Gabriel Lambert/Chapitre VI

Meline (p. 65-80).

VI

Le manuscrit.


On devine alors combien je fus curieux de connaître les événements qui avaient conduit aux galères cet homme que, comme il le disait lui-même, j’avais rencontré dans le monde.

Je songeai alors tout naturellement à Fabien, qui, l’ayant soigné de la terrible blessure que lui avait faite Olivier, devait avoir recueilli sur cet homme de curieux détails.

Aussi ma première visite, à mon retour à Paris, fut-elle pour lui : je ne m’étais pas trompé ; Fabien, qui a l’habitude d’écrire jour par jour tout ce qu’il fait, alla à son secrétaire, et, parmi plusieurs cahiers de papier séparés les uns des autres, en chercha un qu’il me remit.

— Tenez, mon ami, me dit-il, vous trouverez là dedans tous les renseignements que vous désirez avoir ; je vous les confie, faites-en ce que vous voudrez, mais ne me les perdez pas ; ce cahier fait partie d’un grand ouvrage que je compte faire sur les maladies morales que j’ai traitées.

— Ah ! diable, mon cher, lui dis-je, il y aurait là un trésor pour moi.

— Aussi, cher ami, soyez tranquille ; si je meurs d’un certain anévrisme qui de temps en temps murmure tout bas aux oreilles de mon cœur que je ne suis que poussière, et que je dois m’attendre à retourner en poussière, ces cahiers vous sont destinés, et mon exécuteur testamentaire vous les remettra.

— Je vous remercie de l’intention, mais j’espère ne jamais recevoir le cadeau que vous me promettez ; vous avez à peine trois ou quatre ans de plus que moi.

— D’abord vous me flattez, j’en ai douze ou treize, si je ne me trompe ; mais que fait l’âge en pareille circonstance ? Je connais tel vieillard de soixante et dix ans qui est plus jeune que moi.

— Allons donc ! vous, docteur, vous avez de pareilles idées ?

— C’est justement parce que je suis docteur que je les ai.

Tenez, voulez-vous voir la maladie que j’ai ?… la voilà.

Il me conduisit devant un dessin parfaitement fait ; il représentait l’anatomie du cœur.

— J’ai fait faire ce dessin sur mes renseignements et pour mon usage particulier, continua-t-il, afin de juger matériellement, si je puis parler ainsi, ma situation. Vous le voyez, c’est un anévrisme ; un jour, ce tissu-là crèvera ; quand ? je n’en sais rien, peut-être aujourd’hui, peut-être dans vingt ans, mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il crèvera ; alors en trois secondes ce sera fini.

Et un beau matin, en déjeunant, vous entendrez dire :

« — Tiens, ce pauvre Fabien, vous savez ?

« — Oui : eh bien ?

« — Il est mort subitement.

« — Bah ! Et comment cela ?

« — Oh ! mon Dieu, en tâtant le pouls à un malade. On l’a vu rougir, puis pâlir, il est tombé sans pousser un seul cri, on l’a relevé : il était mort.

« — Tiens ! c’est étrange ! »

On en parlera deux jours dans le monde, huit jours à l’école de médecine, quinze jours à l’Institut, et tout sera dit ; bonsoir, Fabien !

— Vous êtes fou, mon cher.

— C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire.

Mais, mille fois pardon, il faut que je vous quitte, mon hôpital m’attend ; voilà votre cahier ; prenez-en copie et faites-en ce que vous voudrez.

Adieu.

Je serrai une dernière fois la main de Fabien en signe de remercîment, et je pris congé de lui, tout joyeux et tout attristé à la fois : tout attristé de la prédiction qu’il venait de me faire, et tout joyeux des renseignements que son cahier allait me donner.

Aussi je rentrai chez moi, je consignai ma porte, je mis ma robe de chambre, je m’étendis dans un grand fauteuil, j’allongeai mes pieds sur les chenets, et j’ouvris mon précieux mémoire.

