente terreur.

Ses dents claquaient, une sueur abondante mouillait son front, et il répétait :

— Oh ! les misérables !

— Qui, les gendarmes ? fit Cadenet.

— Oui.

— Que t’ont-ils donc fait ?

— Ils disent que c’est moi… qui… Ô infamie ! je veux bien monter sur l’échafaud ; les gentilshommes n’ont pas peur de la mort… je veux bien être guillotiné… mais pas pour cela !…

Et, comme il se faisait un bruit au dehors, il répéta :

— Fermez les portes ! ils ne m’auront pas vivant !… Diane, j’ai perdu mon carnier, donne-moi de la poudre… je veux me défendre !

Cadenet s’avança, sur le seuil de la porte, et vit, en effet, une escouade de cinq gendarmes à cheval.

— J’ai pris une avance sur eux, dit Henri qui s’était emparé d’une poire à poudre, et rechargeait son fusil ; j’ai passé à travers bois… mais les voilà !… Fermez ! fermez !

Diane, épouvantée de l’état de son frère, lui avait pris la main et disait :

— Mais parle donc, mon enfant… que t’est-il arrivé ?… parle…

Henri avait la tête perdue, il n’était plus préoccupé que d’une chose, c’était de ne point laisser entrer les gendarmes.

Ceux-ci avaient fait halte à vingt pas de la porte et avaient paru se consulter.

— Que désirez-vous ? leur cria Cadenet.

Le brigadier répondit :

— Est-ce bien la maison du citoyen Henri Jutault de Vernières ?

— Oui.

— C’est à lui que nous en avons…

— Que lui voulez-vous ?

— Nous venons l’arrêter…

Cadenet ferma la porte sur ces mots, tira les verrous et regarda Henri.

Henri n’était déjà plus le même, son calme lui était revenu ; ce calme terrible qui est l’apanage des désespérés de forte trempe.

— Mon ami, lui dit Cadenet, nous allons parlementer avec les gendarmes.

Les éclats de voix de Henri avaient mis sur pied toute la maison.

Les serviteurs des Roches, au nombre de sept ou huit, vieux pour la plupart, étaient accourus.

— Sautez sur vos fusils ! disait Henri, les mauvais jours sont revenus.

— Mais que veux-tu dire, demanda Machefer, tandis que Cadenet s’élançait dans l’escalier, montait au premier étage, ouvrait une fenêtre et demandait une explication au brigadier de gendarmerie.

— Je veux dire, répondit Henri, que le département a un nouveau commandant.

— Eh bien ?

— Solérol est rentré en grâce avec Barras. Il commande.

— Eh bien !… fit Machefer, qu’importe ?

— La Ravaudière est en flammes !

— Je le sais.

— J’étais allé à la Ravaudière… avec le capitaine…

— Je sais encore cela.

— Puis j’ai laissé le capitaine et sautant par la fenêtre, je suis allé aux Saulayes.

— Bien.

— Quand je suis revenu, j’ai trouvé la ferme en flammes, et les gendarmes qui essayaient de maîtriser l’incendie…

— Bon ! Après ?

— Tout à coup un homme s’est écrié en me désignant : « Voilà l’incendiaire ! » Moi ! comprends-tu ? moi, incendiaire !

Machefer haussa les épaules.

— Quel est cet homme ?

— C’est le fermier.

— Brulé !… Il a osé t’accuser ?

— Il m’accuse et il est de bonne foi, dit Henri, car j’avais quitté la ferme à bas bruit, quand le feu a pris… Les preuves sont contre moi…

— Tu es fou ! dit Machefer, archifou.

Mademoiselle de Vernières regardait son frère avec stupeur et gardait un silence farouche.

Pendant ce temps, Cadenet parlementait avec les gendarmes.

— Que voulez-vous ? disait-il.

— Arrêter le citoyen Henri Jutault.

— En vertu de quel ordre ?

— Par ordre du capitaine de gendarmerie qui est à Auxerre.

— Et pourquoi voulez-vous l’arrêter ?

— Parce qu’il est un incendiaire et un assassin. Il a mis le feu à la ferme de la Ravaudière.

