Le Bâtiment de combat et la Guerre sur mer

Le Bâtiment de combat et la Guerre sur mer
Revue des Deux Mondes3e période, tome 76 (p. 656-692).
LE
BATIMENT DE COMBAT
ET LA
GUERRE SUR MER

Les expériences qui ont pour but de préciser la valeur offensive des torpilleurs ; les manœuvres dans lesquelles ces engins viennent d’être considérés comme des unités tactiques ne peuvent manquer de provoquer entre les cuirassés, ou, plus exactement, entre les bâtimens de combat, cuirassés ou non, mais protégés, et les torpilleurs, un duel analogue à celui qui s’est livré entre la cuirasse et l’artillerie. Il faut compter, en effet, que le bâtiment d’une certaine masse n’abdiquera pas devant une simple manifestation : les expériences et les manœuvres d’attaque par les torpilles portées ou lancées auront pour conséquence certaine la recherche de la création du bâtiment de guerre insubmersible, à assiette invariable, et précipiteront la solution du problème.

L’auteur de cette étude croit que la solution de cette question d’état est renfermée dans l’exécution de la formule suivante, qui lui apparut nettement, le 3 juillet 1877, dans une circonstance bien faite[1] pour concentrer les facultés du marin. Il n’a jamais cessé de soutenir, pendant les années qui ont suivi cette date, un programme qui représente à ses yeux le principe fondamental de l’architecture navale de guerre :

« Le bâtiment de combat, pour être apte au but de la guerre sur mer, non-seulement doit être insubmersible, mais encore il doit pouvoir conserver, pendant tout le temps de l’action, des lignes d’eau invariables, afin que ses facultés de giration et que les rapports de distance de son artillerie à la flottaison demeurent intacts.»

Il y a, en effet, une insubmersibilité de bâtiment de guerre et une insubmersibilité de navire de commerce.

Un paquebot des Messageries maritimes a pu, à la suite d’une collision en pleine mer, continuer sa route du Japon en Chine lorsque son avant était emporté et son premier compartiment défoncé. C’était l’insubmersibilité commerciale. — Un cuirassé, touché par l’éperon d’un autre cuirassé, coulant bas d’eau, a pu atteindre, en flottant encore pendant une heure et quart, le point où il s’est volontairement échoué, bien que ses deux compartimens de l’avant fussent envahis par l’eau. Ce n’était pas l’insubmersibilité de guerre : le bâtiment abordé avait perdu ses facultés de giration ; ses lignes de tir étaient aussi déformées que ses lignes d’eau ; son gouvernail et son hélice étaient éventés. En cas de guerre, le cuirassé n’eût été qu’une proie livrée.

Le cas auquel on fait ici allusion se rapporte à un bâtiment d’un type déjà suranné et dont le système compartimentaire était à peine ébauché. Mais les bâtimens du dernier type, à double fond, à pont cuirassé et à compartimens multiples, rempliraient-ils, si on les laissait tels qu’ils sont, les conditions de l’insubmersibilité de combat? Conserveraient-ils des lignes d’eau invariables pendant le combat? Auraient-ils même, dans l’état actuel de la protection, qui repose sur la cuirasse et les cellules, cette insubmersibilité restreinte qui les empêcherait de couler dans certains cas d’attaque par le projectile, par l’éperon ou par la torpille?

Assurément non.

Attaqués sur certains points, ouverts largement, par exemple sur les espaces qui contiennent l’appareil mécanique ou même l’appareil évaporatoire, ils ne flotteraient plus au bout d’un temps très court. Attaqués sur d’autres points moins vulnérables, les effets de dislocation se répercuteraient, les rivets sauteraient par centaines, et le système de compartimens et de cellules sur lequel est basée la flottabilité laisserait place à de vastes espaces qui se rempliraient d’un corps lourd et mobile : d’où déformation des lignes d’eau, et, par suite, altération de l’action de l’hélice et du gouvernail, c’est-à-dire de la vitesse et de la faculté d’évoluer.

Est-il donc possible, cependant, de faire face à cet ennemi qui compromet à tout instant l’utilisation et l’existence même d’une machine si coûteuse et si précieuse? c’est peu, en effet, de raffiner tous les perfectionnemens de la science sur un espace de quelques centaines de mètres carrés, si la forteresse peut s’abîmer en quelques minutes. Oui, le problème est soluble par la double combinaison de l’obturation et de l’encombrement, et non-seulement pour les bâtimens de l’avenir, mais encore pour les grosses unités à double fond qui sont à flot. Oui, si l’eau, lorsqu’elle voudra envahir le corps flottant, rencontre un premier occupant qui lui dise : La place est prise.

Si l’on suppose que l’on prenne pour sujet d’expérience quelque vieux bateau et qu’on le bourre de liège, il est clair que, malgré les brèches que l’on pourra faire sur ses flancs, les lignes d’eau de cette épave resteront invariables. Nous avons supposé l’emploi du liège, parce qu’il était encore récemment le plus léger des corps connus et que l’exemple sera mieux saisi.

Toute l’idée de la construction navale militaire de l’avenir est contenue dans cet exemple si simple et si accessible. Le jour où la science aura donné une forme correcte à l’idée du bateau bourré de liège, c’est-à-dire à la conception d’un corps flottant encombré par une substance assez légère pour qu’on puisse en accepter la permanence dans tous les espaces qui ne sont pas nécessaires pour vivre, pour marcher et pour combattre, — elle aura produit un bâtiment de combat qui s’avancera sur le champ de bataille avec une fermeté impassible, à la façon de la statue de pierre, sans que les engins de destruction qui voudront s’acharner après lui, dans leurs coups, puissent retarder sa marche, et qui, ainsi, sera doué d’une vie artificielle suffisante pour la durée de son rôle de dévastation.

Pour indiquer dès à présent, dans ce préambule, les lignes principales du programme qui doit assurer l’assiette invariable d’un type capable de défier les trois modes de destruction, qui sont le projectile de grosse masse, l’éperon et la torpille, on peut dire que, pour parer aux effets du projectile et de l’éperon dans les coups obliques, il y a le matelas obturant, qui ne demande ni grands espaces ni grands poids, mais que cette ceinture protectrice pourra devenir insuffisante contre les coups droits donnés par l’éperon et contre certains effets de la torpille. Contre ces modes de destruction, quand ils seront poussés à leur maximum de puissance, il n’y a de certain que la protection par l’encombrement, au moyen d’un corps léger à poids invariable, succédant au matelas et le complétant. Et encore il doit demeurer entendu qu’il ne peut s’agir, pour les torpilles, que de celles qui sont portées ou lancées : la torpille de fond, à grosses charges accumulées, produira de tels effets de dispersion dans les eaux peu profondes, que toute protection, dans ce cas, paraît à l’avance sans objet. Ici, il faudra draguer l’obstacle, c’est-à-dire couper les fils électriques.

Ainsi, en premier lieu, une ceinture latérale, sorte de protection d’avant-garde au moyen de laquelle les brèches que fait l’artillerie ou l’éperon dans les coups obliques se referment d’elles-mêmes, automatiquement, sans que l’homme ait besoin d’intervenir ; qui garantit même, dans une certaine mesure, la première cloison intérieure contre le souffle des gaz des projectiles chargés et des torpilles, mais qui ne suffira pas toujours contre certains effets de dislocation produits par l’éperon dans le coup droit et de dispersion produits par les torpilles. Alors, en second plan, et comme un palladium, l’encombrement constitué par un corps léger facile à arrimer, et de poids invariable.

En combinant ces deux modes de protection, l’esprit accepte la conception du bâtiment à assiette invariable, et il la voit possible, à la condition, cependant, que le constructeur pourra manier des volumes d’une certaine étendue ; car, sans cavités closes à encombrer, pas d’encombrement, partant pas d’insubmersibilité à l’abri de deux redoutables épreuves : on retombe dans la flottabilité obtenue par la division en cellules, et c’est une combinaison fragile et précaire. Malgré l’opposition apparente de mots, le bâtiment doit posséder une certaine capacité pour être invulnérable dans sa flottabilité, c’est-à-dire dans son existence même. Tout bâtiment petit, s’il est joint, est destiné à être brisé comme verre.

Une autre raison conduit à relier l’idée d’une capacité étendue à celle de la flottabilité de guerre à assiette invariable, c’est la nature du mode de protection que l’on vient de définir : l’obturation et l’encombrement sauvegardant le corps flottant dans son volume et non pas dans ses parois.

La base même du nouveau bâtiment de combat, c’est la faculté de ne pas couler, c’est l’existence assurée, et cette condition vitale s’applique aux bâtimens spécialisés, qu’ils soient béliers, torpilleurs ou armés de canons, comme elle s’applique à la machine énorme d’ordre composite, où les trois modes d’attaque ont été accumulés. Mais ni l’obturation, ni l’encombrement, qui, par leur combinaison, assurent la flottabilité de combat, ne mettent les organes nobles du bâtiment à l’abri de la destruction. La substance légère, qui donne une sécurité que les lourdes masses de fer et d’acier sont incapables d’établir, n’empêche pas les projectiles de détruire les parois elles-mêmes et de les traverser comme une cible mince. Après avoir établi sur l’océan une planche insubmersible, elle est nulle pour préserver les organes qui l’animeront par la marche et par la direction : en d’autres termes, elle assure à la machine et au gouvernail les moyens de rendre tout leur effet utile sur un corps flottant dont les lignes d’eau resteront inaltérées ; mais elle laisse ces organes exposés à la destruction.

C’est ici que se découvre l’harmonie parfaite du nouvel édifice ; les idées s’y tiennent et s’y prêtent une aide mutuelle. L’emploi du corps léger fournit une économie de poids considérable en rendant possible la suppression de la cuirasse de ceinture sur la longueur du bâtiment. La protection par le blindage horizontal ou vertical peut alors se concentrer sur les organes essentiels sans dépenser toute la réserve acquise.

On voit ainsi apparaître le bâtiment de guerre à assiette invariable, dont la marche et la faculté d’évoluer resteront également invulnérables, et qui s’étant allégé par l’emploi du corps léger et par la spécialisation de l’armement, descendra à un tonnage réduit, très éloigné de la grosse unité actuelle, et cependant assez vaste encore pour que ses cavités closes lui assurent le bénéfice de l’encombrement.

Comme on l’a dit au début, une nation qui prend l’initiative des recherches dans l’attaque, pour la régler et pour la formuler, ne peut manquer de provoquer la recherche des moyens de défense : il faut compter que l’art de la construction navale va s’engager avec acharnement dans la création du nouveau type, et passera rapidement, après la première surprise, de la défensive à l’offensive. En d’autres termes, nous allons faire naître des idées. Il importe qu’elles n’aillent pas se développer chez une nation voisine qui recueillerait ainsi tout le bénéfice de notre mouvement en avant. Il faut, si nous ne voulons pas voir apparaître une formidable machine de guerre qui défiera toutes nos attaques, — formidable non par la masse, mais par la protection, — que nous soyons animés d’un double esprit ; que notre champ soit, pour ainsi dire, partagé en deux clos : l’un consacré aux études qui se poursuivent, l’autre où se concentrera un grand effort dans un sens contraire. En pareille matière, ce qui importe, c’est de ne pas être primé de vitesse, dans la conception d’abord, dans l’exécution ensuite. L’apparition du Napoléon a prouvé qu’un type nouveau, rapidement mis au jour, peut déplacer la domination sur mer.

