Le 20 septembre à Rome. Impression d’un témoin

Le 20 septembre à Rome. Impression d’un témoin
Revue des Deux Mondes4e période, tome 131 (p. 774-792).
LE 20 SEPTEMBRE A ROME
IMPRESSIONS D’UN TÉMOIN

Une erreur de tact : ainsi sont appréciées, dans certains cercles diplomatiques, les solennités romaines du 20 septembre. Les pages qui suivent ne seront point une ratification de ce jugement, moins encore une réfutation; ce n’est pas ici le lieu de prendre parti pour l’Italie contre le Vatican, ou pour le Vatican contre l’Italie. Analyser ces fêtes, en débrouiller la complexité; décomposer cette vaste clameur qui se répercuta, plusieurs jours durant, du Janicule à la Porte Pie, et de la Porte Pie au Janicule; distinguer, dans ces parades, les acteurs et les comparses; jeter un regard, aussi, dans les sphères où l’on boudait et dans celles où l’on souffrait; expliquer enfin quel sens a pris l’anniversaire du 20 septembre et quelles conséquences en peuvent être augurées : c’est là tout ce qu’on s’est proposé, en observant les solennités romaines; et l’on ne se propose rien de plus, en les commentant.


I

Il est une formule, volontiers répétée par la presse officieuse de l’Italie, et qui fournit comme une clef d’introduction dans l’histoire contemporaine de ce pays; elle définit le présent état de choses, « une alliance entre la monarchie et la démocratie ». Devenue maîtresse de toute l’Italie, la maison de Savoie a continué de laisser marcher devant elle, comme au temps où elle n’était encore que prétendante, une avant-garde de tirailleurs qui se flatte de symboliser la nation et qui fièrement s’intitule « la démocratie italienne ». Voilà bientôt quarante ans qu’entre la monarchie et cette avant-garde un dialogue à demi-voix s’est engagé, dans lequel, de part et d’autre, on ne dit que la moitié de ce qu’on veut dire, mais en laissant deviner l’autre moitié. Chacun se rappelle la période qui suivit le Congrès de Paris : le Piémont, alors, par des encouragemens plus clairs que formels, poussait en avant les garibaldiens ; et par des désaveux plus formels que clairs, dont l’Europe aimait à se rassurer, il réussissait à déblayer le terrain devant eux. C’est un genre de conversation auquel la prise de Rome n’a pas mis terme, avec cette différence que, depuis 1870, ce sont plutôt les reduci qui parlent, et la monarchie qui exécute. À l’égard des hommes qui risquèrent leur vie pour unifier l’Italie, la jeune royauté accepte volontiers les chaînes de la reconnaissance ; elle ne les veut point sentir gênantes ; elle aime mieux les porter allègrement, qu’être accusée de les supporter. Dans la bâtisse qu’ils ont contribué à élever, les survivans des vieilles luttes se croient quelque peu propriétaires ; et sans doute ils cédèrent galamment leur droit à la maison de Savoie ; mais celle-ci, non moins galamment, leur doit accorder quelque usufruit. Lorsqu’ils font vibrer les mots Sempre Avanti Savoia en esquissant le geste du salut, il suffit d’être bon entendeur pour observer que leur ambitieux enthousiasme et le souvenir très précis des services rendus ajoutent à cette exclamation je ne sais quoi d’impérieux. Le gouvernement italien est bon entendeur.

Aussi lorsque, çà et là, parmi ces hommes qui remontent à l’âge héroïque et qui, par leur imagination, y vivent encore, s’éveilla l’ardent désir d’une commémoration solennelle du 20 septembre, ce désir, immédiatement, trouva l’écho qu’ils exigeaient. Puisque la question était posée, il fallait qu’une forte majorité répondît oui : c’est ce qu’expliqua M. Francesco Crispi devant le Parlement. Connaisseur de l’âme populaire, manieur de l’âme parlementaire, il recueillit à Montecitorio, en faveur des fêtes, l’imposante approbation qu’il souhaitait. Le gouvernement et les reduci se donnèrent rendez-vous à Rome pour le 20 septembre.

Telles qu’on les pouvait attendre d’après ces prémices, telles se sont déroulées ces fêtes ; elles ont affirmé, constamment traduit l’inaltérable solidarité qui continue d’exister entre la monarchie installée à Rome et les lutteurs qui l’y conduisirent.


II

Rome s’est parée, pour les noces d’argent de l’Italie, comme pour celles des souverains en 1893. En plus, il y avait des chemises rouges ; nous y prêterons attention tout à l’heure. Il y avait, en moins, les princes de la maison royale, un empereur, et le pavoisement des ambassades. Pour la séculaire lignée de Savoie, Turin demeure le home traditionnel, avec tous les agrémens du home : liberté, aisance, calme. Les souverains sont accourus où ils croyaient que les appelait leur devoir; les collatéraux ont préféré la villégiature piémontaise.

Un instant, voilà trois mois environ, certains journaux avaient espéré la venue de Guillaume II. D’autres observèrent, peut-être après qu’on eut pressenti Berlin, que l’hôte impérial serait de trop; on se consola de son absence, élégamment, en cherchant des raisons posthumes de la désirer, et on les trouva. Quiconque est un peu familier avec la presse républicaine de l’Italie connaît ces formules simplistes qui gravent pour longtemps, dans l’esprit des masses, les demi-vraisemblances — demi-mensonges aussi — dont est faite la politique quotidienne : c’est un dogme, pour les croyans de cette presse, que le roi est vassal de son ministre, vassal lui-même de Berlin. Pour le respect que mérite la dynastie, c’est déjà trop que la caricature ait traduit cette conception ; il ne fallait point que la photographie s’en mêlât en fixant de nouveau sur la même plaque Guillaume II et Humbert Ier. La mauvaise foi des partis hostiles eût interprété les préséances, accordées à l’impérial visiteur par un roi toujours courtois, comme des marques d’effacement. Joignez à cela que, pour les Romains, un empereur reste quelque chose de plus qu’un roi : vieille notion qu’on tient des ancêtres et qu’on mettra longtemps à oublier. Italia farà da se, avait dit l’héroïque Charles-Albert, en une de ces phrases qui illuminent l’histoire parce qu’elles la créent; sous l’action de ce verbe, l’Italie contemporaine s’éveilla. A l’approche des fêtes de la puberté, on a dit de même, à la Consulta : Italia festeggierà da se; le geste était noble, et digne d’un État qui tient à grandir, et plus encore à se grandir.