— Vous êtes fous, mes amis !

— Et il a assassiné deux des nôtres.

— Oh ! pardon, dit Cadenet avec hauteur, je crois que vous vous trompez grossièrement, au moins sur les mots. Si vous l’avez poursuivi, il s’est défendu, et en se défendant il vous a tué deux hommes… ce qui n’est pas tout à fait un assassinat.

— Ouvrez ! ouvrez ! répéta le brigadier, au nom de la loi.

— Attendez, on va voir…

Et Cadenet redescendit auprès de Henri.

À cette époque, trop voisine encore de la Terreur, il suffisait d’être noble et d’avoir été un ci-devant pour que point ne fût besoin de preuve si vous étiez accusé d’un crime quelconque.

Cette accusation d’incendie qui venait de tomber comme la foudre sur la tête de Henri n’était même pas discutable, et, en tout autre temps, Cadenet aurait fait ouvrir les portes, entrer les gendarmes et leur aurait livré Henri, bien persuadé qu’il serait disculpé d’un mot.

Mais Cadenet jugea tout de suite que si les gendarmes emmenaient Henri, le jeune homme était perdu.

— Tu as raison, mon ami, dit-il ; il faut nous défendre d’abord… Nous verrons après.

— Le château a soutenu un siège, observa Diane, il en soutiendra bien un second.

Alors Cadenet déploya les qualités d’un général assiégé.

Il fit prendre les armes aux domestiques et les plaça dans les salles du haut, abritées par les contrevents.

Puis, ouvrant une dernière fois la croisée :

— Brigadier, cria-t-il, encore un mot !

Le brigadier s’avança.

— Vous avez quatre hommes avec vous, n’est-ce pas ?

— C’est assez pour arrêter un criminel, répondit fièrement le brigadier de gendarmerie.

— Oui ; mais c’est insuffisant pour faire un siège, et le château a des murs épais.

— Nous le brûlerons !…

— Vous ne brûlerez rien du tout, répondit Cadenet, attendu que je vais vous casser la tête si vous ne vous retirez pas sur-le-champ.

Et Cadenet ajusta le brigadier.

Celui-ci cria :

— Une dernière fois, au nom de la loi, voulez-vous ouvrir ?

— Non, répondit Cadenet.

Le brigadier fit un signe ; un de ses hommes épaula son mousquet et fit feu.

Une balle vint se loger dans la corniche du plafond.

Cadenet riposta.

Le brigadier tomba mort.

Mais, en même temps, on vit apparaître à la lisière du bois des hommes en uniforme, et Cadenet reconnut une compagnie d’infanterie.

Alors il cria à Henri :

— C’est une machination infernale de Solérol… il avait tout prévu et tout calculé. Il faut nous défendre !

— Jusqu’à la mort, répondit Henri.

Et il fit feu à son tour de ses deux coups de fusil, et un autre gendarme tomba à côté du brigadier.

La compagnie d’infanterie arrivait au pas de course, et les baïonnettes étincelaient au premier rayons du soleil.

Cadenet se tourna alors vers Diane et lui dit :

— Mademoiselle, la guerre devait éclater ouvertement dans huit jours… mais on nous devance… Vive le roi !

— Vive le roi ! répéta Henri.

— Vive le roi ! crièrent en chœur les serviteurs du château.

On barricada les portes, on convertit chaque croisée en meurtrière, et chaque domestique en soldat.

Et le siège commença d’une part, et la résistance se trouva organisée de l’autre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Maintenant, comment pouvait-il se faire que le feu ayant pris à la Ravaudière, ferme éloignée de Courson de plus d’une lieue, les gendarmes de ce pays se fussent trouvés presque aussitôt sur les lieux du sinistre ?

Comment pouvait-il se faire encore qu’une compagnie d’infanterie fût venue exprès d’Auxerre pour prêter main forte à la gendarmerie de Courson ?

Le dénouement des événements engagés dans ce livre, fera l’objet d’un second volume, déjà sous presse chez le même éditeur, et qui aura pour titre :

LA BOUQUETIÈRE DE TIVOLI.

