Gabriel Lambert/Chapitre V

Meline (p. 53-64).

V

L’allée de la Muette.


Pendant ce temps-là, un jour pâle et maladif venait de se lever, et l’on commençait d’apercevoir le bois de Boulogne perdu au milieu du brouillard.

Une voiture marchait devant la nôtre, et, comme elle prit la porte Maillot, nous ne doutâmes plus que ce ne fût celle de notre adversaire ; nous ordonnâmes donc à notre cocher de la suivre ; elle se dirigea vers l’allée de la Muette, au tiers de laquelle elle s’arrêta ; la nôtre la joignit et s’arrêta à son tour ; nous descendîmes.

Ces messieurs avaient déjà mis pied à terre.

Je jetai alors un coup d’œil sur Olivier.

Un changement complet s’était opéré en lui ; le mouvement nerveux qui l’agitait la veille avait complètement disparu, il était calme et froid ; un sourire de suprême dédain arquait sa bouche, et un léger pli entre les deux sourcils était la seule contraction qu’on pût remarquer sur son visage ; pas un mot ne sortait de sa bouche.

Son adversaire présentait un aspect tout opposé ; il parlait haut, riait avec éclat, gesticulait avec force ; mais, avec tout cela, son visage grimaçant était pâle et contracté ; de temps en temps un spasme nerveux lui serrait la poitrine et le forçait de bâiller.

Nous nous approchâmes de ses deux témoins, qui furent forcés de lui dire de s’éloigner.

Alors il fit en arrière quelques pas en sifflant et se mit à piquer si violemment la badine qu’il tenait dans la terre qu’il la brisa.

Les préparatifs du combat étaient faciles à régler. M. de Faverne avait indiqué l’heure, Olivier avait choisi les armes, tout arrangement était impossible.

La question était donc purement et simplement de savoir si l’on arrêterait le combat après une première blessure ou si on lui laisserait telle suite qu’il plairait aux combattants de lui donner.

Olivier s’était prononcé à ce sujet, c’était un droit de sa position d’offensé ; rien ne devait arrêter les épées que la chute d’un des deux adversaires.

Les témoins discutèrent un instant, mais furent obligés de céder ; nous ne les connaissions ni l’un ni l’autre ; c’étaient des amis de M. Henri de Faverne, et, à part leur ton tranchant et leurs manières de sous-officiers, nous les trouvâmes assez au fait des fonctions qu’ils remplissaient.

Je leur présentai les épées, qu’ils examinèrent.

Pendant cet examen je revins vers Olivier.

Il était occupé à faire remarquer une faute héraldique qui s’était glissée dans le blason sans doute improvisé de son adversaire : le vicomte portait couleur sur couleur.

En me voyant, il me prit à part.

— Tenez, me dit-il, voici deux lettres, l’une pour ma mère, l’autre pour…

Il ne prononça point le nom, mais me montra ce nom écrit sur la lettre : c’était celui d’une jeune personne qu’il aimait et qu’il était sur le point d’épouser.

— On ne sait pas ce qui peut arriver, continua-t-il ; s’il m’arrivait malheur, faites porter cette lettre à ma mère ; quant à l’autre, cher ami, ne la remettez qu’en main propre.

Je le lui promis.

Puis voyant que, plus le moment du combat approchait, plus son visage devenait calme :

— Mon cher Olivier, lui dis-je, je commence à croire que ce monsieur a eu tort de vous insulter, et qu’il va payer cher son imprudence.

— Oui, dit le docteur, surtout si votre sang-froid est réel.

Un sourire effleura les lèvres d’Olivier.

— Docteur, dit-il, dans l’état de santé ordinaire, combien de fois le pouls d’un homme qui n’a aucun motif d’agitation bat-il à la minute ?

— Mais, répondit Fabien, soixante-quatre ou soixante-cinq fois.

— Tâtez mon pouls, docteur, dit Olivier en tendant la main à Fabien.