Je copie littéralement sans rien changer à la rédaction de Fabien.


Ce octobre 18..


« Cette nuit, j’ai été prévenu à une heure du matin qu’un duel devait avoir lieu entre M. Henri de Faverne et M. Olivier d’Hornoy, et que ce dernier me faisait prier de les accompagner sur le terrain.

« Je me rendis chez lui à cinq heures précises.

« A six heures nous étions allée de la Muette, lieu du rendez-vous.

« A six heures un quart M. Henri de Faverne tombait blessé d’un coup d’épée.

« Je m’élançai aussitôt vers lui, tandis qu’Olivier et ses témoins remontaient en voiture et reprenaient le chemin de Paris ; le blessé était évanoui.

« Il était évident en effet que la blessure était sinon mortelle, du moins des plus graves ; la pointe du fer triangulaire entrait du côté droit, et était sortie de plusieurs pouces du côté gauche.

« Je pratiquai à l’instant même une saignée.

« J’avais recommandé au cocher de prendre en revenant l’avenue de Neuilly et les Champs-Elysées, d’abord parce que cette route était la plus courte, mais surtout parce que la voiture, pouvant rouler continuellement sur la terre, devait moins fatiguer le blessé.

« En arrivant à la hauteur de l’arc de triomphe, M. de Faverne donna quelques signes de vie : sa main s’agita, et, paraissant chercher le siège d’une douleur profonde, s’arrêta sur sa poitrine.

« Deux ou trois soupirs étouffés, qui firent jaillir le sang par sa double plaie, s’échappèrent péniblement de sa bouche. Enfin il entr’ouvrit les yeux, regarda ses deux témoins ; puis fixant son regard sur moi, me reconnut, et faisant un effort murmura :

« — Ah ! c’est vous, docteur ? Je vous en supplie, ne m’abandonnez pas, je me sens bien mal.

« Puis, épuisé par cet effort, il referma les yeux, et une légère écume rougeâtre vint humecter ses lèvres.

« Il était évident que le poumon était offensé.

« — Soyez tranquille, lui dis-je ; vous êtes gravement blessé, il est vrai, mais la blessure n’est pas mortelle.

« Il ne me répondit pas, n’ouvrit pas les yeux, mais je sentis qu’il me serrait faiblement la main avec laquelle je lui tâtais le pouls.

« Tant que la voiture roula sur la terre, tout alla bien ; mais en arrivant à la place de la Révolution, le cocher fut obligé de prendre le pavé, et alors les soubresauts de la voiture parurent faire tant souffrir le malade que je demandai à ses témoins si l’un d’eux ne demeurait pas dans le voisinage, afin d’épargner au blessé le chemin qui lui restait à faire jusqu’à la rue Taitbout.

« Mais à cette demande, que malgré son insensibilité apparente M. de Faverne entendit, il s’écria :

« — Non, non, chez moi.

« Convaincu que l’impatience morale ne pouvait qu’ajouter au danger physique, j’abandonnai donc ma première idée, et laissai le cocher continuer sa route.

« Après dix minutes d’angoisses, et pendant lesquelles je voyais à chaque cahot se contracter douloureusement la figure du blessé, nous arrivâmes rue Taitbout, n° 11.

« M. de Faverne demeurait au premier.

« Un des témoins monta prévenir les domestiques, afin qu’ils vinssent nous aider à transporter leur maître : deux laquais en livrée éclatante et galonnée sur toutes les coutures descendirent.

« J’ai l’habitude de juger les hommes non-seulement par eux-mêmes, mais encore par ceux qui les entourent ; j’examinai donc ces deux valets : ni l’un ni l’autre ne montra le moindre intérêt au blessé.

« Il était évident qu’ils étaient au service de M. de Faverne depuis peu de temps, et que ce service ne leur avait inspiré aucune sympathie pour leur maître.

« Nous traversâmes une suite d’appartements qui me parurent somptueusement meublés, mais que je ne pus examiner en détail ; et nous arrivâmes à la chambre à coucher ; le lit était encore défait, comme l’avait laissé son maître.