Les ambassades ont fait comme l’empereur d’Allemagne ; elles ont ignoré la fête. Il est à croire que, pour la chancellerie française, la part qui devait être prise à ces solennités ne fut point l’objet d’un long débat. « Après Sedan, les destins étaient accomplis, la poire était mûre, elle tomba. » C’est M. Giosuè Carducci en personne, l’illustre poète italien, qui commémorait ainsi, récemment, la brèche de la Porte Pie. Il parlait exactement : elle fut le corollaire d’une autre brèche, celle des Ardennes, en même temps que la violation d’une promesse donnée à la France. Toute considération religieuse négligée, la France n’avait point à célébrer une « victoire » édifiée sur ses défaites.

Dans la presse italienne, on avait annoncé que les pays catholiques et les pays protestans se comporteraient diversement ; que les premiers s’abstiendraient de faire pavoiser; que les seconds, au contraire, s’associeraient aux liesses romaines. Seule l’ambassade d’Angleterre, proche de la Porte Pie, amis ses drapeaux. Plusieurs membres de la presse indigène ont cru voir que le palais Caffarelli, habité par le représentant de Guillaume II, avait, lui aussi, pris un air de fête : hallucination singulière, et frappant indice de la place que tient l’Allemagne dans certaines imaginations italiennes ! le vieux palais Caffarelli n’avait d’autre pavoisement que sa tapisserie de lierre.

Les députés du Centre, qui applaudissaient à Munich, au mois d’août, un fort habile discours en faveur de la liberté du pape, seront reconnaissans à leur empereur de l’abstention qu’il a commandée. Il est vraisemblable qu’au Vatican l’unanime discrétion avec laquelle la diplomatie européenne a battu en retraite à l’occasion du 20 septembre aura fait plaisir, La question romaine est une de ces questions que les ambassadeurs n’aiment pas poser ; mais ils aiment encore moins entendre dire qu’elle est résolue : on a vu cela au congrès de Berlin, et les chancelleries, en 1895 , attachent trop de prix à l’amitié de Léon XIII pour risquer de lui déplaire gravement.

Dans une élégante plaquette parue peu de temps avant les fêtes, M. Carlo Gatti prévoyait que « la fleur de toute l’Europe viendrait, en représentation officielle[1] », commémorer la brèche. C’était l’instant où l’on attendait M. Mommsen, à défaut de son souverain : l’illustre historien de la première Rome s’est excusé.

Au Quirinal, où l’on a de l’esprit et de l’expérience, où l’on sait, par exemple, combien il en coûte au religieux empereur d’Autriche de marchander une visite à son royal allié, on a su comprendre, une fois de plus, les nécessités de convenance auxquelles l’Europe devait déférer, et l’on a disposé les fêtes du 20 septembre comme une manifestation en famille. Mais la « démocratie », second membre de la famille, s’est moins promptement consolée. Pour les hommes de tumulte à qui parfois on en laisse usurper la direction, c’est une maxime d’aller faire une scène devant l’ambassade de France lorsqu’ils sont en colère contre le Pape, et d’aller faire une scène devant l’ambassade d’Autriche lorsqu’ils sont en colère contre l’étranger : la République française devient ainsi le bouc émissaire du « cléricalisme », et la Monarchie apostolique devient le bouc émissaire de l’Europe. On a sifflé, le 20 septembre, et fortement sifflé, devant les fenêtres de l’ambassade autrichienne : le palais Chigi, pourtant, n’avait fait qu’imiter la nudité du palais Caffarelli. Ces effervescences d’une foule quotidiennement aimable, et qui n’est hargneuse que par crises, intéressent la diplomatie plus qu’elles ne l’inquiètent; c’est toujours, pour des ambassadeurs, une instructive fortune de recueillir l’expression de la « voix populaire », même rude ou perçante.


III

On avait donné à ces fêtes un caractère éminemment populaire. Des billets à prix très réduit avaient été mis en vente dans toute l’Italie. Les patriotes de profession, semi-héros, semi-martyrs, dont la place était marquée dans les cortèges, et qu’attendait même, à Rome, la plus économique hospitalité, étaient tous venus. Pour entourer ces respectables vétérans, le gouvernement avait gracieusement offert le voyage à un grand nombre de jeunes gens, gymnastes et tireurs. Une partie des conseils municipaux de l’Italie avaient envoyé des délégués. Joignez à cela une multitude de visiteurs, jaloux de trouver à bon marché ce qu’on appelle à Rome un buon divertimento, amis des illuminations et des fanfares, oublieux des impôts lorsqu’on leur propose des réjouissances, et tout prêts à vous traiter d’importun si vous leur représentiez que ces fêtes pourraient bien accroître les impôts. En tout, 120 000 voyageurs, dont quelques-uns, pour emprunter leur langage, venaient officier « sur les autels de la patrie rachetée » ; dont quelques autres étaient conviés à s’édifier ; et dont le plus grand nombre, enfin, fut constamment de bonne humeur, sauf à l’illumination du Tibre, qu’on trouva mal réussie.

Dans l’après-midi du 20 septembre, la Porte Pie offrait un spectacle étrange : à travers sa brèche, trop étroite pour l’affluence, un flot d’hommes rouges sous un lambeau de ciel bleu. Ce flot s’avançait, avec les bannières d’antan, vers une colonne dressée en dehors de la porte et rappelant le vingt-cinquième anniversaire : il y avait là le syndic de Rome, et l’armée italienne faisait escorte aux chemises rouges. L’armée tenait ses rangs serrés et bien fermés; les garibaldiens, plus paternes, fraternisant volontiers avec qui veut s’échauffer, laissaient la foule se mêler à leurs rangs; elle faisait tache au milieu de l’écarlate, elle mettait même quelque désordre. Autour de la colonne tout se confondit. Le syndic tint le discours officiel; et puis, sur le piédestal, où faisaient vedette quelques camicie rosse et quelques carabinieri, des orateurs populaires se succédèrent. Personnel de discipline, digne héritière des vieilles troupes piémontaises, l’armée, dans ce cortège, représentait la monarchie ; le personnel des anciennes émeutes représentait la « démocratie ».

