Gabriel Lambert/Chapitre XIV

Meline (p. 181-191).

XIV

La bouquetière.


« Trois jours après, je partis, mon père croyant que j’allais à Caen, et Thomas Lambert et le curé sachant seuls que j’allais à Paris.

« Je passai par le village où était mon enfant, et je le pris avec moi. Pauvre folle que j’étais de ne pas songer que c’était déjà trop de moi !

« Le surlendemain j’étais à Paris.

« Je descendis rue des Vieux-Augustins, à l’hôtel de Venise : c’était le seul hôtel dont je connusse le nom. C’était celui où il était descendu, où je lui avais écrit.

« Là, je demandai des informations sur lui, on se le rappelait parfaitement : il vivait toujours enfermé dans sa chambre et travaillant sans cesse avec un graveur sur cuivre, on ne savait pas à quoi.

« On se rappelait parfaitement que quelque temps après son départ de l’hôtel, un homme d’une cinquantaine d’années, et qui avait l’air d’un paysan, était venu faire les mêmes questions que moi.

« Je m’informai où était l’Opéra. On m’indiqua le chemin que je devais suivre, et je me lançai pour la première fois dans les rues de Paris.

« Voilà quel était le plan que j’avais arrêté dans mon esprit. Gabriel venait à l’Opéra ; j’attendrais devant l’Opéra toutes les voitures qui s’arrêteraient. Si Gabriel descendait de l’une d’elles, je le reconnaîtrais bien ; je demanderais son adresse au valet, et le lendemain je lui écrirais pour lui dire que j’étais à Paris, et lui demander à le voir.

« Dès le soir de mon arrivée, je mis ce plan à exécution. C’était il y a eu mardi huit jours. J’ignorais que l’Opéra ne jouait que les lundis, jeudis et samedis.

« J’attendis donc vainement l’ouverture des portes. Je m’informai des causes de cette solitude et de cette obscurité. On me dit que la représentation était pour le lendemain seulement.

« Je revins à mon hôtel, où je restai toute la journée du lendemain, seule avec mon pauvre enfant : je l’avais si peu vu que j’étais heureuse de cet isolement et de cette solitude. À Paris, inconnue comme je l’étais, j’osais au moins être mère.

« Le soir vint, et je sortis de nouveau.

« Je croyais que je pourrais attendre sous le péristyle, mais les sergents de ville ne me le permirent pas.

« Je vis deux ou trois femmes qui circulaient librement : je demandai pourquoi on leur permettait à elles ce qui n’était pas permis à moi ; on me répondit que c’étaient des bouquetières.

« Au milieu de toute cette préoccupation, beaucoup de voitures arrivèrent, mais je ne pus voir ceux qui en descendaient, peut-être Gabriel était-il parmi eux.

« C’était une soirée perdue, c’étaient encore deux jours à attendre ; j’étais résignée ; je rentrai à l’hôtel avec un nouveau projet.

« C’était, le surlendemain, de prendre un bouquet de chaque main et de me faire passer pour une bouquetière.

« J’achetai des fleurs, je fis les deux bouquets, et j’allai reprendre mon poste : cette fois on me laissa circuler librement.

« Je m’approchais de toutes les voitures qui s’arrêtaient, et j’examinais avec attention les personnes qui en descendaient.

« Il était neuf heures à peu près, et tout le monde semblait être arrivé, lorsqu’une dernière voiture en retard apparut à son tour et passa devant moi.

« A travers l’ouverture de la portière je crus reconnaître Gabriel.

« Je fus prise d’un si grand tremblement que je m’appuyai contre une borne pour ne pas tomber. Le laquais ouvrit la portière ; un jeune homme, qui ressemblait à Gabriel, s’en élança ; je fis un pas pour aller à lui, mais je sentis que j’allais tomber sur le pavé.

« — À quelle heure ? demanda le cocher.

« — À onze heures et demie, dit-il en montant légèrement les escaliers.

« Et il disparut sous le péristyle tandis que la voiture s’éloignait au galop.

« C’était son visage, c’était sa voix ; mais comment ce jeune homme élégant et aux manières aisées pouvait-il être le pauvre Gabriel ? La métamorphose me semblait tout à fait impossible.

« Et cependant, à l’émotion que j’avais éprouvée, je comprenais qu’il était impossible que ce fût un autre que lui.

« J’attendis.

« Onze heures et demie sonnèrent. On commença de sortir de l’Opéra, puis les voitures s’avancèrent à la suite les unes des autres.

« Un groupe qui se composait d’un homme de cinquante ans à peu près, d’un jeune homme et de deux femmes, s’approcha d’une des voitures : le jeune homme était Gabriel, il donnait le bras à la plus âgée des deux femmes : la plus jeune me parut charmante.

« Cependant, il ne monta pas avec elles dans la voiture. Il les accompagna seulement jusqu’au marchepied ; puis, après les avoir saluées, il fit quelques pas en arrière, et attendit sur les marches que sa voiture le vînt prendre à son tour.

« J’eus donc tout le temps de l’examiner et je ne conservai aucun doute, c’était bien lui ; il donnait de bruyants signes d’impatience, et quand le cocher s’approcha, il le gronda pour l’avoir fait attendre ainsi cinq minutes.

