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III


Au bruit qu’il avait fait en tombant, un domestique était accouru. Il releva Procas et le porta sur son lit.

Bientôt, toute la maison fut en émoi, et un médecin, prévenu par téléphone, arriva au bout de quelques instants. C’était un jeune homme blond, très myope, qui venait de s’établir tout nouvellement dans le quartier. Il s’approcha de Procas et l’examina rapidement. Le malheureux était toujours sans connaissance et sa figure violacée faisait, sur la blancheur de l’oreiller, une tache horrible et sombre…

Aidé du valet de chambre, le docteur souleva légèrement le malade et lui enleva ses vêtements… Le corps de Procas apparut alors dans sa nudité… de larges taches bleuâtres sur la peau… Un râle caverneux s’échappait de sa gorge.

Le jeune praticien réfléchissait « Voilà qui est singulier… empoisonnement par le cyanure ?… asphyxie par le gaz d’éclairage ?… Non… c’est impossible… Dans le premier cas, il serait mort depuis longtemps… dans le second il y aurait ici une odeur répandue qui ne laisserait subsister aucun doute… C’est plutôt une attaque d’apoplexie quoique, cependant… Enfin, je crois qu’une saignée… »

Et, s’approchant du domestique qui le regardait avec des yeux effarés :

— Vite !… une bande ! une cuvette !

Lorsqu’il eut ce qu’il demandait, il lava soigneusement le bras de Procas. Le malade eut un hoquet suivi d’un vomissement.

— Comme il est froid ! dit le domestique.

— Oui… murmura le médecin… et cela est étrange… car dans ces sortes d’attaques, la température s’élève toujours, au contraire.

— C’est peut-être qu’il va mourir ?

Le docteur continuait de laver le bras du moribond. Quand la toilette de la peau lui parut suffisamment complète, il enroula la bande au-dessus du coude pour faire saillir les veines de l’avant-bras : elles apparurent énormes, d’un bleu intense… Alors il flamba sa lancette et s’apprêtait à la plonger dans la chair, lorsque quelqu’un lui mit la main sur l’épaule.

Il se retourna et se trouva en face d’un grand vieillard au regard calme et froid.

— Le professeur Viardot !

— Oui… Je passais… On m’a mis au courant de ce qui est arrivé à mon pauvre ami… et je suis monté. Vous permettez ?

Et l’illustre maître s’approcha du malade.

— C’est une attaque d’apoplexie, n’est-ce pas ? demanda le jeune praticien.

— Vous croyez ?

— Dame !

— Vous faites erreur mon ami… et vous pouvez rentrer votre lancette… Aviez-vous remarqué ces taches bleues ?

— Oui… et j’avoue qu’elles m’avaient surpris…

— Étaient-elles aussi larges que maintenant quand vous êtes arrivé ?

— Non… elles avaient tout au plus le diamètre d’un pièce de cinquante centimes et étaient assez rares.

— Ah ! voyez, à présent, elles sont moins disséminées, elles s’élargissent, se rapprochent, elles ont même une tendance à se joindre et à se confondre… Dans une heure, elles auront envahi toute la surface cutanée, et le corps de ce pauvre garçon sera uniformément teinté d’une coloration bleue bien caractéristique… À présent, voyons les muqueuses…

Le docteur Viardot demanda une cuiller et ouvrit les lèvres et les dents de Procas, toujours inerte.

— Regardez… dit-il à son confrère.

— L’intérieur de la bouche est d’un bleu intense.

— Et la langue donc, et le pharynx ! Les paupières aussi se colorent. Avez-vous votre thermomètre ?

— Le voici.

— Bien. Prenez la température.

Il y eut un long silence pendant lequel les deux hommes ne quittèrent pas un instant le malade des yeux. Puis, sur un signe du docteur Viardot, le jeune médecin regarda son thermomètre.

— Trente degrés quatre dixièmes, dit-il.

— J’en étais sûr. Lorsque Procas aura repris connaissance, sa température remontera peut-être à 35 ou 36 quelques dixièmes, mais jamais à 37. Pauvre garçon ! S’il en réchappe il ne sera plus que l’ombre de lui-même. Il pourra encore traîner un an ou deux, trois peut-être, mais il demeurera hideux, repoussant et il souffrira parfois le martyre. Au moindre mouvement un peu brusque, au moindre effort les crises d’étouffement le reprendront, le plus petit exercice lui donnera des vertiges. Il ne pourra plus courir ni marcher rapidement sans éprouver une effroyable oppression accompagnée de palpitations et d’angoisse.

— Oui, oui, je commence à comprendre.

— Voyez maintenant les lèvres. Elles sont d’un bleu foncé, de même les narines et le lobe des oreilles. Examinez les mains : remarquez cette déformation de l’extrémité des doigts. Est-elle assez accusée ? La dernière phalange est renflée, arrondie, comme étalée, les ongles sont épais, larges, recourbés.

— En effet. Comment n’avais-je pas remarqué tout cela plus tôt ?

