Le « Napoléon inconnu » de Frédéric Masson

Le « Napoléon inconnu » de Frédéric Masson
Revue des Deux Mondes4e période, tome 130 (p. 697-708).
LE « NAPOLEON INCONNU »
DE M. FREDERIC MASSON

Ce fut, paraît-il, durant les Cent-Jours, que Napoléon enferma ses papiers de jeunesse, ses écritures d’étude, dans un carton couvert d’un papier grisâtre à dessins quadrillés, et portant cette inscription : « A remettre au cardinal Fesch seul. » Le cardinal emporta ce carton à Rome et n’eut pas la curiosité de l’ouvrir. En 1839, son grand vicaire, l’abbé Lyonnet, le rapporta à Lyon. Il le cédait plus tard à Libri, qui à son tour le revendait à un célèbre bibliophile anglais, le comte d’Ashburnham. Après la mort du comte, sa bibliothèque fut vendue par lots, et les papiers de Napoléon furent acquis par le gouvernement italien, qui les déposa à Florence, dans la bibliothèque médicéo-laurentienne. Ce sont ces papiers que M. Frédéric Masson vient de publier avec la collaboration de M. Guido Biagi, en les accompagnant d’un lumineux et instructif commentaire, dont les futurs biographes du grand homme ne pourront se dispenser de tenir compte. M. Masson n’a pas écrit une histoire suivie de la jeunesse de Napoléon ; mais jusqu’ici personne n’en avait mieux marqué les phases successives ; personne n’avait si bien expliqué par quel sourd et long travail intérieur ce Corse acquit le sentiment de ses vraies destinées, et résolut de se donner à la France, qui en retour ne tarda pas à se donner à lui[1].

Parmi ces papiers, dont quelques fragmens avaient été publiés, il en est de fort curieux, qui nous fournissent des renseignemens précis sur l’idée que dans sa jeunesse Napoléon se faisait de lui-même et des autres, sur ses goûts, ses penchans naturels, sur ses prédilections et ses répugnances, sur les influences diverses qu’il a subies. Il en est d’autres, et malheureusement ce sont les plus nombreux, auxquels M. Masson me paraît attacher une importance exagérée. Les cahiers où le jeune officier consignait les extraits de ses lectures sont pour la plupart fort insipides. Tel adolescent, qui ne gagnera jamais la bataille d’Iéna, met plus du sien dans ses copies. Cependant il lui arriva un jour de mêler à ses extraits de l’histoire grecque de Rollin des considérations sur les rois, que Rollin n’eût point signées : « Le premier roi, écrivait-il à l’âge de dix-neuf ans, est toujours le premier homme de son peuple… Son autorité a toujours été plus absolue que celle de ses successeurs, jusqu’à ce que la corruption introduisant dans le gouvernement la religion prêchée par des hommes vendus, ait enfin fait oublier aux hommes leur dignité et les causes premières de l’institution de tout gouvernement. Alors le despotisme élève sa tête hideuse et l’homme dégradé, perdant sa liberté et son énergie, ne sent plus en lui que des goûts dépravés. »

Il nous importe aussi de savoir qu’en 1788, à Auxonne, il se proposait d’écrire une dissertation sur l’autorité royale et d’établir « qu’il n’y a que fort peu de rois qui n’eussent pas mérité d’être détrônés. » Mais en général il ne fait que transcrire ses auteurs, il est avare de ses réflexions personnelles, et quand il nous apprend que Cécrops fut le premier roi d’Athènes, que Milon mangea un bœuf de quatre ans, qu’Alcibiade avait un chien qui coûtait 3 500 livres, ou que les éphores mirent à l’amende le père d’Agésilas pour avoir épousé une petite femme qui n’était propre qu’à enfanter des roitelets, quelque bonne volonté que nous y mettions, il ne nous apprend rien sur lui-même. Je regrette que M. Masson n’ait pas pratiqué quelques coupes sombres dans ces cahiers d’écolier ; que par une superstition d’éditeur, il n’ait pas dégagé de tout fatras les documens précieux que contiennent ses deux volumes in-octavo. Aujourd’hui tout le monde sait lire, et jamais il n’y eut moins de vrais lecteurs ; jamais cette grosse gourmandise de l’esprit, qui avale et digère tout, ne fut plus rare. De toutes les notes que Napoléon tira de la Géographie de Lacroix, une seule méritait d’être religieusement transcrite. C’est la dernière, qui est ainsi conçue : « Sainte-Hélène, petite île. »

