Gabriel Lambert/Chapitre X

Meline (p. 117-135).

X

Un terrible aveu.


« Je continuai mes courses ; mais malgré moi je ne pus chasser de ma pensée ce que j’avais vu et entendu. Tout en conservant pour ce malheureux le dégoût moral et instinctif que j’ai avoué, je commençais à éprouver cette pitié physique, si l’on peut s’exprimer ainsi, que l’homme destiné à souffrir ressent pour tout être qui souffre.

« Je dînais en ville, et comme une partie de ma soirée était consacrée à des visites, je ne rentrai chez moi que passé minuit.

« On me dit qu’un jeune homme, qui était venu pour me consulter, m’attendait depuis une heure dans mon cabinet ; je demandai son nom ; il n’avait pas voulu le dire.

« J’entrai et je reconnus M. de Faverne.

« Il était plus pâle et plus agité que le matin ; un livre qu’il avait essayé de lire était ouvert sur le bureau. C’était le traité de toxicologie d’Orfila.

« — Eh bien ! lui demandai-je, vous sentez-vous donc plus mal ?

« — Oui, me répondit-il, très-mal ; il m’est arrivé un événement affreux, une aventure terrible, et je suis accouru pour vous raconter cela. Tenez, docteur, depuis que je suis à Paris, depuis que je mène la vie que vous connaissez, vous êtes le seul homme qui m’ayez inspiré une confiance entière ; aussi, vous le voyez, j’accours vous demander non pas un remède à ce que je souffre, vous me l’avez dit, il n’y en a pas, et tout en vous envoyant chercher, je le savais bien, moi, qu’il n’y en a pas ; mais un conseil.

« — Un conseil est bien autrement difficile à donner qu’une ordonnance, monsieur, et je vous avoue que j’en donne rarement. D’abord on ne demande en général de conseil que pour se corroborer soi-même dans la résolution qu’on a déjà prise ; ou si, indécis encore de ce que l’on fera, on suit le conseil donné, c’est pour avoir le droit de dire un jour au conseiller :

« C’est votre faute.

« — Il y a du vrai dans ce que vous dites là, docteur ; mais de même que je crois qu’un médecin n’a pas le droit de refuser une ordonnance, je ne crois pas qu’un homme ait le droit de refuser un conseil.

« — Vous avez raison, aussi je ne refuse pas de vous le donner ; seulement vous me ferez plaisir de ne pas le suivre.

« Je m’assis alors près de lui ; mais au lieu de me répondre il laissa tomber sa tête dans ses mains et demeura comme anéanti dans ses propres pensées.

« — Eh bien ? lui dis-je au bout d’un instant de silence.

« — Eh bien, répondit-il, ce que je vois de plus clair dans tout cela, c’est que je suis perdu.

« Il y avait un tel accent de conviction dans ces paroles que je tressaillis.

« — Perdu, vous ? et comment cela ? demandai-je.

« — Sans doute, elle va me poursuivre, elle va dire à tout le monde qui je suis, elle va crier sur les toits mon véritable nom.

« — Qui cela ?

« — Elle, parbleu !

« — Elle ? qui, elle ?

« — Marie.

« — Qu’est-ce que Marie ?

« — Ah ! c’est vrai, vous ne savez pas, vous ; une petite sotte, une petite drôlesse dont j’ai eu la bonté de m’occuper, et à qui j’ai eu la sottise de faire un enfant.

« — Eh bien ! mais si c’est une de ces femmes qu’on désintéresse avec de l’argent, vous êtes assez riche.

« — Oui, reprit-il en m’interrompant ; mais ce n’est malheureusement point une de ces femmes-là ; c’est une fille de village, une pauvre fille, une sainte fille.

« — Tout à l’heure vous l’appeliez drôlesse.

« — J’avais tort, mon cher docteur, j’avais tort ; c’était la colère qui me faisait parler ainsi ; ou plutôt, tenez, tenez, c’était la peur.

« — Cette femme peut donc influer d’une manière fatale sur votre destinée ?

« — Elle peut empêcher mon mariage avec mademoiselle de Macartie.

« — Comment ?

« — En disant mon nom, en révélant qui je suis.

« — Vous ne vous nommez donc pas de Faverne.

« — Non.

« — Vous n’êtes donc pas baron ?

« — Non.

« — Vous n’êtes donc pas né à la Guadeloupe ?

« — Non. Tout cela, voyez-vous, était une fable.

« — Alors Olivier avait raison ?

« — Oui.

« — Mais alors comment M. de Malpas, le gouverneur de la Guadeloupe, a-t-il pu certifier… ?

