Gabriel Lambert/Chapitre III

Meline (p. 29-42).

III

Le foyer de l’Opéra.


Gabriel Lambert avait raison, ce nom seul me disait, sinon tout, du moins une partie de ce que je désirais savoir.

— C’est juste, Henri de Faverne ! m’écriai-je, Henri de Faverne, c’est cela ! Comment diable ne l’ai-je pas reconnu ?

Il est vrai que je n’avais vu celui qui portait ce nom que deux fois, mais c’était dans des circonstances où ses traits s’étaient profondément gravés dans ma mémoire.

C’était à la troisième représentation de Robert le Diable, je me promenais pendant l’entr’acte au foyer de l’Opéra, avec un de mes amis, le baron Olivier d’Hornoy.

Je venais de le retrouver le soir même, après une absence de trois ans.

Des affaires d’intérêt l’avaient appelé à la Guadeloupe, où sa famille avait des possessions considérables, et depuis un mois seulement il était de retour des colonies.

Je l’avais revu avec grand plaisir, car autrefois nous avions été fort liés.

Deux fois, en allant et en venant, nous croisâmes un homme qui à chaque fois le regarda avec une affectation qui me frappa.

Nous allions le rencontrer une troisième fois, lorsque Olivier me dit :

— Vous est-il égal de vous promener dans le corridor au lieu de vous promener ici ?

— Parfaitement, lui répondis-je ; mais pourquoi cela ?

— Je vais vous le dire, reprit-il.

Nous fîmes quelques pas et nous nous trouvâmes dans le corridor.

— Parce que, continua Olivier, nous avons croisé deux fois un homme…

— Qui vous a regardé d’une singulière façon, je l’ai remarqué. Qu’est-ce que cet homme ?

— Je ne puis le dire précisément, mais ce que je sais, c’est qu’il a l’air de chercher à avoir une affaire avec moi, tandis que moi, je ne me soucierais pas le moins du monde d’avoir une affaire avec lui.

— Et depuis quand donc, mon cher Olivier, craignez-vous les affaires ? Vous aviez autrefois, si je me le rappelle bien, la fatale réputation de les chercher plutôt que de les fuir.

— Oui, sans doute, je me bats quand il le faut ; mais vous le savez, on ne se bat pas avec tout le monde.

— Je comprends, cet homme est un chevalier d’industrie.

— Je n’en ai aucune certitude, mais j’en ai peur.

— En ce cas, mon cher, vous avez parfaitement raison, la vie est un capital qu’il ne faut risquer que contre un capital à peu près équivalent ; celui qui fait autrement joue un jeu de dupe.

En ce moment la porte d’une loge s’ouvrit, et une jeune et jolie femme fit coquettement signe de la main à Olivier qu’elle désirait lui parler.

— Pardon, mon cher, il faut que je vous quitte.

— Pour longtemps ?

— Non, continuez de vous promener dans le corridor, et avant dix minutes je vous rejoins.

— À merveille.

Je continuai de me promener seul pendant le temps indiqué, et je me trouvais du côté opposé à celui où j’avais quitté Olivier, lorsque j’entendis tout à coup une grande rumeur, et que je vis les autres promeneurs se porter du côté où cette rumeur était née ; je m’avançai comme tout le monde, et je vis sortir d’un groupe Olivier qui, en m’apercevant, s’élança à mon bras en me disant :

— Venez, mon cher, sortons.

— Qu’y a-t-il donc ? demandai-je, et pourquoi êtes-vous si pâle ?

— Il y a que ce que j’avais prévu est arrivé, cet homme m’a insulté et il faut que je me batte avec lui ; mais venez vite chez moi ou chez vous, je vous conterai tout cela.

Nous descendîmes rapidement l’un des escaliers ; l’étranger descendait l’autre ; il tenait son mouchoir sur son visage, et son mouchoir était taché de sang.

Olivier et lui se rencontrèrent à la porte.

— Vous n’oublierez pas, monsieur, dit l’étranger à haute voix de manière à être entendu de tout le monde, que je vous attends demain à six heures au bois de Boulogne, allée de la Muette.

— Eh, oui ! monsieur, dit Olivier en haussant les épaules, c’est chose convenue.

Et il fit un pas en arrière pour laisser passer son adversaire, qui sortit en se drapant dans son manteau et avec la prétention visible de faire de l’effet.

— Oh ! mon Dieu ! mon cher, dis-je à Olivier, qu’est-ce que ce monsieur ? Et vous allez vous battre avec cela ?