On avait vu, le matin, une cérémonie plus significative encore : la monarchie en personne s’était transportée au Janicule pour inaugurer la statue de Garibaldi. Le grand condottiere fut le vrai héros de cet anniversaire. On a commencé d’ériger un monument à Victor-Emmanuel sur le Capitole ; mais il est loin d’être achevé. Les survivans de Gaëte et de Mentana viendront-ils en aussi grand nombre lorsque le roi galant homme essaiera son cheval de bronze? M. Crispi, qui sait les coquetteries commandées par la politique, a jugé nécessaire de placer le nom de Victor-Emmanuel dans la première phrase de son discours sur Garibaldi. Il a parlé, ensuite, des « deux astres : le Roi et Garibaldi. » Les paroles s’envolent, les statues restent. Pour l’instant, sur l’horizon des sept collines, un seul de ces astres resplendit. La monarchie accorde beaucoup de préséances à la « démocratie » ; la « démocratie » les rendra-t-elle à la monarchie? Il semblerait, à lire certains journaux aimés des redici, que ce qui présentement leur paraît le plus urgent, c’est l’érection d’une statue à Giuseppe Mazzini.

Le 22, le 24, un Cavour de bronze, un Minghetti de bronze, furent à leur tour découverts. La foule était moins nombreuse, à leur ombre, qu’à l’ombre de Garibaldi. Devant les faits d’armes et le manteau romain du vieux héros, leurs services et leurs redingotes pâlissent; mais la monarchie s’honore en ne les oubliant point. Le Piémont, spécialement, sera reconnaissant des hommages rendus à Cavour. S’associant, en revanche, à l’indifférence de beaucoup, M. Crispi a gardé le silence devant la statue du grand ministre. On a prêté au président du conseil je ne sais quelle jalousie rétrospective; pourquoi chercher si loin, et pourquoi s’étonner si M. Crispi, homme du Midi, épris du bruit, n’a qu’une médiocre intelligence de la nature de Cavour, homme du Nord, négociateur épris du mystère?


IV

La « démocratie italienne » n’a pas seulement arboré des emblèmes politiques, mais aussi des emblèmes religieux. Ce ne sont pas des benêts de séminaire, savamment hallucinés, ce sont cent vingt mille témoins, venus de toutes les parties de l’Italie, qui ont vu flotter, dans toutes les cérémonies du 20 septembre, et parfois en avant des drapeaux mêmes de l’armée, quatre-vingts étendards des loges maçonniques. Le fait est d’importance; et des généraux peu suspects de papisme se sont respectueusement plaints au roi. Jusqu’à ces derniers temps, les associations de cet ordre avaient le verbe assez haut pour s’imposer à l’attention des gouvernans et l’attitude assez discrète pour échapper à l’attention des gouvernés : sage maxime, et d’excellente politique, qui leur permettait, presque au même moment, de s’affirmer et de se nier, de régner et de se cacher. On ne savait point au juste si l’on avait affaire, en elles, à quelque puissance légendaire dans laquelle l’imagination dévote se serait plu à incarner Satan, ou bien à un nouveau facteur de l’histoire. L’attitude qu’elles ont prise aux fêtes anniversaires du 20 septembre demeurera, pour la seconde opinion, un argument des plus sérieux. Déjà, il y a deux ans, l’un des étages du palais Borghèse, vieille résidence de famille papaline, avait été loué, avec fracas, par la maçonnerie italienne, heureuse d’affirmer la « désaffectation » définitive de la Rome papale.

On dit qu’à certaines minutes les bannières des sectes portèrent ombrage aux bannières des vieilles bandes garibaldiennes, bien que depuis longtemps les unes et les autres soient accoutumées à dialoguer. Dans la presse italienne, on a pu remarquer des divergences notables dans la façon d’interpréter les fêtes ; les deux interprétations pourraient être exactement symbolisées par les deux catégories de bannières.

On lisait dans le Popolo Romano, au matin du 20 septembre : « D’autres aujourd’hui célébreront la chute du gouvernement sacerdotal, la victoire de la libre raison ; nous préférons nous tenir sur un terrain plus pratique et plus positif; nous célébrons l’Italie une avec Rome capitale, et le roi que la nation, avec des sentimens unanimes, a proclamé le premier gentilhomme d’Italie. » Les organes du parti conservateur faisaient entendre une note analogue ; ils insistaient sur la portée patriotique des fêtes. M. le marquis di Rudini avait exprimé la crainte que la pacification religieuse ne fût troublée par l’anniversaire du 20 septembre ; et la presse qu’il inspire mérite ce témoignage, qu’elle s’est discrètement renfermée dans un domaine « pratique et positif ».

Mais cette presse est minorité, à Rome; dans la majorité des journaux, théories et négations s’épanouissaient. « Ce n’est pas seulement l’unité de l’Italie qu’on célèbre, écrivait la Tribuna : c’est l’émancipation de la conscience humaine, c’est la liberté de la pensée, dans leur triomphe, qui sont aujourd’hui saluées sur les cimes du Janicule et à la Porte Pie. » Le Messaggero faisait écho : « L’Italie n’est point entrée à Rome, au prix de tant de sacrifices, pour une simple question de territoire, mais pour démolir cette grande expression du règne de la foi par la force : la papauté politique. En ce jour solennel, invoquons le génie de Rome ouvert à l’atmosphère de la vie nouvelle, à une atmosphère ravivée par le souffle moderne de la forte et libre vie populaire, et inclinons-nous devant la fatidique brèche, qui est le monument le plus grandiose parmi ceux qui se sont élevés au XIXe siècle. » J’ai traduit littéralement, dût le lecteur ne point excuser l’incohérence des métaphores. Et la Capitale, enfin (j’arrêterai là les citations), célèbre la prise de Rome comme un épisode des conquêtes de la liberté et de la pensée humaine, et fait remarquer qu’ « on entra dans Rome lorsque la superstition, du haut du trône de Pierre, sanctionnait l’extrême absurdité, l’infaillibilité. » Que l’édifice italien, souhaitant un faîte, ait trouvé ce faîte à Rome : c’est, paraît-il, une considération trop secondaire pour que cette presse s’y arrête longuement.