Les moyens d’application pratique qui peuvent faire sortir du rêve l’idée du bâtiment de combat à assiette invariable et la conduire dans le domaine des faits ont franchi « la période ingrate où personne ne veut prendre la peine de jeter les yeux sur les exposés, où le passant se détourne au mot d’invention, où la chose et le nom sont accueillis par le ridicule ou l’incrédulité. »

L’homme éminent qui tient aujourd’hui le premier rang dans le génie maritime, et qui fut témoin de ses commencemens difficiles, qui les encouragea par son esprit ouvert et par son caractère accueillant, pensait, il y a déjà plus d’un an, qu’il y aurait avantage à définir le moyen d’action et à le faire connaître par une étude spéciale, mise à la portée du public. L’auteur de ce travail ne s’y sentait pas enclin. Il lui semblait que s’il était possible de sceller l’idée, ce serait pour la nation où elle était née une garantie de prendre cette avance dans la conception et dans l’exécution qui nous fut si profitable à deux reprises différentes, lorsque parurent le Napoléon d’abord et la Gloire ensuite. Mais les conseils techniques ne sont pas des milieux favorables pour des modifications aussi profondes dans l’architecture navale; leur fonction, du reste, ne se prête pas à ce rôle ; ils examinent, ils analysent, ils arrivent à des compromis, mais ils sont incapables de créer, et ils ne sont pas faits pour produire. Ils représentent l’analyse et non pas la synthèse. — Pour arriver à faire passer de l’obscurité de la méditation une idée d’invention en pleine lumière, il faut y penser six heures par jour ; il faut y jeter son repos et sa vie. — Voici, à ce sujet, les conditions historiques dans lesquelles fut créée cette flotte cuirassée qui, pendant vingt-cinq ans, appuya la parole de la France ; nous les avons recueillies sans intermédiaire : « Je respecte individuellement les membres du conseil des travaux; j’ai la plus sincère considération pour leurs talens, il y figure des hommes éminens. Mais si j’honore les membres pris à part, je déclare l’institution incompatible avec la création d’une flotte basée sur un nouveau mode de protection. Je consacrerai une partie de ma vie à doter la France d’une flotte de combat cuirassée; mais c’est à la condition que je serai affranchi de cette tutelle, et que j’appliquerai librement mes idées.[2]. » Ce pacte fut conclu et il dura neuf ans.

La construction d’un bâtiment de combat bien fait est œuvre d’art ; or, les concours d’art n’ont jamais abouti à des œuvres d’art. « Nos assemblées techniques, et parmi celles-ci l’une des plus importantes, se fractionnent en deux parties qui sont à peu près égales, et c’est une opinion mitoyenne, une sorte de centre gauche, qui y fait le vote. » (Vice-amiral de Surville.)

Du reste, en supposant que dans une question qui agite tant de congrès et les gouvernemens eux-mêmes, un long sommeil pût être accepté sans danger, il faut bien se rendre à l’évidence : il n’y a pas de secret. On ne tient pas longtemps une idée prisonnière : l’émancipation hors du laboratoire, les premières applications, l’espionnage, la question d’argent devant le parlement, sont autant de canaux qui la portent et la répandent. Dans cette période mal définie, elle est alors à la merci de celui qui sait la deviner, la comprendre, la dégager et l’appliquer.

Enfin, si le silence devait être observé sur ces matières, il faudrait aussi proscrire, par prudence et par sûreté d’état, ces écrits qui paraissent en si grand nombre sur les moyens d’action et sur la conduite de la guerre future. La nation qui s’envelopperait ainsi dans des bandelettes perdrait le mouvement et la vie. Il y a tant d’yeux qui ne voient pas, qu’il faut marteler les esprits pour en faire jaillir l’étincelle ! Il semble que l’idée simple et nette soit entourée d’une gaine qu’elle ne peut rompre sans un violent et douloureux effort.

L’heure est donc venue d’annoncer la solution nouvelle et de la pousser en avant par le moyen de cette force qui entraîne les volontés sans garantir que la direction soit bonne, et qui s’appelle l’opinion publique. L’acte de responsabilité restera entier ; mais il est à la hauteur de l’honneur et de la force qui peuvent en résulter pour le pays.

L’étude qui va suivre sera divisée en deux parties.

Nous définirons dans la première partie le nouveau bâtiment de combat à assiette invariable, à tonnage réduit, sans faire une incursion inutile et mal placée sur le domaine de l’ingénieur et en restant dans celui de l’officier de vaisseau qui ne reçoit pas passivement l’instrument qu’il doit conduire au feu et qui croit au contraire de son devoir d’échanger ses idées avec les ingénieurs qui le construisent. On verra que cette fortune fut réservée dans une large mesure à l’auteur de ces notes.

Dans la seconde partie, nous exposerons les modifications qu’un nouvel instrument de combat ne peut manquer d’apporter dans la préparation et dans la conduite de la guerre sur mer, pour les trois principales hypothèses de l’état de l’ennemi.


I. — LE BATIMENT DE COMBAT.

Lorsqu’on pénètre dans notre premier arsenal de constructions navales et d’expériences d’artillerie, on aperçoit près de la grande scierie les plaques de blindage qui proviennent du champ de tir de Gâvres ; il en est qui mesurent 0m,30 et 0m,40 d’épaisseur ; les unes sont traversées de part en part, les autres portent encore dans leur masse le projectile qui s’y est engagé sans pouvoir en sortir ; — les plus fortes plaques, celles de 0m,55, sont à Gâvres. — A rencontre des manifestations de la force, quand il s’agit de la guerre, l’esprit n’est pas satisfait par la vue de ce déploiement dans la défense. On sent qu’on est en présence de quelque chose d’excessif, d’une sorte de folie furieuse qui s’obstine et qui ne veut plus s’arrêter. On se demande comment un corps flottant pourra, sans sombrer, porter cette énorme armure ; on entrevoit quelque Léviathan malhabile à se mouvoir ; on doute enfin que de pareils poids puissent être fixés solidement sur les murailles de ce gigantesque bâtiment de combat. Ils le sont cependant, mais on se dit qu’une autre solution interviendra et que cette lutte va prendre fin.

Substituer à cette protection écrasante qui semble faite pour entraîner au fond de la mer celui qui l’accepte, la protection fournie par un corps si léger que lorsqu’il est à l’état libre, le moindre souffle le disperse et le fait voler en l’air, certes, c’est une opposition d’idées qui surprend d’abord et qui déconcerte. Et, cependant, si l’on considère ces deux modes de protection en vue de l’objet essentiel, qui est de ne pas couler, celui-ci est certain et celui-là est précaire. Le premier moyen de défense repose sur la résistance aveugle qui dans une expérience récente a été brisée par un projectile en acier chromé traversant franchement une plaque de 0m, 40 et parcourant ensuite 600 mètres après cet exploit. Le second est fondé sur l’emploi combiné de l’élasticité et de la légèreté : l’élasticité qui se dérobe pour revenir, qui n’engage pas la lutte et qui fait que la barrière reprend sa place après que le projectile a passé ; la légèreté qui représente la place prise par un corps léger dont la présence forme ainsi un obstacle absolu à l’envahissement de l’eau.

L’idée d’encombrer le vide des corps flottans (et particulièrement des bâtimens de guerre) n’est pas nouvelle. A mesure que les cuirassés augmentaient de poids, la capacité du bâtiment qui devait les porter augmentait aussi et très rapidement par une loi inflexible, et cette espèce de guerre aux espaces vides s’accentuait et cherchait à se préciser, mais vainement. L’idée de l’obturation automatique, c’est-à-dire du trou se rebouchant de lui-même après le passage des projectiles, parut plus ambitieuse ; c’est à peine si on la voit se formuler.

Ce qui est véritablement nouveau, c’est la possession du corps capable de se plier à ces deux offices. La multiplicité et la continuité des recherches qui ont précédé son apparition montrent bien qu’elles correspondaient à un besoin impérieux.

La liste de ces essais est très longue.

Le vice-amiral Dupouy, alors capitaine de vaisseau, chercha la solution de l’encombrement dans une substance calcinée : bien des officiers peuvent se rappeler qu’à une certaine époque le yacht impérial l’Aigle fut transformé en un véritable laboratoire.

Un lieutenant de vaisseau en retraite, qui s’est adonné à des recherches savantes sur les questions maritimes, M. Labrousse, préconisa la zostère disposée en briques : c’était un varech comprimé.

Les Anglais et les Italiens recoururent au liège. L’Inflexible est pourvu d’un coffre latéral, constitué avec des toiles goudronnées et du liège ; le Duilio et le Dandolo ont également un matelas fait avec du liège.

Un ingénieur français, M. Carlet, imagina de former la tranche de flottaison avec du bois de peuplier, d’une densité de 0m, 45.

On a cherché à utiliser la brique italienne, qui est une sorte de pierre ponce : la légèreté de cette matière, si remarquable qu’elle fût, parut cependant insuffisante à ceux dont elle avait d’abord attiré l’attention.

La nécessité qui donnait le coup de fouet à ces recherches a fait apparaître, mais à l’état de projet seulement, le bambou de Cochinchine et les boîtes en fer-blanc, afin de combler les vides des cuirassés devenus immenses pour supporter le poids de leur armure.

Enfin, dans certaines brochures, on admit le principe de l’encombrement et on indiqua une matière légère quelconque : c’était sauter un peu dédaigneusement par-dessus la difficulté, car l’obturation, ou même l’encombrement seul était admirable, à la condition qu’on eût le grain de sel, — image enfantine, si l’on veut, mais réelle, de l’espace qui sépare l’aspiration de la réalité.

La plupart des combinaisons qui annonçaient une solution pèchent par la confusion qui y est faite entre l’obturation et l’encombrement : ou bien Ton demande à une matière figurant une forme unique et représentant un poids invariable la faculté d’obturer les brèches automatiquement ; ou bien l’on compte sur une matière dont la densité change rapidement en quelques minutes pour obtenir la sécurité qui s’attache à l’idée de l’encombrement. Il y a là une confusion entre deux buts et entre des moyens différens qui conduirait tout droit à la négation même de la protection automatique.

La matière capable par sa propre vertu de boucher instantanément l’ouverture que pratique un projectile de grosse masse doit posséder les propriétés suivantes :

Son élasticité doit être grande et assez active pour que, dans la première période, qui est le phénomène sec, les élémens s’écartent au passage de la masse de fer et reprennent instantanément leur place primitive pendant les divisions infinies du temps, ne perdant ainsi jamais le contact avec le corps étranger jusqu’à sa sortie et parant à tout effet d’emporte-pièce. Il faut que non-seulement le trou soit rebouché, mais encore que la densité des couches traversées ne soit pas sensiblement troublée.

Ce n’est là que la première partie de l’obturation. Vient simultanément dans la pratique l’action de l’eau qui se met en contact sur le point où la paroi a été détruite et qui cherche à passer. Ce que l’élasticité a produit dans le premier moment, c’est-à-dire le bouchage de l’ouverture, une autre propriété doit maintenant le consolider. Cette propriété est le foisonnement, qui représente un autre mode de mouvement après le mouvement résultant de l’élasticité. Les élémens doivent grossir au contact de l’eau, et, comme ils sont renfermés dans une cavité close de dimensions fixes, le matelas doit constituer, lorsque l’imbibition est complète, une muraille solide et ne cédant pas sous les plus vigoureux efforts. De sorte qu’il est permis de dire que, dans la seconde phase, l’eau devient l’agent le plus énergique pour empêcher l’eau de passer.

Pour que la matière s’anime dans ces proportions et soit douée de la vie qui la met en mouvement et en fait une masse qui s’agite, les élémens doivent être libres de toute enveloppe, de toute substance agglutinante, et, puisqu’il faut qu’ils prennent l’eau, il faut donc que le poids des compartimens ou caissons partiels qui contiennent le matelas, devienne variable et puisse augmenter : ce qui, du reste, est négligeable pour la flottabilité de combat, à la condition que ces caissons soient étanches.

La protection serait précaire si elle était sans durée, c’est-à-dire si la matière n’était pas absolument imputrescible et à l’abri des attaques des insectes.

Telles sont les conditions multiples qui font l’obturation automatique. Celles qui doivent assurer l’encombrement ne sont plus les mêmes.

D’abord, le corps doit être assez léger pour que l’armement du vaisseau de guerre puisse en accepter la permanence dans une vaste application. Le liège en tranches, qui pèse 250 kilogrammes au mètre cube, n’est pas acceptable : la construction navale ne saurait aller au-delà de 160 kilogrammes pour 1 mètre cube.

En second lieu, le corps encombrant doit représenter un poids invariable. Il faut que, sous la pression des plus fortes colonnes d’eau dans la pratique, sa densité reste inaltérée. L’encombrement ne représenterait qu’une sécurité factice si l’eau s’introduisait après coup d’une manière continue et venait troubler la ligne de flottaison.

En troisième lieu, le matelas léger encombrant doit former muraille; pas un interstice entre les briquettes, pas un pore du corps léger ne doit laisser passer une goutte d’eau.

