Gabriel Lambert/Chapitre XIII

Meline (p. 169-179).

XIII

Suite de la confession.


« Dès la veille, comme il l’avait annoncé, Thomas Lambert était parti pour Paris.

« Huit jours s’écoulèrent pendant lesquels chaque matin j’allai voir chez le curé s’il avait reçu des nouvelles du père Thomas ; pendant ces huit jours aucune lettre n’arriva.

« Le soir du dimanche qui suivait celui de Pâques, je vis entrer vers les sept heures du soir la vieille Catherine ; elle venait me chercher de la part de son maître.

« Je me levai toute tremblante et je me hâtai de la suivre ; cependant je n’eus point le courage de franchir la distance qui séparait la maison de mon père du presbytère sans l’interroger.

« Elle me dit que le père Thomas venait d’arriver de Paris à l’instant même. Je n’eus pas la force de lui en demander davantage.

« J’arrivai.

« Tous deux étaient dans le petit cabinet où avait déjà eu lieu la scène que je viens de raconter. Le curé était triste et le père Thomas était sombre et sévère.

« Je restai debout contre la porte, je sentais que ma cause était jugée et perdue.

« — Du courage, mon enfant, me dit le prêtre, car voilà Thomas qui nous apporte de mauvaises nouvelles.

« — Gabriel ne m’aime plus, m’écriai-je.

« — On ne sait pas ce qu’est devenu Gabriel, me dit le curé.

« — Comment cela ? m’écriai-je, le vaisseau qui le portait est-il perdu ? Gabriel est-il mort ?

« — Plût au ciel ! dit son père, et que toute la fable qu’il nous a faite fût une vérité !

« — Quelle fable ? demandai-je effrayée ; car je commençais à tout voir comme à travers un voile.

« — Oui, dit le père, je me suis présenté chez le banquier ; le banquier n’a pas su ce que je voulais lui dire, il n’a jamais eu de commis appelé Gabriel Lambert, il n’a aucun intérêt à la Guadeloupe.

« — Oh ! mon Dieu ! mais alors il fallait aller chez celui qui lui a procuré cette place, le candidat, vous savez…

« — J’y ai été, dit le père.

« — Eh bien ?

« — Eh bien ! il n’a jamais écrit ni à mon fils ni à moi.

« — Mais la lettre ?

« — La lettre, je l’avais, et je la lui ai montrée ; il a parfaitement reconnu son écriture ; mais cette lettre, ce n’est pas lui qui l’a écrite.

« Je laissai tomber ma tête sur ma poitrine.

« Thomas Lambert continua :

« — De là j’allai rue des Vieux-Augustins, à l’hôtel de Venise.

« — Eh bien ! demandai-je, y avez-vous trouvé trace de son passage ?

« — Il est resté six semaines dans l’hôtel, puis il a quitté en payant sa dépense, et l’on ne sait pas ce qu’il est devenu.

« — Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! m’écriai-je, que veut dire tout cela ?

« — Cela veut dire, murmura Thomas Lambert, que de nous deux, ma pauvre enfant, le plus malheureux c’est probablement moi.

« — Ainsi, vous ignorez complètement ce qu’il est devenu ?

« — Je l’ignore.

« — Mais, dit le curé, peut-être qu’à la police vous auriez pu savoir…

« — J’y ai bien pensé, murmura Thomas Lambert ; mais à la police j’ai eu peur d’en trop apprendre.

« Nous frissonnâmes tous, et moi surtout.

« — Et maintenant que faire ? dit le curé.

« — Attendre, répondit Thomas Lambert.

« — Mais elle, dit le prêtre en me montrant du doigt, elle ne peut pas attendre, elle.

« — C’est vrai, dit Thomas Lambert, qu’elle vienne demeurer chez moi : n’est-elle point ma fille ?

« — Oui ; mais, comme elle n’est pas la femme de votre fils, dans trois mois elle sera déshonorée.

« — Et mon père ! m’écriai-je, mon père, que cette nouvelle fera mourir de chagrin !

« — On ne meurt pas de chagrin, dit Thomas Lambert ; mais on souffre beaucoup, et il est inutile de faire souffrir le pauvre homme : sous un prétexte quelconque, Marie ira demeurer un mois chez ma sœur, qui habite Caen, et son père ne saura rien de ce qui sera arrivé pendant ce temps-là.

« Tout s’accomplit comme il avait été convenu.

« J’allai passer un mois chez la sœur de Thomas Lambert, et, pendant ce mois, je donnai le jour au malheureux enfant qui dort sur ce fauteuil.

« Mon père ignora toujours ce qui m’était arrivé, et le secret me fut si bien gardé que tout le monde dans le village l’ignora comme lui.

« Cinq ou six mois s’écoulèrent sans que j’entendisse parler de rien ; mais enfin un matin le bruit se répandit que le maire arrivait de Paris, et que pendant ce voyage il avait rencontré Lambert.

« On racontait, à l’appui de cette rencontre, des choses si singulières que c’était à douter de la véracité de ce récit.

« Je sortis pour aller m’informer chez Thomas Lambert de ce qu’il pouvait y avoir de vrai dans les bruits qui étaient parvenus jusqu’à moi ; mais j’eus à peine fait cinquante pas hors de la maison que je rencontrai M. le maire lui-même.

« — Eh bien ! la belle, me dit-il, cela ne m’étonne plus que ton amoureux ait cessé de t’écrire ; il paraît qu’il a fait fortune.

« — Oh ! mon Dieu, et comment cela ? demandai-je.

« — Comment ? je n’en sais rien ; mais le fait est que, comme je revenais de Courbevoie, où j’avais dîné chez mon gendre, j’ai rencontré un beau monsieur à cheval, un élégant, un dandy, comme ils disent là-bas, suivi d’un domestique à cheval aussi : devine qui cela était ?

