Charpentier (p. 92-102).

IX

LA MAISON RENOUL

Nous voilà donc amis comme tout avec le Béret rouge et sa bande !

Le Béret rouge s’appelle Renoul. Son père est le fils d’un professeur de faculté de province qui connaît Béranger ; gloire dont le fils a le reflet auprès de ses camarades, mais qui ne m’éblouit pas assez, paraît-il.

Quand on m’a parlé, je n’ai pas eu l’air bouleversé.

« Tu entends, me dit-on, son père connaît Béranger. Béranger l’a fait sauter sur ses genoux quand il était petit.

— Oui, j’entends bien. »

On attend toujours une marque de satisfaction sur ma figure, on regarde mon nez, mes yeux, on compte sur une petite grimace. On répète :

« Béranger l’a fait sauter sur ses genoux !…

— Et après ? »

Renoul n’aurait pas été bercé sur les genoux de cette tête vénérée, comme dit Matoussaint, que je n’en aimerais pas moins sa tournure de garçon franc, loyal et droit, — un peu grave quand il parle de ses idées, mais gai comme un moutard quand on est à la farce et qu’il lui part sous le nez quelque mot bizarre ou quelque blague joyeuse.


Il a pourtant contre lui deux choses qui, au premier abord, m’ont terrifié.

Quand j’étais sur le carré, à la première visite que je lui ai faite, j’ai vu sortir un homme avec une robe de chambre, et qui prisait. Il faisait noir, nous nous sommes heurtés, demandé pardon, heurtés encore. Chaque fois que nous nous heurtions, je trouvais qu’il sentait la fève. Après nous être très difficilement débarrassés l’un de l’autre, nous avons reconnu en nous redressant qui nous étions : lui Renoul, moi Vingtras.

Renoul avec une robe de chambre à glands et une tabatière de corne !

Eh bien ! moi, je vous dis que c’est la faute de Béranger !


Il y a une autre raison à l’air propriétaire de Renoul. Renoul n’est pas seul. Le cœur de Renoul a déjà battu — le mien aussi, mais en garni.

Celui de Renoul bat dans ses meubles, et ces meubles sont époussetés, cirés, vernis par la main d’une compagne, avec laquelle il vit depuis qu’il est à Paris. Ils sont dans leurs meubles ! Ils font leur cuisine chez eux !! Ils mettent le pot-au-feu le dimanche !!!

Ces révélations jettent d’abord une ombre et comme un discrédit sur la réputation révolutionnaire de Renoul.

Un béret rouge dans la rue, — chez lui une douillette !

Que signifie ce double masque ?

Cependant la stupeur fait place à la réflexion ; et à l’inquiétude que donnait la douillette succède même — en y pensant — une sorte de respect pour ce jeune républicain qui, ayant des meubles et une robe de chambre, ne craint pas de se lancer dans la mêlée tout comme un autre.


Je n’ose pas dire qu’il ne me reste pas un peu de défiance ! Je n’ai vu dans aucun poème les héros de dix-sept ans avoir une tabatière et priser. Mais je sens au fond de mon cœur d’homme une certaine envie de cette existence tranquille et claire, dans un appartement dont on est le maître, dont on a la clef, où l’on est roi !

Roi ! — Mon Dieu ! est-ce que déjà le spectacle de ce bonheur, l’égoïsme qui reste toujours tapi au fond du meilleur de nous, me ramèneraient aux idées monarchiques ?

Un mobilier de rien du tout, mais si propre, si frais, avec des reflets luisants et une odeur de cire ! Sur le lit, une courtepointe aux dents roses. Aux fenêtres, des rideaux qui tamisent le jour. Je n’ai jamais vu cela depuis que je suis libre ! Je ne l’ai vu qu’autrefois en province, et seulement sous les toits de bourgeois, comme chez nous. Mais chez ce jeune républicain, chez ce souffleteur de Saint-Vincent !…

Puis, la saison est belle, — le printemps est venu plus tôt cette année, — et il tombe du soleil par belles plaques dorées sur les meubles et sur nos têtes.

Je garderai longtemps le souvenir d’une de ces plaques d’or qui se teintait de rouge en traversant les grands rideaux ; c’était la poésie des églises où les vitraux jettent des reflets sanglants sur les dalles, et le charme intime et doux d’une chambre d’ami ; mes regards se noyaient et mon cœur se baignait dans ce calme et cette clarté.

Dans toutes les maisons que j’ai habitées jusqu’ici, — dans l’hôtel même du père Mouton, — les chambres n’ont qu’un lit pauvre, deux chaises vilaines, une table grasse, un lavabo ébréché. Les réduits de dix francs donnent sur la cour, on croirait voir une gueule de puits humide et noire ! Si le soleil vient, c’est tant pis ! il sert à chauffer le plomb ; si la brise entre, elle apporte de la cuisine et de la table d’hôte des odeurs de friture et de graisse.

