Le Bal des victimes/Chapitre 10

X

Brulé prit une futaille à bras-le-corps et la déplaça.

Cette futaille qui était vide, cachait un trou noir.

Ce trou était un boyau souterrain qui passait sous la cour de la ferme, et allait aboutir à quelques centaines de pas plus loin, à une marnière abandonnée depuis longues années et encombrée de broussailles.

C’était par ce chemin assez étrange que les trois hommes noircis s’étaient introduits dans la cave du père Brulé, et que le Bouquin revenait.

C’était lui, en effet, qui avait fait entendre le cri de chouette ; et peu après, il fit son apparition dans la cave.

— D’où viens-tu ? demanda Brulé, qui regarda son fils cadet avec tendresse.

— Je suis allé faire le guet.

— Où ça ?

— Mais, dam !… à l’entour de la ferme.

— Eh bien ! qu’as-tu vu ?

— J’ai vu M. Henri qui sortait par la brèche du potager.

— Ah !

— Et qui prenait l’allée des Dines.

— Cela devait être.

— Tiens ! fît naïvement le Bouquin, ça ne vous étonne pas davantage ?

— Non.

— Et ça ne dérange pas vos plans, papa ?

— Au contraire, gringalet.

Tout en parlant, le père Brulé avait ôté sa blouse et quitté ses sabots.

— Vous êtes un fameux homme, tout d’même, papa Tison ! murmura le Bouquin.

— Te tairas-tu, vipère ! dit le fermier. Si tu prononces jamais ce nom, quand je serai comme je suis là… je t’étrangle !…

— Pardon, excusez, dit l’enfant ; je vas attendre que vous vous soyez noirci comme les camarades.

— Alors, tu attendras longtemps.

— Tiens, fit le Bouquin étonné, vous n’allez peut-être pas travailler à visage découvert, papa, car on travaille cette nuit, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Alors…

— Tu verras, dit le fermier… Venez, mes enfants.

Et il prit la lanterne et sortit le premier du caveau.

— Tâchez de ne pas faire de bruit les enfants, dit-il, vous savez le chemin.

Mais quand il fut au bas de l’escalier qui remontait dans la cuisine, il éteignit la lanterne.

— Vrai de vrai ! murmura le Bouquin en prenant pied sur le sol de la cuisine, si je sais où nous allons je veux être pendu !..

— Ôte tes souliers, dit tout bas le fermier.

— C’est fait. Après ?

— Monte sans bruit là-haut, et écoute si la mère dort.

Brulé et les trois hommes noircis attendirent immobiles et silencieux que le Bouquin redescendît.

Celui-ci revint :

— Je n’entends pas de bruit, dit-il, faut croire qu’elle dort.

— C’est bien, allons…

— Mais où allons-nous, dit le Bouquin.

— Tu veux le savoir ?

— Pardieu !

— Eh bien ! nous allons mettre le feu au bâtiment à fourrage.

— Le bâtiment de la ferme ?

— Oui.

— Mais toutes les récoltes y sont !

— C’est possible… mais qui te dit qu’elles ne soient pas payées…

— Papa Brulé, dit le Bouquin, on n’est pas le fils d’un fier homme comme vous, sans être malin. J’avais deviné ça, et je vois bien que vous voulez brûler le capitaine par-dessus le marché.

— Hélas ! soupira Brulé, c’est bien malheureux pour lui. Eh ! mais, pourquoi diable se permet-il de rechercher les incendiaires et de soupçonner le père Brulé ?…

— Un si brave homme ! ricana le Bouquin.

— Tais-toi, gringalet, dit Brulé qui ouvrit sans bruit la porte de la cuisine.

— C’est dommage ! ajouta le Bouquin, que M. Henri s’en soit allé…

— Au contraire, dit le fermier ; puisqu’on dit partout que c’est les nobles qui mettent le feu.

— Oh ! fameux, dit le Bouquin d’un ton moqueur, ça lui apprendra à réclamer son loup…

La lune, en montant à l’horizon, s’était cachée derrière le pignon du bâtiment à fourrages, et ce pignon jetait une ombre portée sur une partie de la cour.

Ce fut en cet endroit que les incendiaires traversèrent, de peur que quelque garçon de ferme ne fût éveillé et n’eût eu fantaisie de mettre le nez à quelque ouverture du troisième bâtiment.

Le corps de logis où la mère Brulé avait caché sa fille, où dormait le capitaine Victor Bernier, où se trouvaient les fourrages et les autres récoltes, celui, en un mot, qui était condamné à brûler, avait deux escaliers.