Il est des hommes de génie dont la croissance semble "aussi facile que prompte ; ils ont eu de bonne heure l’instinct de leur destinée, et tout les a préparés à la remplir. Il en est d’autres qui, avant de se trouver, ont dû se chercher longtemps. Napoléon, qui, dans l’espace de quelques années, a joui de plusieurs siècles de vie, est assurément un des génies les plus précoces qui aient étonné le monde par leurs prospérités et leurs malheurs, et cependant il a mis du temps à se connaître ; avant d’entrer au port, il a beaucoup erré ; il est revenu de très loin. Jusqu’en 1789, ce Corse n’est qu’un Corse qui entend rester Corse. Il n’a pas d’autre ambition que d’employer sa jeunesse à raconter l’histoire de son île et son âge mûr à lui rendre la liberté ; que sait-on ? elle l’en récompensera peut-être en faisant de lui son dictateur et son Solon. Jusqu’à l’âge de vingt ans, il n’éprouve pour la France qu’une insurmontable aversion ; les Français sont à ses yeux les conquérans de son pays ; il ne leur pardonnera jamais d’avoir contraint un peuple libre « à courber la tête sous le triple joug du militaire, du robin et du maltôtier. » C’est une très petite patrie que la Corse ; mais ce sont les petites patries qui inspirent les attachemens les plus passionnés, les plus idolâtres. « Il ne pensait, ne rêvait qu’à la Corse. Il avait pour elle cette passion sauvage des enfans exilés, reployés sur eux-mêmes, qui ne communiquent à qui que ce soit leur secret et qui meurent parfois de ce grand et terrible amour. » Un jour il la sacrifiera, mais il ne l’oubliera jamais. A Sainte-Hélène, nous dit-on, il cherchait sur ses lèvres le bouquet du vin de la Sposenta, qui seul aurait pu rafraîchir sa bouche.

Il est venu en France parce que le roi Louis XV avait daigné ouvrir ses écoles, ses collèges militaires aux jeunes nobles du pays conquis, disposés à prendre le parti de l’épée ; mais il ne saurait s’imaginer que la sienne lui serve jamais à se battre pour le roi de France. Il veut devenir un officier capable, il emploie à s’instruire le temps qu’on le condamne à passer dans la terre de servitude ; ne lui demandez pas de se donner, il est résolu à s’appartenir toujours. Quand on l’aura reçu lieutenant, l’idée lui viendra d’intéresser M. Necker aux malheurs des Corses. « O pauvre Corse, terre de tribulation et d’angoisse, lit-on dans le mémoire qu’il se proposait de lui adresser, par quelle destinée as-tu toujours été la victime des nations étrangères qui t’ont tyrannisée ? » Il n’a pas, comme on voit, le don de l’insinuation, et ses mémoires, ses discours sont un peu crus. On lit plus loin : « Le luxe de votre capitale, vos palais… Au nom de votre roi… » Il ne pouvait dire plus clairement que ce roi n’était pas le sien. « Comment eût-il été Français ? dit fort justement M. Masson. Qu’on imagine un enfant de Lorraine, né en 1871, brusquement transporté en 1880 dans une école militaire de la Prusse, élevé aux frais de l’empereur d’Allemagne, destiné à porter l’épée comme officier allemand, non parce qu’il a choisi ce métier, mais parce que c’est la seule profession qui lui soit ouverte, et pour laquelle l’État donne aux gentilshommes pauvres l’éducation gratuite. Qu’on voie cet enfant entouré uniquement de petits Prussiens, qui ignorent sa langue et sont disposés à faire de lui leur souffre-douleur ; car il est un étranger, il est un vaincu. » Telle est la situation de Napoléon à Autun, à Brienne, à Paris. « Eh ! quoi monsieur est Corse ! On le devine à sa tournure, à ses façons, à son accent. Mais est-il bien possible d’être Corse ?… Belle patrie que la Corse ! Allez, nous avons fait trop d’honneur à votre île en la mangeant. » Le moyen d’aimer ces imbéciles !

Ce qui redouble son antipathie pour la France, c’est que ce jeune homme, dont la mère n’a qu’une servante, et qui s’est régalé souvent du pain de châtaignes des bergers, est né dans un pays aux mœurs simples, patriarcales, égalitaires, où les gentilshommes prenaient pour la plupart dans les actes publics et privés la qualification de seigneurs, sans qu’il en résultât, a dit un auteur corse, « ni suprématie pour eux ni infériorité pour les autres. » Ajoutez que le patriote qui avait délivré la Corse de la tyrannie génoise, Paoli, avait été dès son enfance son héros, son dieu, et que dans la candeur de son âme il avait pris cet ambitieux pour un républicain d’une vertu antique, pour un Spartiate, pour un Lycurgue. Il voit les choses et les hommes par les yeux de ce faux Lycurgue. Il est pauvre, et il n’aime pas qu’on soit trop riche ; il est timide, et il goûte peu les adolescens qui, en sortant de nourrice, savent déjà le monde et la vie ; il est sauvage, et il se défie des gens trop polis ; il n’est qu’un cadet de bonne maison, et il considère le droit d’aînesse comme une odieuse iniquité ; il a découvert que la société française est fondée sur le privilège, et il déteste tous les privilèges. Exilé dans la terre d’Égypte, il se sent dépaysé et solitaire ; rien ne lui plaît, rien ne lui sourit, rien ne l’attire ; la mélancolie le ronge ; il est sombre comme une chouette encagée, qui rêve à son creux de rocher et voudrait bien y retourner.