C’est là que nous prierons nos lecteurs de vouloir bien nous suivre pour retrouver les principaux personnages de ce récit, et pour savoir comment les véritables incendiaires furent découverts.


Il nous faut, pour expliquer tout cela, revenir au château des Saulayes, et nous reporter à cet instant où, Henri étant parti, madame Solérol avait persisté à demeurer dans la chapelle de la muraille, et avait continué à regarder par un trou dans la chambre de son mari, en disant :

— Je veux tout savoir.

Voici ce que vit et entendit madame Solérol, c’est-à-dire mademoiselle Hélène de Vernières.

Le chef de brigade avait quitté son fauteuil et se promenaient de long en large dans sa chambre, tandis que ses deux acolytes restaient assis.

— Enfin, disait-il, je crois que je le tiens.

— Tu crois ?

— Parbleu, il est allé à la ferme ce soir.

— Nous savons cela.

— Mais, une fois tout le monde couché, il est venu ici. Cela devait être.

— J’en suis certain. Il est aux pieds de ma femme, ricana Solérol. Mais c’est pour la dernière fois…

Et il eut un gros rire cruel qui fit battre violemment le cœur de la jeune femme, toujours immobile et muette dans la petite chapelle pratiquée dans le mur.

— Mais comment as-tu organisé ton plan ? demanda l’un des deux acolytes.

— D’une façon bien simple.

— Mais encore…

— Henri était à la ferme, on lui a donné une chambre.

— Bon !

— Il s’est couché… et le capitaine Bernier l’a vu mettre au lit.

— Eh bien ?

— Une heure après il a sauté par la fenêtre, et est sorti de la ferme, puis il est venu ici.

— Tu m’as déjà dit cela. Après ?

— Une heure plus tard, le feu a pris… Vous venez de voir tous deux que la ferme flambait joliment.

— Voilà justement où nous commençons à ne plus comprendre de quelle nature est le piège que tu lui as tendu.

— Écoutez-moi attentivement et vous comprendrez.

— Voyons.

— La gendarmerie a été prévenue que j’étais sur la trace des incendiaires ; la brigade de Courson s’est cachée dans les bois, à un quart de lieue de la Ravaudière. En outre, j’ai écrit au commandant des troupes d’Auxerre et je lui ai demandé une compagnie d’infanterie.

— Tu les as donc avertis que la ferme brûlerait ?

— Pas précisément, seulement je leur ai dit qu’il y avait de vagues rumeurs, dans le pays, et que le prochain incendie ne tarderait point à éclater.

— Les gendarmes seront arrivés sur le lieu du sinistre à la première alarme, en ce cas ?

— Naturellement. Une ferme ne brûle pas en dix minutes. On aura eu le temps de constater que Henri était absent.

— Ah ! c’est juste !

— Et le fermier s’écriera : J’en ai douté longtemps, mais je ne doute plus à présent ; c’est M. Henri de Vernières qui est le chef des incendiaires ! Alors, on l’arrêtera, on le conduira à Auxerre… et là, je m’en charge !

— Mais… le capitaine ?

— Oh ! celui-là, dit le chef de brigade avec un sourire sinistre, je crois que sa mission secrète est terminée.

— Pourquoi ?

— Pour deux motifs. Le premier, c’est que, tandis qu’il venait ici avec des instructions de Barras relatives aux incendiaires, et de certains pleins pouvoirs, grâce à vous, mes amis, je rentrais en grâce avec le Directoire, et vous m’apportiez ma nomination de commandant en chef des forces du département. Ma commission porte la signature des cinq directeurs, et si le capitaine la voyait jamais, il s’inclinerait. Mais il ne la verra pas…

— Pourquoi donc ? demanda l’un des deux hommes.

— Parce que Brûlé le fermier a su prendre ses précautions.

— Comment cela ?

— Le capitaine est enfermé dans la chambre qu’on lui a donnée à la ferme.

— Ah !

— Et il y brûlera !

— Oh !… superbe !…

— Chut ! j’entends du bruit dans le parc.