« Le long de la tenture, du côté du chevet, à la portée de la main, étaient deux pistolets et un poignard turc.

« Nous étendîmes le blessé sur son lit, les deux domestiques et moi, car les témoins, jugeant leur présence inutile, étaient déjà partis.

« Voyant que la blessure ne voulait pas saigner davantage, j’opérai alors le pansement.

« Le pansement fini, le blessé fit signe aux valets de se retirer, et nous restâmes seuls.

« Malgré le peu d’intérêt que j’avais pris jusque-là à M. de Faverne, pour lequel j’éprouvais alors je ne sais quelle répulsion, l’isolement où j’allais le laisser m’attrista.

« Je regardai autour de moi, fixant particulièrement mes yeux sur les portes, et m’attendant toujours à voir entrer quelqu’un, mais mon attente fut trompée.

« Cependant je ne pouvais rester plus longtemps près de lui, mes occupations journalières m’appelaient : il était sept heures et demie, et à huit heures je devais être à la Charité.

« — N’avez-vous donc personne pour vous soigner ? lui demandai-je.

« — Personne, répondit-il d’une voix sourde.

« — Vous n’avez pas un père, une mère, un parent ?

« — Personne.

« — Une maîtresse ?

« Il secoua la tête en soupirant, et il me sembla qu’il murmura le nom de Louise, mais ce nom resta si inarticulé que je demeurai dans le doute.

« — Je ne puis pourtant pas vous abandonner ainsi, repris-je.

« — Envoyez-moi une garde, balbutia le blessé, et dites-lui que je la payerai bien.

« Je me levai pour le quitter.

« — Vous vous en allez déjà ?… me dit-il.

« — Il le faut, j’ai mes malades ; si c’étaient des riches, peut-être aurais-je le droit de les faire attendre, mais ce sont des pauvres, je dois être exact.

« — Vous reviendrez dans la journée, n’est-ce pas ?

« — Oui, si vous le désirez.

« — Certainement, docteur, et le plus tôt possible, n’est-ce pas ?

« — Le plus tôt possible.

« — Vous me le promettez ?

« — Je vous le promets.

« — Allez donc !

« Je fis deux pas vers la porte, le blessé fit un mouvement comme pour me retenir et ouvrir la bouche :

« — Que désirez-vous ? lui demandai-je.

« Il laissa retomber sa tête sur son oreiller sans me répondre.

« Je me rapprochai de lui.

« — Dites, continuai-je, et s’il est en mon pouvoir de vous rendre un service quelconque, je vous le rendrai.

« Il parut prendre une résolution.

« — Vous m’avez dit que la blessure n’était pas mortelle ?

« — Je vous l’ai dit.

« — Pouvez-vous m’en répondre ?

« — Je le crois ; mais cependant si vous avez quelque arrangement à prendre…

« — C’est-à-dire, n’est-ce pas, que d’un moment à l’autre je puis mourir ? « Et il devint plus pâle qu’il n’était, et une sueur froide perla à la racine de ses cheveux.

« — Je vous ai dit que la blessure n’était pas mortelle, mais en même temps je vous ai dit qu’elle était grave.

« — Monsieur, je puis avoir confiance en votre parole, n’est-ce pas ?

« — Il ne faut rien demander à ceux dont on doute…

« — Non, non, je ne doute pas de vous. Tenez, ajouta-t-il en me présentant une clef qu’il détacha d’une chaîne pendue à son cou, ouvrez avec cette clef le tiroir de ce secrétaire.

« Je fis ce qu’il demandait, il se souleva sur le coude ; tout ce qui lui restait de vie semblait s’être concentré dans ses yeux.

« — Vous voyez un portefeuille ? dit-il.

« — Le voici.

« — Il est plein de papiers de famille qui n’intéressent que moi ; docteur, faites-moi le serment que si je mourais vous jetteriez ce portefeuille au feu.