« A l’École militaire de Paris, dira-t-il un jour, nous étions nourris, servis magnifiquement, traités en tout comme des officiers jouissant d’une grande aisance, plus grande que celle de la plupart de nos familles. » Cette aisance, ce luxe le touchent peu ; il ne lui importe guère qu’il y ait un contrôleur de la bouche, sept hommes à la cuisine, six à l’office, un à la pourvoierie, onze pour le service commun, trois suisses et sept portiers, en tout cent onze domestiques. Quelques douceurs qu’il puisse trouver dans la maison où on l’a logé, l’esprit de cette institution toute monarchique lui répugne. Elle est moins destinée à créer des hommes de guerre, des généraux, qu’à faire des officiers instruits qui soient en même temps de vrais gentilshommes, ayant des manières nobles, un vernis d’élégance, « ce ton de politesse si rare et si difficile à acquérir dans toute éducation publique. » Il consent à se laisser instruire, il ne se laissera pas élever. Il pense à ses montagnes et aux pâtres qui les habitent. Qu’est-ce qu’un roi de France entouré de sa noblesse ? Oseriez-vous comparer ce vain fantôme de majesté royale à la gloire que s’acquit Paoli dictateur d’une république ? Il trouve aux jeunes gens de grande famille dont il est le condisciple, dont il ne sera jamais l’ami, des figures de privilégiés. « Sans être grand de taille, je ne manquais pas d’être assez fort. Je me rappelle qu’à l’École militaire, nous autres petits nobles, nous nous donnions des rouflées avec les fils de grands seigneurs, et j’en sortais toujours vainqueur. »

En vertu d’un droit, il est reçu officier le 1er septembre 1785 à l’âge de seize ans et quinze jours. Le voilà lieutenant en second au régiment de la Fère du corps royal de l’artillerie. Le plus ancien fragment qu’on ait rencontré dans ses papiers est daté de Valence le 26 avril 1786 :

« C’est aujourd’hui, écrit-il, que Paoli entre dans sa soixante-unième année. » Toujours Paoli ! Puis il s’applique à se démontrer à lui-même que les Corses ont eu le droit de secouer le joug génois. Il puise ses principes dans le Contrat social, dont il s’est nourri, qu’il sait par cœur. Il pose en fait que le pacte par lequel un peuple confie l’autorité à un corps quelconque est toujours révocable ; que le peuple, quand il lui plaît, peut reprendre la souveraineté qu’il avait communiquée : « Les hommes dans l’état de nature ne forment pas de gouvernement. Pour en établir un, il a fallu que chaque individu consentît au changement. L’acte constituant cette convention est nécessairement un contrat réciproque. Tous les hommes ainsi engagés ont fait des lois : ils étaient donc souverains… Il n’y a pas de lois antérieures que le peuple, qui dans quelque gouvernement que ce soit doit être foncièrement regardé comme le souverain, ne puisse abroger. » Conclusion : « Si par la nature du contrat social, il est prouvé que, sans même aucune raison, un corps de nation peut déposer le prince, que serait-ce d’un privé qui, en violant toutes les lois naturelles, en commettant des crimes, des atrocités, va contre l’institution du gouvernement ? » Il ajoute : « Ainsi les Corses ont pu, en suivant toutes les lois de la justice, secouer le joug génois et peuvent en faire autant de celui des Français. Amen. »

