Charpentier (p. 147-158).

XIV

DÉSESPOIR

Mon passé se colle à moi comme l’emplâtre d’une plaie. Je tourne et retourne dans le cercle bête où s’est écoulée une partie de ma jeunesse.

Le vieux collège me menace encore de sa silhouette lugubre, de son silence monacal.

Je ne puis entrer dans la ruelle qui longe ses murailles, sans me rappeler les années affreuses, où, quatre fois par jour, je montais ou descendais ce chemin, pavé de pierres pointues qui avaient la barbe verte. Au milieu, quand il pleuvait, courait un flot vaseux qui entraînait des pourritures.

En été, il y faisait bon, quelquefois ; mais mon père me disait : « Repasse ta leçon », et je n’avais pas même la joie de renifler l’air pur, de regarder se balancer les arbres de la grande cour, troués par le soleil et fourmillant d’oiseaux.

Au coude, à l’endroit où la ruelle tournait, se trouvait une maison garnie de fleurs aux croisées et qui montrait, à dix heures, une de ses chambres ouverte au frais, toute gaie et bien vivante.

Mais il était défendu de s’arrêter pour voir, parce que, paraît-il, cette maison était le nid d’un ménage immoral, où l’homme et la femme se couraient après pour s’embrasser. J’avais risqué un œil deux ou trois fois ; ma mère m’avait surpris et retiré brusquement en arrière comme si j’allais tomber dans un trou.

Une vieille dame qu’elle connaissait et qui demeurait en face avait été chargée de l’avertir.


« Si Jacques regarde, vous me le direz. »

Et cette femme, à l’heure du collège, m’espionnait, le nez aplati contre la vitre, la bouche méchante, l’air ignoble — bien plus ignoble que les deux amoureux qui s’embrassaient en face.

Elle y est encore, cette moucharde ! — elle a des mèches grises maintenant, qui passent sous son bonnet crasseux du matin ; elle me dévisage d’un regard vitreux, et il me semble qu’elle me vieillit en arrêtant sa prunelle ronde sur moi !


À travers la grille du collège j’aperçois la cour des classes…


C’est donc là que je suis venu, depuis ma troisième jusqu’à ma rhétorique, avec des livres sous le bras, des devoirs dans mon cahier ? Il fallait pousser une de ces portes, entrer et rester deux heures — deux heures le matin, deux heures le soir !

On me punissait si je parlais, on me punissait si j’avais fait un gallicisme dans un thème, on me punissait si je ne pouvais pas réciter par cœur dix vers d’Eschyle, un morceau de Cicéron ou une tranche de quelque autre mort ; on me punissait pour tout.

La rage me dévore à voir la place où j’ai si bêtement souffert.

En face, est la cage où j’ai passé ma dernière année. J’ai bien envie de me précipiter là-dedans et de crier au professeur :

« Descendez donc de cette chaire et jouons tous à saute-mouton ! Ça vaudra mieux que de leur chanter ces bêtises, normalien idiot ! »


Je me rappelle surtout les samedis d’alors !

Les samedis, le proviseur, le censeur et le surveillant général venaient proclamer les places, écouter les notes.

Est-ce qu’ils ne se permettaient pas, les niais, de branler la tête en signe de louange, quand j’étais premier encore une fois !

Niais, niais, niais ! Blagueurs plutôt, je le sais maintenant. Vous n’ignoriez pas que c’était comme un cautère sur une tête de bois, cette latinasserie qu’on m’appliquait sur le crâne !

Plutôt que de repasser sous ces voûtes, de rentrer dans ces classes, plutôt que de revoir ce trio et de recevoir ces caresses de cuistres, je préférerais, dans cette cour qui ressemble à un cirque, me battre avec un ours, marcher contre un taureau en fureur, même commettre un crime qui me mènerait au bagne ! oh ! ma foi, oui !


Allons plus loin !


Voici un endroit que je hais bien !

On me promena sur cette place, de maison en maison, chez des gens de notre connaissance, un jour de distribution de prix, pour montrer mes livres.

J’avais l’air de vendre des tablettes de chocolat.

Une femme charmante, en robe gris d’argent — je la vois encore — n’avait pu cacher un sourire ; il lui était échappé un mot de bonté :

« Pauvre garçon ! »

En ai-je gardé un souvenir de ces distributions !

Il fallait bien avoir des prix cependant, puisque c’était utile à mon père.

Dans toutes ces rues de collège et de professeurs, je retrouve une douleur comique. Il me semble que j’ai un palmarès accroché dans le dos, et que ma mère me suit avec de la musique ! Je marche, malgré moi, comme un petit éléphant que promène une troupe de cirque.


Je me croise à chaque instant avec d’anciens cancres qui ne s’en portent pas plus mal. Ils n’ont pas du tout l’air de se souvenir qu’ils étaient les derniers dans la classe. Ils sont entrés dans l’industrie, quelques-uns ont voyagé ; ils ont la mine dégagée et ouverte. Ils se rappellent que je passais pour l’espoir du collège.

