Le Bal (Guttinguer)

Mélanges poétiques
Udron (p. 59-69).


 
» Vous viendrez, mon ami ; ne me refusez pas !
» À nos danses du soir il faut que je vous voie :
» J’aime encor ces plaisirs ; pardonnez-moi ma joie,
» Et de vos doux regards venez suivre mes pas.
» Tenez, voyez, Arthur, ces fleurs, cette parure,
» Ces simples ornemens que vous avez choisis ;
» On dit qu’ils me font belle, et je m’en réjouis,
» Mais à cause de vous, de vous seul, je le jure. »
Mais lui, sombre et rêveur : « O faible créature,

» Remplissez vos destins, perdez dans les plaisirs
» Le rêve de l’amour et sa noble pensée ;
» Montrez-vous belle et fière à la foule insensée,
» Et de notre jeunesse éveillez les désirs ;
» Allez, plus que d’aimer votre sort est de plaire,
(Femme, un esprit funeste est toujours ton vainqueur !)
» Cédez-lui, j’y consens, laissez-moi solitaire,
» Je déteste le monde, et je vis dans mon cœur.
» Là, je vous crois fidèle, et vertueuse et tendre ;
» Quelque chose me dit que vous savez m’entendre,
» Et je suis fier de vous ; mais dans ces tristes lieux
» Où je n’ose chercher ni vos pas, ni vos yeux ;
» Où je vois empressés, toujours pleins d’espérance,
» Ces rivaux, votre gloire et ma longue souffrance ;
» Troublé de vos attraits, du son de votre voix,
» Je vous crains, je vous hais, et je meurs mille fois. »

Faible, mais pure encore, et par ces mots glacée,
Emma ne répond rien ; seulement sa pâleur
Exprime à son ami la plainte et la douleur

D’une âme tout amour par l’amour offensée.
Arthur frémit, s’indigne et maudit sa rigueur :
« O discours trop amers ! Prends pitié de ce cœur ! »
Et saisissant des mains que l’amour abandonne,
Il les couvre de pleurs et de baisers : « Pardonne,
» Pardonne des transports que je réprimerai :
» Emma, ne pleure pas ; à ce soir ; je viendrai. »

Il est parti. Tremblante, et quelque temps confuse,
Emma rêve à son tour, en soupirant s’accuse,
Interroge son cœur. Tant d’amour la confond ;
Elle songe en silence à l’ascendant profond
Que sa tendresse a pris sur cette âme sévère ;
Mais distraite bientôt, et riante et légère,
Elle court à ses fleurs, contemple les atours
Qui doivent sur ses pas entraîner les amours :
Tout est simple, charmant, et la foule autour d’elle,
Ce soir, devant Arthur, s’écriera : Qu’elle est belle !
Cependant la nuit vient. De feux étincelans
Brille le vaste hôtel où des chars élegans

Se pressent d’apporter cent beautés renommées.
À travers les lilas aux grappes embaumées,
Les buissons du Bengale et les pins toujours verts,
On les voit s’avancer. Leurs fronts blancs sont couverts
De pampres, de jasmins, ou des touffes fleuries
De ces simples bouquets ornement des prairies ;
Et les voix, les parfums répandent à l’entour
De doux pressentiments de triomphe et d’amour.
Triste, et cherchant l’appui de la rampe dorée,
Qui traverse rêveur cette foule enivrée ?
Qui, sous un froid maintien qu’adoucit la bonté,
Cache un cœur plein de flamme, et d’amour tourmenté ?
C’est Arthur !… Étranger aux pompes de la fête,
Il y porte un œil sombre, une humeur inquiète.
Un seul objet l’occupe, il n’ose le chercher ;
Il écoute, soupire, il craint de s’approcher ;
Tout-à-coup il s’arrête. Une pure harmonie
Rend à son souvenir les airs de l’Ausonie ;

Airs divins, dont Pasta comprit tous les secrets,
Et qui du bal encore augmentent les attraits ;
C’est par eux, de nos jours, que la danse ennoblie
Prend un parfum d’amour et de mélancolie,
Et, laissant quelquefois son antique gaîté,
Mêle à ses jeux brillants la tendre volupté.
Sans eux l’âme d’Arthur, et plaintive et souffrante,
Aux plaisirs de ce jour restait indifférente ;
Mais des sons aussi doux avec lui sont d’accord ;
Il renaît, se confie et s’avance. O transport !
Elle est là ! seule encor ! la danse commencée
À ses rêves d’amour un instant l’a laissée ;
Pensive, elle respire avec un doux soupir
Le bouquet dont Arthur se plut à l’embellir :
Elle a levé les yeux ! c’est lui ! bonheur suprême !
Et son regard lui dit : « Voyez si je vous aime !
» Je ne pensais qu’à vous ! que vous arrivez tard ! »
Et près d’elle sa main, comme par un hasard,
Se posant, lui montrait la place inoccupée ;
Mais des plus doux moments l’espérance est trompée,

Et les groupes nombreux des danseurs agités
Entre les deux amants se sont précipités.