Ce jeune officier pauvre, timide et sauvage emploie ses veilles à réfléchir sur son métier, à se perfectionner dans les mathématiques, et il achète beaucoup de livres, qu’il dévore. Lorsque, en 1786, il va passer quelques mois dans son pays natal, il y apporte, au témoignage de son frère Joseph, plus de volumes que d’effets de toilette et avec son Corneille, son Racine, son Voltaire, les œuvres de Plutarque, de Platon, de Cicéron, de Tite-Live, de Tacite, de Montaigne, de Montesquieu, de Raynal. On trouve aussi dans son énorme malle les poésies d’Ossian, que, quoi qu’on ait pu dire, il ne préféra jamais à Homère. Il lit tout, et il emploie le reste de ses loisirs à songer, à causer avec lui-même, la plume à la main. Qui lui a appris à rêver ? Le grand écrivain qui fut son premier maître. Comment n’eût-il pas adoré Rousseau, l’homme de la nature, de la justice, « le séducteur immortel des âmes inquiètes, l’oracle de quiconque se tient pour incompris, déshérité, persécuté ? » Cet ermite bourru et maussade était un enchanteur, qui du fond de sa solitude charmait et remuait le monde. Il avait inventé, dans son désert, l’art de rêver avec méthode, et il fit des songes où tant de vérités se mêlaient aux chimères et où les chimères étaient si belles que non seulement tous les grands poètes, mais les peuples eux-mêmes voulurent les refaire après lui.

« Il aurait dû être immortel, disait Napoléon, et n’eût-il fait que le Devin du village, il aurait assez fait pour le bonheur de ses semblables et pour mériter que le monde sensible lui élevât une statue. » Mais quelques mélodies que l’incomparable musicien qui l’inspirait fit chanter à l’esprit de ce Corse, il n’oubliait pas son île : elle était toujours présente à sa pensée. « Toujours seul au milieu des hommes, je rentre pour rêver avec moi-même et me livrer à toute la vivacité de ma mélancolie… Que les hommes sont éloignés de la nature ! qu’ils sont lâches, vils, rampans ! Quel spectacle verrai-je dans mon pays ? Mes compatriotes chargés de chaînes et qui baisent en tremblant la main qui les opprime. Ce ne sont plus ces braves Corses qu’un héros animait de ses vertus, ennemis des tyrans, du luxe, des vils courtisans. Fier, plein d’un noble sentiment de son importance particulière, un Corse vivait heureux s’il avait employé le jour aux affaires publiques. La nuit s’écoulait dans les tendres bras d’une épouse chérie. La tendresse, la nature rendaient ses nuits comparables à celles des dieux… Français, non contens de nous avoir ravi tout ce que nous chérissions, vous avez encore corrompu nos mœurs. » Il pense à se tuer : « Quand la patrie n’est plus, un bon patriote doit mourir… La vie m’est à charge parce que je ne goûte aucun plaisir et que tout est peine pour moi. Elle m’est à charge parce que les hommes avec qui je vis et vivrai probablement toujours ont des mœurs aussi éloignées des miennes que la clarté de la lune diffère de celle du soleil. »

Et la femme, dira-t-on, qu’en fait-il ? N’est-elle pas le plus beau des rêves et la suprême consolation des exilés ? Elle remplace tout, elle tient lieu de tout, même de la patrie absente : quand elle nous a pris le cœur, fût-on subitement transporté de la baie d’Ajaccio dans les fiords de la Norvège, on n’est étranger nulle part, on est partout chez soi. Il le savait bien : « L’homme est-il hors de sa maison, écrira-t-il, il lui faut une liaison, un appui, un sentiment… Le lierre s’embrasse au premier arbre qu’il rencontre : c’est en peu de mots l’histoire de l’amour. » Il avait dix-huit ans lorsqu’il fit sa première connaissance avec la femme. Il voulait savoir ce que c’était, tenter une expérience philosophique : il s’en vante du moins. Il était allé la chercher « dans les sérails » du Palais-Royal, par une froide soirée de novembre. « J’étais sur le seuil de ces portes de fer quand mes yeux errèrent sur une personne du sexe. L’heure, la taille, sa grande jeunesse ne me firent pas douter qu’elle ne fût une fille. » Elle n’avait pas l’air grenadier ; elle était pâle, semblait débile et sa voix était douce. « Ou c’est, me dis-je, une personne qui me sera utile à l’observation que je veux faire, ou elle n’est qu’une bûche. » Ce n’était pas une bûche. Il la questionna, elle consentit à lui répondre, mais elle ne fut pas la dupe de ce prétendu philosophe : « Allons chez vous. — Mais qu’y ferons-nous ? — Allons, nous nous chaufferons et vous assouvirez votre plaisir. » Sans doute elle fut contente de lui ; elle ne lui dit pas ce que la courtisane vénitienne avait dit à son maître : Studia la matematica.

