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IX


Le pauvre savant avait retrouvé un peu de tranquillité ; il recommençait à s’habituer à la vie. Tout en travaillant, il tenait de longues conversations à son chien.

Il ne se sentait plus seul ; un être vivant allait et venait autour de lui, animait la maison. Quand il avait ensemencé ses bouillons de culture et qu’il les avait disposés dans son étuve, il s’asseyait sur son divan et lisait. Il recevait régulièrement des revues scientifiques qu’il ne manquait jamais de parcourir. En général elles l’intéressaient peu ; il n’y trouvait que des communications banales ou des études embryonnaires sur des sujets tant soit peu fantaisistes. Par-ci par-là, cependant, son attention était retenue par l’annonce d’une découverte ou quelque expérience de laboratoire faite par un savant étranger, qui ne livrait de ses recherches que des détails incomplets, exempts de formules et de précisions. Un jour, cependant, il eut, en lisant une de ces communications, un mouvement de colère. Un bactériologiste anglais s’attribuait, dans un long article, tout le mérite d’une découverte sur le Proteus vulgaris. Or, c’était Procas qui, le premier, avait démontré la puissance nocive de ce bacille, qu’il avait cultivé avec succès deux années auparavant. Cela avait même fait l’objet d’un de ses cours, à la Sorbonne, et le docteur Roux l’avait, à cette époque, vivement félicité. Le plagiat était flagrant et Procas, sous le coup de l’indignation, s’était mis aussitôt à rédiger une protestation dans laquelle il prenait violemment à partie celui qui avait eu l’impudence de s’attribuer son propre travail. Il couvrit de sa petite écriture dix grandes feuilles de papier, mais, au moment d’envoyer sa protestation, il se dit : À quoi bon ?

Était-il donc utile d’appeler de nouveau sur lui l’attention de ses confrères, de réveiller les jalousies qui couvaient sous la cendre ? Et il se rappela les paroles de son vieux maitre, le professeur Viardot : « Travaillez dans l’ombre, sans souci du monde extérieur. Notre vie à nous autres savants ne nous appartient pas : elle est à l’humanité. »

L’exaltation de Procas tomba tout à coup. Il eut un sourire désabusé et jeta au feu sa lettre. Néanmoins, bien qu’il eût renoncé à la gloire, qu’il ne pouvait plus recueillir de son vivant, il éprouva une amère tristesse, à la pensée qu’un autre allait peut-être bénéficier de son travail, à lui, Procas. Ah ! s’il avait été comme autrefois, s’il avait pu se montrer, parler en public, avec quelle joie il eût cloué au pilori ce savant anglais sans scrupules, ce spoliateur sans vergogne, qui pillait les modestes travailleurs ! Pour épancher sa bile, il discourait, en se promenant de long en large, la face tournée vers des auditeurs invisibles, semant dans le vide des paroles inutiles, s’exaltant, enflant la voix, au grand effroi du pauvre Mami qui s’imaginait sans doute que ces imprécations s’adressaient à lui ; il regardait Procas avec de grands yeux effarés, n’osant point bouger de sa place, s’attendant peut-être à se voir chassé de cette maison où il se trouvait si bien, après tant de journées de misère. Il ne fut complètement rassuré que lorsque son maître se pencha vers lui pour le caresser.

Ce fut ensuite le calme. Procas se remit au travail, mais il était dit que le malheureux ne pourrait point vivre en paix dans son ermitage. La haine de ses voisins qui couvait toujours, depuis cette mystérieuse histoire de disparition d’enfant, s’était réveillée de plus belle.

Après la visite du commissaire, les gens s’étaient tenus cois pendant quelques jours, mais dans les boutiques, dans les ateliers, les commentaires allaient leur train. Tout le monde était persuadé que le petit Maurice (c’était le prénom du fils de la mercière) avait été enlevé par le « monstre » et que celui-ci, après avoir assouvi sur l’enfant une passion bestiale, l’avait coupé en morceaux et brûlé dans sa « cuisinière ». Comme il arrive toujours en pareil cas, le nombre des accusateurs grossissait chaque jour. Les uns prétendaient avoir vu, quelques instants avant sa disparition, le petit Maurice jouant devant la porte de Procas. Les autres affirmaient que le lendemain ils avaient très bien senti une odeur de chair grillée sortant de la maison du passage Tenaille. Les imaginations s’échauffaient. Certains parlaient déjà de pénétrer chez le « monstre » et de lui « faire son affaire ».

