L. Michaud (p. 1-3).


CHAPITRE I



Milès…

Il était né à Byblos, la ville rose aux terrasses dorées, à Byblos, dans la vallée de Laodicée, où les temples d’Adonis dressent sur le ciel clair et contre les collines de laurier leurs colonnes en marbre. Ce fut vers l’époque à laquelle l’été commence. Par milliers, comme des fusées immobiles, les lys étoilaient les champs jaunis. L’odeur menthée des herbes et des fenouils mûrs arrivait, violente, jusqu’à la ville, et les raisins montraient déjà entre les larges feuilles leurs grains verts. La mère de Milès, Lidda, était une affranchie d’Elul, le maître. Lidda venait de la Bithynie. Ses yeux de cristal, où des gouttes d’eau semblaient prisonnières, contrastaient avec les regards ardents, noirs et monotones des filles de la contrée. Elle avait été achetée par Elul trois années auparavant, comme esclave. On l’avait employée au pressoir des olives. Après la récolte, au moment de l’hiver, elle triait avec ses doigts agiles, minces et aigus, les cocons des fruits bruns. Puis c’était la meule que tournaient des Tyriotes, courts sur jambes, velus, avec des muscles de bêtes ; la lente cuisson dans des jarres de terre, aux flancs rugueux desquelles s’étalaient, historiées, de belles légendes. Le repos pendant des semaines ; puis la fête heureuse ; après quoi on décantait l’huile des jarres, pour la mettre dans des amphores — l’huile blonde et sirupeuse qui luisait comme le miel.

Dans ces travaux, Lidda, qui n’avait pas dix-huit années, montrait une résignation mélancolique et passive. Sur sa figure blanche que le soleil n’avait pas dorée, aucune expression, que celle de la morne beauté. Elle semblait l’union de la jeunesse et de la mort ; ses lèvres, qu’aucun sourire n’éclairait, avaient l’air d’une coupe pure mais qu’on aurait tarie. Le soir où le maître la distingua et la jeta sur sa couche, nul n’aurait pu dire si les paupières de la vierge palpitaient de peur, de haine ou d’amour. Le jour où les prêtres annoncèrent qu’un enfant allait naître, elle ne pleura pas, elle ne se réjouit point. Lorsque enfin Elul la déclara affranchie, sa fierté même, cet orgueil sauvage et dissimulé qu’on lui devinait, demeura en elle. Ainsi Milès vint-il au monde, ni désiré, ni maudit — mais pareil à ces myrtes de la montagne qui profitent d’un coin de mousse pour y pousser et y fleurir.

Elul, le maître, possédait des vignes, des vergers, des bois, des maisons et un temple qu’il avait fait élever à la gloire des dieux de la mer. Car sa richesse venait de la mer. À Cnide, sur la côte, dix galères, lui appartenant, faisaient l’échange, avec les habitants des îles et même avec la Grèce, du vin de ses cuves et de l’huile de ses pressoirs contre de beaux drachmes d’argent pur. Lui, vivait, mystérieux, craint, presque toujours retiré sous les portiques voilés de l’atrium. Parfois l’entrevoyait-on, grave, vêtu à la façon d’Égypte, les cheveux crépus et calamistrés, les oreilles plates, clouées d’émeraude ou d’électrum ; son profil évoquait Xercès…

Pendant les quatre années du premier âge, Milès, balbutiant et joueur, demeura dans le gynécée où Lidda, libre maintenant, commandait aux autres femmes d’Elul. L’enfant grandit là, aimé et caressé par tous, sauf par une autre affranchie, Kittim, la rivale de sa mère. Vers le printemps, un grenadier piquait au seuil de la maison ses fleurs sanglantes sur la neige des cerisiers. En été, Milès, tout nu, suivait à petits pas drôles et précipités les faucheurs qui s’en allaient couper les feuillages et les foins. En automne, aux vendanges, lorsqu’il eut trois années, le Père lui barbouilla la bouche avec du ferment, et pour la première fois sourit de la grimace du gamin.

Lorsque les quatre années furent révolues, Elul voulut élever son fils. Il le fit venir ; il le prit sur ses genoux pour le voir et l’embrasser. Et comme le petit, effrayé, criait, se débattait en révulsant des yeux magnifiques et des lèvres de glaïeul, l’homme l’avait apaisé, en lui chantant un air nomade, berceur et nostalgique, une de ces litanies de chameliers qui s’en vont vers l’Orient.

Alors, calmé, Milès avait rouvert ses paupières nacrées que les pleurs ourlaient d’un fil rouge. Ses poings mignons s’étaient détendus et les doigts frêles lissaient maintenant la belle barbe teinte d’Elul.

Au lointain, dans l’embrasement orgiaque du crépuscule, on entendait les hymnes de Mythra saluer le coucher du soleil.