Rousseau, qui l’avait instruit dans l’art de rêver, l’initie aux mystères du cœur et de l’art d’aimer ; il lui enseigne comment il faut s’y prendre pour mettre sa chair au service de son âme, pour idéaliser ses sensations et donner un corps, une réalité tangible à ses chimères. « Qu’est-ce donc que l’amour ? dira-t-il. Le sentiment de sa faiblesse dont l’homme solitaire ou isolé ne tarde pas à se pénétrer, à la fois le sentiment de son impuissance et de son immortalité ; l’âme se serre, se double, se fortifie ; les larmes délicieuses de la volupté coulent. On guérit les peines de l’âge mûr par la dissipation : voulez-vous guérir celles de l’amour ? Triste médecin, arme-toi de courage, tu détruiras un innocent. Si tu as du sentiment, tu sentiras la terre s’entr’ouvrir. » Mais si l’auteur de la Nouvelle Héloïse a inventé ce qu’on pourrait appeler le platonisme pratiquant, s’il a glorifié la grande passion, s’il en a fait un culte et la plus noble des ivresses, Rousseau législateur est sévère pour elle : il lui interdit de porter le trouble dans les cités, il la tient pour la plus grande ennemie des vertus sociales et civiques. Comme son maître, Napoléon ne craint pas de se contredire ; ôtez à Rousseau ses contradictions, vous l’aurez singulièrement diminué. Comme lui, son disciple chante la palinodie : il déclare qu’une nation livrée à la galanterie ne connaît plus le zèle patriotique, que l’amour est nuisible à la société, que le dieu bienfaisant qui en délivrerait le monde aurait bien mérité des peuples et des individus. « Ah ! chevalier, vos journées entières sont sacrifiées à une promenade monotone et solitaire, jusqu’à ce que l’heure vous permette de voir Adélaïde… Que vous importent l’État, vos concitoyens, la société ?… Vous ne désirez que de vivre ignoré à l’ombre de vos peupliers. Profonde philosophie ! Que je déteste cette passion qui a produit une si grande métamorphose !… Un coup d’œil, un serrement de main, un baiser, un attouchement corporel… mais je ne veux pas vous irriter… Chevalier, cesse de restreindre cette âme altière et ce cœur jadis si fier à une sphère aussi étroite. Toi aux genoux d’une femme ! Fais plutôt tomber aux tiens les méchans confondus. » M. Masson l’a dit avec raison, la Corse et Rousseau, voilà tout le Bonaparte dans sa première manière, avant qu’un grand événement, qu’il n’avait point prévu, fasse époque dans son existence comme dans l’histoire du monde.

La Révolution va changer tout le cours de ses idées et de sa vie ; elle lui révélera sa vraie destinée. Chose curieuse, il ne semble pas l’avoir pressentie ; on ne trouve pas dans ses papiers de jeunesse une page, une ligne qui prouve qu’il eût médité la prophétie de Rousseau annonçant que l’Europe allait entrer dans l’âge des grandes crises. Assurément ce jeune officier ne manquait pas de clairvoyance ; mais il était inattentif à ce qui se passait autour de lui ; ses pensées habitaient la Corse. L’ancien régime lui inspirait d’insurmontables répugnances : plus les événemens marchent, plus il s’éprend de la Révolution. Le 8 février 1791, il est à Serve, près Saint-Vallier, dans la cabane d’un pauvre avec lequel il s’est entretenu longtemps : « Il est quatre heures du soir ; le temps est frais, quoique doux ; je me suis amusé à marcher ; la neige ne tombe pas, mais n’est pas loin. J’ai trouvé partout les paysans très fermes sur leurs étriers. Surtout en Dauphiné, ils sont tous disposés à périr pour le maintien de la Constitution. J’ai vu à Valence un peuple résolu, des soldats patriotes et des officiers aristocrates… Les femmes sont partout royalistes. Ce n’est pas étonnant : la liberté est une femme plus jolie qu’elles qui les éclipse. » Ce Corse n’eût jamais épousé la vieille France ; leurs humeurs étaient incompatibles : il avait pour elle un de ces éloignemens instinctifs qui résistent à tout. Le jour viendra peut-être où il épousera la France nouvelle ; la noce sera brillante, et c’est l’Europe qui paiera les violons.