« — Silence, dit le baron en me serrant violemment la main, cela c’est mon autre secret, le secret qui me tue, vous savez.

« Nous restâmes un instant muets l’un et l’autre.

« — Eh bien ! mais cette femme, cette Marie, vous l’avez donc revue ?

« — Aujourd’hui, docteur, aujourd’hui, ce soir.

« Elle a quitté son village, elle est venue à Paris, et elle a tant fait qu’elle m’a découvert, et que ce soir, sans me dire qui elle était, elle s’est présentée chez moi avec son enfant.

« — Et vous, qu’avez-vous fait ?

« — J’ai dit, reprit M. de Faverne d’une voix sombre, j’ai dit que je ne la connaissais pas, et je l’ai fait jeter à la porte par mes gens.

« Je me reculai involontairement.

« — Vous avez fait cela, vous avez renié votre enfant, vous avez fait chasser sa mère par vos laquais ?…

« — Que vouliez-vous que je fisse ?

« — Ah ! c’est affreux.

« — Je le sais bien.

« Et nous retombâmes tous les deux dans le silence. Au bout d’un instant, je me levai.

« — Et qu’ai-je à faire dans tout cela ? demandai-je.

« — Ne voyez-vous pas que j’ai des remords ?

« — Je vois que vous avez peur.

« — Eh bien, docteur… j’aurais voulu que vous la vissiez, cette femme.

« — Moi !

« — Oui, vous ; rendez-moi le service de la voir.

« — Et où la trouverai-je ?

« — Un instant après l’avoir chassée, j’ai écarté le rideau de ma fenêtre et je l’ai vue assise sur une borne avec son enfant.

« — Et vous croyez qu’elle y est encore ?

« — Oui.

« — Vous l’avez donc revue ?

« — Non, je suis sorti par une porte de derrière, et je suis accouru chez vous.

« — Et pourquoi n’êtes-vous pas sorti tout bonnement par la grande porte et dans votre voiture ?

« — J’ai eu peur qu’elle ne se jetât sous les pieds des chevaux.

« Je frissonnai.

« — Que voulez-vous que je fasse dans tout cela ? À quoi puis-je vous être bon ?

« — Docteur, rendez-moi un service ; voyez-la, arrangez la chose avec elle ; qu’elle retourne à Trouville avec son enfant ; je lui donnerai ce qu’elle voudra, dix mille francs, vingt mille francs, cinquante mille francs.

« — Mais si elle refuse tout cela ?…

« — Si elle refuse, si elle refuse ; eh bien ! alors… nous verrons.

« Le baron prononça ces dernières paroles d’un ton tellement sinistre, que je tremblai pour la pauvre femme.

« — C’est bien, monsieur, répondis-je, je la verrai.

« — Et vous obtiendrez… qu’elle parte ?

« — Je ne puis répondre de cela ; tout ce que je puis vous promettre, c’est de lui parler le langage de la raison, c’est de lui faire envisager la distance qu’il y a de vous à elle.

« — La distance ?

« — Oui.

« — Vous oubliez que je vous ai avoué que je n’étais pas baron ; je suis un paysan, monsieur, un simple paysan, qui par mon…intelligence, me suis élevé au-dessus de mon état ; seulement, silence, je vous en supplie. Vous comprenez que si M. de Macartie savait que je suis un paysan, il ne me donnerait pas sa fille.

« — Vous tenez donc énormément à ce mariage ?

« — Je vous l’ai dit, c’est le seul moyen de me faire cesser les spéculations hasardeuses auxquelles je suis forcé de me livrer.

« — Je verrai cette jeune fille.

« — Ce soir ?

« — Ce soir. Où la retrouverai-je ?

« — Là où je l’ai vue.

« — Sur cette borne ?

« — Oui.

« — Elle y est encore, vous croyez ?

« — J’en suis sur.

« — Allons.

« Il se leva vivement, s’élança vers la porte, je le suivis.

« Nous sortîmes.

« Je demeurais à cinq cents pas à peine de chez lui ; en arrivant au coin de la rue Taitbout et de celle du Helder, il s’arrêta, et me montrant du doigt quelque chose d’informe que l’on distinguait à peine dans l’ombre :

« — Là, là, dit-il.

« — Quoi, là ?

« — Elle.

« — Cette jeune fille ?

« — Oui. Moi, je rentre par la rue du Helder. La maison, comme vous le savez, a une double entrée…

« Allez à elle.

« — J’y vais.

« — Attendez. Un dernier service, je vous prie.

