L’Essorjanvier-février 1922 (nos 14-15) (p. 9-10).


LE BAISER AU MORT


Blottie dans un coin du lit trop grand, Lucy a froid d’être seule. Elle est malade. Depuis bien des nuits la fièvre l’a condamnée à l’insomnie ; dans l’obscurité, personne à ses côtés pour la défendre contre les cauchemars qu’elle rêve toute éveillée. Demain, heureusement, son mari enfin de retour d’un interminable voyage d’affaires, sera près d’elle ; il la prendra dans ses bras, doucement, doucement comme une enfant qu’on veut consoler, alors elle n’aura plus peur, et déjà elle goûte la joie du retour, quand une appréhension la saisit, soudaine qui la torture… La souffrance a flétri sa beauté et son mari à la voir déchue de son charme physique s’éloignera peut-être. Les malades inspirent toujours de la répulsion ; l’évidence de cette vérité, elle l’a constatée du temps qu’elle était bien portante. Elle s’arrangeait pour fuir leur présence ; maintenant c’est en elle une lutte ininterrompue pour fuir l’obsession de leur souvenir. Elle les revoit tous, tels qu’ils étaient avec leurs laideurs dont jamais elle n’a pu avoir pitié. Dans la pénombre leurs silhouettes vont à pas feutrés, ridicules et douloureuses, mannequins aux robes aujourd’hui ironiquement offertes à son choix, tissues de détresses et d’angoisses. Parmi eux, il en est un dont les traits se font plus nets, l’allure moins falote. Daniel, son premier fiancé semble, sorti du linceul, reprendre l’indéniable réalité des vivants. Il lui apparaît comme aux derniers jours de sa vie, avec une pâleur de moribond, des mains diaphanes dont elle redoutait les caresses moites. De tous les malades qu’elle a connus, c’est de celui-là, le mieux aimé pourtant, qu’elle a eu le plus horreur, et c’est celui-là qui revient toujours, comme font la menace de quelque posthume vengeance…

Au temps où il était beau, ainsi qu’un jeune lord, col ouvert et manches relevées sur les muscles longs des bras, elle avait subi sa séduction ; mais du jour où devenu tuberculeux, toute son harmonieuse beauté s’était flétrie, Lucy fut incapable de lutter contre une involontaire et puissante répulsion. Quand de ses lèvres il baisait seulement le bout de ses doigts, un frisson la prenait aux ongles, qui montait le long des bras et s’épandait au plus intime de son être. Ainsi elle en était venue à une totale horreur pour ce fiancé grelottant sous ses couvertures, déchiré de toux rauque. Le soir où on lui annonça le décès de Daniel, elle fut presque joyeuse ; mais le jour de la mise en bière, lorsque devant la famille assemblée, ce fut son tour d’embrasser le cadavre, un dégoût la secoua toute. Déjà ses lèvres le touchaient presque, quand d’un sursaut de révolte elle se releva sans avoir mis sur le front l’habituel dernier baiser d’adieu ; maintenant il lui semblait qu’à la revoir malade, son mari s’éloignerait d’elle, comme elle s’était éloignée de Daniel, sans un mot, sans une caresse…

Cette pensée lui fait mal, l’empêche de dormir et pourtant il faut qu’elle se repose, pour ne pas avoir les traits tirés pour pouvoir plaire encore. Elle ferme les yeux. Tic-tac, tic-tac, la pendule bat très fort, et dans sa tête qui s’efforce à ne plus songer, chaque battement est un choc dont elle souffre. Tic-tac, tic-tac, un coup n’est qu’une seconde. La nuit sera interminable. Elle ne pourra pas même s’assoupir. Elle va allumer sa lampe, prendre un livre. Elle ne sera plus si seule quand il fera clair. Elle ouvre l’électricité, mais dès qu’elle se retourne une image entrevue dans la glace la laisse bégayante de peur. Elle a vu sur ses épaules, une tête exsangue, la tête affreuse du mort qu’elle ne pourra pas oublier, elle a vu la tête de Daniel, elle a vu… et dans son horreur elle reste de longs instants sans faire un geste, puis pour mettre un obstacle entre elle et cette vision, elle porte sa main sur ses yeux. À nouveau l’obscurité. Elle lie ses idées, elle comprend ; elle a eu une hallucination ; elle rit de sa frayeur. La tête de Daniel mort sur ses épaules, mais c’est de la folie ! Elle Lucy elle est vivante, bien vivante. Il ne peut pas y avoir une tête de mort sur ses épaules. Elle a beaucoup maigri ; ses traits se sont creusés mais quand même son visage ne peut pas ressembler au visage de Daniel, à ce visage qu’elle n’a pas eu la force d’embrasser. Elle est rassurée. À nouveau elle se penche sur son miroir… Mais tout l’effroi renaît. Ses yeux sont pâles, sans vie au milieu des cernes et les meurtrissures de l’insomnie les rend plus vitreux encore. Toute sa peau est collée aux os. Ses cheveux massés en arrière pour une coiffure de nuit sans coquetterie font paraître démesurément haut le visage découvert, et son profil s’accentue, un profil décharné avec des narines presque transparentes. Elle a si peur d’elle même qu’elle passe à son cabinet de toilette pour arranger sa pauvre figure. Elle met du rouge, beaucoup de rouge sur les joues, elle fait bouffer les cheveux, se pare de ses bijoux et cela sans même regarder dans un miroir comme si elle voulait avoir d’un seul coup, sa toilette finie, un apaisement à sa hantise, par une soudaine et totale apparition de sa beauté retrouvée… Mais quand elle revient dans sa chambre c’est toujours la même tête, non plus hideuse seulement mais ridicule aussi. On croirait que c’est à même les os qu’elle a mis le fard ; un collier sur la poitrine et des bracelets aux bras la rendent grotesque comme les momies conservées avec tout l’attirail de leur coquetterie… Quand même elle ne peut pas croire ; pour être plus sûre elle s’approche ; elle se penche….. elle se penche jusqu’à ce que sa tête appuyée au miroir elle sente un froid aussi froid que de la mort. Ses lèvres saignent de s’écraser contre d’autres lèvres glacées, contre des lèvres qu’elle reconnaît… qui sont bien celles de l’autre, de Daniel, et qui prennent dans la cruauté d’une caresse sans chaleur, le baiser qui leur est dû, le baiser qu’on doit aux morts.

René Crevel.