Aux approches du 20 septembre, j’ai fait en chemin de fer l’honorable rencontre de deux garibaldiens ; trois Bédouins occupaient un autre coin du compartiment. Les deux garibaldiens étaient chargés de médailles, parlaient beaucoup des prêtres et des zouaves, se réjouissaient à la pensée que le pape déchu, derrière ses volets encore intangibles, verrait des chemises rouges sous la colonnade du Bernin, et considéraient que depuis Mentana la France et l’Italie avaient cessé d’être sœurs. Suspendant un instant ce colloque politique, l’un d’eux regarda les Bédouins, s’étonna de leur fez, de leurs sandales, de leurs amples culottes s’arrêtant à mi-jambe. Interpellés, ces paysans du désert, avec une réserve fière qui me rappelait le paysan du Danube, répondirent qu’en semblable appareil on se rend à la Mecque pour faire ses dévotions au Prophète. Je n’oublierai jamais l’expression du regard, à la fois méprisante et conquérante, avec laquelle un de mes deux grognards s’exclama : Ah! la civiltà Italiana! Il venait de découvrir que l’humanité entière n’était pas encore renouvelée, qu’on avait terrassé dans Rome les superstitions occidentales, mais que les superstitions orientales restaient debout; soyez certain qu’à Rome il aura moins fêté l’unification de la patrie italienne que l’émancipation de la conscience humaine.

A la brèche de la Porte Pie, on a posé deux inscriptions. L’une, intelligible, affirme que depuis vingt-cinq ans, à Rome, l’autorité de la foi et la liberté de l’esprit vivent sous d’égales lois ; elle se termine par une mention de l’unité nationale; pour les simples patriotes, cette inscription suffira. Mais les « mégalomanes » de la libre pensée, pareils à mon voisin de wagon, en souhaitaient une autre, et voici celle que leur a fournie M. Bovio : « Lorsque à l’universalité du droit, affirmé deux fois d’une façon romaine, les destins ajoutèrent la conscience libre de l’humanité nouvelle, par cette brèche l’Italie rentra dans Rome. »

Tout de même qu’on ne saisit pas certains sermons si l’on ne possède la clef du langage dévot, et tout de même qu’il est utile, alors, d’avoir passé par la sacristie avant de s’approcher de la chaire, ainsi les sectes ont constitué je ne sais quelle métaphysique historique, vague par elle-même, s’énonçant plus vaguement encore; sous ces phrases superbes, l’idée finit par s’éteindre, si jamais elle y a scintillé; ou du moins, pour discerner et attraper l’étincelle, il est bon d’avoir passé par la loge avant de s’acheminer vers la tribune.


V

Entre l’allégresse clairement énoncée des patriotes et l’allégresse pompeusement affichée des « libres-penseurs », quelle position a prise le ministère? C’est à l’inauguration du monument de Garibaldi qu’on l’attendait. Pour les uns comme pour les autres, le grand Giuseppe est un ancêtre respecté : M. Crispi pouvait exalter, en lui, l’héroïsme de la vie; il pouvait exalter, aussi, cette indépendance de la raison qui, chez Garibaldi, suppléait à la culture. Il s’est épargné la peine de choisir, en ne parlant presque point de Garibaldi.

« Le christianisme, divin de sa nature, n’a pas besoin de canons pour exister... Le christianisme, avec la parole de Paul et de Chrysostome, a pu, sans l’appui des armes temporelles, conquérir le monde... L’Evangile, nous le croyons, est la vérité... Le vicaire du Christ sur la terre est fait pour prêcher la paix, pour absoudre les fils d’Adam, avec la prière et avec le pardon... La religion n’est pas et ne doit pas être fonction d’Etat... La religion réconforte les croyans par l’espérance d’un avenir éternel ; elle nourrit l’esprit dans la foi, et par là la religion est sainte. » Ces édifiantes réflexions sont extraites du discours de M. Crispi. Et s’élevant ex abrupto au-dessus du ton de l’homélie, il a fini par dire : « Qui oserait s’imposer à Dieu? » On ne croyait pas entendre le ministre d’un état laïque.

M. Crispi déconcerte toutes prévisions : c’est par là qu’il maintient intact le prestige de sa puissante originalité. Si un seul homme pouvait deviner ce que M. Crispi dira ou fera demain, cet homme aurait le cerveau fait comme lui; M. Crispi cesserait d’être unique. Or il veut être unique. Il n’est pas de ces ministres rassis, classiques de la politique, qui veulent, au jour le jour, laisser voir et palper par l’opinion la suite de leurs idées, la cohérence successive de leurs plans, et qui conçoivent leur carrière comme une correcte pièce en cinq actes. Francesco Crispi semble avoir bâti sa vie comme une pièce à tiroirs. Il procède par à-coups; mais ces à-coups ne sont pas des coups de tête. Comme le Dieu de Leibnitz avait aperçu d’avance la série des mondes qu’il pourrait créer, ainsi M. Crispi, en passant de la cave du conspirateur dans le cabinet de l’homme d’État, s’est à l’avance représenté la série des avatars qu’il pouvait traverser et des postures qu’il pouvait prendre ; seulement le Dieu de Leibnitz arrêta son choix une fois pour toutes; M. Crispi, au contraire, nature éminemment riche, a décidé de se diversifier et de faire passer sous les yeux de l’univers étonné la totalité des imprévus qu’il a d’avance concertés. Après le coup de théâtre du Janicule, combien nous en ménage-t-il encore ? Lui seul le sait. Dieu veuille que d’un prochain tiroir la guerre européenne ne surgisse pas ! Au Janicule, le 20 septembre, c’est l’épouvantail d’une guerre religieuse qui s’est dressé.

La coupole de Saint-Pierre, les murailles du Vatican, se profilaient à l’horizon; le ciel était d’une belle sérénité bleue, sous réserve d’un tout petit nuage. Un collaborateur de la Tribuna, que cette bavure céleste inquiétait (nous sommes toujours, ici, sur la terre des augures), était non moins attentif à la marche du signe aérien qu’à la statue de Garibaldi. Il écrivait le soir même dans son journal : « Singulière combinazione ! Précisément à l’instant où le monument fut découvert, un rapide petit nuage a projeté son ombre sur la coupole vaticane. » La combinazione fut évidemment concertée entre Dieu et M. Crispi.