« — Il me semble que je deviens fou ; j’ai le vertige ; tout tourne autour de moi… Votre bras, docteur ; conduisez-moi jusqu’à la petite porte.

« — Volontiers.

« Je lui pris le bras ; il chancelait véritablement comme un homme ivre. Je le conduisis jusqu’à la porte.

« — Merci, docteur, merci ; je vous suis bien reconnaissant, je vous jure ; et si vous étiez un de ces hommes qui font payer les services qu’ils rendent, je vous payerais celui-ci ce que vous voudriez.

« Bien ! nous voilà ; vous viendrez demain, n’est-ce pas, me rendre réponse ?

« J’irais bien chez vous ; mais dans la journée je n’oserais sortir, j’aurais peur de la rencontrer.

« — Je viendrai.

« — Adieu, docteur.

« Il sonna, on ouvrit.

« — Un instant, dis-je en le retenant, le nom de cette femme ?

« — Marie Granger.

« — Bien… Au revoir.

« Il rentra, et je remontai la rue du Helder pour rentrer dans la rue Taitbout.

« En arrivant à l’angle des deux rues, là où j’avais entrevu cette femme, j’entendis une rumeur et je vis un groupe assez considérable qui s’agitait dans l’ombre.

« Je courus.

« Une patrouille qui passait avait aperçu cette malheureuse, et comme, interrogée sur ce qu’elle faisait là à deux heures du matin, elle n’avait pas voulu répondre, cette patrouille la conduisait au corps de garde.

« La pauvre femme marchait au milieu des gardes nationaux, portant entre ses bras son enfant qui pleurait ; mais elle ne versait pas une larme, elle ne poussait pas une plainte.

« Je m’approchai aussitôt du chef de la patrouille.

« — Pardon, monsieur, lui dis-je, mais je connais cette femme.

« Elle leva la tête vivement et me regarda.

« — Ce n’est pas lui, dit-elle ; et elle laissa retomber sa tête.

« — Vous connaissez cette femme, monsieur ? me répondit le caporal.

« — Oui… elle se nomme Marie Granger, elle est du village de Trouville.

« — C’est mon nom, c’est celui de mon village.

« Qui êtes-vous, monsieur ? au nom du ciel, qui êtes-vous ?

« — Je suis le docteur Fabien, et je viens de sa part.

« — De la part de Gabriel ?

« — Oui.

« — Alors, messieurs, laissez-moi aller, je vous en supplie, laissez-moi aller avec lui.

« — Vous êtes bien le docteur Fabien ? me demanda alors le chef de la patrouille.

« — Voici ma carte, monsieur.

« — Et vous répondez de cette femme ?

« — J’en réponds.

« — Alors, monsieur, vous pouvez l’emmener.

« — Merci.

« Je présentai le bras à la pauvre fille ; mais me montrant d’un geste son enfant qu’elle était obligée de porter :

« — Je vous suivrai, monsieur, dit-elle. Où allons-nous ?

« — Chez moi.

« Dix minutes après elle était dans mon cabinet, assise à la place même où une demi-heure auparavant était assis le prétendu baron de Faverne. L’enfant, couché sur une bergère, dormait dans la chambre à côté.

« Il se fit entre nous un long silence qu’elle interrompit la première.

« — Eh bien ! monsieur, dit-elle, que voulez-vous que je vous raconte ?

« — Ce que vous croirez nécessaire que je sache, madame. Remarquez que je ne vous interroge pas, j’attends que vous parliez ; voilà tout.

« — Hélas ! ce que j’ai à vous dire est bien triste, monsieur, et cependant cela n’a aucun intérêt pour vous.

« — Toute douleur physique ou morale est de mon ressort, ainsi ne craignez donc pas de me confier la vôtre, si vous croyez que je puisse la soulager.

« — Ah ! pour la soulager il n’y a que lui, dit la pauvre femme.

« — Eh bien ! puisque c’est lui qui m’a chargé de vous voir, tout espoir n’est pas perdu.

« — Alors, écoutez-moi ; mais songez, en m’écoutant, que je ne suis qu’une pauvre paysanne.

« — Vous me le dites et je vous crois ; cependant à vos paroles on pourrait vous croire d’une condition plus élevée.

« — Je suis fille du maître d’école du village où je suis née, cela vous expliquera tout.

« J’ai donc reçu un semblant d’éducation, je sais lire et écrire un peu mieux que ne le font les autres paysannes, voilà tout.

« — Alors vous êtes du même pays que Gabriel ?