« Était-ce bien là l’humble et timide Gabriel ? l’enfant que je protégeais contre les autres enfants ?

« — Où va monsieur ? demanda le laquais en fermant la portière.

« — Chez moi, dit Gabriel.

« La voiture partit aussitôt, gagna le boulevard et tourna à droite.

« Je rentrai à l’hôtel, ne sachant point si je dormais ou si je veillais, et croyant quelquefois que tout ce que j’avais vu était un rêve.

« Le surlendemain, même chose arriva : seulement, cette fois, au lieu d’attendre le départ du coupé à la sortie de l’Opéra, je l’attendis au coin de la rue Lepelletier ; le coupé passa à minuit moins quelques minutes ; il suivit quelque temps le boulevard, et entra dans la seconde rue à ma droite ; j’allai jusqu’à cette rue pour savoir comment elle se nommait : c’était la rue Taitbout.

« Le surlendemain j’attendis au coin de la rue Taitbout. De cette façon, je pensais que j’arriverais à voir où s’arrêterait la voiture.

« En effet, la voiture entra au numéro 11, preuve de plus qu’il habitait là.

J’arrivai devant la porte au moment où le concierge en refermait les deux battants.

« — Que voulez-vous ? me dit-il.

« — N’est-ce point ici, demandai-je d’une voix à laquelle j’essayais inutilement de donner un accent de fermeté, n’est-ce point ici que demeure M. Gabriel Lambert ?

« — Gabriel Lambert ? reprit le concierge, je ne connais pas ce nom-là ; il n’y a personne de ce nom dans la maison.

« — Mais ce monsieur qui rentre, comment l’appelez-vous donc ?

« — Lequel ?

« — Celui dont voici la voiture.

« — Je l’appelle le baron Henri de Faverne, et non pas Gabriel Lambert ; si c’est cela que vous voulez savoir, ma belle enfant, vous voilà au courant de la chose.

« Et il referma la porte sur moi.

« Je revins à l’hôtel, incertaine sur ce que je devais faire. C’était bien Gabriel, il n’y avait pour moi aucun doute, mais c’était Gabriel enrichi, cachant son véritable nom, et auquel, par conséquent, ma visite devait être deux fois désagréable.

« Je lui écrivis. Seulement, sur l’adresse, je mis à M. le baron Henri de Faverne, pour faire passer à M. Gabriel Lambert.

« Je lui demandais une entrevue et je signai :

« Marie Granger. »

« Puis, le lendemain, j’envoyai la lettre par un commissionnaire en lui ordonnant d’attendre la réponse.

« Le commissionnaire revint bientôt en me disant que le baron n’était pas chez lui.

« Le lendemain, j’y allai moi-même ; sans doute j’étais consignée à la porte, car les valets me dirent que M. le baron n’était pas visible.

« Le surlendemain, j’y retournai. Les valets me dirent que M. le baron avait répondu qu’il ne me connaissait pas et défendait de me recevoir davantage.

« Alors je pris mon enfant dans mes bras et vins m’asseoir sur la borne en face de la porte.

« J’étais décidée à rester jusqu’à ce qu’il sortît.

« J’y restai toute la journée, puis la nuit vint.

« A deux heures du matin une patrouille passa et me demanda qui j’étais et ce que je faisais là.

« Je répondis que j’attendais.

« Le chef de la patrouille m’ordonna alors de le suivre.

« Je le suivis sans savoir où il me conduisait.

« C’est alors que vous êtes venu et que vous m’avez réclamée.

« Et maintenant, monsieur, vous savez tout, vous veniez de sa part, je n’ai d’autre appui à Paris que vous. Vous paraissez bon ; que faut-il que je fasse ? dites, conseillez-moi.

« — Je n’ai rien à vous dire ce soir, répondis-je, mais je le verrai demain matin.

« — Et avez-vous quelque espoir pour moi, monsieur ?

« — Oui, répondis-je, j’ai l’espoir qu’il ne voudra pas vous revoir.

« — Oh ! mon Dieu ! que voulez-vous dire ?

« — Je veux dire, ma chère enfant, que mieux vaut être, croyez-moi, la pauvre Marie Granger que la baronne Henri de Faverne.

« — Hélas ! vous croyez donc comme moi que c’est…

« — Je crois que c’est un misérable, et je suis à peu près sûr de ne pas me tromper.

« — Ah ! ma fille, ma fille ! dit la pauvre mère en allant se jeter à genoux devant le fauteuil où dormait son enfant et en le couvrant de ses deux bras, comme si elle eût pu le protéger contre l’avenir qui l’attendait.

« Il était trop tard pour qu’elle retournât à son hôtel de la rue des Vieux-Augustins.

« J’appelai ma femme de charge et je la remis, elle et son enfant, entre ses mains.

« Puis, j’envoyai un de mes domestiques annoncer à la maîtresse de l’hôtel de Venise que mademoiselle Marie Granger, s’étant trouvée indisposée chez le docteur Fabien, où elle dînait, ne pouvait pas rentrer avant le lendemain. »