Enfin cette défense doit être à l’abri de toutes les causes de corruption, et, comme pour le matelas obturant, il faut que les insectes n’y puissent pas vivre. Outre le caractère précaire que prendrait alors la protection, il n’est pas possible de songer à introduire à bord d’un bâtiment de guerre un foyer de corruption qui deviendrait forcément insalubre. La matière qui se plie à ces deux offices existe. C’est une cellulose amorphe que fournit cet arbre dont on a dit qu’il pourrait remplacer tous les autres s’il donnait du bois de construction. Les circonstances ne s’étaient jamais prêtées à faire apparaître cette substance si extraordinaire : elle s’en allait par millions de kilogrammes à la mer, portée par les fleuves où les Indiens font leurs opérations de rouissage. Sa légèreté et sa résistance à l’imbibition furent les propriétés qui fixèrent d’abord l’attention. Mais l’obturation dépassa toutes les proportions que l’on pouvait soupçonner. La faculté de prendre l’eau qui engendre le grossissement des molécules, c’est-à-dire le foisonnement, devint la clé du maintien de l’obturation automatique, et les causes qui avaient rebuté furent précisément celles qui établirent une barrière. Les faits montrèrent bien qu’il est difficile de faire pénétrer une idée simple ; il y avait là une contradiction apparente, source d’une confusion qu’il n’a pas encore été possible de dissiper chez certains esprits. Comment peut-on demander à une matière qui prend l’eau de ne pas laisser passer l’eau? Elle prend l’eau, en effet, et c’est ainsi qu’elle devient une barrière solide, sorte de mortier qui se gonfle à éclater et que quatre hommes armés d’anspects peuvent à peine entamer sur le point où ils l’attaquent. Il est vrai que le bâtiment protégé est chargé sur ses flancs de deux tonnes en plus, quantité qui correspond à peu près au poids d’eau introduit dans un alvéole après que l’imbibition est complète; mais il n’a pas embarqué les 3,000 ou 4,000 tonnes qui auraient passé par la brèche. La critique ou l’objection passée au crible se trouve ramenée à ces termes.

L’élasticité et le foisonnement sont les propriétés le plus en évidence pour expliquer l’obturation instantanée et son maintien. Il existe d’autres causes cependant qui l’ont préparée et que l’on a pu déterminer. La résistance à l’imbibition est un des élémens essentiels du phénomène, et l’on est ainsi conduit à tenir compte de la présence, dans les cellules, d’une matière qui participe de la cire et du vernis et qui pourrait être de la nature de cet enduit répandu sur les fruits et qui fait glisser la rosée du matin. Ici encore, la faculté de prendre l’eau paraît en contradiction avec la résistance à l’imbibition. Il n’en est rien cependant.

Si l’imbibition de la matière était instantanée, la faculté du foisonnement n’aurait pas le temps de se produire, et l’eau passerait comme à travers du sable, entraînant tout. Le corps bat en retraite au contraire par couches successives, soutenu dans sa résistance par la matière cireuse, et c’est ainsi que les élémens peuvent grossir. La lenteur de l’imbibition est donc la préparation d’un des actes essentiels de l’obturation, du foisonnement; et l’on voit bien que les propriétés s’entr’aident et qu’il y a une harmonie parfaite dans un état dont les termes semblaient se contredire.

Un corps qui possède cette puissance presque mystérieuse et qui s’anime de lui-même au moment du danger ne pourra manquer d’avoir quelque jour les honneurs d’une savante dissertation physique : ce que l’on peut retenir pour certain dès à présent, c’est qu’il produit l’obturation, sans doute à la façon de « l’opium, qui fait dormir, parce qu’il a une vertu dormitive. » Ce sont, du reste, presque les termes qui ont paru convenir à la sévérité du langage officiel dans un rapport où cette question est traitée, et qui est un modèle du genre par la précision et la clarté. « l’obturation est assurée par la propre vertu de la matière. »

L’obturation automatique est la seule qui ait de la valeur pour le bâtiment de combat : tous les essais variés d’obturation après coup, quelque ingénieux qu’ils puissent être, ne sont qu’inanité dans le cours de l’action. Quant aux moyens réellement très puissans d’extraction de l’eau, établis à bord des bâtimens des derniers types, outre qu’ils exigent une consommation énorme de vapeur et que leur emploi atteint par conséquent la vitesse, ils ne peuvent remédier aux conditions morales, et le bâtiment de guerre qui n’a plus que cette ressource perd sur le coup sa situation de bâtiment combattant.

L’obturation est automatique, ou elle n’est pas. Agir par des verrins sur le liège et les toiles goudronnées contenus dans un coffre, comme à bord du cuirassé anglais l’Inflexible ; couler du ciment après que le boulet a passé, comme y avait pensé un ingénieur qui, du reste, y a renoncé ; couler du ciment mélangé à de la poudre de liège : tout cela est esprit d’escalier. Alors il est trop tard. Il faut avoir assisté à un cas de voie d’eau pour se faire une idée de la violence avec laquelle l’eau se projette, aveuglant les hommes les plus décidés ; écartant furieusement tous les obstacles par lesquels on veut lui opposer une digue; jetant un trouble moral dont le désordre matériel qu’elle cause n’est qu’une image affaiblie. L’équipage de la corvette cuirassée la Reine-Blanche qui coulait bas d’eau après qu’elle fut abordée par l’éperon de la Thétis, fut admirable et se montra exempt de toute défaillance : cependant, les matelots qui le composaient, et qui étaient de jeunes hommes de vingt-cinq à vingt-huit ans, avaient la face couverte d’une pâleur mortelle : la nature pâtissait chez eux. Des maîtres, des mécaniciens qui virent la mort en face, dans les profondeurs du bâtiment, sans espoir d’échapper, si le cuirassé avait coulé avant d’atteindre le point de salut, furent pris, quand tout danger eut disparu, d’accidens nerveux qui mirent leur vie en danger.

Lorsque cette cataracte fait irruption dans le navire si bien clos tout à l’heure, il y a un frémissement, une sorte de flottement qui passe et qui peut se comparer à celui qui agite une troupe apprenant qu’elle est tournée.

Aussi rapide que le projectile lancé à toute vitesse est l’acte automatique de l’obturation, s’il est efficace : car autrement, l’eau se frayant un passage, mettrait à rien toutes les vertus de la matière obturante. Ici, il faut qu’il y ait place prise et que l’ennemi trouve porte close.

Dans ces conditions, la lutte sur mer peut prendre un caractère de ténacité qu’elle n’aura jamais lorsque les combattans connaîtront que la forteresse va au fond de l’eau. Que les boulets passent à travers la muraille, c’est accident de guerre pour les hommes qu’ils emporteront, mais si l’assiette est invariable, la puissance morale de l’unité de combat sera portée à la plus haute expression des qualités de race. Le courage y prendra une vigueur indomptable, et l’on arrive ainsi à la conclusion que l’on peut déjà pressentir et qui sera développée dans la seconde partie de cette étude.

Ces réflexions appuient ce qui a été dit sur les moyens d’extraction qui permettent de lutter contre les conséquences d’un coup droit par l’éperon ou de certains cas d’explosion de torpille. Il faut convenir que les pompes, le tuyautage et les appareils mécaniques ont été développés avec un très grand art et une grande dépense de force. Mais ce sont là remèdes pour le temps de paix, ou le soir d’une action, lorsque le bâtiment aura pu se remiser dans quelque abri sûr. Sur le moment du combat, ces moyens ne donneront pas la flottabilité de guerre. — Il y a du regret chez ceux qui ont édifié un outillage si puissant lorsqu’ils sont en présence d’une solution qui consiste à ne pas s’en servir.

En ce qui concerne l’encombrement, nous nous bornerons à dire que la matière convenablement préparée, mise sous une forme spéciale et cimentée par la substance elle-même à l’état obturant, s’assouplit exactement au rôle que l’on a défini, et qu’elle constitue alors un matelas encombrant, d’un poids immuable, formant barrière impénétrable à l’eau.

Nous avons hâte d’avoir établi cette base invariable sur laquelle va s’élever le nouveau bâtiment de combat. Cependant, c’est le lieu de dire que la protection recueillera par surcroît tous les bénéfices qui sont attachés à l’emploi des corps élastiques. La loi qui régit la dégradation des effets des chocs sera observée. Non-seulement le matelas obture, mais il garantit les tôles qui l’enferment, et c’est là un résultat qui ouvre un large champ à l’allégement des cloisons des cellules.

Comme le poids est le véritable ennemi du constructeur de mer, les allègemens qui ne compromettent pas le but de la guerre, et qui au contraire l’assurent, sont la pierre de touche de l’innovation. Voici quelles sont les diminutions certaines, conséquence immédiate du nouveau mode de protection :

La flottabilité de combat étant fondée par l’établissement d’une ceinture obturatrice extérieure et de deux matelas encombrans contigus, placés à l’intérieur en réserve, à la hauteur des attaques sous-marines, — la ceinture cuirassée, armure verticale, est supprimée de bout en bout. De ce fait, il faut compter sur une économie de poids qui se chiffre par la moitié du poids total de la cuirasse, si l’on entend par la cuirasse, comme sur les devis, l’ensemble de la défense à la ceinture, du pont d’acier et du blindage des panneaux, des tourelles et des passages. Cette économie va se répercuter sur la coque qui, n’ayant plus à supporter cette applique, sera moins grande et moins lourde ; sur l’appareil moteur, qui s’allégera parce qu’il n’aura plus à traîner la cuirasse de ceinture et une coque aussi forte, et sur le charbon, dont l’approvisionnement sera moins considérable pour une machine allégée. On va vite pour l’allégement ou pour l’accroissement dans cette voie où tout s’enchaîne.

Ce n’est pas tout. L’élasticité du matelas permettra de réduire les dimensions des tôles qui le contiennent sans diminuer la solidité de l’édifice. Il est évident que ces modifications ne doivent pas atteindre les liaisons, ni faire perdre de vue les risques d’échouage. Mais on ne saurait admettre qu’un bâtiment, muni dans une si large mesure d’une protection élastique, doive garder exactement la même armature que dans le cas où la solidité est obtenue par la force des tôles. La construction nouvelle doit rejeter les compromis et tirer toutes les conséquences que lui fournit l’emploi du corps léger. Si l’idée n’est pas poussée à fond et jusqu’à ses dernières conséquences, on ne rompra pas la chaîne qui retient le bâtiment de combat à la lourde masse qu’il traîne après lui.

Il y a, en effet, une objection qui ne pourra manquer de surgir devant cet exposé : « Vous assurez la flottabilité de combat par un moyen nouveau, et, devenu certain de ne pas couler, vous supprimez la cuirasse de bout en bout. Mais déjà des bâtimens de combat ont rejeté franchement cet excès d’armure, ou du moins n’ont conservé le blindage qu’au centre. Comment se fait-il que l’économie de poids leur échappe, et, — pour citer celui qui est devenu comme une sorte de champ d’expériences pour l’Angleterre, — le cuirassé l’Inflexible, le type le plus complet de l’application du décuirassement, pèse près de douze millions de kilogrammes (11,800 tonneaux)? »

On pourrait chercher d’abord l’explication de ce poids énorme dans la nature encyclopédique de l’armement. Mais on montrera tout à l’heure que le dommage causé par l’accumulation des moyens de destruction se traduit plutôt par un embarras dans la conduite de l’attaque que par l’excès du poids. La cause n’est pas là. C’est que d’abord il faut vivre. C’est que la nécessité de ne pas couler se dresse plus inflexible que l’idée de combat contenue dans le nom du vaisseau dont il est ici question. La suppression de la cuirasse sans l’emploi des corps élastiques n’est qu’une sorte de trompe-l’œil : on a supprimé le blindage vertical représenté par les plaques d’un demi-mètre d’épaisseur. On le rétablit en détail, en face, par l’armature lourde et compliquée du système cellulaire et par le pont d’acier, cuirasse horizontale qui s’étend de bout en bout. Ne demandant rien aux corps élastiques, on n’a que les résistances brutales du métal, et il le faut épais. Le pont d’acier de l’Inflexible mesure 0m, 10.

Que l’on fasse le compte, et l’on verra que l’on ne gagne pas. La construction navale, en dehors de la protection par le corps léger et élastique, est condamnée à rester étendue sur le lit de Procuste.