« — Oui, seulement j’ai quatre ou cinq ans de moins que lui. Aussi loin que je puis me le rappeler, je le vois assis, avec une vingtaine d’autres garçons du village que réunissait mon père, au bout d’une longue table toute déchiquetée par les noms et les dessins qu’y traçaient avec leurs canifs les écoliers auxquels mon père apprenait à lire, à écrire et à compter.

« C’était le fils d’un brave métayer dont la réputation d’honnêteté était proverbiale.

« — Son père vit-il encore ?

« — Oui, monsieur.

« — Mais il a cessé de voir son fils, alors ?

« — Il ignore où il est, et le croit parti pour la Guadeloupe. Mais attendez, chaque chose viendra à son tour, excusez mes longueurs, voilà tout. Mais j’ai besoin de vous raconter les choses en détail pour que vous nous jugiez tous deux.

« Gabriel, quoique grand pour son âge, était faible et maladif, aussi était-il presque toujours menacé, même par des enfants plus jeunes que lui. Je me rappelle alors qu’il n’osait plus sortir avec les autres à l’heure où les écoliers retournent chez leurs parents, et que presque toujours mon père le trouvait sur l’escalier, où il s’était réfugié de peur d’être battu, et où l’on n’osait le venir chercher.

« Alors mon père lui demandait ce qu’il faisait là, et le pauvre Gabriel lui répondait en pleurant qu’il avait peur d’être battu.

« Aussitôt mon père m’appelait et me donnait pour escorte au pauvre fugitif, qui, sous ma protection, revenait chez lui sain et sauf ; car, devant moi, la fille du maître d’école, nul n’osait le toucher.

« Il en résulta que Gabriel parut me prendre dans une grande affection et que nous contractâmes l’habitude d’être ensemble : seulement, de sa part, cette affection était de l’égoïsme, et de la mienne, de la pitié.

« Gabriel apprenait difficilement à lire et à calculer, mais pour l’écriture il avait une très-grande facilité ; non-seulement il possédait en propre une écriture magnifique, mais encore il avait la singulière aptitude d’imiter les écritures de tous ses camarades, et cela à tel point que l’imitation rapprochée de l’original rendait l’auteur même indécis.

« Les enfants riaient et s’amusaient de ce singulier talent ; mais mon père secouait tristement la tête et disait souvent :

« — Crois-moi, Gabriel, ne fais pas de ces choses-là… cela tournera mal.

« — Bah ! comment voulez-vous que ça tourne, M. Granger ? disait Gabriel. Je serai maître d’écriture, quoi ! voilà tout, au lieu d’être garçon de charrue.

« — Ce n’est pas un état que d’être maître d’écriture dans un village, disait mon père.

« — Eh bien ! j’irai exercer à Paris, répondait Gabriel.

« Quant à moi, qui ne voyais pas le mal qu’il pouvait y avoir à imiter l’écriture des autres, ce talent, qui chaque jour faisait chez Gabriel de nouveaux progrès, m’amusait beaucoup. Car Gabriel ne se bornait plus à imiter les écritures seules, Gabriel imitait tout.

« Une gravure lui était tombée entre les mains, et, avec une patience miraculeuse, il l’avait copiée ligne pour ligne avec une telle exactitude, que n’eût été la grandeur du papier et la couleur de l’encre, il eût été difficile de dire, à l’inspection de l’original et de la copie, quelle était l’œuvre de la plume et quelle était l’œuvre du burin. Le pauvre père qui voyait dans cette gravure ce qu’elle était réellement, c’est-à-dire un chef-d’œuvre, la fit encadrer par le vitrier du village, et la montra à tout le monde.

« Le maire et l’adjoint la vinrent voir, et le maire s’en alla en disant à l’adjoint :

« — Ce garçon-là a sa fortune au bout des doigts.

« Gabriel entendit ces paroles.

« Mon père lui avait appris tout ce qu’il pouvait lui apprendre, Gabriel rentra dans sa métairie.

« Comme il était l’aîné de deux autres enfants et que Thomas n’était pas riche, il lui fallut commencer à travailler.

« Mais le travail de la charrue lui était insupportable.

« Tout au contraire des paysans, Gabriel aurait voulu se coucher et se lever tard ; son grand bonheur était de veiller jusqu’à minuit et de faire avec sa plume toutes sortes de lettres ornées, de dessins et d’imitations : aussi l’hiver était-il son temps heureux, et les veilles ses heures de fête.

« D’un autre côté, son dégoût pour les travaux de l’agriculture faisait le désespoir de son père. Thomas Lambert n’était pas assez riche pour garder chez lui une bouche inutile. Il avait cru que la présence de Gabriel lui épargnerait un garçon de charrue. Il vit à son grand regret qu’il s’était trompé. »