— Il le faut pardieu bien.

— Et pourquoi le faut-il ?

— Parce qu’il a levé la main sur moi, parce que je lui ai envoyé un coup de canne à travers la figure.

— Vraiment ?

— Parole ! une scène de crocheteur, tout ce qu’il y a de plus sale : j’en ai honte ; mais que voulez-vous ! c’est ainsi.

— Mais qu’est-ce que c’est donc que ce manant-là, qui croit qu’on est obligé de donner à des gens comme nous des soufflets pour les faire battre ?

— Ce que c’est ? c’est un monsieur qui se fait appeler le vicomte Henri de Faverne.

— Henri de Faverne, je ne connais pas cela.

— Ni moi non plus.

— Eh bien ! comment avez-vous une affaire avec un homme que vous ne connaissez pas ?

— C’est justement parce que je ne le connais pas que j’ai avec lui une affaire : cela vous paraît étrange ; qu’en dites-vous ?

— Je l’avoue.

— Je vais vous raconter cela. Tenez, il fait beau, au lieu de nous enfermer entre quatre murailles, voulez-vous venir jusqu’à la Madeleine ?

— Jusqu’où vous voudrez.

— Voilà ce que c’est : ce M. Henri de Faverne a des chevaux superbes et joue un jeu fou, sans qu’on lui connaisse aucune fortune au soleil ; au reste, payant fort bien ce qu’il achète ou ce qu’il perd : de ce côté il n’y a rien à dire. Mais comme il est, à ce qu’il paraît, sur le point de se marier, on lui a demandé quelques explications sur cette fortune dont il fait un usage si éblouissant ; il a répondu qu’il était d’une famille de riches colons qui avait des biens considérables à la Guadeloupe.

« Alors, justement comme j’en arrive, on est venu aux informations près de moi, et l’on m’a demandé si je connaissais un comte de Faverne à la Pointe-à-Pitre.

« Il faut vous dire, mon cher, que je connais, à la Pointe-à-Pitre, tout ce qui mérite d’être connu, et il n’y a pas, d’un bout de l’île à l’autre, plus de comte de Faverne que sur ma main.

« Vous comprenez : moi, j’ai dit tout bonnement ce qu’il en était, sans attacher à ce que je disais d’autre importance. Puis au bout du compte, comme c’était la vérité, je l’eusse dite dans tous les cas.

« Or il paraît que mon refus de reconnaître ce monsieur a mis obstacle à ses projets de mariage. Il a crié bien haut que j’étais un calomniateur et qu’il me ferait repentir de mes calomnies. Je ne m’en suis pas autrement inquiété ; mais ce soir, je l’ai rencontré comme vous avez vu, et j’ai senti, vous savez, on sent cela, que j’allais avoir une affaire avec cet homme.

« Au reste, mon cher ami, vous êtes témoin que, cette affaire, je l’ai évitée tant que j’ai pu ; mais, que voulez-vous ? je ne pouvais pas faire davantage. J’ai quitté le foyer, j’ai pris le corridor ; en m’apercevant qu’il nous avait suivis dans le corridor, je suis entré dans la loge de la comtesse M*** qui elle-même, comme vous le savez, est créole, et qui n’a jamais entendu parler de ce monsieur ni de quelque Faverne que ce soit.

« Je croyais en être quitte ; bast ! il m’attendait en face de la porte de la loge ; vous savez le reste : nous nous battons demain, vous l’avez entendu.

— Oui, à six heures du matin ; mais qui donc a réglé cela ?

— Mais voilà encore ce qui prouve que j’ai affaire à je ne sais quel croquant.

— Est-ce que c’est jamais aux adversaires à régler ces choses-là ? Que restera-t-il à faire aux témoins, alors ? Puis, se battre à six heures du matin, comprenez-vous cela ? Qui est-ce qui se lève à six heures ?

Ce monsieur a donc été garçon de charrue dans sa jeunesse ; quant à moi, je sais que je vais être demain matin d’une humeur massacrante, et que je me battrai très-mal.

— Comment ! vous vous battrez très-mal ?

— Sans doute ; c’est une chose sérieuse que de se battre, que diable ! on prend toutes ses aises pour faire l’amour, et on ne s’accorde pas la plus petite fantaisie en matière de duel ! Moi, je sais une chose, c’est que je me suis toujours battu à onze heures ou midi, et qu’en général je m’en suis très-bien trouvé.

À six heures du matin, je vous demande un peu, au mois d’octobre ! on meurt de froid, on grelotte, on n’a pas dormi.