Parmi cette jeunesse élégante, animée,
Un homme plein d’éclat, fier de sa renommée,
Dont on vante en tous lieux la grâce, les talents,
L’adresse dangereuse et les défauts brillants,
Qui persécute Emma d’une poursuite vaine,
Près d’elle vient encore : il la suit, il l’entraîne.
Habile à profiter du tumulte des sens
Où nous plonge le monde en ces jours ravissants,
Quand les fleurs, les parfums, la parure et la danse,
De leurs nombreux périls assiègent l’imprudence,
Avec un art perfide il attaque le cœur
Dont il jure en secret d’être bientôt vainqueur.
D’un hommage éclatant, de tant de soins ravie,
La coquette orgueilleuse à son pouvoir se fie ;
Séduite par les traits de ce brillant esprit
Qui tour à tour plaisante, intéresse, attendrit,
Elle s’anime encor par la défense même.

Quand on charme, qu’on plaît, se souvient-on qu’on aime ?
Hélas ! Arthur encor n’est pas sacrifié t
Mais par ce faible cœur comme il est oublié !
Il fuit, et, traversant une foule agitée,
Va cacher la douleur d’une âme révoltée :
Un boudoir s’offre à lui, réduit mystérieux
Où l’amour quelquefois évite tous les yeux,
Et dans la solitude entraînant sa conquête,
Pour échanger un mot se dérobe à la fête ;
C’est là que, poursuivi par un cruel destin,
De la danse il écoute encor le bruit lointain,.
Qu’il devine les pas, les mots de l’infidèle,
Qu’il jure de mourir ou de s’éloigner d’elle^
Bientôt le bruit s’apaise, et la danse a cessé.
Arthur respire enfin : tout-à-coup, empressé,
Un homme, sans le voir, entre dans son asile ;
C’est Belmon, son rival ! de fureur immobile,
Arthur l’observe et lit le triomphe en ses traits ;
Le fat après lui traîne un de ces indiscrets,

Des succès qu’ils n’ont pas admirateurs stupides,
Et du scandale impur interprètes perfides ;
C’est à lui que Belmon se confie en ces mots :
« Concevez mon bonheur ! l’auteur de tant de maux,
» Cette Emma si sévère, eh bien ! vous l’avez vue ?
» De mes tendres regards comme elle était émue !
» Que les siens étaient doux ! Je dois la voir demain,
» Elle me l’a promis en me pressant la main. »
Arthur sentit ses yeux se couvrir d’un nuage ;
Il se lève, il profère un effroyable outrage ;
C’en est fait, et les mots qu’on ne peut effacer
Que par du sang, Arthur vient de les prononcer.
« C’est moi que vous verrez demain, avant l’aurore, »
Dit-il ; et tout rempli du mai qui le dévore,
Il a quitté le bal pour n’y rentrer jamais.

Dans la foule pourtant c’est lui que tu cherchais,
Emma ; ton cœur léger ne se sent pas coupable ;
Et ce sévère Arthur, que l’apparence accable,
Est ton unique espoir, le besoin de tes jours


Tu l’aimes ! Pourquoi donc l’affliges-tu toujours ?
« Il est parti ! déjà ! Comment ! sans me le dire,
» Sans m’avoir demandé mon adieu, mon sourire !
» Combien mon cœur gémit de l’avoir offensé !
» Mais craindre ce rival, Arthur ! lui ! l’insensée
» M’a-t-il pu méconnaître ! » Et toujours plus troublée,
D’un lieu vide pour elle elle s’est exilée.

Vainement empressé Belmon, sur son chemin,
Veut, plein d’un fol espoir, s’emparer de sa main ;
Avec quel froid dédain et quelle indifférence
Elle a du fat confus repoussé l’espérance !
Comme dans cet instant son mépris sait venger
Le cœur aimant et fier qu’elle vient d’affliger !
Sous son toit solitaire aussitôt retirée,
Elle a jeté les fleurs dont elle était parée,
Détesté son orgueil, et, toute à ses douleurs,
Avec ses blanches mains caché ses yeux en pleurs,
Puis demandé sa couche, espérant que l’aurore
Amènera plus tôt le pardon qu’elle implore.

Oh ! puisse le sommeil apaiser le tourment
Que jette dans son cœur un noir pressentiment !
Qu’un songe n’aille pas à cette âme glacée
Révéler le malheur dont elle est menacée..

Le sommeil est venu, mais douteux, agité,
Et des scènes du bal sans cesse tourmenté.
« Dieu ! comme le jour tarde à mon impatience !
» Lui seul, ô mon Arthur, me rendra ta présence :
» Dès que j’aurai parlé tu me pardonneras,
» Du mal que je t’ai fait tu me consoleras,
» Et je vivrai pour toi, toi seul feras ma vie ;
» Le monde et ses plaisirs n’ont plus rien que j’envie,
» Ils t’ont fait trop souffrir ! C’est toi seul que je veux. »
Et le jour la surprend se livrant à ces vœux.
Il est tard, et l’airain qui règle les demeures
À ses sens étonnés fait entendre neuf heures !
Un message est venu : « Donnez-le. C’est de lui !
» Pourquoi ne vient-il pas lui-même ? » Elle a pâli.

« Adieu, ma tendre Emma, ma blessure est mortelle,
» D’un injuste soupçon, grand Dieu, tu me punis ;
» Je ne vous verrai plus ; mais vous m’êtes fidèle,
» Mon rival me l’a dit ; adieu, je vous bénis. »

Oh ! qui peindra d’Emma le supplice et les larmes !
Dans la douleur bientôt s’éteignirent ses charmes,
Quand déjà la raison avait fui ses esprits.
Bientôt sur une tombe on lut ces mots écrits :
« Du remords et des pleurs le trépas nous délivre,
» J’avais pu l’affliger, je n’ai pu lui survivre. »