Fabien tira sa montre, appuya son doigt sur l’artère, et au bout d’une minute :

— Soixante-six pulsations, dit-il ; c’est miraculeux d’empire sur vous-même ; ou votre adversaire est un Saint-George, ou c’est un homme mort.

— Mon cher Olivier, dit Alfred en se retournant, es-tu prêt ?

— Moi ? dit Olivier, j’attends.

— Eh bien ! alors, messieurs, dit-il, rien n’empêche que l’affaire ne se vide ?

— Oui, oui, s’écria M. de Faverne, oui, vite, vite, sacrebleu !

Olivier le regarda avec un léger sourire de mépris ; puis, voyant qu’il jetait bas son habit et son gilet, il ôta les siens.

C’est alors qu’apparut une nouvelle différence entre ces deux hommes.

Olivier était mis avec une coquetterie charmante ; il avait fait toilette complète pour se battre ; sa chemise était de la plus fine batiste, fraîche et soigneusement plissée ; sa barbe était nouvellement faite, ses cheveux ondulaient comme s’ils sortaient du fer de son valet de chambre.

Tout au contraire, la chevelure de M. de Faverne dénonçait une nuit agitée.

On voyait qu’il n’avait pas été coiffé depuis la veille, et que cette coiffure avait été fort dérangée par l’agitation de la nuit ; sa barbe était longue, et sa chemise de jaconas était évidemment la même que celle avec laquelle il avait couché.

— Décidément cet homme est un manant, murmura Olivier.

Je lui remis une des épées, tandis qu’on remettait l’autre à son adversaire.

Olivier la prit par la lame et eut à peine l’air de la regarder : on eût dit qu’il tenait une canne.

M. de Faverne prit au contraire la sienne par la poignée, fouetta deux ou trois fois l’air avec la lame ; puis il s’enveloppa la main avec un foulard afin d’assurer d’autant mieux l’épée dans sa main.

Olivier seulement alors ôta ses gants, mais jugea inutile d’user de la précaution que venait de prendre son adversaire ; seulement alors je remarquai sa main : elle avait la blancheur et la délicatesse d’une main de femme.

— Eh bien ! monsieur, dit M. de Faverne, eh bien ?

— Eh bien ! j’attends, répondit Olivier.

— Allez, messieurs, dit Alfred.

Les adversaires, qui étaient à dix pas l’un de l’autre, se rapprochèrent alors ; je remarquai que plus Olivier se rapprochait, plus sa figure devenait douce et souriante.

Tout au contraire, la figure de son adversaire prit un caractère de férocité dont j’aurais cru ses traits incapables ; son œil devint sanglant et son teint couleur de cendres.

Je commençai à être de l’avis d’Olivier : cet homme était un lâche.

Au moment où les épées se touchèrent, ses lèvres s’entr’ouvrirent et montrèrent ses dents convulsivement serrées.

Tous deux tombèrent en garde en face l’un de l’autre ; mais autant la pose d’Olivier était simple, facile, élégante, autant celle de son adversaire, quoique dans toutes les règles de l’art, était roide et anguleuse.

On voyait que cet homme avait appris à faire des armes à un certain âge, tandis que l’autre, en vrai gentilhomme, avait depuis son enfance joué avec des fleurets.

M. de Faverne commença l’attaque : ses premiers coups furent vifs, serrés, précis ; mais, ces premiers coups portés, il s’arrêta comme étonné de la résistance de son adversaire. En effet, Olivier avait paré ses attaques avec la même facilité qu’il eût fait dans un assaut de salle d’armes.

M. de Faverne en devint plus livide encore, si la chose était possible, et Olivier plus souriant.

Alors M. de Faverne changea de garde, plia sur ses genoux, écarta les jambes à la manière des maîtres italiens, et recommença les mêmes coups, mais en les accompagnant de ces cris qu’ont l’habitude de pousser, pour effrayer leurs adversaires, les prévôts de régiment.