Les censeurs chagrins, que la gloire trop éclatante des hommes de génie incommode, sont disposés à expliquer toutes leurs actions par des calculs d’intérêt personnel. Ils oublient que la foi seule transporte les montagnes et que les grands hommes ont toujours cru fortement à quelque chose. Au début ils sont sincères, presque candides ; les calculs viennent plus tard. Ceux qui prétendent qu’en se ralliant aux principes de 1789 Napoléon n’avait pensé qu’à lui-même et à la carrière qu’il voyait s’ouvrir devant son ambition, feront bien d’étudier ses papiers de jeunesse : ils y verront que ces principes étaient depuis longtemps les siens, qu’il les avait sucés avec le lait. Pouvait-il lui en coûter de se rallier à des hommes qui avaient sa foi, ses idées, qui partageaient ses sentimens et ses haines ? Il se reconnaissait en eux. Il n’avait pas attendu qu’ils entrassent en scène pour s’élever contre les privilèges et prêcher l’égalité civile. La Révolution n’a pour lui rien de nouveau, rien qui l’étonne ; elle lui a emprunté son programme : peu s’en faut qu’il ne se flatte de l’avoir inventée. La constitution qu’elle donne à la France lui paraît calquée sur celle que Paoli avait donnée à la Corse. Elle est fondée non seulement sur les mêmes principes, mais sur les mêmes divisions administratives : « Il y eut alors, écrit-il, des municipalités, des districts, des procureurs syndics, des procureurs de la commune. Paoli renversa le clergé, appropria à la nation le bien des évêques. Enfin l’histoire de la marche de son gouvernement est presque celle de la révolution actuelle. » La France avait conquis la Corse : il lui semble que la Corse prend sa revanche, qu’à son tour elle conquiert la France : « Dans un instant tout est changé. Du sein de la nation que gouvernaient nos tyrans est sortie l’étincelle électrique ; cette nation éclairée, puissante et généreuse s’est ressouvenue de ses droits et de sa force ; elle a été libre et a voulu que nous le fussions comme elle. Désormais nous avons les mêmes intérêts, les mêmes sollicitudes. Il n’est plus de mer qui nous sépare. »

La Révolution ne l’étonne ni ne l’effraie ; loin de la trouver trop audacieuse, il la trouve par momens trop timide, et quand elle frappera le grand coup et abolira la royauté, cet événement lui semblera fort naturel. Dès 1789, il parlait la langue des jacobins : « Quel tableau offre l’histoire moderne ! Des peuples qui s’entre-tuent pour des querelles de famille ou qui s’entr’égorgent au nom du moteur de l’univers ; des prêtres fourbes et avides, qui les égarent par les grands moyens de l’imagination, de l’amour du merveilleux, de la terreur. Dans ce dédale de scènes affligeantes, quel intérêt peut prendre un lecteur éclairé ? Mais un Guillaume Tell vient-il à paraître, les vœux se fixent autour de ce vengeur des nations. » Deux ans plus tard, le 27 juillet 1791, il écrivait de Valence à son ami Naudin, commissaire des guerres à Auxonne, que l’Europe était partagée entre des souverains qui commandaient à des hommes et d’autres qui régnaient sur des bœufs ou des chevaux ; que les premiers comprenaient la Révolution, mais qu’elle leur faisait peur ; qu’ils craignaient que le feu ne prît chez eux, que c’était le cas de l’Angleterre, de la Hollande ; que quant aux souverains qui commandaient à des chevaux, incapables de comprendre la France nouvelle, ils la méprisaient et lui laisseraient le soin de se détruire elle-même : « A leur dire, vous croiriez que nos braves patriotes vont s’entr’égorger, de leur sang purifier la terre des crimes commis contre les rois, et ensuite plier la tête plus bas que jamais sous le despote mitre, sous le fakir cloîtré et surtout sous le brigand à parchemins. Ils attendent le moment de la guerre civile, qui selon eux et leurs plats ministres est infaillible. »

Dans cette même lettre il appelle la France « la mère patrie ». C’est une expression toute nouvelle sous sa plume, et cependant il faudra du temps pour qu’il se donne résolument et sans réserve. On ne se défait pas en un jour de ses préventions, de ses souvenirs, de toutes ses habitudes d’esprit. Il n’a pas entièrement dépouillé le vieil homme ; le Corse qui est en lui a la vie dure. En 1791, l’Académie de Lyon avait proposé pour le prix d’éloquence le sujet que voici : « Déterminer les vérités et les sentimens qu’il importe le plus d’inculquer aux hommes pour leur bonheur. » Napoléon concourut, il avait alors vingt-deux ans. L’Académie fit mauvais accueil à son discours. On le déclara au-dessous du médiocre. L’un de ses juges le définit « un songe très prononcé ». Un autre décida « que c’était peut-être l’ouvrage d’un homme sensible, mais qu’il était mal ordonné, trop disparate, trop décousu, trop mal écrit pour fixer l’attention. » M. Masson s’indigne de ce jugement sommaire, qui me parait dur, mais juste. Napoléon reprochera un jour à son frère Lucien « de courir après le pathos. » Il y a beaucoup de pathos dans son Discours de Lyon, qui n’en est pas moins fort curieux. On y voit clairement à quel point en 1791 il était encore le prisonnier de son passé.