« — Je vous le promets.

« — Sans les lire ?

« — Il est fermé à clef.

« — Oh ! une clef de portefeuille est si facile à ouvrir…

« Je laissai retomber le portefeuille.

« Quoique la phrase fût insultante, elle m’avait inspiré plus de dégoût que de colère.

« Le malade vit qu’il m’avait blessé.

« — Pardon, me dit-il, cent fois pardon ; mais c’est le séjour des colonies qui m’a rendu défiant. Là-bas on ne sait jamais à qui l’on parle. Pardon, reprenez ce portefeuille, et promettez-moi de le brûler si je meurs.

« — Pour la seconde fois, je vous le promets.

« — Merci.

« — Est-ce tout ?

« — N’y a-t-il pas dans le même tiroir plusieurs billets de banque ?

« — Oui, deux de mille, trois de cinq cents.

« — Soyez assez bon pour me les donner, docteur.

« Je pris les cinq billets et les lui remis, il les froissa dans sa main, et en fit une boule ronde qu’il poussa sous son oreiller.

« — Merci, dit-il épuisé par l’effort qu’il venait de faire.

« Puis se laissant aller sur son traversin :

« — Ah ! docteur, murmura-t-il, je crois que je meurs ! Docteur, sauvez-moi, et ces cinq billets de banque sont à vous, le double, le triple s’il le faut. Ah !…

« J’allai à lui, il était évanoui de nouveau.

« Je sonnai un laquais, tout en faisant respirer au blessé un flacon de sels anglais.

« Au bout de quelques instants, je sentis au mouvement de son pouls qu’il revenait à lui.

« — Allons, murmura-t-il, ce n’est pas encore pour cette fois.

« Puis entr’ouvrant les yeux et me regardant :

« — Merci, docteur, de ne pas m’avoir abandonné, dit-il.

« — Cependant, repris-je, il faut enfin que je vous quitte.

« — Oui, mais revenez au plus tôt.

« — À midi, je serai ici.

« — Et d’ici là, croyez-vous qu’il y ait quelque danger ?

« — Je ne crois pas ; si le fer avait touché quelque organe essentiel vous seriez mort à présent.

« — Et vous m’envoyez une garde ?

« — À l’instant même ; en l’attendant votre domestique peut ne pas vous quitter.

« — Sans doute, dit le laquais, je puis rester près de monsieur.

« — Non, non ! s’écria le blessé, allez près de votre camarade ; allez, je désire dormir, et en restant là vous m’en empêcheriez.

« Le laquais sortit.

« — Ce n’est pas prudent de rester seul, lui dis-je.

« — N’est-il pas bien plus imprudent encore, me reprit-il, de rester avec un drôle qui peut m’assassiner pour me voler ? Le trou est tout fait, ajouta-t-il à voix basse ; et en introduisant une épée dans la blessure, on peut trouver le cœur que mon adversaire a manqué.

« Je frémis à l’idée qui avait traversé l’esprit de cet homme ; qu’était-il donc lui-même pour qu’il lui vînt de pareilles idées ?

« — Non, ajouta-t-il, non, au contraire, enfermez-moi ; prenez la clef, donnez-la à la garde, et recommandez-lui de ne me quitter ni jour ni nuit ; c’est une honnête femme, n’est-ce pas ?

« — J’en réponds.

« — Eh bien ! allez ; au revoir… à midi.

« — À midi.

« Je sortis ; et, suivant ses instructions, je l’enfermai.

« — À double tour, cria-t-il, à double tour !

« Je donnai un autre tour de clef.

« — Merci, dit-il d’une voix affaiblie.

« Je m’éloignai.

« — Votre maître veut dormir, dis-je aux laquais qui riaient dans l’antichambre ; et comme il craint que vous n’entriez chez lui sans être appelés, il m’a remis cette clef pour la garde qui va venir.

« Les laquais échangèrent un regard singulier, mais ne répondirent rien. »