Les allègemens qui résulteront de la protection par l’obturation et par l’encombrement sont certains, à la condition que l’œuvre sera nouvelle et dégagée de tout compromis. A ces causes qui résident dans le mode de protection viendra s’en joindre une autre, mais d’une nature différente : ce sera la spécialisation de l’armement et de l’attaque.

La flottabilité de combat est la base qui sera commune à tous les bâtimens de combat, mais chacun portera une arme unique. Il y aura donc des bâtimens armés d’artillerie, des béliers et des bâtimens torpilleurs. Nous ne parlons pas dans ce moment des autres bâtimens de guerre qui opèrent en avant ou en arrière des armées et qui devront aussi posséder l’assiette invariable tant que leurs dimensions permettront de leur assurer la protection complète, quitte à ne donner que le matelas obturant à ceux qui ne pourraient pas contenir la réserve encombrante.

La division des armes apportera une économie de poids considérable au bélier et au torpilleur : celle qui proviendra de la suppression de l’artillerie dont ils seront ainsi allégés. Mais cette économie perdra son importance à bord du bâtiment armé de canons, le poids de l’éperon et de l’outillage de torpilles ne composant pas un ensemble qui puisse troubler et surcharger outre mesure la construction navale. L’avantage qui résultera de l’unité sera de faire disparaître du poste de commandement ce fouillis de fils télégraphiques, négation même de la conduite de la guerre, qui n’est bien faite que par des procédés simples.

Le principe de l’affectation unique d’une des trois armes de destruction au bâtiment de combat a été posé en 1876 par M. Dupuy de Lôme, lorsque le vice-amiral Fourichon était ministre. Il s’agissait d’un plan de bâtiment à éperon, postérieur à celui du Bélier et du Bouledogue, et qui n’a pas été appliqué. — On va voir que la spécialisation ne vise pas tant l’allégement du poids que la concentration et la puissance même du commandement :

« Le bélier que je présente n’aura pas d’artillerie : si j’y mets des canons, l’officier qui le commandera sera conduit, par une tendance inévitable, à ne pas les laisser silencieux ; dès lors, il ne concentrera plus toutes ses facultés pour attaquer l’ennemi par l’éperon. Le bélier sera armé de mousqueterie pour atteindre le personnel du poste de commandement, mais si l’on va au-delà, le but sera manqué. »

Le principe est juste aussi bien pour le canon et la torpille que pour l’éperon, mais il ne fut pas observé. — Les béliers qui figurent sur la liste de la flotte française, sont armés de pièces de 24, établies sur des tourelles ouvertes enfermées, et les bâtimens de combat, d’une manière générale, ne sont jamais sortis de l’ordre composite qui disperse la volonté et qui fait les Léviathans.

L’économie de poids qui résulte du mode de protection, d’abord, et ensuite du mode d’armement, forme un trésor de guerre dont il va falloir faire un bon usage. Il sera bien employé s’il donne aux combattans les moyens d’action qu’ils réclament pour se battre. Le reste formera l’économie d’argent, et celle-ci sera encore grande.

La flottabilité de combat, si admirable qu’elle soit, resterait un bien inerte et sans valeur, si elle ne servait pas de base à la mise en œuvre, dans toute leur puissance, des moyens et des armes pour la guerre sur mer. — Le bâtiment de combat édifié sur cette assise insubmersible devra posséder, à l’abri de toute atteinte, un poste de commandement d’où le capitaine, entouré de ses agens, puisse préparer et exécuter l’attaque, et parer les coups dont il sera menacé ; — une puissante machine qui rende le bâtiment vivant, un gouvernail et ses organes, image de la pensée qui anime l’instrument de guerre. Il devra posséder aussi une grande vitesse, non plus pour se dérober, mais pour atteindre l’ennemi, le prendre et, s’il ne peut le prendre, le détruire ; un faible tirant d’eau qui lui permette de ne pas laisser échapper cet ennemi, de l’atteindre dans les refuges où il voudrait s’abriter; c’est-à-dire la volonté, la fertilité des ressources et la faculté d’aboutir. Il doit, enfin, faire rendre à la flottabilité de combat toutes ses conséquences et représenter ce type d’instrument de guerre, objet de nos aspirations, qui va au but par une marche fatale, telle que l’évoquent ces noms de vaisseaux qui s’appellent la Dévastation, le Formidable, le Redoutable, la Revanche, le Brennus, le Fulminant, l’Indomptable et le Terrible.

Pour assurer la protection de ces organes essentiels qui donnent la vie à cette individualité guerrière que les nations maritimes ont personnifiée, il faut bien sortir du mode de protection que nous avons décrit pour assurer la flottabilité et qui accepte la destruction partielle des parois ; il faut dérober ces organes ou les garantir par le blindage.

A cet effet, le pont d’acier, qui est, à vraiment parler, un blindage horizontal, sera descendu franchement à 2 mètres au-dessous de la flottaison, sur les côtés ; le milieu, disposé en dôme, restera à 1m, 50 au-dessous de l’eau. — Il est fait toutes réserves pour les bâtimens de faibles tirant d’eau et de formes fines. — Les projectiles de grosse masse ne sont pas capables de pénétrer dans l’eau à plus de 0m, 90 ou de 1 mètre; en admettant qu’au moment où la muraille est atteinte, le bâtiment la découvre par un coup de roulis, il y a peu de chances dans un combat, qui suppose toujours un temps assez maniable pour que la somme de ces deux effets, de la pénétration et du roulis, atteigne 2 mètres. La machine, les chaudières, la barre du gouvernail, sont donc à l’abri de tout coup qui arriverait par les côtés. Il resterait le tir en bombe, les tirs obliques et d’enfilade. La flottabilité étant assurée de bout en bout, le pont d’acier sera supprimé sur tous les points où il n’y a pas d’organes fragiles à protéger; il n’existera qu’au-dessus des points que l’on a nommés. Mais là il sera porté à cette épaisseur de 0m, 14, qui est jugée nécessaire pour qu’il rende ses effets de protection, et que l’on n’a pas osé encore aborder, limité qu’on était par la question du poids. Le fractionnement du pont d’acier entraînera l’établissement de traverses cuirassées qui n’auront pas moins de 0m, 300 et qui pourront être portées à 0m, 400. Ces augmentations de poids qui donnent à la machine, aux chaudières et à la barre une immunité complète, seront compensées dans une proportion qui se rapproche de l’égalité par la suppression du pont d’acier dans les autres parties du bâtiment. On peut voir que la protection est cherchée ici par la combinaison de la loi qui régit la pénétration des projectiles, avec l’emploi d’une défense horizontale métallique que le projectile ne peut pénétrer qu’avec un effort bien plus considérable que lorsqu’il est lancé contre une muraille verticale. Même dans un ordre d’idées qui n’est plus celui des corps élastiques, la flottabilité permet, par voie de conséquence, de chercher la protection en évitant l’attaque directe et en économisant les poids. — Il n’y a rien d’impraticable dans l’établissement des machines et des chaudières sous un pont d’acier placé à 2 mètres au-dessous de la flottaison en abord, surtout si l’on revient à l’adoption des trois hélices qui figuraient sur le plan primitif du Brennus. — Les hélices, étant plus petites, sont actionnées par des machines moins fortes ; il y a là une suite de dispositions qui s’enchaînent heureusement et qui rendent possible l’emploi des machines verticales, malgré l’abaissement du pont d’acier. — Quant aux chaudières, en employant un type à flamme directe, à grandes surfaces, avec développement considérable de vapeur, on n’aura pas à craindre les mouvemens tumultueux et les entraînemens d’eau, et l’établissement de cet appareil évaporatoire s’accommodera également de l’abaissement du pont d’acier. — Comme les habitans d’une ville exposée aux projectiles de l’ennemi placent leurs objets précieux au plus profond de leurs demeures, nous mettrons aussi à l’abri de toute atteinte ce que nous avons de plus précieux, les organes de vie du bâtiment de combat.

Ces dispositions comportent un bâtiment de 8,000 tonnes environ, dont le tirant d’eau se rapproche de 7 mètres. Il y aura lieu de rechercher à quel tirant d’eau extrême correspondra l’abaissement de 2 mètres pour le pont d’acier et de combien il faudra le relever à mesure que le bâtiment laissera un plus faible emplacement disponible. La protection conservera encore de la valeur dans ces situations différentes. — La succession des idées, qui a réglé les positions très diverses des ponts d’acier dans la construction française semble partir d’abord du tir en bombe : le pont d’acier est alors au-dessus de la flottaison ; mais quand il s’agit de le baisser au-dessous de l’eau, on voit apparaître une hésitation marquée qui provient évidemment de la crainte de le voir traverser faute d’épaisseur suffisante. « On se fait bien une idée d’une voie d’eau par le côté, mais une voie d’eau par en haut troublera encore davantage le personnel chargé de manœuvrer dans les profondeurs du bâtiment. » c’est encore l’idée de la flottabilité qui revient, et c’est ainsi que la cuirasse de ceinture n’a pas cédé la place devant le pont d’acier, lorsqu’il a été abaissé au-dessous de la flottaison.

Les plaques verticales vont reparaître dans la protection de l’artillerie, de ses passages, et du poste de commandement. Il ne sera pas touché au blindage des canons, et une forte réserve de poids sera conservée pour le poste de commandement. Ce sont les deux seuls points au-dessus de la flottaison où la cuirasse verticale sera admise dans le nouveau bâtiment de combat ; on ne ménagera pas l’épaisseur dans cet emploi restreint de l’ancien mode d’armure; les chiffres donnent, du reste, de l’aisance pour se mouvoir.

De ces données va sortir un bâtiment de combat allégé et qui renfermera dans ses flancs la puissance que nous demandions à nos plus lourdes machines de guerre. Son apparition fera évanouir l’illusion que les faibles avaient pu concevoir d’une sorte d’égalité vis-à-vis des forts.

Sans doute, il est beau pour le faible de lutter contre l’injustice triomphante. Mais l’attitude d’une nation, même petite, n’est pas celle qui convient à l’individu, et c’est une triste destinée pour un petit peuple que d’avoir raison et d’être battu. Nous n’engagerions pas la marine du faible à se heurter, avec une arme à prix réduit, contre cette unité de combat qui est à la fois si souple et si forte. Rien ne suspendra sa marche. — La force conservera donc son empire, et, comme autrefois, les nations puissantes pourront abuser de l’arme que leur richesse placera dans leurs mains. Il reste cependant, au moment où nous sommes, la question de vitesse dans l’exécution, et c’est bien là l’instrument que nous voudrions voir saisir par la nation dans laquelle se sont incarnés si souvent la force et le droit. Voici, pour descendre dans le champ de la réalité où l’action se prépare, voici quelle est la figure dessinée à grands traits, de ce chevalier armé :

Les deux plus grands cuirassés de la marine française s’appellent : l’Amiral-Baudin et le Formidable. Ce sont deux ménechmes, car on ne peut compter comme une différence réelle un écart de 61 tonnes sur des poids de plus de 11 millions de kilogrammes. Le premier a été lancé en 1883, le second en 1885. C’est le nom de l’amiral Baudin que nous inscrirons dans le travail de comparaison qui va suivre.

Ce nom évoque, pour bien des marins, un souvenir de la vingtième année. Ce fut à Naples que nous vîmes cette grande figure, qui nous semblait la personnification des combats sanglans livrés pendant le premier empire. Nous savions que l’officier mutilé, mis en demi-solde en 1815, s’était fait capitaine marchand, ensuite armateur, jusqu’au jour où, renversé par des désastres qui avaient ébranlé la place du Havre, il était rentré dans le corps où il devait atteindre la plus haute dignité militaire. Tous ces événemens composaient une vie extraordinaire à la Duguay-Trouin qui nous semblait contenue difficilement dans l’Annuaire correct de la marine.

Le Formidable fait sonner quelque chose de la redondance espagnole ; l’Amiral-Baudin évoque une figure qui a vécu, celle d’un chef de guerre d’une originalité puissante. Nous irons donc chercher dans le cuirassé d’escadre l’Amiral-Baudin la force de l’artillerie, la vitesse et le rayon d’action, et nous appliquerons ces élémens à un bâtiment qui sera doué de la flottabilité de combat.