Un matin, le gros Nestor, le fils du boucher dont la demeure était contiguë à celle de Procas, se rendit chez le commissaire en compagnie de deux commerçants qui passaient pour gens posés, et appartenaient au comité de M. Jacassot, député du quartier. Reçus immédiatement par le commissaire, ils s’assirent gravement dans le bureau, et ce fut Barouillet (l’un des commerçants) qui, en sa qualité d’orateur de réunion publique, prit seul la parole :

— Monsieur le commissaire, mon nom vous est sans doute connu, et vous devez savoir que j’ai la réputation d’être un homme sérieux.

Le commissaire eut un signe de tête indulgent.

— Si je me suis décidé à venir vous trouver avec ces messieurs, c’est que j’ai estimé qu’il était de mon devoir de citoyen de vous mettre au courant de certains faits qui jettent la perturbation dans notre quartier. Or, vous savez comme moi que le premier soin de la justice est de surveiller les agissements des gens suspects…

— Au but, je vous prie, fit le commissaire, que ce préambule agaçait.

— J’y arrive, monsieur, j’y arrive. Un enfant a disparu, le petit Maurice Pinchon, et malgré toutes les recherches, il est jusqu’à ce jour demeuré introuvable…

— Oui, je comprends, c’est encore l’homme du passage Tenaille que vous accusez ?…

— C’est-à-dire que tout est contre lui. C’est une sorte de fou, de maniaque capable de tout, sur lequel on a les plus mauvais renseignements…

— Ah ! et quels sont ces renseignements ?

D’abord, il a emménagé passage Tenaille pour ainsi dire clandestinement. Un soir, des individus de mauvaise mine ont amené dans une voiture un tas d’objets bizarres, parmi lesquels on a remarqué une sorte de poêle, ou plutôt de fourneau qui n’avait pas une forme ordinaire. Et puis, avec ça, il y avait des outils comme on n’en voit nulle part, des manières de pinces et de couteaux recourbés, bref des engins qui ne sont pas catholiques. Une fois emménagé, l’homme s’est enfermé chez lui, et n’est plus sorti qu’à la nuit tombante, comme un malfaiteur qui craint d’être reconnu. Est-ce que vous trouvez ça naturel, monsieur le commissaire ?… Voyons, est-ce qu’on n’a pas raison de soupçonner cet individu-là ? Il est plus que suspect, et si la police ne se décide pas à agir, je crains que les gens qui sont très montés contre lui ne lui fassent un mauvais parti…

— Cet homme est un malheureux qu’une affreuse maladie a défiguré, c’est ce qui explique pourquoi il se montre le moins possible en public…

— C’est un fou, un maniaque et vous savez mieux que moi, monsieur le commissaire, de quoi sont capables ces malades-là. Il y a des fous inoffensifs, mais celui-là est dangereux.

— Rassurez-vous, s’il était dangereux, je n’aurais pas hésité à le faire enfermer. J’ai été perquisitionner chez lui. Je l’ai interrogé longuement, et j’ai pu me convaincre qu’il était inoffensif. C’est un savant, un bactériologiste, dont le nom a été célèbre.

Le gros Nestor crut devoir risquer une remarque :

— Les savants, quand, ils se mettent à être criminels, sont plus dangereux que les autres.

— Certes, approuva Barouillet, nous en avons eu souvent la preuve. Et tenez, monsieur le commissaire, si vous voulez bien m’écouter encore un instant, je vais vous dire une chose qui vous donnera peut-être à réfléchir. Vous vous rappelez la date à laquelle « l’homme » est venu s’installer passage Tenaille ?

— Ma foi… non… je crois qu’il y a six mois environ.