« Eh bien, que deviens-tu ? Vas-tu un de ces jours faire parler de toi ?

— Dis donc, est-ce vrai que tu t’en es mêlé et que tu as failli être tué en décembre ? »

Il est interrompu par le rire et le coup de coude d’un autre qui dit :

« Allons donc, c’est pas Vingtras qui irait où l’on joue sa peau ! »


Que fais-tu ? Va-t-on un de ces jours entendre parler de toi ?

Que répondre ?

Un matin, je disparaîtrai pour n’avoir à rougir devant personne de n’être rien, de ne rien gagner ; sans aucun espoir d’être quelqu’un ni de jamais gagner quelque chose.

Je suis le seul peut-être, à Nantes, qui vive cette vie de malheureux.


Je ne sors plus le jour, je me cache.

Je ne puis pas expliquer à tout le monde mes relations tendues avec mon père ; je ne le veux ni pour lui ni pour moi. On me donne les torts — Qu’on me les donne !

On m’accuse de le réduire au désespoir — Je me défendrais, que j’aurais encore plus l’air d’un fils indigne.

Je vis comme les bêtes de nuit, je fuis les rues éclairées, je me croise avec les mendiants et les maniaques. C’est épouvantable !

Chercher le bruit ? Me perdre dans la foule ?… Quelle émotion y trouverais-je ?


Il n’y a, dans cette grande ville de province, comme bruit et comme foule, que les marchés où l’on fait tapage, sur le bord de l’Erdre ; mais je n’aime pas les paysans à la ville, — avec leurs têtes de renards méchants. — Ils ne me plaisent que dans la campagne, derrière les bœufs, ou battant le blé dans la grange !


Sur la place fashionable, à certaines heures, on voit du monde, mais un monde qui ressemble à celui des dimanches de Paris, un monde sans passion sur la face, et qui parle de tout ce que je hais, qui méprise tout ce que j’aime.

Je leur sens l’insolence dédaigneuse et le bonheur impitoyable…

On entend des plaisanteries sur Bonaparte :

« Il les a tout de même foutus dedans, les républicains ! »

Et de rire !…

Je préfère encore le silence écrasant du quai et le spectacle désolé de la rue…


Où est donc la vie ? La vie !

À Paris, les pauvres, mes voisins seraient des irrités et il y aurait la consolation des souvenirs de République, la gloire des cicatrices ! Sur le quai, il y aurait des bouquinistes, il passerait des blouses !

Le peuple ! où est donc le peuple ici ?

Ces meneurs de bateaux, ces porteurs de cottes, ces Bas-Bretons en veste de toile crottée, ces paysans du voisinage en habit de drap vert, tout cela n’est pas le peuple !


Trouverai-je quelque part, dans un coin, parmi les redingotes, sinon parmi les vestes ou les blouses, quelqu’un à qui je puisse conter mon supplice, qui soit capable de comprendre ce que je souffre, qui ait dans le cœur un peu de ma foi républicaine, de mon angoisse de vaincu !

Si M. Andrez, le directeur des Messageries, était encore ici ! Mais il est parti.


N’avait-il pas un ami jadis, qui est venu s’installer à Nantes ?

J’apprends qu’il y est encore.


Il est chef de bureau je ne sais où. Il a habité Paris. Si je me souviens même, il y avait publié un livre où il mettait en scène une maison de filles et où la justice humaine commettait un crime à la face du ciel. Il faisait mourir sur l’échafaud un innocent, pendant que le vrai coupable regardait l’exécution, son bras passé dans le bras du président des assises, et qu’une catin faisait des moumours au valet du bourreau.

C’était hardi.

Avec celui-là peut-être je pourrai parler société injuste, peuple à défendre.

Je monte chez lui.

Il a maintenant des lunettes, une redingote un peu longue.

Il m’accueille singulièrement ; il me fait sentir qu’il n’est pas libre de recevoir qui il veut : il parle bas et marche mou.

« Vous a-t-on vu monter ? me demande-t-il.

— Comment, vous qui avez écrit ce livre, vous avez aussi peur que cela ?… »

Quoiqu’il ait vingt ans de plus que moi, je lui parle comme s’il avait mon âge, et je lui reproche d’avoir trahi, ou tout au moins, dis-je en corrigeant ma colère, d’avoir abdiqué.

« Abdiqué, mais oui, j’ai abdiqué, du jour où j’ai eu la lâcheté de venir ici après vingt ans de Paris ! »

Et il s’est levé au bout de trois minutes :

« Allons, jeune homme, quittons-nous ! Je ne veux pas avoir été si longtemps servile pour être compromis en un quart d’heure par vos éclats de voix. Vous n’avez pas de femme à nourrir, vous, ni de famille à élever. »

Il y a peut-être de l’héroïsme à faire ce qu’il fait ! Il a écrasé son orgueil et étouffé ses idées pour donner du pain aux siens !