L’un, qui menait intérieurement aux trois chambres, aboutissait à un corridor, et au bout de ce corridor à un grenier où se trouvaient amoncelées des javelles destinées au chauffage du four.

L’autre, qui était extérieur et était en bois, comme l’échelle d’un moulin, servant au service du grenier à fourrage, lequel n’était séparé des chambres de réserve que par une cloison en torchis très-mince.

Ce fut vers cet escalier que Brulé conduisit les trois hommes noircis.

— Vous avez vos briquets, dit-il.

— Oui, maître.

— Ici, vous savez, les enfants, continua le fermier en riant, on brûle, mais on ne pille pas… Donc quand vous aurez mis le feu à la luzerne, au foin et à la paille, en cinq Ou six endroits différents, vous vous sauverez… Nous nous reverrons demain… Hé ! le Bouquin, conduis donc les camarades !

— Est-ce que vous ne venez pas avec nous, papa !

— Non, je vais de l’autre côté…

— Ah !

— Je vais chauffer le capitaine, moi…

Et Brulé rasant le bâtiment, se dirigea vers le second escalier.

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Cependant Lucrèce ne dormait pas.

La pauvre enfant, qui venait enfin comme le fils prodigue, mendiant son pain et les pieds ensanglantés, avait d’abord cédé à un premier accablement, et ses yeux s’étaient fermés… Un moment même elle avait, comme on dit, perdu connaissance et goûté quelques minutes d’un sommeil agité et fiévreux, mais elle s’était bientôt éveillée en entendant des voix et des pas.

Des pas qui gravissaient l’escalier, des voix qui parlaient haut.

Une la fit tressaillir, c’était celle du comte Henri.

Alors, bien qu’elle se fût vantée à sa mère de ne plus l’aimer, la pauvre enfant éprouva une émotion bien terrible ; ses tempes Bourdonnèrent et son cœur battit.

Elle descendit de son lit, se traîna jusqu’à la porte car elle n’avait plus la force de marcher, et elle appliqua son œil à une fente de la porte.

Elle vit d’abord passer Sulpice, puis sa mère, puis le comte Henri et le père Brulé, et enfin derrière eux le capitaine.

Et comme un rayon de lanterne avait éclairé le visage de l’officier, Lucrèce le vit…

Et si Brulé et ses hôtes eussent parlé moins haut, si la mère Brulé n’eût déjà pénétré dans la chambre, elle eût entendu le bruit sourd de la chute d’un corps et un gémissement étouffé. Car Lucrèce avait vu cet homme ; elle l’avait reconnu… Elle avait murmuré un mot unique :

— Lui ! Et puis elle était tombée lourdement sur le plancher de la chambre, barrant la porte avec son corps privé de mouvement.

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Combien avait duré son évanouissement, Lucrèce ne le sut pas en revenant à elle ; mais, comme elle se relevait, passait une main fiévreuse sur son front et cherchait à se souvenir, elle entendit un nouveau bruit.

Cette fois, c’était un pas assourdi, le pas d’un voleur du d’un amoureux.

Lucrèce regarda de nouveau par la fente de la porte.

Elle regarda, et elle vit passer son père, nu-pieds, à demi-vêtu, portant une botte de paille sous son bras.

Alors, obéissant à un sentiment de curiosité poignante, à un pressentiment peut-être, Lucrèce entr’ouvrit la porte de sa chambre sans bruit, et se glissa nu-pieds au dehors.

À l’extrémité du corridor brillait une lumière, de l’autre côté d’une porte entrebâillée.

Lucrèce reconnut que son père était dans le grenier aux javelles.

Et toujours guidée par cet âpre instinct de curiosité qui la dominait ; elle avança jusqu’au seuil de cette porte.

Là, ses cheveux se hérissèrent.

Elle vit Brulé qui entassait de la paille sous les javelles et y mettait le feu.

Alors, Lucrèce jeta un cri.

À ce cri, Brulé se retourna menaçant, vit sa fille, la reconnut et s’élança sur elle.

— Au feu ! au secours ! s’écria Lucrèce.

Mais son père la prit à la gorge et lui dit d’une voix étouffée par la colère :

— Tais-toi ! ou je t’étrangle !

Lucrèce essaya de se débattre, mais le fermier lui appuya une de ses mains sur la bouche, lui serra l’autre autour du cou et l’emporta dans ses bras, tandis que le feu commençait son œuvre de destruction.

Tandis que le comte Henri était au château de Saulayes, tandis que le feu prenait à la ferme de la Ravaudière, qui appartenait, comme on le sait, au chef de brigade Solerol ; tandis que le bon Sulpice allait-à Mailly-le-Château emprunter soixante écus au maître d’école, Jacomet, qui avait en vain averti M. Henri qu’il courait un danger en pénétrant cette nuit-là dans le château, Jacomet, disons-nous, reprenait, à travers les bois, le chemin de sa cabane.

