Le Baiser de Narcisse/05
CHAPITRE V
Dans le fond de la salle nue, le grand prêtre, entouré de sept adolescents qui représentaient les Sept Rites, allait juger Milès. Le grand prêtre, dont la barbe blanche et dont le dos voûté contrastaient avec la jeunesse triomphante de son cortège, était assis sur une massive sedia romaine. Il était vêtu d’une robe de couleur sang, qui recouvrait en partie des sandales gemmées, et il reposait ses mains belles encore sur les bords de la sedia, où le nom d’Adonis était gravé. Les éphèbes autour de lui portaient sur des plateaux de métal recouverts d’anémones les objets consacrés : le feu, la myrrhe, le lin blanc, le miroir de cuivre, l’eau lustrale, la canne d’ivoire et les cymbales d’or. Et l’on attendait l’heure où le soleil tomberait droit par l’ouverture de la voûte, jetant son disque vermeil sur le sol jonché de violettes, car c’était l’heure de l’initiation…
… Sous les doigts subtil des pocillateurs, Milès, en extase, fermait ses beaux yeux. Depuis trois mois qu’il avait été soumis aux purifications, et qu’il apprenait pour affronter l’aéropage le chant des vers et la danse, jamais encore les caresses des esclaves n’avaient été si douces. On l’avait oint d’huiles précieuses et de nards de Syracuse. Ses paupières battaient comme des ailes lasses et son corps radieux était souple, ondoyant et plus tendre qu’une algue rose.
Un bref appel de trompe le fit tressaillir sur la couche profonde. Le moment était venu. Soudain ramené à la réalité, une peur atroce le saisit. Lorsqu’il fut debout, ses jambes plièrent comme si du plomb lui coulait dans les veines. Fiévreux, il demanda un miroir, et, comme il n’y avait point de miroir, il se pencha, curieux et joli, au-dessus de la vasque où il s’était baigné. Et l’eau tremblante lui envoya une image, plutôt même une ombre, mais si fine et si juvénile, que Milès en sourit.
Alors les pocillateurs lui agrafèrent la tunique dorée sur l’épaule, les colliers, les bracelets, et lui offrirent du fard. Il refusa le fard. Quand tout fut terminé, il ceignit la bandelette blanche qui lui baissait les cheveux jusqu’aux sourcils arqués. Sous ce casque bouclé et sombre, les prunelles liquides, les transparentes prunelles bleues s’agrandissaient démesurément jusqu’à devenir les pierres précieuses enchâssées dans un visage.
Un second appel de cuivre hennit, impératif, répété par des centaines de trompes sous les portiques du temple. À ce moment on écarta le rideau de pourpre qui séparait la salle des pocillateurs du couloir conduisant à la salle du jugement. Une foule d’adolescents, prêtres ou initiés pour la plupart, attendaient Milès pour l’escorter, et ces éphèbes tenaient des lyres, des harpes et des flûtes.
Une troisième fois les trompes retentirent, et les disques de bronze que les mages apportent du désert, les disques frappés de marteaux d’ébène, frémirent orgueilleusement. Ainsi Milès partit pour aller danser, chanter et plaire, pour consacrer sa beauté et sa jeunesse au dieu ; Milès partit, précédé et suivi de musique, pareil à ce David qui — dans l’histoire de la Judée — sut charmer Saül d’un sourire.
Au seuil du tribunal, les voix se turent, les flûtes s’apaisèrent, les harpes s’adoucirent et ce fut le silence. La théorie adolescente qui accompagnait Milès se rangea, sans une parole, le long des sévères murs de pierre. Et lui demeura seul, au centre de la voûte, inondé du soleil qui coulait dans ses cheveux. Tout auprès, sur une table de porphyre, on avait disposé une lyre, la lyre du temps d’Homère, tendue sur deux cornes de taureau entre des tringles de cuivre, contre une carapace de tortue. Étaient préparés encore, le miroir, les cymbales ; sous les pieds de Milès, sous ses pieds nus, les pétales qui couvraient la terre agonisaient dans des parfums.
