Éditions Albin Michel Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 235-242).


XXII


Le quartier s’éveillait. Procas qui, malgré sa lassitude, n’avait pas envie de dormir s’était assis sur son divan, la tête entre les mains… À présent qu’un peu de netteté se faisait dans son esprit, il songeait.

Ce qu’il avait fait était horrible, il s’en rendait compte. Demain, après-demain au plus tard, les ambulances urbaines fileraient par les rues, les hôpitaux s’empliraient de moribonds ; tous ces gens qui maintenant allaient gaiement à leur travail seraient bientôt terrassés par un mal étrange dont on chercherait en vain la cause. La mort surprendrait les hommes, les femmes et les enfants… Les enfants !… À cette pensée, Procas eut un serrement de cœur. Pour se venger, il tuerait des innocents, de pauvres petits êtres qui ne savaient pas, qui ne comprenaient rien encore aux souffrances humaines. Et pourtant ne l’avaient-ils pas torturé, eux aussi ? n’avaient-ils point poussé sur son passage des cris de haine, des clameurs farouches ? Ne faisaient-ils point partie de la multitude barbare qui le harcelait chaque jour ? Un d’entre eux avait-il eu seulement un geste, un mot de pitié pour lui ?

Procas, on le voit, à force de méditer sa vengeance, de la ressasser, en était arrivé à la trouver juste, presque naturelle. Il est vrai que la souffrance et les persécutions dont il était l’objet avaient peu à peu, comme nous l’avons expliqué, troublé sa conscience. Il n’était plus un être normal.

Pour le moment, il ne voyait qu’une chose : il allait, à son tour, lire, sur les visages, la douleur et l’angoisse. Quand il se sentait envahir par un sentiment de pitié, il se rappelait aussitôt tout ce qu’on lui avait fait, et la colère concentrée dans son cœur entrait de nouveau en ébullition. Il entretenait autour de lui une ambiance de souvenirs et il évitait de s’interroger de peur d’avoir à se condamner.

Quand vint le soir, il sortit. Comme d’habitude, ce fut autour de lui la même horde déchaînée, gouailleuse et mauvaise. Il semblait insensible aux injures ; ce n’était plus un homme irritable et furieux comme devant, mais un être inconscient, comme en état d’hypnose pour qui le monde extérieur n’existe plus.

— Il est joliment sage ce soir, s’écria une femme qui suivait la foule en tenant son petit par la main.

— Oh ! vous y fiez pas, dit une autre… n’approchez pas trop… prenez garde !

Cependant la nouvelle attitude de l’homme à la figure bleue étonnait, et l’on se demandait si ce calme était naturel. Certains eussent voulu le voir regimber, et l’agaçaient, le bousculaient même, comme ces dompteurs qui fouaillent un fauve pour le faire rugir.

Procas était toujours impassible.

Il se disait « à quoi bon ? demain, ils ne s’occuperont plus de moi… car ils auront un ennemi autrement redoutable. »

Et, à cette pensée, une lueur mauvaise passait dans ses yeux.

Il put ce soir-là acheter quelques provisions. Quand il rentra chez lui, il remarqua que son escorte était toujours aussi nombreuse. Il s’enferma, mangea lentement à la lueur de sa petite lampe à pétrole, puis, comme il sentait bien qu’il ne pourrait pas dormir, prit un livre de bactériologie et s’absorba dans la lecture d’un chapitre pris au hasard.

Par instants, le roulement d’une voiture, un bruit de pas pressés, un murmure de voix le faisaient tressaillir. Il écoutait, puis se replongeait aussitôt dans son livre, en murmurant : « Non… pas encore… c’est trop tôt. » Il calculait que l’eau du réservoir ne s’était pas encore répandue dans les canalisations… il fallait au moins quarante-huit heures pour que la contamination fût complète. Et il suivait en imagination le développement de ses bacilles dont les colonies devaient se multiplier à l’infini. Il se les représentait, comme s’il les voyait réellement au microscope grouillant sur la plaque de verre.