Car voici la thèse qu’a soutenue ce dernier ; indiquons-en le fond avec le même recueillement qu’en inspire la forme. M. Crispi a établi que « la catholicité devait être reconnaissante à l’Italie, » que l’Italie « a réalisé le volonté du Très-Haut, » et qu’enfin, grâce à l’Italie, « la loi éternelle » a été accomplie. « Ils ne manquent point, a-t-il ajouté, les audacieux qui s’opposent au Seigneur; et, nous devons le dire avec un vrai serrement de cœur, ce sont ceux qui se disent ses ministres. » Les souverains écoutaient, les garibaldiens écoutaient, les francs-maçons écoutaient. Habitués aux anathèmes de la chaire, ces derniers se purent croire visés lorsque M. Crispi dénonça les ennemis du Très-Haut. La fin de la phrase les rassura : il s’agissait seulement du pape et des prêtres. En fait, c’était un sermon à la cantonade, destiné à être lu sur la colline voisine.

Il y a été lu. On sait maintenant au Vatican, grâce aux menaces qui terminèrent le discours, que la loi des garanties est sujette à révision; et précisément parce qu’on s’en doutait, on n’avait jamais voulu, depuis un quart de siècle, reconnaître au Parlement le droit de faire une telle loi et se mettre à la merci des caprices successifs des majorités ou, pour mieux dire, des premiers ministres.

En affirmant l’existence de son collaborateur Dieu, M. Crispi a pu choquer les athées. Les croyans n’admettent pas la collaboration. Les amis de la paix religieuse, comme M. di Rudini, sont plus inquiets encore après les fêtes qu’avant. La foule trouve le monument superbe ; elle prête peu d’attention à la façon dont on l’inaugure. Et quant à la « démocratie », qui s’était fait offrir ces somptueuses fêtes, il lui suffit que le pape, ennemi prochain, ait reçu une bonne leçon, même moyennant quelques concessions à l’ennemi lointain, Dieu.


VI

En Italie, il n’y a pas moins de deux autres fractions populaires qui ont quelque droit, elles aussi, à s’intituler « démocratie » : l’une radicale (ce qui veut dire républicaine), l’autre catholique. On a trouvé, dans les sphères officielles, qu’au 20 septembre la première se faisait trop voir et que la seconde boudait à l’excès.

Le Panthéon patriotique de la jeune Italie compte au Transtevere un certain nombre de saints locaux, d’un aloi trop douteux, paraît-il, ou d’un républicanisme trop authentique, pour que le gouvernement central s’associe à leur culte ; il compte aussi, au delà des frontières, à Trieste, quelques valeureux martyrs, auxquels l’encens officiel doit être provisoirement refusé. La démocratie radicale condamne ces tiédeurs et ces ajournemens. Elle a eu ses cérémonies à elle, que surveillait la police, mère ou marâtre suivant les instans.

On a toléré généralement l’hymne de Garibaldi : c’était à peu près nécessaire, puisque la cour honore son bronze. Mais l’hymne de Mameli fut presque constamment proscrit. Les manifestans regrettaient beaucoup l’absence du « Messie de la Sicile », M. de Felice, dont l’immunité parlementaire subit une longue réclusion; mais, dès que son nom était prononcé, la police intervenait. La démocratie radicale a fait, le 21, son pèlerinage à Garibaldi, vingt-quatre heures après le roi; en revanche, elle a tourné le dos à Cavour, pour faire, comme l’on dit à Rome, une gita patriotique à Mentana.

M. Antonio Fratti dirigeait la gita. Dans un récent article d’une revue radicale[2], il traduit l’état d’esprit de ses amis. Il dénonce les longues tergiversations que fit la royauté piémontaise avant de s’installer à Rome; il flétrit la répression des émeutes méridionales, la perpétuité des divisions sociales; il déclare qu’à la brèche de la Porte Pie devait succéder « une bien autre brèche, morale et politique »; il conclut qu’on ira manifester, « sur l’autel de Mentana, l’augure d’une aurore nouvelle ». Son ami le député Imbriani était plutôt hostile à toute solennité, tant que Trieste serait séparée de la patrie.

En tout autre pays, entre deux séries de manifestations, l’une officielle, l’autre révolutionnaire, des heurts se produisent; la première réprime la seconde, à moins que la seconde n’expulse la première. Il n’en est point ainsi, en Italie. Suivant les heures et suivant les convenances, on est également expert à esquiver les conflits ou à les créer; et puis une ville qui a un air de fête inspire à tous une aimable humeur. J’augurerais enfin qu’un certain nombre de vétérans passèrent volontiers d’un cortège à l’autre, pour s’exalter deux fois et pleurer à deux reprises leur vieux chef Garibaldi.


VII

Ce n’est point en paradant que les catholiques prouvent leur force, c’est en boudant. Leurs maisons, nombreuses à Rome, sont demeurées vierges de tout drapeau. Contagieuse est la bouderie : les hôtels, les grands magasins, qui ont besoin du parti noir comme du parti blanc, « combinent » leur façade, et ne la pavoisent, en somme, que très discrètement. C’est à Rome un dicton, que les solennités du pape, attirant un public cosmopolite, sont plus lucratives que celles de la nation ; il faut donc ménager les deux clientèles, et la première surtout. Voilà pourquoi les fêtes, ici, ont en général quelque chose d’incomplet; et toujours on y trouve de la grâce (le contraire est-il possible en Italie? ), mais jamais une unanime bonne grâce.

Nombreux sont les catholiques dans les conseils municipaux de la péninsule, et même des plus grandes agglomérations, Rome, Milan, Turin, Venise, Bologne, Naples; ils sont majorité dans ce dernier hôtel de ville. Partout où ils ont fait loi, ils se sont prononcés contre l’anniversaire; ils ont refusé d’y envoyer des délégués. Nulle contre-manifestation, d’ailleurs, mais une passivité de sourds-muets, une invincible force d’inertie. Cette attitude prouve que l’unité nationale de l’Italie est encore inachevée, tout comme en est inachevée l’unité morale, si l’on en croit M, Antonio Fratti, et l’unité territoriale, si l’on en croit M. Imbriani.