« — Comment voulez-vous que je devine ?

« — Eh bien ! c’était maître Gabriel. Je le reconnus et je sortis à moitié de mon cabriolet pour l’appeler ; mais sans doute il me reconnut aussi, lui, car, avant que j’eusse eu le temps de prononcer son nom, il piqua des deux et partit au galop.

« — Oh ! vous vous serez trompé, lui dis-je.

« — Je le crus comme toi, répondit-il ; mais le hasard fit que j’allai le soir à l’Opéra, au parterre bien entendu : moi, je suis un paysan, et le parterre est assez bon pour moi ; mais lui, comme c’est un grand seigneur, à ce qu’il paraît, il était aux premières loges, et dans une des plus belles encore, entre deux colonnes, causant, faisant le joli cœur avec des dames, et ayant à la boutonnière un camélia large comme la main.

« — Impossible, impossible, murmurai-je.

« — C’est pourtant comme cela ; mais moi aussi j’en doutais, et je voulus en avoir le cœur net. Dans l’entr’acte, je sortis et j’allai me poster près de la loge ; bientôt la porte s’ouvrit et notre fashionable passa près de moi.

« — Gabriel, dis-je à mi-voix.

« Il se retourna vivement et m’aperçut ; alors il devint rouge comme écarlate et s’élança dans l’escalier avec tant de rapidité qu’il pensa renverser un monsieur et une dame qui se trouvèrent sur son chemin. Je le suivis ; mais lorsque j’arrivai sous le péristyle, je le vis qui montait dans un coupé des plus élégants, un valet en livrée referma la portière sur lui et le coupé partit au galop.

« — Mais comment voulez-vous, demandai-je, qu’il ait une voiture et des domestiques en livrée ? Vous vous serez mépris ; assurément ce n’était pas Gabriel.

« — Je te dis que je l’ai vu comme je te vois, et que je suis sûr que c’est lui ; je le connais bien peut-être, puisque je l’ai eu trois ans pour secrétaire de ma mairie.

« — Avez-vous dit cela à d’autres qu’à moi, M. le maire ?

« — Pardieu, je l’ai dit à qui a voulu m’entendre. Il ne m’a pas demandé le secret, puisqu’il ne m’a pas fait l’honneur de me reconnaître.

« — Mais son père ? dis-je à demi-voix.

« — Eh bien ! mais son père ne peut qu’être enchanté ; qu’est-ce que cela prouve ? que son fils a fait fortune.

« Je poussai un soupir, et je m’acheminai vers la maison de Thomas Lambert.

« Je le trouvai assis devant une table, la tête enfoncée entre les deux mains ; il ne m’entendit pas ouvrir la porte, il ne m’entendit pas m’approcher de lui. Je lui posai la main sur l’épaule ; il tressaillit et se retourna.

« — Eh bien ! me dit-il, toi aussi tu sais tout.

« — M. le maire vient de me raconter qu’il avait rencontré Gabriel à cheval et à l’Opéra ; mais peut-être s’est-il trompé.

« — Comment veux-tu qu’il se trompe ? ne le connaît-il pas aussi bien que nous ? Oh ! non ; tout cela, va, c’est la pure vérité.

« — S’il a fait fortune, répondis-je timidement, il faut nous en féliciter ; au moins il sera heureux, lui.

« — Fait fortune ! s’écria le père Thomas ; et par quel moyen veux-tu qu’il ait fait fortune ? est-ce qu’il y a des moyens honorables de faire fortune en un an et demi ? Est-ce qu’un homme qui a fait fortune honorablement ne reconnaît pas les gens de son pays, cache son existence à son père, oublie les promesses qu’il a faites à sa fiancée ?

« — Oh ! quant à moi, dis-je, vous comprenez bien que s’il est si riche que cela, je ne suis plus digne de lui.

« — Marie, Marie, dit le père en secouant la tête, j’ai bien plutôt peur que ce ne soit lui qui ne soit plus digne de toi.

« Et il alla au petit cadre qui renfermait le dessin à la plume qu’avait fait autrefois Gabriel, le brisa en morceaux, froissa le dessin entre ses mains et le jeta au feu.

« Je le laissai faire sans l’arrêter, car je pensais, moi, à ce fragment de billet de banque qu’avait, le matin de son départ, ramassé la petite bergère, fragment que j’avais conservé et sur lequel étaient écrits ces mots :

la loi punit de mort

le contrefacteur.

« — Que faire ? lui dis-je.

« — Le laisser se perdre s’il n’est pas déjà perdu.

« — Écoutez, repris-je, tâchez de m’obtenir de mon père la permission d’aller passer de nouveau quinze jours chez votre sœur.

« — Eh bien ?

« — Eh bien ! c’est moi qui irai à Paris à mon tour.

« Il secoua la tête, et murmura entre ses dents :

« — Course inutile, crois-moi, course inutile.

« — Peut-être.

« — S’il me restait quelque espoir, moi, crois-tu que je n’irais pas ? D’ailleurs, nous ne savons pas son adresse ; comment le retrouver sans nous informer à la police ? et, si nous nous informons à la police, qui sait ce qu’il arrivera ?

« — J’ai un moyen, moi, répondis-je.

« — De le retrouver ?

« — Oui.

« — Va donc alors ! c’est peut-être le bon Dieu qui t’inspire. As-tu besoin de quelque chose ?

« — J’ai besoin de la permission de mon père, voilà tout.

« Le même jour la permission fut demandée et obtenue, quoique avec plus de difficulté que la première fois. Depuis quelque temps mon père était souffrant, et moi-même je sentais que l’heure était mal choisie pour le quitter ; mais quelque chose de plus fort que ma volonté me poussait.