Dans cette maison de Renoul, la croisée ne s’ouvre pas sur une rue boueuse, mais sur un espace planté d’arbres tout couverts de pousses fraîches comme des petits haricots verts, et où sautent des oiseaux en liberté.

Je n’ai rencontré jusqu’à présent que des oiseaux qui sentaient la vieille femme, la suie ou le cuir : — pies, perroquets, merles, avec des becs qu’on dirait faits à la grosse. Ici j’ai l’oreille chatouillée et le cœur effleuré par de grands frou-frous d’ailes !…

La maîtresse de ce petit appartement a deux pièces, dont l’une, meublée par un lit assez grand, l’autre par une bibliothèque toute petite.

Madame Renoul trouve bien que nous faisons un peu de bruit ; que moi, en particulier, j’ai une voix qui casse les vitres et des souliers qui rayent tout son parquet : elle trouve bien que Matoussaint, en levant les bras, pour faire comme Danton, s’expose à renverser l’étagère où il y a de petits bibelots de foire : — un chat en chocolat et un bonnet phrygien en sucre rouge — mais nous l’amusons quelquefois ; on n’imite pas Danton tout le temps ; on n’est pas tribun éternellement, on est un peu farce aussi ; et après le tocsin de 93, c’est le carillon de nos dix-huit ans que nous sonnons à toute volée !

C’est le grésil du rire après les tempêtes d’éloquence.

Puis, on fait le café.

Renoul reçoit tous les mois, de sa mère, des provisions de moka en grain qu’on moud à tour de rôle, et le bruit de ce moulin-là, l’odeur de ce café, qui sent les îles, adoucissent nos colères plébéiennes et nous rendent, jusqu’au dernier grain, indulgents pour la société mal faite ; ou tout au moins il y a trêve — on met du sucre.


Le pli est pris ; tous les soirs on vient discuter, crier et moudre. On verse, on sirote, on fume, on rit — puis l’on se remet en colère et l’on remonte sur les chaises comme à la tribune.

« Pas sur celle-là ! crie la maîtresse de la maison en s’arrachant les cheveux ; là-dessus si vous voulez ! »

Et elle indique un tabouret infirme d’où l’on est sûr de tomber chaque fois qu’on y grimpe.

On salit beaucoup le dessus des chaises.

Quelqu’un propose d’ôter ses souliers chaque fois qu’il y aura une discussion un peu chaude. On vote.

« Non, non ! »

C’est la femme qui a protesté le plus énergiquement, elle a levé les deux mains — je présidais, je l’ai bien vu.

Elle préfère encore qu’on garde ses souliers et que l’on abîme ses chaises.

Matoussaint a voté contre le déchaussage. Pourquoi ? lui qui n’est pas pour les préjugés. C’est une faiblesse, voyons ! mais il s’en explique.

« Si j’ôtais mes souliers, me dit-il tout bas, je ne pourrais plus les remettre, ils ne tiennent qu’avec des ficelles par dessous ; ce n’est pas des semelles, c’est du crochet. »


Ah ! les bonnes heures, les belles soirées ! — avec le soleil, la brise, les colères jeunes, les rires fous ; avec le tabouret qui boite et le café qui embaume !

Ce printemps dans les arbres, ce printemps dans nos têtes !… Les oiseaux qui battent la vitre, nos cœurs qui battent la campagne !

Je garderai la mémoire de ces jours-là toute ma vie.

J’ai eu du bonheur de tomber sur ce béret rouge.

Je ne me figurais un intérieur qu’avec un père et une mère qui se disputaient et se raccommodaient sur le derrière ensanglanté de leurs enfants. Je croyais qu’on ne pouvait être dans ses meubles que si l’on avait l’air chagrin, maître d’école, que si l’on paraissait s’ennuyer à mort, et si l’on avait des domestiques pour leur faire manger les restes et boire du vin aigre.

Chez Renoul on ne s’ennuie pas, on ne fouette personne — du moins je n’ai rien surpris de pareil — on ne se dispute pas, on ne fait pas boire des choses aigres aux domestiques. Il n’y a pas de domestiques, d’abord.

Ah ! le foyer paternel, le toit de nos pères !

Je ne connais qu’un toit, je ne connais qu’un père, mais je préfère n’être pas sous son toit et moudre le moka chez Renoul, entre une discussion sur 93 et une partie de colin-maillard !


Il faut lancer un journal.


Ce mot, un jour, a traversé l’espace.


« Allons, que faisons-nous donc ? (Nous moulions du café.) Nous n’avons donc rien là ! crie Matoussaint.

— Où ça ?

Là !… — Il frappe en même temps sur son cœur.

— Tu vas casser ta pipe !… Il faudrait peut-être aussi quelque chose ici. — Je tape sur mon gousset.

— Bourgeois, va ! »

On m’accuse de semer la division. — J’ai voué un culte aux intérêts matériels.

Je suis un adorateur du veau d’or !

Je me défends comme je peux.