— Cinq mois et quatorze jours exactement. C’était le 23 mai au soir…

— La date importe peu…

— Je vous demande pardon, c’est très important, au contraire. Si je vous parle ainsi, c’est que, moi aussi, je me suis livré à une enquête avec Parizot, le marchand de couleurs de l’avenue du Maine, et tous deux nous avons fait une découverte que vous ne pourrez négliger.

— Je n’ai pas pour habitude, répliqua le commissaire d’un ton sec, de négliger quoi que ce soit, quand il s’agit d’éclairer la justice.

— Oh ! je sais, je sais ! vous m’avez mal compris. Ce n’est pas ce que je voulais dire, je voulais simplement vous dénoncer un fait qui peut avoir son intérêt. Remarquez que je n’affirme rien. Non, loin de là, je tiens seulement à vous signaler une coïncidence. Oui, c’est bien le mot, une coïncidence… qui nous a frappés, Parizot et moi. Voici : onze jours exactement après l’installation passage Tenaille de celui que vous appelez un savant, on a découvert, au ciné Carillo, sous la cabine de l’opérateur, le cadavre d’une fillette, la petite Soubiroux, que l’assassin avait coupée en morceaux. Vous vous souvenez de cette affaire. Les bras, les jambes et le tronc de la pauvre petite avaient été empilés avec soin les uns sur les autres et la tête surmontait ce sanglant assemblage. Il n’y a qu’un fou qui ait pu commettre un crime pareil, un fou sadique, car le médecin a certifié que la petite avait été violée avec une brutalité inouïe…

— Je sais tout cela, mais je ne vois pas quel rapport…

— Bien sûr, monsieur le commissaire, mais le plus grave, c’est qu’on a aperçu, le soir même du crime, notre individu qui rôdait aux abords du ciné Carillo…

— Qui l’a vu ?

— Oh ! plusieurs personnes…

— Donnez-moi leurs noms, je les convoquerai à mon bureau.

— Leurs noms, je ne les sais pas. Vous comprenez, on entend raconter quelque chose, on écoute, mais on ne pense pas à demander aux gens comment ils s’appellent… Tout ce qu’il y a de sûr, c’est que j’ai entendu plus de dix personnes affirmer la même chose… C’est assez troublant, n’est-ce pas ? Rapprochez tout cela de la disparition du petit Maurice, et vous avouerez qu’il y a bien de quoi s’émouvoir… Deux crimes presque coup sur coup, et quels crimes !… ça donne à réfléchir… Et puis, vous avez dit vous-même que l’homme du passage Tenaille était un savant, un bactériologiste, autant dire un médecin… et il n’y a qu’un médecin qui puisse si habilement découper un cadavre…

— Ou un boucher…

Le gros Nestor protesta avec indignation :

— Oui, je sais, fit-il, quand un assassin a découpé proprement sa victime, on dit tout de suite que c’est un boucher qui a fait le coup. Mais c’est stupide, oui, tout à fait stupide. Ce n’est pas une raison parce que l’on sait découper un mouton ou un veau pour qu’on soit capable de charcuter un être humain. Parbleu ! les bouchers ont bon dos, mais voulez-vous me dire si on peut penser qu’ils soient plus criminels que d’autres ? Moi j’avoue que je serais bien embarrassé s’il me fallait hacher, sectionner, tailler dans de la chair de chrétien. Ça, c’est l’affaire des carabins. Chacun son métier.

Le commissaire, qui désirait se débarrasser au plus vite de ces visiteurs, prolixes comme tous les gens du peuple lorsqu’ils entrent dans les détails de quelque histoire, promit de surveiller étroitement la petite maison du passage Tenaille.

— C’est cela, dit Barouillet, ayez l’œil sur cet individu, et vous verrez qu’avant peu vous apprendrez du nouveau. De notre côté, Nestor et moi nous allons l’épier. Il a beau être malin, nous parviendrons bien à le prendre en défaut. Quand il se croira tout à fait tranquille, il tentera encore quelque chose sans doute, mais nous serons là et je vous garantis qu’on n’hésitera pas à l’empoigner et à le conduire ici.

— Pas d’imprudence, conseilla le commissaire. Prévenez-moi avant de faire quoi que ce soit, car, vous savez, une erreur pourrait vous coûter cher.