Comme il coûte cher, ce pain !…


Celui que mon père me donne est cher aussi.

On me tient comme un prisonnier et on me traite comme un mendiant !

Je ne puis pas même me lever de table quand j’ai fini la part qu’on m’a donnée. Un jour mon père m’a dit :

« C’est impoli de partir ainsi, on ne va pas digérer si vite ! »

Il faut à tout prix que je trouve une besogne à faire.

J’y mets du courage. Je m’adresse à d’anciens camarades, en leur demandant s’ils n’ont pas des parents, des amis, grands ou petits, à qui je pourrais donner des leçons.

Ils rient ! — Il y a trop peu de temps que j’ai été élève, que je faisais des farces avec eux et que je blaguais le latin ! L’un d’eux, cependant, me présente, à la fin, à son père, qui me déniche une répétition. Ils ont été séduits par le bon marché.

« Vous me donnerez ce que vous voudrez », ai-je dit.


J’ai même ajouté que c’était pour m’occuper, plutôt que pour gagner de l’argent, et il est entendu que moyennant vingt francs par mois j’enseignerai, une heure par jour, un petit mulâtre dont le père de mon camarade est le correspondant. Il me paiera vingt francs et en comptera peut-être cinquante à la famille ; c’est ce qui m’a fait avoir la répétition, probablement.

Je repasse mon Burnouf, je prends un Conciones dans la bibliothèque de mon père, et je vais donner ma leçon au mulâtre.


Je reviens — c’est l’heure du dîner. — Ma mère est seule à table. Elle est fort pâle et m’annonce que mon père a une explication à me demander avant de consentir à s’asseoir près de moi.

« Laquelle donc ?

— Il paraît que tu donnes tes répétitions au rabais, maintenant… »

Mon père entre sur ces entrefaites ; il essaie d’être calme, mais il ne peut y parvenir. Il est forcé de se lever et sort pâle comme un linge.

J’interroge ma mère.

« Mais, malheureux, si tu fais payer tes répétitions vingt francs, comment veux-tu que ton père les fasse payer quarante !… Ton père en est malade…

— Dis-lui qu’il peut ôter son bonnet de nuit ; je ne donnerai pas de répétition à vingt francs, je ne ferai pas baisser les prix ! »


Le soir de ce jour-là, dans la maison où je devais aller, l’homme disait à sa femme :

« Comprends-tu ce fils Vingtras ?… Nous convenons hier qu’il viendra donner des leçons à Virgile (c’était le nom du petit mulâtre), il m’écrit ce matin qu’il ne faut pas compter sur lui.

— Quel braque !

— Dis plutôt quel feignant ! J’ai vu ça tout de suite, que c’était un feignant !… Ah ! son pauvre père n’a pas de chance ! »


Si j’allais trouver des fils d’armateurs maintenant ? Non plus pour avoir des répétitions, mais pour obtenir de partir sur un navire qui m’emmènera loin de mon père qui a si peu de chance, loin de ma mère qui est si désolée, loin de ce quai qui est si vide, loin de ce coin de France qui ressemble si peu au grand Paris : ce Paris où j’ai souffert, mais où toute douleur a son remède et toute passion son écho !


J’irai n’importe où : là où il y a la fièvre jaune, la peste noire, la loi de Lynch, mais où je pourrai défendre ma liberté à coups de fusil, ou à coups de couteau. Je me ferai chercheur d’or ou chasseur de buffles ; j’irai peut-être avec des aventuriers envahir un pays, tuer un roi, relever une République — ce qu’on voudra ! Ou bien je vivrai sur un corsaire, quitte à être pendu et à mourir en tirant la langue au bout d’une vergue…


C’est entendu. J’essaierai de m’évader sur l’Océan.

Je vis avec les marins. Quelques-uns de mes anciens condisciples ont été pilotins ou mousses. Le frère aîné de l’un d’eux est lieutenant sur un vaisseau marchand ; dans quelque temps il doit repartir pour un voyage au long cours. Il me prendra ; j’aiderai à bord pour payer ma place. En attendant, il noce comme un matelot qui a touché sa paye et il m’entraîne dans ses orgies.

Quelles soirées, devant les bouteilles dont on fait des massues, dans ces bouges où l’on se soûle et où l’on s’assomme !

Mais pendant qu’on hurle et qu’on se bat, la fièvre me tient, je vois mon but à travers la fumée des pipes et le sang des blessures.

Le lendemain, j’ai les côtes brisées, j’ai aussi l’âme malade ; mais le silence de la maison, le froid glacial des visages me font plus peur encore ; et le soir je retourne avec joie piquer ma tête et noyer mon cœur dans cette fange.