Madame Solérol, qui ne perdait ni un mot ni un geste de ces trois hommes, vit son mari se diriger vers la croisée et l’ouvrir, puis regarder dans le parc et dire à mi-voix :

— C’est lui !

— Qui, Henri ?

— Oui… il sort en courant du château.

— Et où va-t-il ?

— Il retourne à la ferme, pardieu ! il y sera bien reçu.

— Le brigadier de gendarmerie a-t-il des ordres bien précis ?

— Oui ; d’autant mieux que c’est un homme qui m’est dévoué.

— Est-ce qu’il a servi sous tes ordres ?

— À l’armée du Rhin.

— Mais, dit encore un des hôtes du général, Henri arrêté et conduit à Auxerre, qu’en fera-t-on ?

— Je le ferai passer devant un conseil de guerre et fusiller ?…

— Mais s’il explique pourquoi il n’était pas à la ferme ?

— Il ne l’osera pas ! Il lui faudrait avouer que ma femme est sa complice… et ces gens-là, ricana le général, tiennent à l’honneur de leur nom.

— Tu dois en savoir quelque chose, mon maître ?

— Tu crois ?

— Mais, dam ! tu n’aurais pas épousé ta femme sans cela…

— Mes bons amis, dit le général, voici l’heure d’aller vous coucher. Je vous souhaite une bonne nuit…

— Bonsoir, Solérol, dirent les deux hommes en se levant.

— Mais… à propos, fit l’un d’eux, comment vas-tu t’y prendre pour découvrir Cadenet et les autres.

— Ils vont être perdus par Henri.

— Tu crois que son arrestation…

— Amènera la leur. Et une fois que je les tiendrai… ah ! si Barras n’est pas content de moi, et s’il ne me nomme pas un beau matin ministre de la guerre…

— Il aura été ingrat, n’est-ce pas ?

— Mon Dieu ! oui. Bonsoir, à demain.

Madame Solérol, immobile et sans voix, vit un des deux hommes prendre un flambeau sur la cheminée.

Puis tous deux sortirent, et le chef de brigade demeura seul.

— Oh ! tous ces nobles, dit-il en commençant à se déshabiller, comme je les hais ! Cadenet, Machefer, Henri, Diane, ils y passeront tous. Je ne ferai grâce qu’à une femme, et pour cause.

Mais comme il prononçait à mi-voix ces odieuses paroles et les accompagnait d’un gros rire, il poussa tout à coup un cri en voyant le mur s’entr’ouvrir.

Une brèche venait de se faire, et au milieu de cette brèche, le chef de brigade, épouvanté, vit apparaître madame Solérol.

Hélène avait poussé un ressort dans le fond de la chapelle, et une cloison qui la séparait de la chambre du chef de brigade s’était ouverte pour lui livrer passage.

Solérol eut peur.

— Vous ! dit-il.

Et il recula devant elle.

Hélène marcha droit à lui. Elle était pâle mais son regard était ardent et le mépris glissait sur ses lèvres.

— Monsieur Solérol, dit-elle, vous êtes un assassin et un lâche !

Solérol recula encore.

— Vous êtes un lâche, reprit, Hélène, car, non content de m’avoir volé ma main et ma fortune, vous voulez encore faire tomber une tête innocente.

— Madame !

— J’ai tout entendu, dit-elle.

— Ah ! fit le général avec effroi.

Et le regard ardent d’Hélène lui paraissait si terrible qu’il reculait toujours…

Et il se réfugia ainsi, fuyant devant cet œil accusateur jusqu’à l’alcôve du lit.

Et, en reculant, il oublia de reprendre ses pistolets, qu’il avait, en rentrant, déposés sur le marbre d’une commode.

Hélène s’appuya à ce meuble.

— Monsieur, dit-elle froidement, y a-t-il encore moyen pour vous de réparer le mal que vous avez fait ?

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, riposta insolemment le chef de brigade, qui finissait par se rassurer un peu.

— Ce que je veux dire, fit-elle ? Je ne veux pas que mon cousin soit sali par vos calomnies…

— Je connais cela, ricana le chef de brigade.