Les chiffres disposés en tableau comparatif vont parler d’eux-mêmes. Est-il nécessaire d’ajouter que, sauf pour l’Amiral-Baudin, Dont le devis a été déjà l’objet de bien des études, les chiffres qui représentent la distribution des poids à bord du bâtiment de combat à assiette invariable ne sont pas rigoureux et donnent seulement des indications sur la proportion générale ? Mais ces rapports sont justes et ils suffisent pour établir que le type du bâtiment allégé ne présente rien qui soit en apposition avec les conditions pratiques de l’art de la construction navale.


AMIRAL-BAUDIN Cuirassé d’escadre Bâtiment protégé à assiette invariable avec artillerie Bélier ou Torpilleur protégé à assiette invariable sans artillerie
(Tonnes) (Tonnes) (Tonnes)
Coque 3.942 3.230 1.500
Cuirasse de ceinture 1.983 » »
Matière obturante et encombrante » 260 200
Tôlerie de caisson » 150 100
Pont d’acier 1.058 1.000 750
Blindage des panneaux 88 80 60
— des tourelles et des passages 813 813 »
Traverses blindées » 175 140
Artillerie 980 980 »
Poste du commandement » 40 40
Vivres, équipages, embarcations 278 215 100
Mâture 130 30 30
Appareils moteurs 1.290 960 465
Combustible 800 600 290
Totaux 11.302 8.533 3.675
Longueur 100m,40 95 mètres. 83 mètres
Tirant d’eau milieu 7m,86 7 mètres. 4m,90
Largeur 21m,34 19 mètres. 13m,30


Ainsi, la réduction de poids obtenue du fait de la flottabilité par les corps légers atteint 2,800 tonnes pour les bâtimens avec artillerie et 7,700 tonnes pour le bélier ou le torpilleur sans artillerie. Ces réductions pourront être portées à 3,000 et à 8,000 tonnes.

Il faut considérer que l’œuvre est sans compromis ; qu’elle n’est pas bâtarde. C’est ainsi que la protection par le corps léger, obturant et élastique, est complète, et que la tôlerie qui doit constituer les caissons ou alvéoles n’a pas été réduite au détriment de la solidité tubulaire du corps flottant. La réserve de 150 tonnes pour cet objet [est calculée dans des proportions justes. — La protection du poste de commandement qui n’est pas prévue pour l’Amiral-Baudin, est largement assurée par une réserve de 40 tonnes, quel que soit le mode auquel on s’arrête.

En résumé, la flottabilité du cuirassé de 11 millions de kilogrammes était précaire et, dans tous les cas, elle n’était pas la flottabilité de combat. Le nouveau bâtiment possède cette assiette invariable, siège de la puissance sur mer. Comme le cuirassé d’escadre, il est capable de lancer des masses de fer de près de 1,000 kilogrammes, animées d’une vitesse initiale de près de 500 mètres à la seconde. Ses canons et les hommes qui les servent, sont dans des tourelles fermées inexpugnables. Rien ne peut atteindre sa machine et sa barre de combat; rien, si ce n’est quelques attaques dont il sera parlé plus loin. Enfin, le commandement, s’exerçant dans un poste fortement protégé, restera dans les mêmes mains et ne sera pas exposé à des changemens répétés. Il représente donc ce type qui fait penser à la statue du commandeur. Et il pèse 3 millions de kilogrammes de moins, et il peut pénétrer plus près des côtes et de l’ennemi, puisque son tirant d’eau est diminué de près d’un mètre. Avec ces 3,000 tonnes économisées et 500 tonnes en plus, on peut avoir le bélier dont l’assiette, la machine, la giration et le commandement sont à l’abri de toute atteinte. — Or, une masse de 3,500 tonnes sera plus que suffisante pour défoncer la coque de tout bâtiment.

Ainsi, avec la même quantité de poids, on aura deux bâtimens au lieu d’un, la multiplicité de l’attaque et la concentration du commandement, qui n’aura plus à diriger qu’une seule arme.

Nous nous sommes maintenus dans une comparaison stricte, établie sur la similitude de la vitesse et du rayon d’action. Mais une réduction de 3,000 tonnes permet de viser bien des objets, et l’ingénieur pourra se donner carrière, et notamment obtenir les plus grandes vitesses dont il est aujourd’hui question.

La puissance offensive telle que nous la concevons réside dans la résistance à la destruction. Que ce soit de jour, que ce soit de nuit, il y aura toujours en effet un moment suprême où il faudra accepter le face-à-face. Un instrument de guerre perdrait singulièrement de sa valeur s’il devait passer le temps à se dérober.

Un bâtiment de combat tel que nous venons de le définir, qui sera préservé sur tant de points où le contact est mortel chez la plupart des bâtimens à flot, recevra les coups des engins actuels de destruction dans des conditions entièrement différentes, et c’est ce qu’il convient d’examiner, au triple point de vue de l’artillerie, de l’éperon et de la torpille, avant d’aborder l’étude de la nouvelle guerre sur mer.

Les projectiles de grosse masse seront sans effet sur sa flottabilité ; car il est expressément entendu qu’il possède un matelas obturant qui monte un peu au-dessus de la flottaison et descend à un mètre au-dessous des points moyens d’attaque par l’éperon et par la torpille. Le matelas encombrant n’existe qu’en face du point de l’attaque sous-marine. Les boulets sont considérés comme accidens de guerre sur le champ de bataille, et la protection des hommes ne sera spécialement étudiée sur le nouveau bâtiment de combat que pour parer les effets des feux de mousqueterie. Il ne sera fait d’exception à cette règle que pour la protection du poste de commandement et pour celle du réduit ou des tourelles qui contiennent les gros canons. La concentration de la défense autour des pièces rend ici la protection formidable. Mais sans nous appesantir davantage sur ce qui se rattache à l’armement, nous envisagerons ce qui forme le siège de la vie du bâtiment de guerre, et nous examinerons les effets de l’artillerie sur les points dont il peut être question du moment que la flottabilité n’est plus en cause et qui sont : le poste de commandement, la machine, le gouvernail et sa barre.

La question du poste de commandement est une des plus graves qui puissent intéresser le sort de notre prochaine rencontre navale.

Ici, tout est à créer. Les quelques vestiges d’installation qui existent ne concernent du reste que le capitaine du vaisseau, et laissent à découvert ses agens. Dans l’état actuel de ces dispositions, le capitaine n’a que cette alternative : s’il se place dans la tour cuirassée qui représente le poste de commandement à bord de quelques types qui n’ont pas encore disparu, il n’aura aucune vue: il sera dans l’impossibilité, par exemple, de préparer un coup d’éperon ou de l’éviter. s’il sort de cet abri, il sera tué comme le fut Nelson, qui tomba sous une balle tirée par un gabier français. Aujourd’hui les feux de salve, les feux individuels, envoyés avec des armes de précision bien servies, le mettront dans l’impossibilité de conserver son poste... En supposant qu’il fût épargné, il verrait tomber autour de lui ses collaborateurs indispensables, l’officier en second, qui ne doit pas le quitter, les officiers, ses agens immédiats, les transmetteurs d’ordres, les timoniers, qui doivent interpréter les signaux et y répondre.

Ce problème est d’une solution difficile et délicate : difficile, car les deux termes principaux, la protection et la vue, semblent s’exclure l’un l’autre ; délicate, car la préparation de la victoire, seule, peut justifier la protection individuelle du chef devant les officiers et l’équipage.

On se donnera les meilleures chances de résoudre la question matérielle en en définissant exactement les termes et en la mettant à un concours auquel l’industrie pourra prendre part. C’est elle qui, par certaines préparations des corps transparens, pourra concilier la vue et la protection. Une disposition qui fournirait la protection contre les balles des fusils et des canons revolvers de 0m, 037, en abandonnant la protection contre le boulet, serait déjà un résultat en avant marqué. — l’auteur du projet de bélier sans artillerie avait préparé la protection du commandement contre le boulet seulement. Il disait : « Le capitaine du bélier n’aura qu’une chance contre lui, celle de perdre la tête; c’est la seule partie de son corps qui ne sera pas garantie, et pour employer l’expression populaire, il faudra qu’au milieu de cette tourmente il n’ait pas froid aux yeux. » d’après ce propos, qui fut redit quelquefois à cette époque, et, à défaut de plans, à moins qu’ils n’existent, il est possible de reconstituer le poste de commandement tel qu’il fut conçu par celui qui croyait aux béliers et qui voyait la plus forte expression de leur puissance dans la possession parfaite de la direction et de la manœuvre. Mais cet abri contre le boulet doit être complété, et c’est alors qu’apparaît la difficulté de concilier la vue et une protection suffisante.

Quant à la difficulté morale de la question, elle serait écartée par l’importance qui serait donnée de haut à ces recherches et par la consécration du concours; il est supposable aussi que les réflexions de courte vue seraient arrêtées sans réplique si les officiers chargés de tracer le programme et de le suivre étaient choisis parmi ceux qui comptent dans leur carrière des traits d’audace et de belles actions de guerre. Du reste, le poste du commandement n’est pas seulement le poste du commandant : il est fait pour recevoir le capitaine du vaisseau, son second, des officiers et quelques matelots de spécialité d’élite : c’est donc un groupe qui participe de tous les élémens du personnel du bord, et cette considération a sa valeur dans la circonstance.

Pendant le combat qui fut livré sur les côtes du Pérou, le commandement du Huascar changea, comme on sait, quatre fois de main : le capitaine, l’officier en second, le premier lieutenant, le second lieutenant, furent tués et ne gardèrent chacun la direction du combat que pendant quelques minutes. Ce sont cependant là des enseignemens dont nous pouvons faire notre profit lorsque la France établit à si haut prix sa puissance sur mer. On a souvent cherché des termes de comparaison entre certaines parties du bâtiment de guerre et la structure du corps humain, et les Anglais, qui mettent l’orgueil de leur nation dans leurs murailles flottantes, appellent le bâtiment de combat « un homme de guerre. » Laisser flotter dans le vague la question de la protection du poste de commandement, c’est s’exposer à nous laisser frapper à la tête et au cœur.

Cette question s’impose et commande une composition spéciale de l’état-major du bâtiment de combat. Quelle que soit la solution destinée à intervenir pour cette partie de la protection, on peut avancer qu’elle ne sera pas absolue : l’éventualité de la succession du commandement doit y être prévue et doit faire l’objet d’une préparation incessante. A cet effet, il est indispensable que le premier officier et celui qui-le suit, aient passé par l’épreuve du commandement à la mer, où nul ne s’improvise et que rien ne supplée : ni les qualités natives, ni la science. La valeur morale de l’unité de combat ne pourra que s’élever par cette préparation des esprits, ces échanges d’idées et les mesures ostensibles qui annoncent la succession éventuelle du commandement.

Ce pont, que nous voulons immuable dans ses assises flottantes, est alors un domaine sacré où les âmes s’exaltent en adressant à la France le Morituri te salutant.

L’artillerie ne pénétrera pas facilement, avec ses engins, dans la machine du nouveau bâtiment de combat, protégée par des traverses cuirassées de 0m,30 à 0m,40, et par un pont d’acier descendant, en abord, à 2 mètres au-dessous de la flottaison, et dont l’épaisseur sera portée à 0m,14.

Ces considérations de protection s’appliquent à la barre placée à l’arrière, sous le pont cuirassé, et qui doit remplir l’office de véritable barre de combat, à l’exclusion de toute autre, puisqu’elle est protégée. Quant au gouvernail, son enfoncement le rend invulnérable contre les projectiles : il ne peut être atteint que par les deux modes d’attaque sous-marine, l’éperon et la torpille.

Ce sont ces deux modes d’attaque qu’il s’agit d’examiner pour achever de fixer la valeur de résistance du nouveau bâtiment de combat.

Les renseignemens que l’on possède sur certains cas d’abordage par l’éperon, les expériences sur les propriétés d’obturation et d’élasticité du corps léger traversé par les projectiles de grosses masses ou soumis à l’action des gaz des obus et des torpilles, ne seraient pas suffisans pour guider l’ingénieur dans la construction navale, et l’idée de la protection nouvelle ne pourra entrer nettement dans la pratique qu’autant qu’elle aura été éclairée par des expériences faites sur les effets de l’éperon et des torpilles dans les œuvres vives. Mais nous n’avons pas l’intention d’introduire ici des spécifications de plans de bâtimens de guerre, et les seuls chiffres que nous avons cru devoir placer dans un tableau comparatif, qui ne saurait passer pour un devis, étaient nécessaires pour fixer les idées. Nous annonçons des principes et non pas des détails. À ce point de vue, les données dont on est en possession suffisent pour justifier les affirmations qui vont suivre et qui restent dans le cadre de cette étude.