Mais ce changement d’attaque n’eut aucune influence sur Olivier : sans reculer d’un pas, sans rompre d’une semelle, sans précipiter un seul de ses mouvements, son épée se lia à celle de son adversaire ou la précéda alternativement, comme s’il eût pu deviner les coups que celui-ci allait lui porter.

Il avait véritablement, comme il l’avait dit, un sang-froid terrible.

La sueur de l’impuissance et de la fatigue coulait sur le front de M. de Faverne ; les muscles de son cou et de ses bras se gonflaient comme des cordes, mais sa main se fatiguait visiblement, et l’on comprenait que si l’épée n’était maintenue à son poignet par le foulard, à la première attaque un peu vive de son adversaire son épée lui tomberait des mains.

Olivier, au contraire, continuait de jouer avec la sienne.

Nous regardions en silence ce jeu terrible, dont il nous était facile de deviner le résultat d’avance. Comme l’avait dit Olivier, on pouvait deviner que M. de Faverne était un homme perdu.

Enfin au bout d’un instant un sourire plus caractérisé se dessina sur les lèvres d’Olivier ; à son tour il simula un ou deux coups, puis un éclair passa dans ses yeux, il se fendit, et d’un simple dégagement, mais si serré, si vif, que nous ne pûmes pas le suivre des yeux, il lui passa son épée au travers du corps.

Puis, sans prendre la précaution d’usage en pareil cas, c’est-à-dire de se rejeter en arrière par un pas de retraite, il abaissa son épée sanglante et attendit.

M. de Faverne jeta un cri, porta la main gauche à sa blessure, secoua sa main droite pour la débarrasser de l’épée qui, liée à son poignet, lui pesait comme une masse, puis passant d’une pâleur livide à une pâleur cadavéreuse, il chancela un instant et tomba évanoui.

Olivier, sans le perdre tout à fait de l’œil, se retourna vers Fabien.

— Maintenant, docteur, dit-il de son son de voix habituel, et sans que la trace de la moindre émotion se fit reconnaître, maintenant, docteur, je crois que le reste vous regarde.

Fabien était déjà près du blessé.

Non-seulement l’épée lui avait traversé le corps, mais elle avait encore été trouer la chemise flottante, tant le coup avait été profond ; le sang remontait à plus de dix-huit pouces sur la lame.

— Tenez, mon cher, me dit Olivier, voici votre épée ; c’est étonnant comme elle est montée à ma main. Chez qui l’avez-vous achetée ?

— Chez Devismes.

— Ayez donc la bonté de m’en commander une paire pareille.

— Gardez celles-ci, vous vous en servez trop bien pour vous les reprendre.

— Merci, ça me fera plaisir de les avoir.

Puis, se retournant vers le blessé :

— Je crois que je l’ai tué, dit-il : j’en serais fâché ; je ne sais pourquoi il me semble que ce malheureux-là ne doit point mourir de la main d’un honnête homme.

Puis, comme nous n’avions plus rien à faire là, que M. de Faverne était entre les mains de Fabien, c’est-à-dire d’un des plus habiles docteurs de Paris, nous remontâmes dans notre voiture, tandis qu’on portait le blessé dans la sienne.

Deux heures après je reçus une magnifique pipe turque qu’Olivier m’envoyait en échange de mes épées.

Le soir j’allai en personne prendre des nouvelles de M. de Faverne ; le lendemain j’envoyai mon domestique, le troisième jour ma carte ; puis comme ce troisième jour j’appris que, grâce aux soins de Fabien, il était hors de danger, je cessai de m’inquiéter de lui.

Deux mois après, à mon tour, je reçus sa carte.

Puis je partis pour un voyage, et je ne le revis plus que le jour où je le retrouvai au bagne.

Olivier ne s’était pas trompé sur l’avenir de cet homme.