— Je ne veux pas que nos amis soient arrêtés.

Le chef de brigade se mit à rire et haussa les épaules.

Il s’était appuyé à son lit et ne pouvait plus reculer.

— Je ne veux pas, enfin, monsieur, acheva Hélène de Vernières, qu’un homme tel que vous, un ancien pourvoyeur de l’échafaud…

— Madame !

— Un misérable, dont les épaulettes ont a peine entrevu la fumée d’un champ de bataille !…

— Ah ! prenez garde, madame ! s’écria Solérol que la colère aveugla et qui voulut se précipiter sur Hélène.

Mais cette dernière, prompte comme l’éclair, se retourna vers la commode, et le chef de brigade, stupéfait, vit briller les deux pistolets dans ses mains.

— Si vous faites un pas, lui dit-elle, je vous casse la tête.

L’accent de résolution qui brillait dans les yeux de madame Solérol ne laissa aucun doute au chef de brigade.

Faire un pas, c’était mourir !

— Monsieur, reprit Hélène, le hasard vient de vous mettre à ma discrétion, j’en userai. Si vous faites un pas, si vous jetez un cri, je vous tue comme un chien.

Solérol était devenu pâle, et il regardait sa femme avec épouvante.

— Que voulez-vous de moi ? balbutia-t-il.

— Je veux la vie de mon cousin, dit Hélène.

— Vous l’aurez.

— Je veux que son honneur soit sauf.

— Il le sera.

— Je veux que ni M. de Cadenet ni M. de Machefer ne soient inquiétés.

— Je vous le promets.

Elle eut un hautain sourire.

— Dieu me pardonne ! dit-elle, mais je crois que vous venez de faire un serment.

— Oui.

— Et vous avez espéré que je m’en contenterais ?

— Mais… il me semble… murmura Solérol, terrassé sous le regard de sa femme.

— Non, dit Hélène, ce n’est pas ainsi que j’entends les choses…

Et elle leva un des pistolets à la hauteur du front du général.

Celui-ci recula précipitamment.

— Tenez, dit Hélène, un seul scrupule me vient et va m’empêcher peut-être de vous tuer sur-le-champ.

— Grâce ! murmura Solérol, qui tremblait en face de ce canon de pistolet que tenait une femme.

— Grâce ! fit-elle, grâce pour vous ? mais avez-vous eu pitié de quelqu’un ? avez-vous jamais fait grâce ?

Et de sa main gauche, elle eut un geste impérieux et lui dit encore :

— Tenez-vous à distance, et écoutez-moi.

Le général alla de nouveau s’adosser à son lit.

— Dieu m’est témoin, poursuivit Hélène, que si je vous tuais, je croirais accomplir un acte de justice et de réparation, car vous avez cent fois mérité la mort.

— Eh bien ! tuez-moi donc ! s’écria le chef de brigade, essayant de payer d’audace.

— Non, pas maintenant… à moins que vous ne m’y forciez…

— Alors, laissez-moi…

Hélène haussa les épaules :

— Monsieur Solérol, lui dit-elle, vous ne pensez pas, je suppose, que je vais croire à vos promesses. Je veux sauver Henri, et, pour cela, il faut le prévenir… Je veux débarrasser le pays d’un misérable incendiaire tel que vous.

— Ah ! madame… prenez garde !

— Ne bougez pas, si vous voulez vivre encore !

Elle l’ajusta une seconde fois et il se reprit à trembler et demander grâce.

Hélène reprit :

— Monsieur Solérol, ce château des Saulayes, dont vous êtes à présent le maître, vous ne le connaissez pas comme moi, qui y suis née…

Solérol fixait sur elle un air hébété.

— Il est de construction féodale, poursuivit Hélène ; il a des oubliettes et des souterrains.

Le chef de brigade frissonna.

— Je sais bien que la tombe est la plus sûre des prisons, et peut-être ferais-je mieux de vous tuer tout de suite… Cependant, je vous laisse encore le choix… Il y a sous le château un caveau aux murs épais de six pieds, que je vous ai choisi pour demeure. Voulez-vous l’habiter ?