« Je ne parle pas pour moi ; ma plume, on le sait, est au service de la Révolution ; mais l’imprimeur ! est-ce qu’on trouvera un imprimeur ? »

J’emprunte une comparaison à Shakespeare pour imager mon idée :

« L’imprimeur de nos jours ! savez-vous comment il s’appelle ? Il s’appelle Shylock. Shylock, l’intéressé, l’avare, le juif, le rogneur de chair !

— Non, dit Matoussaint, sautant comme un ressort sur le tabouret ; il s’appelle « Va de l’avant ! » Oui, oui ! Va de l’avant, ou encore Fais ce que dois. Il s’appelle Le Courage, il s’appelle La Foi. »

Je redescends de ma chaise au milieu de l’émotion générale, après m’être couvert d’impopularité.

Je suis mis à l’index pour toute la soirée, et quand on verse le café, je n’en ai qu’une toute petite goutte !

Je demande s’il n’en reste pas.

« Non », dit Renoul qui verse.

Un non sec, qui m’attriste venant d’un compagnon d’armes, et puis j’avais bien envie de café ce soir-là !

J’en ai trop envie ! Tant pis ! Je fais amende honorable.

« Eh bien, oui, j’ai eu tort ! L’imprimeur s’appelle Fessequedoit ou Vadelavant ! J’ai eu tort… il faut d’abord agir, et ne pas jeter des bâtons dans les roues du char qui porte la Révolution. »

On revient à moi, on me serre la main.

« Donne ta tasse ! Il en reste encore un peu au fond de la bouilloire. »

On a retrouvé du café sur ma déclaration, mon aveu m’a raccommodé.

Je regagnai toute leur estime et j’eus à peu près — pas tout à fait — la valeur d’une demi-tasse.


Donc, il n’est plus question de l’imprimeur ; ce n’est pas moi qui en parlerai ! Il n’est question ni de l’imprimeur, ni du papier, ni du cautionnement. Il est décidé qu’on fera un journal, qu’on aura un organe, voilà tout.


La grosse question est de prendre chacun sa partie, celle qui rentre dans nos tempéraments, qui est le mieux dans nos cordes.

« Moi, dit une voix qui a l’air de sortir de dessous terre, je ferai la Philosophie de l’histoire. »

On cherche, on regarde.

C’est Championnet qui a parlé.


Championnet, penseur ! — Avant la scène de la manifestation il n’était guère connu de nous que parce qu’il tournait ses souliers en marchant, mais il les tournait, c’est effrayant ! Il les tourne encore. Une paire de bottines neuves lui fait trois jours ; les bottines de ce jeune homme ont toujours l’air de vouloir s’en aller de droite, de gauche, comme si elles étaient dégoûtées de ses pieds…

Il veut faire la Philosophie de l’histoire.

Comment l’entend-il ? A-t-il une vue d’ensemble sur le déluge, sur les khalifes, sur Omar, sur les croisades, sur Louis-Philippe ?

« Citoyens, fait Renoul qui préside, personne ne dit rien ? Matoussaint, tu n’as pas d’observation à faire ?… Vingtras ?… Rock ?… On ne demande pas la parole ? »

Non, on se tortille sur ses chaises seulement ; on a l’air de chercher au fond de sa poche et de ne pas pouvoir atteindre son diable de tabac qu’on a dans le creux de la main… On se tortille beaucoup ; il y a de petites toux et un grand silence, troué de rires qui pétillent…

Championnet a perdu la tête ; il fait comme beaucoup de gens embarrassés qui regardent le bout de leurs souliers. Il ne peut pas voir le bout des siens, c’est impossible ! il attraperait un torticolis. Il a justement tourné énormément, ces jours-ci.

« Citoyen Championnet, reprend Renoul d’un air doctoral, c’est bien la philosophie de l’histoire que vous avez voulu dire, ce n’est pas l’histoire de la philosophie ? »

— Non, non, c’est bien la philosophie de l’histoire, c’est assez clair !

— Sans doute, mais pourriez-vous indiquer au comité de rédaction (murmures flatteurs dans l’assemblée) comment vous prendrez la chose ! Montez sur ce tabouret. »

On a justement ciré le plancher. Championnet a l’air de patiner.

« Ôtez vos souliers !

— Oui, oui.

— Vous savez bien qu’il a été voté que non ! On ne peut pas aller contre un vote. »

Championnet se dirige de nouveau vers le tabouret. C’est difficile avec ses chaussures tournées !

« Qu’il parle assis !

— Non, non. À genoux !

— Assis, assis ! »

Mais il n’y a plus de chaises — on a caché sa chaise.

Championnet fut simple et grand.

Il s’accroupit à l’orientale et commença à nous expliquer, les jambes croisées, ce qu’il appelait la philosophie de l’histoire.

Il fut long, très long. Nous écoutâmes avec beaucoup de soin, mais personne n’y comprit goutte — et encore aujourd’hui, je ne suis pas bien sûr, pour mon compte, de savoir exactement ce que c’est que la philosophie de l’histoire. Je me la représente toujours sous la forme d’un homme assis en tailleur avec des bottines tournées.