Le bâtiment muni du système de triples cellules remplies par le corps élastique et léger, sous la forme d’un matelas extérieur obturant et de deux matelas intérieurs encombrans, sera indemne dans sa flottabilité contre toute attaque oblique par l’éperon. C’est un fait qui ne sera mis en doute par aucun des témoins, que, si la corvette cuirassée la Reine-Blanche, ouverte par l’éperon de la Thétis, avait été munie d’un matelas obturant, même réduit à 0m,50 d’épaisseur, elle n’aurait pas embarqué une goutte d’eau : c’est une figure de langage; elle eût embarqué par heure 500[3] litres d’eau. La protection contre l’éperon, dans les coups obliques, peut être tenue pour certaine, bien qu’il faille rapprocher les termes de deux actes séparés : l’abordage et l’expérience d’obturation sous une colonne d’eau de 3 mètres, dans un cas de brèche par l’artillerie. Il n’y aura pas de dispersion, et le matelas encombrant n’aura pas à manifester son effet utile. L’immunité, dans ce cas d’attaque, sera complète également pour les organes de la machine et de la barre, à la condition expresse que les corps durs, et particulièrement les tôles horizontales de l’armature des alvéoles, ne seront pas placés en face des organes qu’il s’agit de protéger; car il faut compter que tout ce qui sera dénué d’élasticité sera sinon projeté, du moins poussé par l’éperon et brisera les pièces de machine, comme si la pointe de l’éperon elle-même s’avançait dans l’intérieur du bâtiment au lieu de labourer le flanc par le coup oblique. C’est là un point important à observer dans la construction navale ; autrement on sera exposé à voir des bielles brisées, des tuyaux de vapeur ou d’eau chaude tranchés, et, par suite, on pourra se trouver en face des avaries les plus graves.

Quant au coup droit, il est difficile d’en préciser les conséquences en l’absence d’expériences qui n’ont pas encore été faites. Il y aura là des effets de mâchure, de dislocation et de dispersion qu’il serait imprudent de vouloir définir ; mais, dès à présent, le coup droit par l’éperon apparaît avec une violence qui laisse bien loin les effets produits par la torpille portée ou lancée.

Nous passons aux effets de destruction causés par la torpille.

Comme on l’a déduit tout à l’heure, on possède maintenant des données qui permettent de se rendre compte d’une manière suffisamment approchée, pour le caractère d’indication de cette étude, des effets qui seront produits avec les charges actuelles de fulmicoton sur la triple ceinture du nouveau bâtiment de combat. Le matelas obturant sera dispersé en partie, mais non entièrement dans l’alvéole qui sera soumis à l’explosion : les cloisons transversales seront protégées par l’élasticité, mais elles seront déchirées tout en restant en place et en continuant à pouvoir remplir leur rôle d’enveloppes pour les parties adjacentes du matelas obturant. La première cloison interne sera déchirée, mais non pas enlevée ; le premier matelas encombrant restera à son poste; la deuxième et la troisième cloison interne seront indemnes, ainsi que le deuxième matelas encombrant, à plus forte raison. Les expériences récentes faites à Cherbourg, sur la Protectrice, ont démontré que la deuxième cloison interne n’avait pas été déchirée. Le rapprochement de ce fait avec ceux qui résultent des expériences faites à Toulon sur les effets de la torpille et de l’obus, suffit désormais pour affirmer la proposition suivante : La marche de la nouvelle unité ne sera pas retardée d’une minute par l’explosion d’une torpille portée ou lancée, à la charge actuelle de fulmicoton, et il en sera de même pour tous les bâtimens à double coque s’ils sont protégés par l’obturation, l’élasticité et l’encombrement ; ce que leur système de construction rend praticable après coup. Il faut s’empresser de dire que l’action des torpilleurs reste entière sur toute la masse flottante, que l’étroitesse de ses formes ne permet ni d’obturer ni d’encombrer, et qu’elle reste très redoutable sur les bâtimens en grand nombre dont la protection ne pourra reposer que sur l’obturation sans l’encombrement. — La flottabilité de combat, sur le nouveau bâtiment de guerre et sur les anciens cuirassés dont la protection sera complétée, reste donc à l’abri des effets de destruction par la torpille, et c’est une disposition commune de défense contre les deux armes sous-marines qui sert à protéger le bâtiment de combat, dans son assiette, contre l’éperon et contre la torpille.

Les effets de l’explosion ne dépassant pas le deuxième matelas, la machine qui sera encore séparée de la limite de l’action des gaz par le troisième matelas, sera indemne si l’on observe les mêmes conditions que pour l’éperon, c’est-à-dire la suppression des corps non élastiques qui pourraient être projetés.

On peut dire que la protection de la machine sera d’autant plus grande que celle-ci sera éloignée des bords. À ce compte, le type le plus désirable au point de vue de la défense et à bien d’autres, est celui qui sera pourvu du système des trois hélices comportant trois machines, qui devait figurer en premier lieu sur le Brennus. La machine centrale sera alors placée dans des conditions véritablement inexpugnables.

Le gouvernail, qui est à l’abri des projectiles, reste exposé à l’attaque par l’éperon et par la torpille, et les bénéfices du mode de protection légère seront sans effet sur lui. Il en est de même pour l’hélice. Nous avons dit aussi que le coup droit par l’éperon entraînera une véritable dévastation. Enfin, les charges que l’on pourra accumuler dans la carapace des torpilles du fond, par des eaux peu profondes, produiront de tels effets de dispersion et de dislocation que toute protection deviendra alors vaine.

Les idées que nous exposons ne conduisent donc pas à une protection absolue. L’absolu ! Balzac a écrit sous ce titre l’un de ses plus beaux livres pour nous dire ce que la poursuite de ce rêve a de décevant, et ce ne sont pas les hommes de guerre qui le recherchent. Napoléon avait coutume de dire que sur cent chances dans ses batailles, il s’en donnait soixante-dix. Nous pouvons nous en tenir à ce point et essayer de le joindre.

L’exposé qui précède établit que la puissance offensive du bâtiment de combat à assiette invariable repose sur une force de résistance qui défie l’attaque. Mais l’étude de la force offensive forme le fond même de ce que nous allons dire à propos de la guerre sur mer.


II. — LA GUERRE SUR MER.

La guerre sur mer sera toujours réglée par l’instrument de combat le plus redoutable : c’est lui qui permet à la nation qui le possède de choisir les champs de bataille, de faire la part de l’action individuelle, de masser les forces et d’appliquer le principe de la division de l’ennemi pour l’accabler et le détruire en détail.

L’apparition du bâtiment de combat à assiette invariable, à organes protégés et à tonnage réduit, aura pour conséquence inévitable de faire disparaître certains types et de réduire le nombre des engins qui n’auront plus d’action sur la nouvelle unité : ceux-ci ne pourront désormais attaquer avec succès que la masse flottante des vieux outils ou des bâtimens de construction récente, placés dans l’impossibilité, par leurs formes et surtout par leur capacité, de compléter leur défense. C’est là une loi inflexible, et quiconque la méconnaîtra sera vaincu.

Nous sommes ainsi conduits à jeter un coup d’œil sur la composition des forces militaires des diverses nations.

Lorsqu’on parcourt ces listes, qui sont aujourd’hui très complètes, on constate que cette composition présente une allure uniforme : ce sont toujours des cuirassés, des croiseurs, des canonnières, des torpilleurs et un stock de vieux bâtimens à voile ou à vapeur. La proportion seule varie, ainsi que les subdivisions d’appellations; mais, quelque variées que soient celles-ci, elles se rattachent aux types principaux que l’on vient d’énumérer. — Sauf une exception, il n’y a point de si petite puissance qui n’ait des cuirassés; ces bâtimens sont seulement alors des monitors d’un moindre tonnage et qui coûtent moins cher.

On peut dire qu’aujourd’hui les idées qui ont cours sur la préparation et la conduite de la guerre sur mer sont représentées par deux programmes dont les partisans forment deux camps bien distincts.

L’ancien, c’est-à-dire l’adversaire du nouveau, formule ainsi la composition et les affectations diverses des forces navales : « De bons et solides cuirassés pour soutenir l’honneur du pavillon; des croiseurs rapides pour détruire le commerce de l’ennemi ; beaucoup de torpilleurs pour protéger nos arsenaux et mettre nos côtes à l’abri du blocus, et des contre-torpilleurs pour attaquer les côtes ennemies. »

Ce programme est vague, surtout en ce qui concerne les cuirassés. Ceux qui le soutiennent ne précisent rien pour la protection des grosses unités de combat contre les torpilleurs. Ils paraissent admettre que le contact de ceux-ci est mortel, et, pour l’éviter, ils invoquent « le sang-froid, l’intelligence, l’habileté de manœuvre, l’artillerie, les hasards de la mer et la fortune de la guerre. » Toute la défense roule sur le degré de navigabilité des torpilleurs, sur la possibilité qu’ils auront, suivant l’état de la mer, d’ouvrir leurs tubes et de lancer les torpilles ; enfin sur le degré de justesse du tir de l’engin. Mais l’idée de la protection individuelle de l’unité de combat est absente ou, si elle se montre, c’est à peine ébauchée et pour fuir en même temps qu’elle apparaît. Il semble qu’il y ait là une sorte de terreur qui ralentit le jeu des facultés, et que le cuirassé, hier encore si puissant, soit devenu aussi inerte qu’un cadavre sur une table d’amphithéâtre.

L’autre camp tient pour un plan qui comprend d’abord deux unités tactiques : le torpilleur autonome, appuyé par quelques bâtimens d’assez gros tonnage qui l’approvisionnent et le bâtiment-canon léger; ensuite des croiseurs de grande vitesse, munis d’une certaine protection. Il diffère essentiellement du premier par la suppression des cuirassés, considérés comme voués à une destruction certaine et remplacés par des unités de peu de relief, de grande vitesse et en grand nombre, c’est-à-dire par l’invisibilité, la vitesse et le nombre.

Il n’est point de méthode plus sûre, pour apprécier la valeur de ces deux organisations de la puissance navale, que de les supposer aux prises avec une force constituée d’après le principe de la flottabilité de combat, considérée comme la base générale de toutes les unités.

Comme nos bâtimens à flot peuvent être complétés dans leur défense, du jour au lendemain, pour ainsi dire, et sans grand effort de temps et d’argent; comme, d’un autre côté, la suppression ou plutôt la mise à l’écart de nos grands cuirassés n’est pas un fait accompli, nous supposerons, par une tendance patriotique bien naturelle qui s’offense même de la défaite en imagination, que la flottabilité de combat, née chez nous, est par nous mise en pratique et que nous prenons position par des résolutions rapides.

Si l’on était en présence d’une table rase, si tout était à créer, voici comment serait établie la flotte destinée, en temps de guerre, à défendre nos côtes, nos ports de commerce et nos arsenaux; capable de forcer un blocus ou un passage et de livrer bataille pour disperser l’ennemi qui voudrait insulter un grand port de guerre ou pratiquer des actes de dévastation sur notre propre sol.

L’armée navale serait constituée à l’image de toutes les armées : elle aurait un fonds de résistance et des élémens plus mobiles. Elle comprendrait les trois armes spécialisées sur des unités qui seraient, les unes des bâtimens armés d’une puissante artillerie, les autres des béliers, les autres enfin des torpilleurs. Elle serait éclairée par des avisos de très faible tirant d’eau, d’une grande vitesse, béliers et torpilleurs réduits; mais la flottabilité de combat serait une qualité commune à ses bâtimens de fond comme à ses bâtimens légers, et ce serait là le caractère de sa force.

Le nombre des torpilleurs de côtes ou de haute mer serait calculé d’après une sorte de moyenne représentant le chiffre des bâtimens qu’ils pourraient attaquer dans les guerres possibles, et qui seraient considérés sur les listes navales comme hors d’état de recevoir une disposition complémentaire les mettant à l’abri des coups de la torpille. Il ne serait plus lancé un seul de ces engins contre tout bâtiment reconnu pour posséder l’assiette invariable.