Le bûcheron poussa un gros soupir, et murmura :

M. Henri se fera assassiner un jour ou l’autre, s’il n’y prend garde… Mais qu’y faire ? Il faut que j’aille à mon devoir… et je ne puis passer la nuit sous les murs du château afin d’aller à son secours… Les autres m’attendent.

Le bûcheron pressa le pas et eut, en moins d’une heure, atteint la clairière au milieu de laquelle s’élevait sa hutte.

Un filet de fumée s’élevait au-dessus du toit.

— Ils y sont ! se dit Jacomet, car la petite est pour sûr couchée à cette heure.

Puis, ayant aperçu quelques taches brunes sur la nappe de neige qui couvrait la clairière, il s’en approcha et reconnut une trace de pas.

Ces pas sortaient du bois et se dirigeaient vers la cabane.

— Oui, oui, se dit encore Jacomet, il y en a au moins un au rendez-vous.

Et il hâta sa marche et eut bientôt atteint la porte de sa hutte.

Un bruit de voix confuses se faisaient entendre à l’intérieur.

Jacomet poussa la porte et trouva deux hommes assis au coin du feu et causant.

La hutte du bûcheron était divisée en deux compartiments.

Dans l’un couchait la fille de Jacomet, cette jolie Myette que nous avons entrevue.

L’autre était la pièce d’entrée, la cuisine, le lieu où le père et la fille vivaient ensemble pendant le jour et durant les longues soirées d’hiver.

Ainsi que l’avait supposé Jacomet, Myette était couchée.

Des deux hommes étaient seuls au coin du feu. Chaussés de sabots, vêtus de bourgerons bleus, la barbe inculte et les cheveux longs, c’étaient des paysans à première vue.

Cependant, celui qui les eût examinés de plus près eût remarqué la finesse et la blancheur de leurs mains, la délicatesse de leurs pieds, et jusqu’à la propreté merveilleuse du gros linge qu’ils portaient sous leur blouse. Avant que le bûcheron arrivât, ces deux hommes causaient à mi-voix :

— Ainsi, tu es arrivé, disait l’un, la nuit dernière à Auxerre ?

— Oui, mon cher chevalier, j’ai fait mes quarante-trois lieues à franc étrier déguisé en marchand de chevaux, et, ce soir, je suis venu d’Auxerre ici, où tu m’avais donné rendez-vous.

— À pied ?

— Le fusil sur l’épaule et un bâton à la main.

— Heureusement, les nouvelles que tu apportes sont assez bonnes pour te faire oublier la fatigue.

— Ça craque ! ça craque ! dit en riant le voyageur. Si nous opérons avec ensemble, dans deux mois la France sera gouvernée par le roi Louis XVIII.

— Dieu t’entende ! Cadenet…

Cadenet, car c’était bien le même personnage que nous avons entrevu dans le prologue de cette histoire, se leva et alla entre-bâiller la porte.

— Penses-tu, dit-il, que Jacomet tarde longtemps à revenir ?

— Je l’ai envoyé aux Saulayes.

— Porter mon billet ?

— Oui ; aussitôt que je l’ai eu, je suis venu ici et je l’ai remis à Jacomet.

Cadenet parut réfléchir.

— Il y a loin d’ici aux Saulayes, dit-il. Depuis quand est-il parti ?

— Depuis une heure environ.

— Eh bien ! causons en attendant. Qu’a-t-on fait ici, Machefer ?

— Rien… ou à peu près… Les quelques royalistes qui nous entourent manquent d’énergie… Nous avons essayé d’organiser une brigade de compagnons de Jéhu.

— Et vous n’avez pas réussi ?

— C’est-à-dire que nous avons été battus.

— Par qui ?

— Par les gendarmes, d’abord.

— Et ensuite…

— Par ce misérable Solérol.

— Le chef de brigade ?

— Oui.

— Oh ! celui-là, dit Cadenet, il me passera par les mains, je te le promets. Et Henri ?

— Henri est amoureux… voilà tout…

— Il va donc tous les soirs aux Saulayes ?

— Tous les soirs. Une seule chose m’étonne, c’est que le chef de brigade ne le fasse pas assassiner…

— Peuh ! fit Cadenet, il n’est pas jaloux, ce bon général. Il a le château, les terres, l’argent… il ne tient pas à la femme…

— Cependant, murmura Machefer d’un ton ironique, il n’est pas heureux…

— Tu crois ?