Alors le grand prêtre, voyant que les temps étaient venus, déroula un papyrus très antique, jusqu’à ce que le cylindre de fer auquel il était attaché tombât sur les dalles. Il se leva, paraissant plus vieux encore, mais sa tête avait cette noblesse imposante qui rappelle les marbres de Phidias. Puis il lut à Milès la naissance, la vie et la mort d’Adonis. Au passage où il est raconté que le dieu pour la première fois ouvrit les lèvres, le vieillard dit à Milès :
« Chante ! »
Milès prit la lyre. Les doigts légers d’abord hésitèrent un peu, tels que certains oiseaux avant de s’envoler tremblent des ailes. Puis ils coururent, hardis et sûrs, frôlant les cordes sonores, tandis que l’éphèbe, la tête inclinée en arrière, doucement renversée comme une gerbe, accompagnait des vers d’Eschyle, d’une musique en dentelle… Le silence de nouveau plana, après que la dernière note eut vibré comme la chute d’une dernière goutte d’eau.
La lecture continuait. Lorsque le grand prêtre eut rappelé le sommeil d’Adonis, le secret baiser des nymphes et le geste par lequel le dieu vierge repoussa les nymphes, on dit à Milès :
« Danse ! »
Il prit les cymbales, les assujettit à ses paumes, attendit le prélude des harpes… Les juges, que le chant de Milès avait étonnés, escomptaient l’harmonie du geste, anxieusement. Pourquoi ne commençait-il point avec la mélodie ? Mais l’adolescent semblait concentrer dans sa mémoire les attitudes immobiles des statues. Puis, d’un coup bref, les cymbales cinglèrent, acides. Alors lentement d’abord, puis animé par l’entraînement lascif du rythme, Milès, ployant et renversant son buste, glissant avec ses pieds ailés, dansa et, chaque fois qu’il girait, jetait un mystérieux appel ; ses bras blancs, autour desquels voltigeait la fine tunique d’or, encadraient la tête merveilleuse où frémissaient des vertiges. Et parfois les petites fleurs semées sur les dalles, soulevées dans les tourbillons de la danse devenue dyonisiaque, avaient l’air de vouloir s’élever jusqu’aux lèvres de Milès.
Lorsque, frémissant, il s’arrêta, les adolescents qui le jugeaient et ceux qui le voyaient poussèrent les mêmes cris d’admiration. Seul le grand prêtre ne manifesta d’aucune parole sa joie ou son plaisir, car son devoir le liait au silence.
Quand le tumulte fut apaisé, il reprit la Lecture sacrée. Il magnifia alors toute la tristesse de la légende immortelle. Il décrivit l’abandon de Vénus et la colère de Zeus, l’agonie et la mort d’Adonis, d’Adonis qui demeurait si beau malgré l’immobilité funèbre, que Phœbé arrêta sa course dans le ciel pour admirer le rival d’Éros. Puis sa voix qui pleurait redevint vibrante et fière, elle célébrait la résurrection d’entre les morts. À Milès cette voix avait dit : « Chante », elle avait dit : « Danse ». Elle s’adoucit pour lui dire : « Montre-toi ».
C’était la minute suprême. Celle où l’on est définitivement admis dans le temple, celle où l’on en est chassé. Car tout commence par la beauté, tout finit par la beauté.
Et l’on allait juger Milès.
Lui regarda sans honte les assistants. D’un geste enfantin et charmant, du bout de ses doigts rosis, il ôta une violette tombée sur son épaule, leva les yeux vers le ciel comme pour lui demander sa protection et le vêtement de sa lumière. Puis il dégrafa sa tunique dont l’étoffe soyeuse tomba à terre, palpitant autour de lui telle qu’un phalène. Et il demeura ainsi, dans une pose presque pareille à celle du dieu, tandis que les rayons d’or poudraient de lumière chaude la nacre ferme de sa chair. Prolongement fuselé de ses chevilles étroites, les jambes musclées, déliées au genou, supportaient comme deux colonnes d’albâtre le torse souple, le ventre plat et légèrement creux où s’affirmait la précoce virilité de Milès. La tête semblait une fleur plus belle épanouie sur le col de cette amphore humaine dont les anses étaient formées par les deux bras déjà robustes de l’adolescent. Devant cette splendeur et cette immobilité, personne n’élevait la voix comme devant un chef-d’œuvre. Milès avait chanté, dansé et il se montrait dans sa nudité glorieuse…
Cependant un jeune homme, qui n’avait cessé de le regarder avec des yeux étranges, et brillants de désirs, osa rompre l’enchantement. Il alla vers Milès, s’agenouilla et lui baisa les genoux en l’appelant : Basileus ! c’est-à-dire maître. Et Milès, baissant les yeux vers lui, sourit à son triomphe…