Ce jeune officier d’artillerie, qui fut un révolutionnaire avant la Révolution, ose pour la première fois entrer en contestation avec Rousseau. Il persiste à croire comme son maître que l’état de nature fut l’âge du bonheur ; mais il se le représente autrement. Il ne saurait admettre que l’homme primitif fût un animal solitaire, qui, comme la bête, n’étant ni bon ni méchant, était uniquement occupé de se conserver et de se défendre, ne connaissait d’autres biens que la nourriture, une femelle et le repos. Dans l’état de nature, l’homme, nous dit-il, vivait d’une manière conforme à son organisation naturelle, et en tout temps l’homme fut un être sensible et pensant. Modéré dans ses désirs, il pouvait se passer de gouvernement. Il n’y avait ni riches ni pauvres ; tout le monde avait sa subsistance assurée, et les conditions étant égales, personne ne convoitait le bien d’autrui, chacun trouvait dans son propre cœur tout ce qu’il faut pour être heureux. Voulez-vous vous faire une idée approximative du véritable état de nature, embarquez-vous à Marseille, allez en Corse et tâchez de vous imaginer ce qu’elle serait devenue si on avait laissé faire Paoli. L’homme le plus près de la nature et partant le plus fortuné est un Corse vivant de peu, ayant assez de loisirs pour rentrer souvent en lui-même et méditer sur l’origine des choses, l’âme assez sensible pour aimer à s’égarer dans la campagne, à passer la nuit dans la chétive cabane du pâtre, « couché sur des peaux, le feu à ses pieds, » ou à s’asseoir sur un rocher, « au clair des rayons argentés, dans le parfait silence de l’univers, et à goûter le baume salutaire de la rêverie. »

L’intempérance des désirs et les dérèglemens de l’esprit sont la source de tous les malheurs. Quand les hommes eurent confondu l’usage avec l’abus, il fallut des gouvernemens pour protéger contre l’indignation des petits d’injustes inégalités que condamnait la nature. « L’imagination sortit alors de l’antre où elle s’était longtemps enfermée. Il y eut de jeunes polissons au teint fleuri qui caressèrent les femmes et coururent les filles, et des ambitieux au teint pâle qui s’emparèrent des affaires. » L’ambition a tout perdu ; elle a si grand appétit que rien ne peut la rassasier : « Elle a mené Alexandre de Thèbes en Perse, du Granique à Issus, d’Issus à Arbelle, de là dans l’Inde ; elle lui a fait conquérir et ravager le monde pour ne pas la satisfaire ; dans son délire, il s’agite, il s’égare ; il se croit un dieu, il veut le faire croire aux autres. » Le Discours de Lyon est plein d’invectives contre les ambitieux. On pourrait croire que ce jeune homme crache dans le plat pour en dégoûter les autres : la vérité est qu’il le méprise, faute de savoir comment il s’y prendra pour en manger. Il n’a pas encore lu dans l’avenir ; tout occupé de ses écritures, il ne se doute pas de ce que les destins viennent d’écrire dans leur livre.

C’est de 1791 à 1793 que s’accomplit en lui la crise décisive ; il fait ses dents, il mangera. Il ne partage plus sa vie entre la lecture et le rêve ; soit en France, soit en Corse, il se mêle aux hommes et aux affaires du temps. Il a voulu savoir, en sortant de l’École militaire, ce que c’était que la femme ; il veut savoir ce que c’est que la politique. Et tout d’abord, ayant eu l’occasion de pratiquer ce Paoli qui avait été son idole et son dieu, il prend sa mesure et le trouve médiocre. Il aura bientôt des démêlés avec ce faux Lycurgue ; il acquiert assez d’importance pour lui devenir suspect ; il entre dans des complots, il devient une façon de conspirateur militaire ; il y gagne de perdre toutes ses illusions, d’apprendre à connaître les hommes, les factions, les partis. Il les étudie dans son île, il les étudie aussi à Paris, où il assistera à l’insurrection du 10 août. Tout en se donnant à l’astronomie, qu’il déclare « un beau divertissement et une superbe science », il voit de près les grands meneurs de la Révolution, et ils lui paraissent fort petits : « Ceux qui sont à la tête sont de pauvres hommes… Tu connais l’histoire d’Ajaccio : celle de Paris est exactement la même : peut-être les hommes y sont-ils plus petits, plus méchans, plus calomniateurs et plus censeurs. Chacun cherche son intérêt ; l’on intrigue aujourd’hui aussi bassement que jamais. » Il en conclut que tout cela détruit l’ambition, qu’il faut vivre tranquille, jouir des affections de famille et de soi-même : « Voilà, mon cher, lorsque l’on jouit de 4 à 5 000 livres de rente, le parti que l’on doit prendre, et que l’on a de vingt-cinq à quarante ans, c’est-à-dire lorsque l’imagination calmée ne vous tourmente plus. »