Voilà vingt-cinq ans que, par ordre d’en haut, les catholiques italiens se désintéressent de la vie parlementaire de leur pays. Un de leurs notables, que j’ai visité à l’occasion des fêtes, m’expliquait cette tactique. « Je sais, me disait-il, qu’à l’étranger elle fut longtemps mal jugée. Pie IX passait pour entêté; on ne s’étonnait point de le trouver en rébellion contre les faits accomplis. Mais en 1878 on espérait qu’un pape moins obstiné permettrait à des catholiques d’entrer à Montecitorio, de négocier avec le gouvernement du roi, et de pratiquer, pour l’intérêt du pape, la politique du Do ut des. Léon XIII maintint le veto, et l’Europe devint d’autant plus attentive, qu’il le maintenait sans éclats de voix. Dix-sept ans ont passé, et le Vatican constate aujourd’hui — il aurait eu le droit d’en douter, tant il était blâmé ! — que son intransigeance, exclusivement inspirée, à l’origine, par des raisons de dignité, est devenue la plus habile des politiques. Dans les assemblées parlementaires, les catholiques sont toujours du parti de l’ordre ; siégeant à Montecitorio, on les y aurait donc vus, malgré eux et tour à tour, auxiliaires des droites contre la gauche constitutionnelle, de la gauche constitutionnelle contre les partis radicaux, et du gouvernement de fait, enfin, contre les révolutionnaires. Ils auraient gaspillé leurs paroles sans profit pour l’ordre ancien, et leurs votes au profit de l’ordre nouveau. Continuant, au nom de Sa Sainteté, à faire d’expresses réserves sur l’occupation de Rome, ils n’auraient pu demander à Sa Majesté la récompense de leurs services. Devant le pays, en revanche, ils auraient eu la responsabilité qu’on assume lorsqu’on possède, dans une Chambre, une force numérique, et qu’on s’en sert. Monarchistes sans le vouloir et presque sans le savoir, ils auraient remorqué, sans jamais y monter, le char du jeune gouvernement. Par leurs votes, enfin, ils auraient, en telles circonstances, consolidé tels ministres, aujourd’hui répudiés par les honnêtes gens ou tout au moins éclaboussés ; il pâtiraient eux-mêmes de ces éclaboussures.

« Ils ont en général, au contraire, observé le mot d’ordre : Nè eleggibili nè elettori. Le résultat, le voici. D’une part, à l’heure présente, les chefs de partis qui manœuvrent à Montecitorio ont perdu la confiance populaire ; ils rejettent les uns sur les autres les fautes commises ; on a fait certains procès scandaleux ; chose pire encore, il en est d’autres qu’on n’a pas faits ; il y a un grand déchet de politiciens, et une usure, non moins grande, de ceux qui ont échappé au déchet. Vous apercevez, d’autre part, une fraction populaire, demeurée vierge, insoupçonnée, inattaquable, parce qu’elle ne fut jamais une fraction parlementaire ; ce sont les catholiques. L’état des finances, l’insécurité des expéditions africaines, la disgrâce des vins siciliens, la mévente des soufres sur le marché de l’univers, tout cela est inscrit par la malveillance publique au passif de M. Crispi, homme providentiel, que l’on rend naturellement responsable, non seulement de ses erreurs, mais des défaveurs de la Providence. Les catholiques sont innocens de tous ces malheurs.

« Il y a là une force qui se réserve ; dans l’organisme politique de la jeune Italie, il y a une inconnue. Observez qu’aux élections législatives les abstentions sont nombreuses[3]. Le chiffre des votans oscille entre cinquante et soixante pour cent des électeurs. A Rome, cette année même, dans un quartier où le ministre Baccelli luttait contre un révolutionnaire, la proportion des votans aux inscrits fut de 36 pour 100. Répartissez, comme il sied, cette foule d’abstentionnistes, en catholiques et en blasés; vous trouvez qu’elle est tout près d’être une majorité. Or les catholiques s’organisent, surtout dans le Nord, où les dirige un petit-neveu de Joseph de Maistre, infatigable fondateur d’œuvres sociales ; dans les élections municipales et provinciales, ils doivent à cette orientation de très notables succès. Ils accumulent leur force et ne la dépensent pas ; ils attendent. »

Je quittai mon interlocuteur avec cette impression, que le Vatican, par sa longue patience, aura peut-être plus de prise sur l’Italie, lorsqu’il jugera l’heure venue, que l’Italie n’en a sur le Vatican, cerné par elle. Durant les fêtes, l’administration des postes et télégraphes de Sa Majesté eut à transmettre à Sa Sainteté un très grand nombre de lettres et de dépêches, venues, non pas seulement de tous les points du monde, mais de tous les points du royaume.


VIII

Elite ou coterie, — élite de jadis, dont la victoire a fait une coterie, — les patriotes qui ont demandé et obtenu les solennités du 20 septembre, et qui s’y sont fêtés eux-mêmes, représentent, en définitive, une fraction seulement du peuple. Récompensés comme ils le méritaient, ils sont des parvenus de la révolution ; ils doivent à leur passé une situation sociale. Mais, tandis qu’autour d’eux l’esprit public s’est renouvelé, tels ils étaient, tels ils sont restés. Habitués à haïr le gouvernement des prêtres, ils continuent de haïr les prêtres après la disparition de ce gouvernement. Habitués à se repaître l’esprit de ce mot abstrait : « liberté », ils ramassent encore, dans ce mot-là, l’alpha et l’oméga de leurs rêves, bien que depuis vingt-cinq ans cette liberté politique existe, au moins pour eux. Ils ont cru précéder le pays, et ils n’ont point marché avec lui. Ce qui préoccupe aujourd’hui l’Italie, ce sont les conditions économiques et sociales; la démocratie socialiste, la démocratie catholique, y dévouent leur attention; le groupe de libres esprits qui se qualifie democrazia italiana y demeure beaucoup plus indifférent. Depuis le moment épique de leur vie, on dirait que ces hommes ont cessé de vivre; comment donc introduiraient-ils, dans la politique qu’ils inspirent et dans les avis qu’ils donnent à leurs mandataires, cette notion même de vie, indispensable à la santé de l’Etat, et dont M. Charles Benoist, dans ses écrits sociologiques, a si lumineusement retrouvé les titres et si fortement rappelé les droits ? C’est au détriment même de l’édifice par eux fondé que ces vétérans d’un autre âge survivent à leur vieille gloire. Ayant conservé les idées et les attitudes d’une période de luttes, ils sont incapables d’orienter le gouvernement central, qui les respecte, et les administrations locales, qu’ils font trembler, vers la pacification. Il est des ouvrages, en politique, qui ne peuvent être consolidés que par l’effacement des premiers maçons ; tout ami de l’Italie devrait souhaiter cet effacement. Et peu à peu, sans doute. Dieu les efface — le Dieu du pape et de M. Crispi; — mais ils prétendent imposer leur doctrine, la façon de leurs propres cerveaux, et la vétérance de leurs pensées, aux politiciens plus jeunes qui rêvent l’héritage. Ainsi se forme et se cramponne une oligarchie, spécialement affectée à la conduite de l’Etat, oligarchie dont le personnel va se rajeunissant et dont les idées vont vieillissant, dont la valeur intellectuelle n’augmente pas et dont la valeur morale diminue. La brèche de la Porte Pie, le 20 septembre 1895 , a livré passage, derechef, à cette oligarchie-là; plus encore qu’en 1870 pour l’armée piémontaise, la voie fut trouvée libre cette année-ci. On est attristé, découragé, engourdi, par ce quart de siècle qui vient d’expirer, rapide, infécond, et qui est moins joyeux à son terme, moins riche en promesses qu’il ne paraissait à son aurore; c’est M. Bonghi qui fait entendre, dans la Nuova Antologia, ces courageuses doléances[4]. Il les répète dans un discours, au moment même des fêtes; il rend la papauté responsable des déceptions de l’Italie, et laisse entrevoir, à l’ardente lumière de ses invectives, que la victoire de 1870 fut plus facile que fructueuse, et plus bruyante que complète.


