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XIII


Le lendemain, dans la matinée, le gros Nestor et Barouillet sonnaient à la porte de Bezombes, qui habitait un modeste rez-de-chaussée, rue Boulard, dans le fond d’une cour. Sur une porte vitrée on voyait une pancarte avec ces mots tracés en belle ronde :


MARIUS BEZOMBES

Avocat-conseil

Dépense devant la justice de paix

Enquêtes pour divorces

Recherches dans l’intérêt des familles, etc.


Bezombes les attendait. Il était assis devant une petite table encombrée de dossiers poudreux. Sur la cheminée de marbre noir, entre un réveil et une carafe, trônait un buste en plâtre représentant la Justice avec ses plateaux, dont l’un était cassé. Dans un angle était placée une commode en acajou qui avait été transformée en cartonnier.

— Ah ! vous voilà, dit Bezombes. Une minute ; asseyez-vous. Le temps de signer quelques pièces et je suis à vous.

Barouillet se laissa tomber sur un vieux fauteuil de reps rouge, d’où s’éleva un nuage de poussière. Quant au gros Nestor, il avait pris une chaise, la seule qui se trouvât dans la pièce, mais comprenant que s’il s’y asseyait il l’écraserait sous son poids, il demeurait debout, adossé à la cloison, se mirant de loin dans la glace de la cheminée.

— Ah ! fit enfin Bezombes, en ôtant ses grosses lunettes de celluloïd, j’ai fini. Parlons un peu de notre affaire.

Et, pivotant sur son siège, qui rendit un grincement sec, il se tourna vers les visiteurs.

— Aujourd’hui, dit-il, nous entrons dans la période d’action, la période décisive. Il faut que ce soir, demain au plus tard, notre individu soit sous les verrous.

— Dommage que nous ne puissions pas l’arrêter nous-mêmes, grogna le gros Nestor. Ce que j’aurais eu du plaisir à empoigner ce vilain coco-là !

— Cela, c’est l’affaire de la police, dit Bezombes. Notre rôle, à nous autres, se borne à livrer l’assassin.

— Est-ce que l’on saura au moins que c’est nous, pardon vous, qui l’avez découvert ?

— Peut-être. Mais il ne faut pas trop y compter, car les gens de police ont l’habitude de toujours tirer la couverture à eux. Du moment qu’on n’est pas de la « boîte », on ne compte pas. Vous allez voir que le commissaire ne nous félicitera même pas.

— Le commissaire, fit Barouillet avec un haussement d’épaules, il est capable de ne pas prendre notre visite au sérieux. Quand Nestor et moi sommes allés le trouver, c’est à peine s’il nous a écoutés. Moi, à votre place, Bezombes, ce n’est pas au commissaire que je m’adresserais.

— Au chef de la Sûreté, alors ?

— Peut-être, mais il y a quelque chose qui vaudrait encore mieux.

— Ah ! et quoi donc ?

— Ce serait de s’adresser à un journal… Si la presse se mêle de l’affaire…

— Ma foi, vous avez peut-être raison, comme cela les policiers ne pourraient pas s’attribuer tout le mérite de l’enquête, et on parlerait un peu de nous. Ce n’est pas que je tienne à la réclame… non… je suis un homme modeste, et si j’avais voulu faire comme certains !… Enfin, votre idée n’est pas mauvaise. Vous connaissez quelqu’un dans un journal ?

— Oui, un rédacteur de l’Égalité qui est venu plusieurs fois à nos réunions, au moment de la campagne électorale. C’est aussi un ami de M. Jacassot, notre député.

— Eh bien, allons le voir. Nous lui exposerons l’affaire, et si c’est un garçon intelligent, il pourra faire avec nos renseignements un article sensationnel. Je vois déjà le titre : « Le satyre de Montrouge… Horribles détails. » C’est le commissaire qui en fera une tête !

— Oh ! comme vous y allez, Bezombes. Ne croyez pas que les journalistes marchent si facilement que ça ! Et les procès, vous n’y songez pas ?

— C’est vrai. Mais là il n’y a pas matière à procès. N’avons-nous pas des preuves ?

— Évidemment… toutefois, il vaut mieux agir avec prudence. Allons rendre visite à mon ami, nous verrons bien ce qu’il dira. Les journalistes sont habiles, et trouvent souvent le moyen de dire beaucoup de choses, tout en ne disant rien.

Et comme Bezombes semblait ne pas comprendre :

— Mais oui, expliqua Barouillet, quand on ne veut pas avancer un fait, de peur de se compromettre, on procède par insinuations, par sous-entendus. Vous verrez, Oscar Phinot s’entend à ces sortes d’articles. C’est par des insinuations et des sous-entendus qu’il a démoli Taupin, le concurrent de notre député.

— Ah ! votre journaliste s’appelle Phinot ? J’ai déjà vu ce nom-là quelque part.

— Possible. Il écrit beaucoup et commence même à avoir une certaine réputation. Allons le trouver. Si l’affaire ne l’intéresse pas, nous nous rabattrons sur le chef de la Sûreté.

— Quand le trouve-t-on ?

— L’après-midi généralement. Je vais d’ailleurs lui téléphoner pour annoncer notre visite.

— C’est cela. Pour bien faire, il faudrait que l’article parût demain matin. Je vais d’ailleurs jeter sur le papier quelques notes qui pourront lui servir. Je vous attendrai ici, passez me prendre, dès que vous aurez obtenu un rendez-vous. Mais dites donc, je pense à une chose… Il ne faudrait pas laisser filer notre « homme » hein ? Voyez-vous qu’au moment de l’arrêter, on trouve la maison vide ?

— Pas de danger, répondit le garçon boucher, je l’ai à l’œil.

Nestor et Barouillet serrèrent la main à Bezombes, et se retirèrent.

Aux gens qu’ils rencontraient, et qui les interrogeaient d’un petit signe de tête, ils répondaient avec un sourire énigmatique :

— Avant peu, il y aura du nouveau.

Comme des groupes commençaient déjà à se former devant la petite maison du passage Tenaille, Barouillet se fâcha.

— Vous voulez donc nous faire tout manquer, dit-il. Si vous demeurez plantés là comme des piquets, il va se douter de quelque chose, et nous glissera entre les mains. Rentrez chez vous et attendez… Avant vingt-quatre heures, nous serons débarrassés de cet individu-là.

— Oui… y a longtemps qu’on dit ça, murmura un petit homme affligé d’une tache de vin sur la joue droite, et cependant il est toujours là !

À ce moment, Procas avait soulevé un rideau de sa fenêtre.

— Tenez, vous voyez bien, il nous écoute, dit Barouillet. Décidément vous allez tout compromettre. C’est bien la peine de se donner tant de mal.

Les curieux se dispersèrent lentement, pendant que Procas se demandait anxieux :

— Mais qu’est-ce qu’ils ont donc ? Que me veulent-ils ? Je ne comprends plus rien à ce qui se passe.