— Eh bien ! mais rentrez et couchez-vous.

— Oui, couchez-vous, c’est facile à dire ; on a toujours, quand on se bat le lendemain, quelque chose comme un bout de testament à faire, une lettre à écrire à sa mère ou à sa maîtresse ; tout cela vous prend jusqu’à deux heures du matin.

Puis on dort mal ; car voyez-vous, on a beau dire, si brave qu’on soit, c’est toujours une mauvaise nuit que la nuit qui précède un duel ; et se lever à cinq heures, car pour se trouver au bois de Boulogne à six heures, il faut se lever à cinq. Se lever à la bougie ! connaissez-vous rien de plus maussade que cela ?…

Aussi qu’il se tienne bien, ce monsieur, je ne le ménagerai pas, je vous en réponds. À propos, je compte sur vous comme témoin.

— Pardieu !

— Apportez vos épées, je ne veux pas me servir des miennes, il pourrait dire qu’elles sont à ma garde.

— Vous vous battez à l’épée ?

— Oui, j’aime mieux cela ; cela tue aussi bien que le pistolet et cela n’estropie pas ; une mauvaise balle vous casse un bras, il faut vous le couper, et vous voilà manchot. Apportez vos épées.

— C’est bien, je serai chez vous à cinq heures.

— À cinq heures ! Comme c’est amusant pour vous aussi de vous lever à cinq heures !

— Oh ! pour moi, cela m’est à peu près indifférent, c’est l’heure où je me couche.

— C’est égal, lorsque les choses se passeront entre gens comme il faut, et que vous serez mon témoin, faites-moi battre comme vous l’entendrez, mais faites-moi battre à onze heures ou midi, et vous verrez ; parole d’honneur, il n’y aura pas de comparaison ; j’y gagnerai cent pour cent.

— Allons donc, je suis sûr que vous serez superbe.

— Je ferai de mon mieux ; mais d’honneur j’aurais mieux aimé me battre ce soir sous un réverbère, comme un soldat aux gardes, que de me lever demain à une pareille heure ; ainsi, vous, mon cher, qui n’avez pas de testament à faire, allez vous coucher, allez, et recevez mes excuses au nom de ce monsieur.

— Je vous quitte, mon cher Olivier ; mais c’est pour vous laisser tout votre temps à vous-même. Avez-vous quelque autre recommandation à me faire ?

— À propos, il me faut deux témoins : passez au club, et prévenez Alfred de Nerval que je compte sur lui ; cela ne le dérangera pas trop, il jouera jusqu’à cette heure-là, et tout sera dit. Puis il nous faut, je ne sais pas, parole d’honneur, où j’ai la tête, il nous faut un médecin ; je n’ai pas envie, si je lui donne un coup d’épée, de lui sucer la plaie, à ce monsieur, j’aime mieux qu’on le saigne.

— Avez-vous quelque préférence ?

— Pour qui ?

— Pour un docteur !

— Non ; je les redoute tous également. Prenez Fabien ; n’est-ce pas votre médecin ? c’est le mien aussi, il nous rendra ce service avec grand plaisir ; à moins cependant qu’il ne craigne que cela lui fasse tort près du roi ; car vous savez qu’il vient d’être attaché à la cour par quartier.

— Soyez tranquille, il n’y songera même pas.

— Je le crois, car c’est un excellent garçon ; faites-lui toutes mes excuses de le faire lever à pareille heure.

— Bah ! il y est habitué.

— Pour un accouchement, pas pour un duel.

Mais avec cela je bavarde comme une pie, et je vous tiens là dans la rue, sur vos jambes, tandis que vous devriez être dans votre lit ; allez vous coucher, mon cher ami, allez vous coucher.

— Allons, bonsoir et bon courage !

— Ah ! ma foi, je vous jure que je n’en sais rien, dit Olivier en bâillant à se démonter la mâchoire ; car, en vérité, vous ne vous faites point idée combien cela m’ennuie de me battre avec ce drôle-là.

Et sur ces paroles, Olivier me quitta pour rentrer chez lui, tandis que j’allais au club et chez Fabien.

Je lui avais donné la main en le quittant, et j’avais senti sa main agitée d’un mouvement nerveux.

Je n’y comprenais plus rien, Olivier avait presque la réputation d’un duelliste. Comment donc un duel l’impressionnait-il à ce point-là ?

N’importe : je n’en étais pas moins sûr de lui pour le lendemain.