— Oui certes, car il est en disponibilité, et le Directoire ne veut de ses services à aucun prix.

Cadenet eut un geste de dégoût.

— Tout corrompus qu’ils sont, nos chers directeurs savent encore distinguer un soldat d’un bourreau.

— Voyons, Cadenet, dit Machefer, il faut pourtant que je sache tout.

— Que veux-tu dire ?

— Je devine tout et ne sais rien. Je veux savoir.

— Mais quoi ?

— L’histoire de cet homme et de son mariage avec mademoiselle de Vernières, notre bonne et fidèle alliée, le seul homme de ce pays-ci.

— Mon cher Baron, dit Cadenet avec tristesse, quand mademoiselle de Vernières est revenue de Paris mariée à cet homme, il y a eu un cri d’étonnement et d’indignation partout, mais elle a gardé le silence et nul n’a osé la soupçonner…

— Oh ! je sais bien dit Machefer, qu’elle est au-dessus de tout soupçon ; mais enfin, pourquoi, comment… est-elle devenue la femme de Solérol ?

— C’est un secret épouvantable.

— Et… ce secret ?

— Quatre hommes l’ont su… deux sont morts… Robespierre était un de ces deux-là.

— Et les deux autres ?

— C’est Henri d’abord.

— Et puis ?

— Et puis moi.

— Tiens, dit Machefer, je crois deviner, mademoiselle de Vernières a consenti à épouser le chef de brigade pour sauver quelqu’un de l’échafaud… un parent… un ami… je ne dirai pas son frère, puisqu’il est mort.

Cadenet secoua la tête.

— Non, mon ami, ce n’est point cela… ce n’est point cela. Ce n’est pas la vie d’un homme qu’elle a sauvée.

— Qu’est-ce donc ?

— L’honneur du nom de Vernières qui allait passer à la postérité couvert de honte et d’opprobre.

— Que veux-tu dire ?

— Écoute-moi bien. T’est-il jamais venu à la pensée qu’il pouvait sonner, pour une famille de vieux et bons gentilshommes, une heure épouvantable et solennellement sinistre, où elle souhaiterait, pour son bonheur, la mort d’un de ses membres ?

— Non, dit naïvement Machefer.

— Eh bien ! dit Cadenet, une heure semblable a sonné, il y a trois ans, pour la famille de Vernières.

— Mais… enfin… qu’est-il arrivé ?

— Tu vas le savoir ; mais, auparavant, fais-moi le serment de ne rien révéler de ce que je vais t’apprendre…

— J’écoute, dit Machefer, et je t’engage ma parole

Cadenet reprit.

— La maison de Vernières se nomme Jutault de son nom patronymique.

— Parbleu ! dit Machefer, tout le monde sait cela, les Jutault de Vernières et les Jutault de Fouronne étaient cousins-germains. Seulement les Fouronne étaient branche aînée.

— Précisément.

— Et même, dit Machefer, moi qui, Provençal par mon père, suis Bourguignon par ma mère, je possède assez bien l’armorial de l’ancienne province pour te dire leur généalogie. Les Jutault sont allés à la seconde croisade avec le premier baron de Chastelluz.

— C’est vrai.

— Ils ont eu des capitaines aux archers des ducs de Bourgogne, un capitaine des gardes de Henri II, un colonel du Royal-Cravate, un vice-amiral sous l’avant-dernier règne, et enfin le père de madame Solérol était lieutenant-colonel d’infanterie à l’armée de Condé, où il a été tué.

— Tout cela est fort exact.

— Maintenant, dit encore Machefer, les Jutault de Fouronne, branche aînée depuis vingt-cinq ans, se sont éteints sur l’échafaud dans la personne de Charles-Gontran-Robert, marquis de Jutault, et garde-du-corps du roi.

— Allons, murmura Cadenet avec un soupir, je vois que tu comprendras facilement pourquoi mademoiselle de Vernières, sa cousine-germaine, a épousé le général Solérol, ami de Robespierre, et l’un de ses plus terribles lieutenants en Vendée et en Bretagne.

— Jusqu’à présent, répliqua Machefer, je ne comprends pas du tout ce qu’il peut y avoir de commun entre la mort du cousin et le mariage de la cousine.

— Eh bien ! dit froidement Cadenet, mademoiselle Hélène Jutault de Vernières a épousé le général Solérol, à la seule fin d’envoyer à l’échafaud son cousin, le marquis Jutault qui allait déshonorer pour jamais le vieux nom de sa race.

Machefer ne put retenir une exclamation d’étonnement.

En ce moment la porte s’ouvrit, et Jacomet entra.