IX

Le 20 septembre 1895 , il n’y a pas eu de vainqueurs, ou plutôt les vainqueurs de la veille — cette oligarchie que j’ai définie — demeurent ceux du lendemain. Il y a eu, en revanche, deux catégories de vaincus. Les uns vivent aux alentours du Vatican, les autres un peu partout, en Italie. Ils méritent d’être salués, non sans un ironique sourire à l’adresse des premiers, non sans une cordiale plainte à l’adresse des seconds.

C’est peut-être aux environs de la Curie, — on l’ignore trop en France, — que la politique d’expectative pratiquée par Léon XIII a rencontré, dans les dix dernières années, les plus fortes oppositions. Il m’est arrivé parfois, en dehors de Rome, de recueillir cette opinion que le pape Léon XIII aurait autour de lui toute une muraille de courtisans, chargés d’entretenir et de réchauffer ses « illusions » au sujet du pouvoir temporel ; depuis que les Monsignori ne peuvent plus être associés au gouvernement des États romains, ils auraient pour unique fonction, sur la boudeuse colline du Vatican, de faire espérer le Pape contre toute espérance. Ceux qui parlent de la sorte connaissent bien mal la Curie. Parmi ces prélats de rang moyen, d’âme moyennement élevée, que les traditions de leur jeunesse ou de leur famille accoutumaient à considérer l’Eglise comme une carrière, plus d’un, au contraire, détient en tête, et parfois même sur le papier, quelque magistral dessein de conciliazione, également propice au triple intérêt de sa foi, de sa patrie et de sa fortune. L’indéviable ligne de conduite de Léon XIII et de son secrétaire d’État condamne à un long chômage ces pieux entremetteurs ; ils en sont inconsolables. Ils seraient si heureux d’agir, de s’agiter surtout, au moment où les deux Romes, enfin décidées au connubio, s’initieraient à la vie commune, et d’être là, eux, les artisans de la liaison, pour prévenir ou réparer les premières gaucheries ; ils y gagneraient deux confiances, et au moins un « poste », peut-être deux. Servir deux maîtres est toujours amusant, lorsqu’on sait louvoyer entre eux ; cela passe même pour « honorable », dès qu’on est rémunéré de part et d’autre ; et qu’en fait on les serve ou qu’on les desserve, peu importe, puisqu’en desservant l’un on peut se flatter de servir l’autre, et réciproquement. Si Léon XIII avait eu, le 19 septembre 1895 , quelque velléité de laisser un coin d’escabeau, près du gouvernail de la barque divine, à ces amateurs de mitoyenneté, assurément, le 21, cette intention se fût évanouie. Au lendemain de ce vingt-cinquième anniversaire, le fossé qui sépare les deux souverainetés romaines est plus large qu’au lendemain même de la brèche. Les hommes d’Eglise qui travaillaient à le combler, dans l’espoir d’être les premiers à le franchir, ont stérilement employé leur vie.

Ils viennent d’entendre M. le cardinal Ferrari, dont ils escomptaient imprudemment l’alliance, déclarer que la vraie « Rome intangible » était celle de Pie IX ; ils viennent d’observer les manifestations de la hiérarchie catholique, en Espagne comme aux États-Unis, en Belgique comme en Hollande, en France comme en Autriche. Léon XIII, à plusieurs reprises, leur avait donné cette réponse : que le Pape, pour demeurer grand, doit apparaître libre; que l’opinion chrétienne, plus chatouilleuse au XIXe siècle qu’au XIVe, exige une garantie permanente de cette liberté ; qu’elle trouve cette garantie, non dans la loi italienne de mars 1871 ou dans les promesses offertes par la jeune royauté, mais, au contraire, dans l’intransigeance opposée par le Vatican tant à cette loi qu’à ces promesses ; et que les circonstances, enfin, maintiennent le Pape dans cette alternative étrange : se faire captif volontaire, au détriment de sa commodité, ou bien courir le risque, au détriment de son prestige et de son magistère, de devenir le captif inconscient et involontaire d’une nation, tout au moins (ce qui serait presque aussi grave) de passer pour tel. Les calculateurs politiques qui évincèrent ces objections sont évincés à leur tour par la marche des événemens.

Je m’arrête avec respect devant une autre classe de vaincus. Héritiers intellectuels des penseurs italiens de la première moitié de ce siècle, ils ont continué d’associer en leurs cœurs un pieux et sincère attachement à l’Évangile et un fervent amour de l’Italie libre. Par le crédit qui toujours s’attache à des âmes d’une vertu peu commune, par leurs écrits, par leur parole, ils travaillaient, hommes et femmes, à créer un mouvement d’opinion où se reflétât la dualité même de leur âme. Sulla breccia, Sur la brèche : Mlle Giacomelli écrivait naguère, sous ce titre, une œuvre fortement morale, d’une inspiration tout ensemble patriotique et catholique; il ne s’agissait pas de la Porte Pie, mais de cette brèche sur laquelle doit s’exposer et s’évertuer tout homme qui se veut rendre digne de vivre en vivant pour son pays et pour sa foi. La Rassegna Nazionale, publiée à Florence, incarne aussi les idées de cette élite de penseurs[5].