Le chef de brigade eut un reste d’audace.

— Madame, dit-il, cessons, je vous prie, cette plaisanterie, que je commence à trouver longue et de mauvais goût.

— Monsieur, répliqua madame Solérol, je vous jure sur la tête de mon père mort, que si vous ne m’obéissez à l’instant, je vous brûle la cervelle.

Le chef de brigade se résigna et fit un signe de tête qui voulait dire : J’obéirai.

Hélène reprit :

— Vous allez sortir de cette chambre en marchant devant moi.

Et elle lui montra la porte.

Le général se dirigea vers cette porte, et Hélène le suivit.

Mais comme il allait l’ouvrir, elle lui fit signe de prendre un flambeau.

Il obéit encore.

Elle tenait toujours ses deux pistolets à la main, et comme il ouvrait la porte, elle lui dit :

— Maintenant, marchez devant moi, et n’essayez ni de fuir, ni d’appeler… et priez Dieu qu’un serviteur attardé ne nous rencontre pas, ou qu’un de ces deux misérables que vous avez amenés ici ne se trouve pas sur votre chemin, car je ferais feu…

Le chef de brigade se résigna. Il suivit le corridor tout au long jusqu’à l’escalier, puis il descendit l’escalier éclairant ainsi la marche d’Hélène de Vernières, qui le suivait toujours, et qui eût exécuté sa menace, si elle eût rencontré un des deux acolytes du général.

Mais tout le monde était couché dans le château, et ils arrivèrent au rez-de-chaussée sans avoir éveillé aucun écho, ni fait aucun bruit.

Hélène avait dit vrai ; il y avait de vastes souterrains sous le château ; on y descendait par l’escalier des caves.

Toujours sous cette menace de mort formulée par un pistolet braqué sur lui, le général se vit contraint d’ouvrir une seconde porte qui donnait aussi sur l’escalier des caves et de s’y engager le premier.

Hélène le suivait toujours.

Ils descendirent une trentaine de marches et se trouvèrent dans un étroit boyau à pan incliné et à murs voûtés.

— Marchez toujours ! ordonna Hélène de Vernières.

Le général marcha droit devant lui.

C’était la première fois qu’il descendait dans cette partie des caves.

Tout à coup il s’arrêta. Le boyau se terminait par un cul-de-sac, et le chef de brigade vit un mur devant lui.

Alors se retournant vers sa femme, il lui dit :

— Je ne puis aller plus loin !

— Vous vous trompez… il y a des murs qui s’ouvrent. Approchez votre flambeau.

Le général obéit encore.

— Le mur est formé de pierres de taille, n’est-ce pas monsieur ?

— Allons ! dit Hélène, entrez !

— Vous me jurez que vous ne me laisserez pas mourir de faim ?

— Je vous le jure.

Le général fit un pas encore vers la mystérieuse ouverture.

Mais soudain il se retourna brusquement et dit :

— Eh bien ! je ne veux pas !

Et il laissa tomber le flambeau qui s’éteignit, et le souterrain se trouva plongé dans les ténèbres.

— Ajustez-moi et tuez-moi, maintenant ! si vous pouvez. On tire mal dans l’obscurité.

— Qui sait ? répondit Hélène.

Et elle pressa la détente du pistolet et le coup partit…

Un éclair illumina le souterrain, et, à sa lueur, Hélène de Vernières vit son mari accroupi.

Un éclat de rire suivit le coup de pistolet.

— Madame, ricana le chef de brigade, votre balle s’est aplatie sur le mur, à côté de moi. Vous n’en avez plus qu’une, ménagez-la, car après, ce pourrait être vous qui iriez coucher dans le souterrain.

— Dieu ne peut être pour ce misérable, murmura Hélène.

Et comme elle savait maintenant à peu près où il pouvait être, elle fit feu de son deuxième coup.

Mais cette fois, la détonation n’eut point pour écho un éclat de rire.

Hélène entendit un cri de douleur et un blasphème.

Le chef de brigade avait été atteint.


FIN.