Cette fois, il n’est plus sincère, et, quoi qu’il en dise, son imagination le tourmente. Il a constaté que l’émigration avait enlevé à l’armée près des deux tiers de ses officiers d’artillerie, « que la désertion est excessive. » Que de places vacantes ! quelles espérances pour ceux qui restent et qui savent leur métier ! Ce qui est admirable, c’est que plus les politiciens lui paraissent petits, plus la cause qu’ils compromettent lui semble grande. Après le 10 août, Paoli croit la France perdue et se dispose à livrer la Corse aux Anglais ; Napoléon croit plus fermement que jamais à l’avenir de la France nouvelle. La Révolution lui apparaît comme une force invincible et divine. Elle a fait des prodiges, servie par des nains ; quelle figure ferait-elle dans le monde si un grand homme lui disait un jour comme le Romain : « Je suis ton Caïus, sois ma Caïa ! »

Ses dernières incertitudes se sont dissipées. Il suffit pour s’en convaincre de lire le Souper de Beaucaire, ce dialogue magistral, écrit d’un style ferme, sobre, précis, nerveux, qui fait moins penser à Rousseau qu’à Machiavel ou à Thucydide et à l’immortelle conférence des Athéniens et des Méliens. Le dernier jour de la foire, un militaire, deux négocians marseillais, un Nîmois et un fabricant de Montpellier soupent ensemble. Marseille s’est soulevée contre la Convention. Le militaire, qui s’appelait sûrement Bonaparte, déclare à ses compagnons de table que l’insurrection aura une misérable issue, qu’on ne résiste pas à la force des événemens, qu’il y a des fatalités qu’on ne conjure pas. — « Pouvons-nous obéir à des hommes de sang ? s’écrie l’un des Marseillais. Nous sommes de vrais républicains, amis des lois, de l’ordre, ennemis de l’anarchie et des scélérats. » — Le militaire ne défend pas les hommes de sang : il abandonne au Nîmois, au fabricant de Montpellier, le soin de plaider les circonstances atténuantes. Le militaire ne moralise point ; il a tant moralisé dans sa jeunesse qu’il s’est dégoûté des sermons, il ne prêchera plus.

Désormais il ne parle que le langage de la politique ; il est l’homme de la destinée ; elle lui a dit ses secrets. Il ne croit qu’à ce qu’il appellera plus tard « l’esprit de la chose. » C’est l’esprit de la chose qui dans toutes les circonstances importantes inspirera sa conduite ; il ne veut plus avoir d’autre guide, et il mettra au service de son nouveau maître, le seul qui ne se trompe jamais, l’incomparable lucidité de sa pensée, son impérieuse volonté, son imagination de feu et son sang méridional, qu’il sentait couler dans ses veines, nous dit-il, « avec la rapidité du Rhône. » Il démontre au Marseillais que l’armée commandée par Carteaux aura facilement raison d’une révolte, qui a tout contre elle. Il lui démontre aussi que les insurgés, qui se donnent pour de bons républicains, ne sont que des contre-révolutionnaires déguisés, et que la nation verra clair dans leur jeu : « Depuis quatre ans de révolutions, après tant de trames, de complots, de conspirations, toute la perversité humaine s’est développée sous différens aspects ; les hommes ont perfectionné leur tact naturel. Cela est si vrai que le peuple partout s’est réveillé au moment où on le croyait ensorcelé. » Il démontre enfin que lutter contre « le génie de la République », c’est vouloir combattre contre les vents, qu’il n’est pas de puissance humaine capable de tenir la Révolution en échec, que l’avenir lui appartient.

En 1791, il hésitait à s’embarquer, et, se sentant comme enchaîné à la côte, il s’amusait à philosopher sur les tempêtes et les naufrages. En 1793, il a pris la mer ; sa barque est frêle, la vague est haute, mais il saura trouver son chemin, et déjà il a vu son étoile émerger des brumes de l’horizon. L’auteur du Discours de Lyon était un romantique qui se cherchait encore ; l’auteur du Souper de Beaucaire est quelqu’un ; on s’en apercevra bientôt. Demain Toulon lui offrira l’occasion d’entrer dans l’histoire : il ne la manquera pas.


G. VALBERT.

  1. Napoléon inconnu, papiers inédits (1786-1793), publiés par Frédéric Masson et Guido Biagi, accompagnés de Notes sur la jeunesse de Napoléon (1769-1793), par Frédéric Masson ; Paris, 1895, Paul Ollendorff.