— Ces cas de cyanose, mon ami, sont excessivement rares et les jeunes praticiens sont excusables de ne pas les connaître. En général, il s’agit d’affections congénitales et alors les individus qui en sont atteints meurent en bas âge ; il y en a fort peu qui arrivent à la trentaine. Au contraire, si le rétrécissement de l’artère pulmonaire est acquis, c’est-à-dire fait suite à une maladie de l’âge adulte, comme ici, le mal peut se révéler à n’importe quel âge de la vie. J’ai eu l’occasion de soigner Procas pour un rhumatisme aigu ; à cette époque, le cœur a été atteint ; une endartérite de l’artère pulmonaire avait rétréci l’ouverture de ce vaisseau. Je lui disais souvent : « Faites bien attention, mon ami, votre cœur vous jouera un mauvais tour. » Je ne m’étais malheureusement pas trompé. Depuis, le rétrécissement n’a fait qu’augmenter. Tous ces troubles : coloration bleue, dyspnée, apathie, refroidissement, que nous observons maintenant chez lui s’expliquent par ce fait qu’il aura dorénavant trop de sang veineux et pas assez de sang artériel, trop d’acide carbonique et pas assez d’oxygène. Ce sera un éternel asphyxié.

— Mais comment ces accidents n’ont-ils éclaté qu’aujourd’hui ?

— Sans doute, ils auraient pu éclater hier, n’éclater que demain… C’est sûrement une émotion qui a amené cette crise… une émotion des plus violentes…

Et le professeur Viardot, qui était sans doute au courant de certains détails de la vie de Procas, hocha lentement la tête en regardant le malade d’un air attristé…

Puis, comme il s’apprêtait à partir, le jeune médecin demanda :

— Que dois-je faire, maître ?

— Rien… Attendre qu’il reprenne connaissance… Alors, de ma part, vous lui recommanderez le repos, la tranquillité absolue du corps et de l’esprit… Allons ! au revoir… je repasserai tantôt.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Procas revint enfin à lui. Cependant, il ne se rappelait rien… Il se rendait bien compte qu’il lui était arrivé quelque chose, mais quoi ?…

Il regarda le médecin d’un air hébété, racla les draps avec ses ongles, puis, soudain, ses yeux injectés de sang s’arrêtèrent sur Meg qu’une femme de chambre, très au courant de la vie de sa maîtresse, était allée chercher en auto au fin fond de Passy. Un long soupir s’exhala de sa poitrine, il eut un tressaillement, tenta de se lever, mais retomba lourdement en grinçant des dents.

Meg, qui s’était penchée vers lui, se redressa presque aussitôt, glacée d’effroi. Les yeux de Procas se fixaient sur elle, mais de façon si étrange, il y avait dans ce regard un tel éclat de haine en même temps que de profonde détresse, qu’elle devina immédiatement ce qui s’était passé… Son mari savait tout !

Alors, lentement, comme médusée, elle recula jusqu’à la porte, l’ouvrit brusquement et s’enfuit comme une folle de cette chambre où elle avait un beau soir apporté l’amour avec elle et où elle ne laissait plus maintenant que le désespoir et la honte…

Pendant huit jours, les médecins ne purent se prononcer sur le sort de Procas, car sa maladie subissait un cours étrange, déroutant. Tantôt le malheureux semblait en pleine voie de guérison, tantôt il retombait dans une inquiétante immobilité, voisine du coma. Enfin, son état parut s’améliorer ; cependant l’affreuse teinte bleue, au lieu de diminuer, devenait, au contraire, de plus en plus foncée… elle avait même fini par gagner tout le corps, mais c’était la face qui était le plus atteinte. Très fréquemment, il ressentait un grand froid intérieur et la température de son corps s’abaissait aussitôt d’une façon effrayante. Il avait aussi de fréquentes hémorragies et vomissait quelquefois du sang… Alors, il éprouvait des palpitations atroces qui se terminaient presque toujours par des convulsions généralisées, ayant beaucoup d’analogie avec de véritables crises épileptiformes.

Le docteur Viardot, qui venait le voir deux fois par jour, s’efforçait en vain de le remonter un peu, mais Procas, que le souvenir de Meg obsédait de plus en plus, depuis qu’il pouvait rassembler ses idées, demeurait sourd à toute exhortation. Il était d’ailleurs persuadé qu’il allait mourir et attendait même avec une sorte d’impatience la fatale minute où ses yeux se fermeraient pour toujours, où sa pensée, sans cesse en travail, s’endormirait enfin dans la douceur du néant !…

Pauvre Procas ! il faut croire qu’il n’avait pas encore assez souffert et que sa douloureuse existence ne devait pas s’arrêter là.

Son épreuve, hélas ne faisait que commencer !

Un soir qu’il entendait dans une pièce voisine les ronflements réguliers du domestique chargé de le veiller, il se glissa doucement à bas de son lit et gagna à tâtons la chambre de Meg. Une fois entré, il fit jouer le commutateur et se dirigea vers le petit secrétaire où il avait trouvé les maudites lettres… Elles avaient disparu… Procas demeura hébété, se demandant s’il ne venait pas de faire un rêve affreux, et si sa pauvre imagination de malade n’avait pas créé de toutes pièces cette lamentable histoire de trahison.