L’unité italienne qu’ils auraient édifiée si l’action des sectes ne les avait devancés, aurait assez notablement différé de l’unité italienne avec laquelle ils doivent aujourd’hui compter. Pellico, d’Azeglio, Gioberti, Rosmini, firent jadis un brouillon de cette grande page historique; mais le brouillon fut fort retouché, et la page est signée Mazzini, Garibaldi ; elle vient d’être contresignée Crispi. Il n’importe; les nobles Italiens auxquels nous voulons rendre hommage passaient condamnation sur cette substitution de signatures; ils prenaient l’Italie telle quelle, achevée par les sectes, et la voulaient faire baptiser. Ils se consolaient de n’en avoir pas été les pères s’ils en pouvaient être les parrains. Ils croyaient avoir, au Parlement même, un certain nombre d’alliés, qui d’ailleurs se cachaient dans le rang et se laissaient ignorer. Ils se plaignaient que la conduite actuelle du Saint-Siège, propice aux intérêts religieux dans l’univers, portât préjudice à la vitalité chrétienne en Italie. Ils représentaient que la maison de Savoie compte un saint parmi ses ancêtres, et que scrupuleusement, malgré l’ingratitude des circonstances, elle se comporte comme une famille catholique. Pour leur œuvre, ils attendaient le concours du Roi ; ils travaillaient à arracher celui du Pape ; ils priaient, surtout, pour obtenir celui de Dieu. Le 20 septembre 1895 restera pour eux une journée de deuil. Sur leurs espérances, quatre-vingts étendards des sociétés secrètes ont projeté la plus épaisse des ombres; de multicolores affiches ont célébré l’Italie une comme le porte-drapeau de je ne sais quelle impiété internationale, et derrière ces prétentions le monde officiel s’est comme relégué au second plan.

Par une merveilleuse destinée, Rome n’a jamais été, d’une façon plus complète et plus adéquate qu’aujourd’hui, la capitale et le résumé de l’univers. C’est de Rome que divergent, et c’est à Rome que refluent les deux courans d’idées entre lesquels oscille notre humanité. Le catholicisme, type de la religion organisée, garde son siège à Rome ; et l’irréligion organisée revendique Rome comme son bien. La Ville Eternelle offre un sanctuaire au Vicaire de Dieu; elle offre un sanctuaire, aussi, à « la conscience de l’humanité nouvelle », comme dit M. Giovanni Bovio. Demain le Pape y peut tenir un concile; hier au palais Borghèse, pour prendre acte de l’anniversaire, la « maçonnerie universelle », officiellement, en tenait un. Christ et Antéchrist si vous parlez la langue de l’Eglise, obscurantisme et progrès si vous parlez une autre langue, ont leur quartier général sur le sol, passablement nivelé, des sept collines. Garibaldi, chevauchant sur le Janicule, est entouré de deux femmes qui lui rendent hommage : l’une représente l’Europe, l’autre l’Amérique : elles symbolisent un règne universel, qu’exercerait le grand aventurier. Il paraîtrait que l’occupation de Cosmopolis fut d’une portée cosmopolite. C’est bien ce que pensaient les catholiques depuis un quart de siècle ; mais ils manquaient de documens pour le prouver. On vient de leur en fournir, abondamment. La population romaine a été dûment informée qu’en 1870 l’orientation intellectuelle de l’humanité était incertaine, et que la prise de Rome en décida.

Que devient en tout cela, me direz-vous, la question nationale? Elle recule. Sur le haut du pavé, deux inter nationalismes sont aux prises. La caduta del potere teocratico a été plus acclamée que l’Italia libera ; publicistes et clubistes ont moins fêté l’affranchissement de leur pays que l’affranchissement de l’univers. Reprenez les volumes de Taine sur la Révolution; relisez-y, au bas des pages, les déclamations des Jacobins sur la mission de la France révolutionnaire. On vient d’entendre, à Rome, à peu près le même air, avec une chanson un peu différente, et qui vise, non point encore, comme chez nous il y a cent ans, l’idée monarchique, mais l’idée religieuse. « L’Italie rachetée se tient à l’avant-garde de l’humanité affranchie. » Voilà des phrases qui nous paraissent vieillottes ; elles sont courantes, dans les manifestes qui fêtèrent le 20 septembre ; une certaine irreligion les inspire, une certaine mégalomanie les applaudit; elles satisfont chez beaucoup de gens, même intelligens, un prurit de grandiloquence, même inintelligible.

« Le XX septembre. Ode : » aux nombreuses productions poétiques qu’il a déjà données, M. Mario Rapisardi vient d’ajouter celle-là. On y trouve du souffle, de la vigueur, de l’optimisme. « Par cette brèche s’élance, lumineux, le siècle nouveau. Peuples, écoutez. » Voilà les premiers vers. Et voici les derniers : « Là où César et Pierre ont jadis régné, que règne enfin... » Vous vous attendez à lire « Savoia ». Détrompez-vous. « Là où César et Pierre ont jadis régné, que l’homme règne enfin. »

C’est à Catane que M. Rapisardi a publié son ode. En Sicile plus encore que dans la péninsule, il y a des hommes qui souffrent, et cruellement. Pauvres êtres minuscules broyés dans les collisions de la vie économique, ils tournent leurs regards vers Humbert Ier qu’ils savent dévoué à tout son peuple, et vers une reine dont la grâce exquise est une souriante promesse de bonté. Quant à cette autre façon de souverain, l’homme, prétentieux successeur de César et de Pierre, ils se moquent bien de son règne. Jusques à quand cette entité, dont un philosophisme appauvri dessina jadis les contours, et dont au jour le jour les sectes gonflent le vide, non contente de se vouloir mesurer avec Léon XIII, disputera-t-elle le trône à la noble maison de Savoie?


  1. Carlo Gatti, Roma per il suo 25e anniversario di vita libera, p. 95 (Florence, Bocca).
  2. Rivista popolare, 15 septembre 1893, p. 513-517.
  3. Voir les statistiques de M. Orazio Focardi : I partiti politicî alle elezioni generali dell’ anno 1893 (Extrait du Giornale degli economisti).
  4. Nuova Antologia, 15 septembre 1895 , p. 197.
  5. On en trouverait l’expression toute récente dans l’article qu’elle a publié sur le vingt-cinquième anniversaire, en son numéro du 16 septembre, sous la signature U. P. D.