La défense des côtes serait assurée par un armement combiné de béliers et de torpilleurs dans une proportion fixée d’après les idées qu’on vient de déduire. Chaque port de commerce serait donc défendu, en temps de guerre, par un bélier et par des torpilleurs. Les torpilleurs auraient affaire à tout ce qu’ils sont capables de détruire; les béliers se porteraient au-devant des bâtimens que les torpilleurs n’attaqueraient pas.

Les croiseurs seraient doués de la flottabilité de combat et posséderaient aussi la protection des organes, avec cette restriction que leur ceinture serait double au lieu d’être triple et que la protection du poste de commandement ne serait organisée que contre les balles des fusils et des canons-revolvers de 0m,037. Les torpilleurs et les canonnières destinés à opérer dans les plus faibles profondeurs formeraient la seule exception au principe, à moins qu’on ne puisse leur appliquer un système de flotteur par analogie avec certains canots insubmersibles.

La flottabilité de combat, la protection des organes, le faible tirant d’eau, l’arme unique seraient donc des caractères communs à toutes les unités de la nouvelle flotte, sauf les plus petites.

Mais il faut bien compter avec le matériel que l’on possède. C’est un trait heureux de la flottabilité qu’elle s’applique, après coup, aux unités du prix de revient le plus élevé, et qu’au lieu d’être obligé de mettre à l’écart ces cuirassés dont l’établissement a pesé si lourdement sur la nation et qui font encore son orgueil, il est possible d’introduire l’idée nouvelle de protection sur une grande partie des bâtimens à flot existant et de ceux qui sont en chantier. Tous les bâtimens à double coque semblent posséder l’ébauche des caissons qui contiendront la triple ceinture, moins lourde et plus efficace que le triple airain, et qui, de vulnérables qu’ils sont, fera qu’ils deviendront impossibles à couler. L’espace libre qui a été ménagé à bord de la Dévastation, par exemple, en face des machines et des chaudières pour atténuer le souffle des gaz de la torpille et leur laisser du champ pour se répandre, sera facilement pourvu de la tôlerie nécessaire pour les matelas. En complétant ces dispositions à bord de tous nos cuirassés d’escadre par l’établissement de la protection du poste de commandement, on transformera la valeur de notre matériel de guerre. Le poids des matelas, des tôles d’enveloppe et du cuirassement du poste de commandement, atteindra environ, pour les grands cuirassés, le chiffre de 450 tonnes, que l’on compensera par le décuirassement d’une quantité correspondante sur les plaques de ceinture. La seule difficulté pourrait provenir de la présence du pont d’acier : mais il doit demeurer entendu que la défense s’organisera au-dessus et au-dessous de ce blindage horizontal laissé tel qu’il est. Il ne paraît pas que l’exécution de ces dispositions soit en désaccord avec les choses pratiques de la construction navale. Les allongemens de navires coupés en deux, les décuirassemens de certaines frégates transformées en écoles de canonniers, représentent, quoique dans un autre ordre d’idées, des travaux de transformation tout aussi considérables et qui n’avaient pas un caractère de défense nationale.

Sans doute les cuirassés d’escadre de 10,000 et de 11,000 tonnes, complétés ainsi dans leur défense par la flottabilité de combat et la protection du commandement, ne vaudront pas le nouveau type allégé et spécialisé dont la machine et la barre sont invulnérables, et dont le tirant d’eau est diminué. Mais, tels qu’ils seront devenus, ils représenteront un type mixte, introduit par la nécessité de vivre avec ce que l’on a et d’en tirer parti, et ce type sera d’une haute valeur.

Pour compléter la situation de nos hypothèses de guerre, nous supposerons que la flottabilité de combat est entrée rapidement dans une exécution pratique et que nous possédons quelques spécimens des trois types spécialisés pour le canon, pour l’éperon et pour la torpille.

C’est dans ces conditions que la lutte s’engage avec une marine qui s’est attardée et qui est composée d’après les idées que soutiennent les partisans de l’état de choses actuel. C’est la première situation de l’ennemi.

Quelque énergique que puisse être l’action des croiseurs, la lutte se transportera sur les côtes des belligérans, et on y livrera bataille. Les règles fondamentales de la tactique ne changent pas : chaque parti cherchera à diviser l’autre, à l’accabler par des forces momentanément supérieures et à le détruire en détail. Combien cette manœuvre ne sera-t-elle pas rendue facile par la flottabilité de combat? Nous avons dit les qualités défensives de la nouvelle unité mixte. L’artillerie ne peut rien sur sa flottabilité ; elle peut seulement, si elle possède la supériorité du calibre, atteindre la machine ou la barre du vaisseau complété. Quant à l’éperon et à la torpille, ces deux engins n’ont d’action que sur l’hélice et sur le gouvernail, à moins que l’éperon porte un coup droit ou que la torpille fasse explosion deux fois au même point. Quelle force pourra donc arrêter la marche d’un bâtiment de combat qui, ayant tant de chances pour ne pas couler, pourra se placera la distance la meilleure pour envoyer ses projectiles, qui dessinera un coup droit d’éperon et qui lancera sa torpille en choisissant sa distance ?

Ces qualités offensives que nous avons su mettre de notre côté se manifesteront avec autant de vigueur quand il s’agira de forcer un blocus ou un passage tout aussi bien que dans le cas d’une bataille navale. En vérité, la partie n’est pas égale entre deux adversaires dont l’un est si fortement protégé quand l’autre s’est laissé attarder faute de foi ou de clairvoyance.

Voici maintenant la seconde hypothèse, qui nous met aux prises avec une marine qui, rejetant son ancien matériel, a transporté sa force dans des torpilleurs autonomes, des bateaux-canons de 0m,14 et des croiseurs rapides. Nous conservons l’avantage que nous nous sommes donné : nous avons poussé jusqu’au bout, sur notre matériel existant, autant que le caractère de sa construction l’a permis, la protection du volume et des organes.

Les croiseurs rapides de l’ennemi vont porter la ruine sur nos lignes commerciales : ses arsenaux, ses grandes villes de commerce maritimes, ses côtes aux points favorables sont garnis de torpilleurs de petite longueur ; un grand nombre de torpilleurs autonomes et de bâtimens-canons armés de 0m,14 sont prêts à entourer nos cuirassés à protection complétée et les quelques unités nouvelles que nous avons pu mettre à flot. D’après les idées qui ont réglé la composition de son matériel de guerre sur mer, non-seulement les arsenaux de l’ennemi sont inexpugnables, ses côtes sont à l’abri de l’insulte, mais encore ses moyens offensifs rendent certaine la destruction des cuirassés qui lui seront opposés.

La lutte ne se localisera pas dans le bassin de la Méditerranée : ce n’est pas là que se réglera la possession de la route des Indes et de l’Indo-Chine. Le canal de Suez est une route commerciale, une route de paix et non pas une route pour le temps de guerre. Rien ne sera plus fragile que ce passage, et il n’est pas admissible que de grandes flottes aillent se mesurer pour la conquête d’une voie qui sera à la merci d’un chef de parti de vingt hommes et de quelques kilogrammes de dynamite.

Les belligérans, dès l’ouverture des hostilités, reprendront le chemin que leurs prédécesseurs avaient si bien frayé au commencement du siècle : ils passeront le cap et transporteront une partie de l’action dans les mers de l’Inde et de la Chine. Mais la guerre sévira surtout en Europe, et il n’est pas possible d’admettre que les adversaires suspendent leurs coups chez leurs voisins et laissent ainsi le temps à la guerre industrielle de faire sentir ses effets. A quelle nation faudrait-il demander d’attendre que ses croiseurs aient eu le temps de ruiner son ennemi pendant que le sol même serait insulté? La possession indiscutée des ports de guerre et de commerce est la base essentielle de la guerre sur mer, quel que soit le caractère qu’on lui suppose. En outre, la durée de la lutte ne pourra échapper à l’effet des impressions immédiates, de celles qui sont provoquées par des actes visibles. Et pour le sentir, nous n’aurions, en renversant pour un instant les rôles, qu’à supposer Cherbourg incendié pendant que nos croiseurs couleraient au loin Des bâtimens marchands. Les guerres de l’avenir seront courtes, et il arrivera ce qui s’est passé si souvent quand elles étaient longues : les combattans, placés le plus loin, apprendront que la paix a été signée autour de quelque tapis vert et que leurs destinées sont réglées sans qu’il ait été tenu grand compte de ce qu’ils avaient entrepris et de ce qu’ils mettaient tant d’ardeur à poursuivre.

Sans méconnaître le rôle des croiseurs et surtout l’influence de certaines diversions exécutées au loin, c’est donc sur les côtes des belligérans, c’est-à-dire à la base, que seront portés les coups qui décideront le plus rapidement de la durée des guerres sur mer. Nous sommes ainsi conduits à examiner la valeur respective des instrumens de guerre qui vont se trouver en présence : cuirassés complétés, spécimens du nouveau type, d’une part, et bâtiment représentant le nombre, l’invisibilité et la vitesse, d’autre part.

Du moment que la flottabilité de combat est immuable, tout tombe, tout s’évanouit, et l’engin du torpilleur est une arme émoussée. Que faire contre un bâtiment de guerre qui ne veut pas couler? Ces engins de destruction, hier encore si terribles, retomberont impuissans autour de lui et ne suspendront pas sa marche impassible. Ils ne l’empêcheront pas de pénétrer dans l’arsenal de l’ennemi, d’y porter la dévastation, d’en sortir indemne ; ou bien, grâce à son tirant d’eau diminué, d’aller braver son ennemi minuscule dans ses abris, de l’y réduire sous le leu de sa mousqueterie, de sa mitraille ou de ses hotchkiss, ou de le forcer à venir se briser contre lui. Quant aux pièces de 0m,14, elles ne pourraient lui faire tort que par la multiplicité de leurs coups lancés dans les embrasures ; mais quel effet auraient-elles sur la flottabilité, sur la protection de la machine, de la barre, du commandement, sur l’abri cuirassé à plaques épaisses où se meuvent ses grosses pièces ? Il n’y a rien là qui pourrait réduire le bâtiment de combat à assiette invariable.

Ici encore l’infériorité de l’ennemi est manifeste. Toute sa puissance offensive était fondée sur la petitesse et la vitesse, c’est-à-dire sur des qualités négatives et qui ne forment pas la force individuelle au moment de la rencontre. Du moment que le torpilleur ne détruit pas, il est détruit. Or, la flottabilité de combat, jointe à la protection des organes, compose un ensemble indestructible.

Dans tout ce qui précède, l’éperon est regardé comme une arme de guerre redoutable, et sa puissance de destruction a été placée en tête pour le cas du coup droit. Il fut cependant question de la suppression de cet engin dans le travail qu’un ancien ministre de la marine a publié sous le titre : la Marine de guerre, son passé et son avenir. Les raisons qui sont invoquées contre le maintien de l’éperon sont d’abord qu’il est nuisible à la vitesse et ensuite que c’est une arme inefficace, les mouvemens de giration rapide devant rendre les chocs très rares et les réduire à des frôlemens. Il a été dit ensuite, mais par d’autres, que l’abordeur recevrait autant de mal qu’il en donnerait et qu’il faudrait porter sa masse à celle de l’abordé pour que l’effet fût complet.

La réserve de poids que fournit la flottabilité par le corps léger rendra facile l’augmentation de la machine, et, par suite, la compensation de la perte de vitesse provenant de l’adjonction de l’éperon. Mais quand il s’agit de pousser à fond l’examen du maniement de cette arme de guerre, il faut y introduire l’appoint des impressions des hommes qui ont passé par l’épreuve du commandement à la mer. L’ancien capitaine de vaisseau avait commandé seulement dans les arroyos de la Basse-Cochinchine ; mais le batelage n’est pas la navigation. Son ardent patriotisme et l’amour sincère et passionné qu’il portait aux choses de la marine ne pouvaient pas suppléer les ouvertures et les dégagemens que font dans l’esprit certaines heures du jour ou de la nuit où la concentration des facultés attentives devient extrêmement aiguë et pénétrante. Si, comme l’a dit M. Thiers, le plus bel exercice de la raison humaine est de la manifester rapidement et sainement au milieu du danger, on peut avancer qu’un atterrissage de nuit bien fait à un moment où d’ordinaire l’énergie se déprime, est une des manifestations les plus hautes du commandement d’un seul sur les autres, et aussi que le chef qui a manœuvré et évolué sous le feu de l’ennemi porte une empreinte ineffaçable dans la décision.