Mais non… il était bien certain de les avoir tenues, ces lettres… Il en revoyait une entre autres qui commençait par ces mots « Petite Meg de mon cœur… » Il se rappelait qu’elle était un peu froissée et qu’elle portait dans le coin un chiffre en relief avec des initiales entrelacées… Il y avait aussi un télégramme avec le cachet de l’avenue Friedland, où il était question d’un rendez-vous manqué, et un autre billet d’amour signé « Robert », au style ridicule et prétentieux.

Il eût voulu les retrouver, ces lettres, afin de les froisser, de les lacérer, de les piétiner, de passer sur elles enfin la rage qui lui mordait la chair.

Il se mit à fouiller dans tous les meubles, à jeter les tiroirs pêle-mêle sur le tapis, à briser furieusement cassettes et coffrets…

Le domestique, réveillé, accourut aussitôt.

En l’apercevant, Procas poussa un hurlement de fauve, et lui fit signe de sortir. Et il y avait dans son geste quelque chose de si menaçant que le serviteur s’enfuit, en proie à une terreur folle, absolument convaincu que son maître avait perdu la raison.

Bientôt, la nouvelle se répandit comme une tramée de poudre : « Monsieur est fou… fou furieux… certainement il va faire un malheur !… »

En un instant, la maison fut désertée et ceux des domestiques qui ne prirent point la fuite s’enfermèrent à double tour, et se barricadèrent dans leurs chambres.

Quand Procas n’entendit plus aucun bruit, il se mit à arpenter la pièce à pas menus, heurtant parfois les débris qui jonchaient le parquet, se raccrochant aux meubles dès qu’il sentait ses jambes fléchir sous lui.

Tout à coup il s’arrêta. Un portrait de Meg accroché au mur le regardait de ses grands yeux étonnés. Il le contempla quelques instants, puis baissa lentement la tête, comprimant de ses deux mains les battements désordonnés de son cœur. Maintenant que sa fureur était calmée, que sa haine avait fait place à un grand abattement, il se sentait devenir lâche, et si Meg fût revenue à cet instant, peut-être se serait-il jeté à ses pieds comme un coupable.

Il regarda de nouveau le portrait, la poitrine secouée de petits sanglots convulsifs, puis passa dans le salon, qui s’illumina dès qu’il en ouvrit la porte. Le piano était demeuré ouvert et, sur le pupitre, s’étalait encore une berceuse de Grieg, qu’il aimait à entendre et qu’il faisait souvent jouer à Meg, car il trouvait à cette mélodie un charme mélancolique et doux, dont son cœur d’amant était étrangement troublé.

Sur un guéridon, dans un vase de cristal, des fleurs achevaient de mourir. Il en prit une et la porta à ses lèvres. À ce moment la petite pendule de la cheminée cessa tout à coup son tic-tac. On eût dit qu’un cœur avait subitement cessé de battre et un silence lugubre emplit la pièce.

Procas eut un frisson.

Son regard s’était arrêté sur la glace dans laquelle se reflétaient deux ampoules électriques. Il s’approcha machinalement, serrant dans sa main tremblante la pauvre fleur toute froissée, mais s’arrêta terrifié, comme un homme qui aperçoit devant lui un fantôme.

C’était la première fois qu’il se voyait depuis que la terrible crise l’avait terrassé et il crut être le jouet d’un cauchemar. Il lui semblait impossible que ce fût lui, ce monstre bleu, ridicule et sinistre, plus hideux qu’un masque japonais. Il ferma les yeux, puis les rouvrit au bout de quelques secondes. L’affreuse tête était toujours devant lui, grimaçante et mauvaise.

Il se pinça violemment pour s’assurer qu’il était bien éveillé et prononça quelques mots sans suite. La glace lui renvoya le mouvement de son bras et celui de ses lèvres.

Alors, il eut peur…

D’un geste hésitant, il appuya sur un bouton électrique et attendit, angoissé, n’osant plus regarder la glace.

Personne ne répondit.

Il ouvrit une porte et appela. Sa voix sèche et rauque se perdit dans l’obscurité. Il répéta cependant son appel, frappant même le parquet avec une chaise. Rien ne remua dans la maison.

— Mon Dieu !… mon Dieu !… balbutia-t-il, en tremblant.

Et il s’accroupit dans un angle, recroquevillé sur lui-même, s’étreignant le front à deux mains.

Maintenant, il se rendait compte de tout… Des mots prononcés à son chevet lui revenaient à l’esprit : « coloration bleue… il demeurera effrayant… épouvantable !… Pauvre garçon !… » Oui… on avait dit cela. Tout se précisait à présent dans son cerveau meurtri.

Il devina pourquoi les domestiques ne répondaient plus à son appel.

— Je leur fais peur, murmura-t-il… Eux aussi m’ont abandonné !…

Il comprit alors qu’il n’était plus qu’une épave humaine, une chose horrible et répugnante. Et dans l’atmosphère lourde de la pièce silencieuse, il rêvait douloureusement, le regard morne et vague…