Soudain, sa tête se pencha en avant ; il dormait. Et alors sa pensée transformée, dénaturée, amplifiée par le rêve, lui fit voir des bacilles énormes, monstrueusement grossis, avec des antennes gigantesques, des tentacules de pieuvres, des yeux étincelants. Tout cela se mouvait ; se tordait en convulsions lentes, et il sentait sur son corps le glissement gluant de ces monstres qui peu à peu l’enserraient, lui comprimaient la poitrine, l’étouffaient… Il poussa un cri et se réveilla…

Il alla ouvrir la fenêtre. Un homme était debout près de sa porte. C’était le gros Nestor qui le guettait. Procas le reconnut et, au lieu de refermer la fenêtre, demeura accoudé à la barre d’appui. Le garçon boucher s’esquiva et alla se cacher plus loin. Peut-être croyait-il que son ennemi allait sortir et qu’il jetait un coup d’œil dans la rue avant de quitter sa maison. « S’il y a une justice, pensa Procas, c’est celui-là qui devrait être frappé le premier. » Et il se mit à marcher car il craignait de s’endormir et d’avoir encore quelque affreux cauchemar.

Cependant la fatigue finit par le terrasser et il s’abattit sur son divan où un sommeil de brute ne tarda pas à s’emparer de lui. Au matin, il s’éveilla avec une affreuse migraine ; il se trempa le front dans une cuvette et comme l’eau avait rejailli sur son visage, il s’essuya avec soin, craignant que cette eau ne fût déjà contaminée. Maintenant, il n’oserait plus boire… Ne fallait-il pas qu’il pût jouir de son triomphe, voir souffrir ceux qui l’avaient poussé à commettre son acte ?

D’ordinaire, il ne sortait jamais le matin, mais ce jour-là il alla acheter les journaux. Une bande de gamins l’assaillit dès qu’il eut mis le pied dans la rue et les commères qui causaient sur le pas des portes l’accablèrent d’injures, mais Procas allait droit devant lui, la tête penchée en avant, les yeux mi-clos, comme un homme qui rêve. Ce calme persistant, qui contrastait avec son état de fureur habituel, ne manqua pas de surprendre. On en conclut qu’il ne se sentait pas la conscience tranquille et qu’il s’attendait sans doute à être arrêté. Pendant qu’on l’observait à la dérobée, il revenait, en lisant un journal, ce qui parut singulier.

Que pouvait-il bien chercher dans les journaux ?

Ceux qui n’avaient pas encore eu le temps de jeter les yeux sur les feuilles du matin s’empressèrent de se rendre au kiosque voisin et, séance tenante, se mirent à parcourir les colonnes de première, de deuxième et de troisième page, espérant y découvrir une indication, mais ils en furent pour leur peine. Pourtant, un vieux rentier décoré qui s’était mêlé aux groupes fit remarquer un fait-divers qui n’avait point frappé l’esprit des curieux. Il était question dans ce fait-divers d’une femme qui, la veille, avait été étranglée dans un hôtel borgne de la rue de la Tombe-Issoire. Elle était rentrée vers minuit en compagnie d’un individu qui cherchait à dissimuler son visage et qui avait disparu avant l’aube. Ce fut alors pour les gens rassemblés autour du kiosque comme si un voile se déchirait devant eux…

— Parbleu ! dit quelqu’un, voilà ce qu’il cherchait dans le journal.

— Bien sûr, fit un autre… c’est lui, y a pas d’erreur… Depuis quelques jours, il sortait, le soir… où allait-il ?…

— Vous verrez, dit le vieux rentier, tout fier d’avoir fait preuve de sagacité, vous verrez que ce crime-là restera impuni, comme les autres. Ah ! il est habile le gaillard… Il n’en est pas à son coup d’essai…

Toute la journée le crime de la rue de la Tombe-Issoire fit l’objet des conversations. Le gros Nestor écumait de rage.

— Je l’ai manqué avant-hier, disait-il… Je le suivais, mais il m’a échappé… Si j’avais pu lui emboîter le pas, ça y était, je « l’avais »… Sûr que c’est lui qui a fait le coup !

Personne n’en doutait, quand les journaux du soir firent la lumière sur ce drame. L’assassin avait été arrêté. C’était un nommé Mohamed Ben Agha, manœuvre dans une usine du boulevard de la Gare. On avait trouvé sur lui la montre-bracelet de sa victime, et il avait fait des aveux. Ce fut une consternation générale, mais on n’en demeura pas moins persuadé que « le satyre » ne valait pas mieux que ce Mohamed, et qu’un jour ou l’autre on finirait bien par le prendre en flagrant délit.