Ces considérations ne sont pas étrangères au maniement de l’éperon, car il faut bien convenir que le choc voulu et cherché a quelque chose de contraire à l’instinct naturel, qui, dans la navigation et la manœuvre, représente la collision des navires entr’eux comme un accident épouvantable.

Dans un voyage qu’il fit à Lorient vers la fin de 1881, l’auteur de la brochure la Marine de guerre visita le Turenne et entendit mes idées sur la flottabilité ; sans en tirer la conséquence que je signalais déjà dans mes notes, il en a soutenu le principe quelques mois plus tard. Je pensai, en 1885, que je pourrais aussi défendre l’éperon, qu’il était alors question de supprimer dans les futurs devis :

« Comment pouvez-vous admettre que dans une action les mouvemens du bélier se réduiront à une série de passes brillantes et sans effet et que le choc se transformera toujours en frôlemens par suite de l’agilité de ses adversaires? En temps de paix, l’abordeur a fait généralement tout ce qu’il a pu d’abord pour éviter le choc, ensuite pour l’atténuer une fois que la rencontre a paru inévitable. Il est résulté de cet effort pour manœuvrer que les angles des abordages sont tous faibles, et, cependant le contact a toujours été mortel, sauf pour un seul bâtiment, pour le Français qui n’a trouvé le salut qu’en cherchant l’échouage. Voici la liste déjà longue de la plupart des bâtimens de guerre abordés en temps de paix : le Forfait par la Jeanne-d’Arc, abordé avec un angle de 10 à 15 degrés, coulé en quinze minutes ; le Vanguard, abordé par l’Iron-Duke avec une vitesse de sept nœuds, coulé en 59 minutes par mer calme : la brèche mesurait 4m,60 sur 1m,20 ; l’Oleg, abordé par le Kreml en 1858, coulé en quinze minutes ; le Kurfürst (Grand-Électeur), abordé par le Kœnig-Wîlhem le 31 mai 1870; la Reine-Blanche, par. la Thétis, le 3 juillet 1877, sous un angle de 40 à 45 degrés, avec une vitesse de cinq nœuds. Les cas de chocs par l’éperon en temps de guerre sont au nombre de deux, qui ont entraîné la perte des bâtimens abordés : le Re d’Italia, abordé par l’Archiduc Max, a coulé à Lissa, et l’Esmeralda, corvette chilienne, abordée par le Huascar, monitor péruvien, a coulé, entraînant la perte de 140 hommes.

« Ce ne serait plus rendre la physionomie réelle des rencontres de guerre sur mer, que de supposer les. bâtimens des deux partis maîtres pendant toute l’action, de la marche et de la faculté d’évoluer. Tout bâtiment qui ne sera pas protégé sur les flancs à la hauteur du double point d’attaque sous-marine, sera une victime désignée à la mort par le choc dès qu’il sera atteint dans sa marche, sa barre ou sa flottabilité de combat.

« Je ne pense pas que vous ayez pu vous arrêter à l’importance de l’avarie que l’abordeur pourra éprouver dans son avant. Un bélier après le choc fera de l’eau par l’avant : cette eau se répandra non pas dans l’intérieur du bâtiment, mais dans le coqueron très exigu, qu’il conviendra d’encombrer pour le cas de guerre, ou même en permanence, d’un matelas léger, à poids invariable. — Que les bâtimens qui, dans des circonstances fortuites, en temps de paix, ont donné des coups d’éperon, soient allés au port le plus voisin refaire les joints de leur armature, cela est une question d’ordre et de soin. Mais en temps de guerre le bélier pourra donner bien des coups avant d’être obligé de renforcer son appendice. Et s’il en est autrement, c’est qu’il sera mal fait.

« L’auteur de cette machine de guerre qui mit un soin si étudié à la faire puissante, et dont le nom revient lorsqu’il s’agit d’une création dans l’architecture navale, ne concevait de ce côté aucune crainte, et dans son esprit, ce n’était pas un engin fait pour un coup unique.

« Quant à la masse qui ne serait suffisante qu’autant qu’elle égalerait celle des plus grands cuirassés, est-il bien nécessaire de répondre à cette objection, bien qu’elle ait été imprimée ? L’homme met un grand effort à construire des canons assez résistans pour lancer 1,000 kilogrammes de fer ou d’acier, et on admet sans peine que ce projectile, lorsqu’il atteint le but, y cause de terribles ravages. L’éperon porté par le bélier, c’est un projectile sous-marin de 3 millions de kilogrammes, que la machine lance, dont l’affût est la mer, et que l’assaillant dirige à 1 mètre près sur la muraille qu’il doit détruire. Le bélier qui emploie toute sa force destructive reste une arme terrible, car elle est sous-marine ; mais sa force n’est pas seulement dans sa masse, elle est dans l’invulnérabilité de sa machine, de sa barre et dans la protection de la pensée qui le conduit à son but. »

J’avais cité des faits, et je pus comprendre qu’ils avaient produit quelque impression. Il est peu probable que mon interlocuteur eût soutenu la suppression de l’éperon, s’il eût repris le pouvoir, comme il en fut question à cette époque.

Les deux hypothèses que nous avons admises nous ont placés en face d’un ennemi dont le matériel naval était visiblement inférieur. Il en est une troisième qu’il faut savoir admettre ; c’est le cas de la lutte à forces égales, et c’est par les conséquences qu’elle entraîne que nous allons clore cette étude de la guerre sur mer.

Lorsque les deux champions à assiette invariable, à organes protégés, doués de la mobilité que leur donnera l’allégement de la masse flottante, se seront canonnés, entre-choqués et éventrés sans modifier sensiblement leur allure de combattans ; — si l’un d’eux ne parvient pas à atteindre son adversaire dans le gouvernail ou dans l’hélice ; si par quelque coup double il ne renouvelle pas l’attaque sous-marine sur un point déjà atteint et où les ravages parviendront alors au cœur du bâtiment, il faudra cependant en finir : ce sera donc l’abordage. Nous n’aurons pas à nous plaindre de voir revenir après tant d’idées posées, laissées et reprises sur la guerre maritime, le genre de combat qui valut tant de succès à nos armes.

La nation qui sera placée dans les conditions les meilleures pour se battre sera toujours celle qui rencontrera l’heureuse fortune d’être mise en possession d’un instrument de combat approprié à son génie, et qui, au lieu de contrarier ses qualités naturelles, leur donnera pour ainsi dire le moule qu’elles attendent.

Pour bien reconnaître nous-mêmes ce que nous sommes, il faut écarter le voile funèbre répandu sur la guerre malheureuse. On admet assez que nous avons de l’élan au début d’une campagne, mais nos ennemis font entendre que nos impressions suivent la règle assez ordinaire à celles qui sont vives et qui ne sont pas durables. Que ceux qui ont pu accepter les reproches qui s’adressent aux nations découragées veuillent donc se reporter à l’époque où nous faisions des guerres heureuses. — La guerre de Crimée fut un siège qui dura de longs mois ; elle prouva que la nation française possède les dons qui semblent généralement s’exclure les uns les autres. Cette armée était restée immobile dans un fossé, recevant les coups sans pouvoir toujours les rendre; elle avait vécu dans la boue ou dans la neige. Elle avait passé par des momens terribles.

« Lorsque le capitaine Schmitz, envoyé par le général Forey, atteignit la batterie du fort génois[4], elle était littéralement broyée. Une seule pièce continuait de tirer; toutes les autres, hors de service, étaient couchées sur leurs affûts brisés, les parapets étaient à jour, le sang inondait les plates-formes, les bombes et les obus à shrapnel éclataient de tous côtés. Le commandant Penhoat, debout au milieu de ce désastre, surveillait le tir de son unique pièce et donnait froidement le signal aux canonniers : « Tant que je pourrai tirer un coup de canon, je resterai là, dit-il au capitaine Schmitz. » (Bazancourt, Expédition de Crimée.)

Il sembla, cependant, que cette longue attente n’eût servi qu’à concentrer l’énergie de l’armée. Lorsque, les montres ayant été réglées, elle s’élança, ce fut en plein jour, à midi, la poitrine découverte, que ses colonnes d’assaut marchèrent à la gloire. Dans cette guerre mémorable, l’armée française fit donc preuve à la fois de constance et d’élan. Elle déploya ces qualités à Tourane, qui fut un ossuaire ; à Ki-hoa, où ses colonnes, qui représentaient l’armée de terre et l’armée de mer, durent cheminer à travers des obstacles plus faits pour arrêter des bêtes féroces que des hommes.

Ce sont là des titres qui ne peuvent pas être supprimés par un jour de malheur.

Non, il n’y a pas dégénérescence de race. Nous avons vu des paysans mobilisés, des hommes sauvages, conduits par des clercs de notaire dont ce n’était pas le métier, nager littéralement dans le feu. Leur brillant courage n’était pas plus capable d’arrêter la marche de l’invasion qu’une lance allant au-devant d’une machine-outil. Mais une nation qui se bat pendant sept mois, sans connaître d’autres encouragemens qu’un seul rayon : Coulmiers ; que la défaite ne lasse pas et qui veut espérer contre l’espérance même, peut bien rester attachée à tout ce qui fait le fond de son caractère. Tant d’autres y mirent moins de scrupules, et, vaincus dans les premiers jours, suspendirent tout au moins la lutte et se recueillirent pour réserver leurs forces. Lorsque nos armées régulières disparurent dans des désastres qui, par leur proportion, égalent les calamités bibliques, ce fut la continuation de la lutte avec un tronçon d’épée qui nous garda notre place dans le monde.

Pourquoi donc faut-il que le sens de cette résistance ait paru nous échapper au lendemain de nos revers? Tout peuple trop préoccupé de rejeter ses défauts, quand ils sont généreux et brillans, risque fort de perdre aussi ses qualités dans cette attitude de pénitence, et nous n’avons rien à gagner à revêtir le sombre habit du Poméranien, à engouffrer nos millions dans des travaux exclusifs de fortifications. — Nos couleurs sont celles qui, parmi tous les pavillons, s’aperçoivent le plus loin sur la mer: c’est qu’elles sont éclatantes et vivantes, et qu’elles forment bien un symbole.

Le bâtiment de combat tel que nous l’avons défini, en procédant d’une idée simple et primordiale, n’a pas besoin de la ruse pour faire la guerre. Il est bien l’expression des qualités que nous avons su affirmer à toute époque : la constance et l’élan. La protection du personnel n’y est pas généralisée et ne vient pas, par des dispositions excessives, déprimer le caractère de ceux qui le montent. L’énergie s’y accumulera dans des proportions que la sécurité de la base poussera aux extrêmes limites de l’exaltation héroïque. Les dimensions de ce vaisseau, quoique réduites, conviennent encore à la majesté d’un temple de l’honneur, où les vertus guerrières doivent être bien placées pour se conserver et se répandre : c’est une condition d’ordre et de tenue qu’il serait cruel de demander au bâtiment minuscule. Enfin, le dernier acte de la guerre sur mer, tel que l’imposera la nature de la lutte avec des machines de combat ainsi constituées, l’abordage succédant à la période qui l’aura préparé, est bien conforme au double don que nous revendiquons comme un apanage.

Vienne cette heure ! Et si notre défense nationale s’est mise en harmonie, sur terre et sur mer, avec le génie de la France, « le vent de quelque grande bataille viendra, suivant les expressions d’un orateur sacré, remuer cette terre fécondée par une si longue traînée de sang et fera tressaillir les os des morts des guerres malheureuses et des guerres heureuses. »


LEOPOLD PALLU DE LA BARRIERE.

  1. L’abordage de la Reine-Blanche.
  2. Paroles que M. Dupuy de Lôme adressa à l’amiral Hamelin.
  3. Chiffre déduit des expériences faites à Toulon le 17 décembre 1880.
  4. La batterie des hommes sans peur.